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L’écrin disparu/39

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (p. 147-152).

XI

DANS L’OMBRE


De son timbre argentin, la grosse pendule de bronze venait de sonner onze heures du soir. Au lit depuis le dîner, qu’elle sétait fait servir dans son appartement, Lédia se soulevant sur sa couche, avait compté en silence les vibrations de la pendule. À la faible clarté d’une petite lampe liseuse posée sur une console, elle regarda la femme de chambre sommeillant dans un fauteuil à son chevet.

— Eugénie ? fit-elle à mi-voix.

Éveillée comme en sursaut, celle-ci un peu honteuse de sa somnolence demanda :

— Madame m’a appelée ?… Madame a-t-elle besoin de quelque chose ?

— Non c’est au contraire parce que je n’ai plus besoin de rien, que je vous prie d’aller au lit ; je me sens mieux, je vais dormir et je vois que pour vous aussi, le sommeil s’impose. Retirez-vous, je sonnerai si j’ai besoin de vos services.

Eugénie résista un instant :

— Le médecin a trouvé que Madame avait beaucoup de fièvre ; il vaudrait mieux que Madame ne restât pas seule…

— Mais cela me fatigue d’être veillée, reprit Lédia avec impatience ; je dormirai mieux quand je serai seule.

La voix saccadée et nerveuse de la Dame fit tomber les dernières hésitations d’Eugénie, qui, dans la crainte de l’irriter, céda immédiatement.

— Madame veut-elle garder de la lumière, demanda la garde-malade avant de se retirer ?

— Non, éteignez : ne vous ai-je pas dit que je voulais dormir !…

Et pour affirmer davantage sa résolution, la malade se rejeta en arrière, la tête enfouie dans ses oreillers.

Eugénie sortit emportant la lampe, Madame Giraldi l’entendit ouvrir puis refermer la porte ; elle écouta les pas sourds s’éloigner dans le couloir ; continuant à prêter l’oreille… bientôt elle n’entendit plus que les battements précipités de son cœur entrecoupés par le tic tac de la riche pendule.

Des minutes passèrent, longues et pesantes ; puis le timbre de la sonnerie fit de nouveau résonner sa note claire : Onze heures et demie…

Lédia avait retardé autant que possible, la tâche, dont l’accomplissement l’épouvantait…

L’heure convenue arrivée, elle ne pouvait plus reculer…

La malade alors, dont les dents claquaient plus de peur que de fièvre, se leva sans bruit, sans lumière, pour ne point attirer l’attention. Ayant mis la robe de chambre et les pantoufles placées près de son lit, elle se dirigea à tâtons vers la fenêtre et dans le silence le plus absolu, entre-bailla les persiennes. Blafard, un rayon de lune mit un peu de lumière dans la pièce. Au milieu de cette obscurité atténuée, Lédia parvint à une armoire, où elle prit un paquet soigneusement enveloppé de linge.

Ce jour-là, comme le jour précédent, la malheureuse s’était privée de sa nourriture, afin de porter les aliments qu’on lui servait, à celui qu’elle voulait sauver à tout prix, malgré l’horreur qu’il lui inspirait.

La femme de chambre qui avait remarqué l’appétit croissant de la malade, n’avait pas manqué de faire part à tous de cet augure de bonne santé. Lédia en avait eu des échos ; aussi, épuisée par deux jours de jeûne, l’estomac tiraillé par la faim, elle se remémorait ces compliments avec un poignant sourire…

Avoir des vivres, ne suffisait pas ; il fallait maintenant les porter à destination. Inutile de songer à sortir par la galerie, ou à descendre par le grand escalier… les agents qui faisaient leurs rondes de nuit, pas plus que les regards défiants de plusieurs hôtes de la résidence ne l’eussent permis. Une seule issue, bien que d’accès difficile et fort dangereuse depuis la chambre de Lédia, permettait de s’échapper à l’insu de tous : c’était un étroit escalier de fer destiné au sauvetage en cas d’incendie, et n’ayant un palier d’accès qu’à la fenêtre de la chambre voisine ; aussi la Dame dut faire un effort peu commun d’acrobatie, pour atteindre son instrument d’évasion.

Parvenue à mi-chemin dans l’escalier, la jeune femme s’arrêta un moment oppressée et tremblante : la résonance de quelques marches de fer, mal assujetties, se répercutait avec fracas dans son cerveau enfiévré ; elle entendit des pas crisser sur le sable de l’allée et l’émotion produite fut affreuse : elle faillit se trouver mal et tomber comme une masse inerte dans la plate-bande fleurie qui s’étendait au pied de la muraille.

Serrée contre le mur, à demi-morte de frayeur, immobile osant à peine livrer passage à sa respiration, elle attendit que le bruit se fut éloigné : elle attendit un long temps… croyant enfin le danger disparu, elle se trouva bientôt sur la pelouse qui s’étendait devant elle, baignée dans la lumière blanche de la lune. Impossible de la traverser sans être vue, si à la maison quelqu’un veillait.

Enfin, résolue, d’un élan rapide, Lédia coupa l’allée contournant la pelouse, bien vite glissa dans un taillis d’arbustes où elle s’enfonça haletante, puis immobile, attendit quelques minutes guettant de côté et d’autre… Rien… Elle se remit en marche, le visage souvent cinglé par les branches, courbant la tête pour les éviter, trébuchant presque à chaque pas…

Avant de quitter le fourré, la jeune femme fit halte, observa de nouveau les alentours. Bien lui en prit, car, au détour d’une ailée, elle vit dans l’ombre briller deux yeux, qui glacèrent son sang, lui causant un effroi indicible ; un énorme chien policier, qu’un agent tenait en laisse était là prêt à s’élancer au premier signe de son maître. Par quelle chance miraculeuse, trahi par son flair, l’animal omit-il d’aboyer ?… Lédia hors d’elle-même, n’eut guère le temps d’y songer : effrayée, elle se rejeta en arrière, se blottit, agenouillée dans un fouillis de broussailles. Le moindre craquement de branche sèche eût suffi à déceler sa présence, car l’homme passa si près d’elle, qu’il frôla le taillis protecteur, en conduisant l’animal qui, inquiet, grognait sourdement.

Quelques minutes encore. Lédia demeura immobile, le cœur bondissant dans sa poitrine ; la vue du chien surtout, l’avait affolée. Tomber comme Madeleine sous une balle de revolver, ne lui souriait nullement : mais être déchirée vivante par les crocs d’une bête furieuse, dépassait l’horreur des pires cauchemars.

Par un effort surhumain de volonté, elle reprit sa marche, le cou tendu, l’oreille au guet, se glissant d’un bouquet d’arbres à l’autre, restant le moins possible à découvert. Arrivée sous les hautes voûtes de la futaie tout enveloppées d’obscurité, elle eut l’impression d’échapper au péril et sentant se ranimer son ardeur, se mit à courir.

Un sentier sous bois, la conduisait vers la pièce d’eau. Parvenue à la lisière de la futaie, elle aurait, dans des conditions normales, été fascinée par l’éblouissement d’un ciel limpide où scintillaient les diamants stellaires, donnant à ce paysage nocturne l’enchantement d’un rêve.

Du milieu des petites vagues argentées qui déferlaient sur la rive, émergeait un îlot planté d’érables dont le feuillage puissant semblait chuchoter des choses mystérieuses, dès que la brise caressait leurs têtes superbes.

Lédia avançant sur la rive, dégagea promptement de son amarre un léger canot quelle gouverna dans la direction de l’îlot. Là-bas, à l’insu de tous, de bonne heure Harry s’était ménagé un refuge en cas de poursuite. En dessous de la cabane des canards de Barbarie, une sorte de caveau avait été creusé par lui et dissimulé aux yeux des passants, avec un art si consommé, que les agents de Police ayant plusieurs fois inspecté l’îlot, avaient marché sur la tombe du fugitif, sans que le moindre de leur soupçon fût mis en éveil.

Après avoir fixé son canot à l’un des arbustes bordant la petite île, la jeune femme s’avançait vers la hutte, quand un homme embusqué derrière un gros arbre, quitta son abri et dans la pénombre, vint au-devant d’elle.

— Je me suis bien fait attendre, dit Lédia d’un ton très bas.

— Oui, mais qu’importe donnant dans le panneau, vous voilà prise, répliqua l’homme d’une voix brève et dure…

Deux nuits auparavant, en effet, en faisant sa ronde nocturne, un agent de police avait cru apercevoir comme une forme blanchâtre s’avançant vers la résidence après avoir frôlé les taillis ; puis, dans la demi-obscurité, le fantôme s’était comme perdu en atteignant l’ombre.

Dans l’après-midi du lendemain, la disparition du chauffeur ayant été signalée, l’agent avait naturellement lié cet épisode à la visite nocturne, avec d’autant plus de raison, que le personnage avait paru se diriger sous les fenêtres mêmes de madame Giraldi.

Il n’y avait plus à en douter ; le fugitif se terrait dans les alentours et avait des complices dans la maison.

Vivement intrigué, l’agent avait résolu de percer le mystère. Il s’en ouvrit à son chef qui voulut lui adjoindre un auxiliaire. Ensemble ils fouillèrent le parc, inspectèrent toutes les dépendances ; ayant battu tous les taillis, ils acquirent la conviction, que l’îlot, sorte de forêt en miniature, servait de retraite au gibier qu’ils poursuivaient. De fait, très habile nageur, Harry, à la faveur des ténèbres, traversait l’étang, et venait sous les fenêtres de Lédia ramasser le minimum de vivres nécessaire à sa subsistance.

Mais l’imminence du péril l’avait fait renoncer à l’entreprise. C’est alors qu’inquiète pour le reclus, la Dame avait elle-même tenté le ravitaillement au péril de sa vie.

Ayant éventé le manège, l’agent avait eu soin de disposer le canot, et caché, attendait la réalisation de son plan. Lédia vint, en effet, se faire prendre à l’endroit même, que l’homme, dans son instinct sûr de chasseur, avait choisi pour s’embusquer.

— C’est donc bien ici que se cache votre complice, reprit-il avant que la femme éperdue eût retrouvé la force de prononcer un mot : après tant de recherches, je commençais à m’en douter.

— N’en doutez plus maintenant, ajouta d’un ton guttural une voix à demi étranglée par la rage, en même temps qu’un coup de couteau perçait le côté droit de l’agent de police. Harry venait de quitter sa tanière, et, courbé en deux, tel le fauve parmi les broussailles, avait frappé de sa criminelle et tremblante main, le violateur de son repaire.

L’homme ne fut que blessé, un écart brusque l’ayant préservé d’un coup fatal pour ses jours ; aussi brandissant de suite son révolver, il s’écria :

— Misérable, tu ne m’auras pas surpris sans arme, comme tes deux victimes précédentes. Si Harry ne s’était pas lui-même servi du sien, c’est qu’il craignait qu’une détonation ne donnât l’éveil ; mais le temps n’était plus aux hésitations : leurs décharges furent pour ainsi dire simultanées, sans toutefois devenir fatales. Alors d’un même élan, on vit les deux adversaires se ruer l’un sur l’autre, ensemble rouler à terre, enserrés de leurs bras, s’acharnant dans une lutte mortelle, tandis, que terrifiée, oubliant ses craintes d’être reconnue, Lédia sanglotait tout haut, levant les bras éperdue, appelant au secours.

L’alarme fut ainsi donnée et la maison s’éveilla dans les rumeurs les plus terrifiantes. Quelle n’avait pas été la stupéfaction de tous, quand on avait trouvé vide la chambre de Madame, sa fenêtre et ses persiennes entr’ouvertes !…

Au bruit du combat dans l’îlot, chacun était accouru précipitamment, inconscient du danger, vis à vis le lieu du sinistre, où l’on aperçut bientôt un homme à terre, gisant dans son sang, faisant effort pour se redresser et comme dans un spasme d’agonie.

— Une chaloupe, clama le chef des policiers, vite, il faut que nous traversions…

Une embarcation plus lourde que le canot dont Lédia avait gardé le contrôle, était amarrée à proximité, sous l’ombrage épais de vieux saules au tronc noueux.

Les rames venaient à peine d’effleurer l’eau, lorsque l’agent blessé, rassemblant le peu de forces qui lui restaient, s’écria en se soulevant avec peine sur les mains :

— Attention : tournez à droite… le gibier fuit, il se sauve à la nage…

Bien que blessé lui-même, le chauffeur avait pu nager encore, mais avec peine et d’une allure qui allait s’affaiblissant.

Voyant la chaloupe des policiers fondre sur lui, il plongea pour l’éviter : mais dans son évolution trop rapide, il vint heurter le gouvernail métallique qui le frappa à la tempe ; le malheureux eut un gémissement de douleur, puis disparut sous l’eau.