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L’Aéroplane fantôme/p1/ch3

La bibliothèque libre.
Boivin et Cie (p. 23-35).



CHAPITRE III

L’ENNEMI


— Herr ingénieur, je vous salue.

Ces mots frappèrent l’oreille de François, au moment où il traversait le vestibule de l’Hôtel du Camp.

D’instinct, il s’inclina et voulut passer outre.

Mais celui qui venait de parler ne le permit pas. Il s’était planté en face du jeune homme, opposant sa masse lourde et trapue à tout mouvement dans la direction de l’escalier, accédant aux chambres des voyageurs.

L’ingénieur eut un geste d’impatience aussitôt réprimé d’ailleurs, car un peu en arrière de Von Karch, — c’était l’Allemand qui l’arrêtait ainsi — il avait aperçu une silhouette féminine. Si peu qu’il l’eût considérée, il ne pouvait pas méconnaître la seconde passagère ramenée par lui-même à Mourmelon.

Le père de Mademoiselle, sans doute ? fit-il gracieusement.

— De Madame, rectifia son interlocuteur, Margarèthe, veuve d’un petit professeur polonais, qui la rendait malheureuse… un coquin, un drôle.

Et comme le jeune homme indiquait du geste qu’il s’étonnait de ces confidences, Von Karch s’apaisa soudain.

— Oui, je vous dis cela… J’ai l’air de mettre la charrue devant les bœufs… La conversation demande de la méthode tout comme autre chose… Je voulais d’abord vous remercier de vous être prêté si gracieusement à la fantaisie aviatrice de ma chère Marga.

— Oh ! Madame offrait un tribut princier à l’aviation.

— Dont vous ne bénéficierez pas, herr ingénieur. Vous conservez donc l’auréole de votre courtoisie ; et j’en suis aise, car je puis, sans qu’il y ait d’argent entre nous, vous exprimer mon admiration.

— Un grand mot…

— Nous les aimons en Allemagne, et si parfois c’est une faute, je pense qu’il y a vertu à employer un grand mot pour qualifier une grande chose.

Puis brusquement :

— Vous me semblez pressé…

— Oui, en effet… obligé de m’habiller… un dîner…

— Il n’importe. Accordez-moi cinq minutes… je serai bref… Je crois que vous ne regretterez pas de m’entendre ; non, en vérité, vous ne le regretterez pas.

L’accent du gros homme sonnait si net que François ne put repousser sa requête. Prenant son parti, il poussa la porte du cabinet de lecture-fumoir mis à la disposition des clients de l’hôtel.

— Ici, nous pourrons causer sans être dérangés.

Il fit passer devant lui ses deux interlocuteurs et, la porte retombée, il donna un tour de clef. Von Karch avait suivi tous ses mouvements avec une évidente satisfaction.

— À la bonne heure, grommela-t-il, à la bonne heure ; ceci nous assure quelques instants de solitude. Cela suffira. Entre honnêtes gens, agissant ouvertement dans un but loyal, les discussions ne sont jamais longues.

Lui-même avança une chaise au jeune homme ; puis s’étant laissé tomber, ainsi que Marga, sur un canapé, il commença :

— Puisque vous avez peu de temps, herr ingénieur, je ne m’embarquerai pas dans des circonlocutions. Après tout, nous sommes, vous et moi, des hommes de chiffres. Il vaut peut-être mieux que nous nous expliquions ainsi.

François surpris par le début, demeura immobile.

— D’abord, continua Von Karch, établissons ce que nous sommes.

Vous, à tout seigneur, tout honneur, vous êtes un « sujet » remarquable. Être le premier à Polytechnique, certes, c’est fort joli, mais cela prouve seulement que l’on est doué de la faculté d’apprendre. Une vaste intelligence peut n’être pas créatrice. Or, vous êtes créateur. Depuis une année que vous dirigez la fabrication Loisin, vous avez orienté les appareils de cette marque de telle sorte qu’ils ont une supériorité incontestée sur toutes les productions similaires.

Sans s’arrêter à un geste vague du jeune homme, se demandant toujours où son interlocuteur voulait en venir, l’Allemand poursuivit :

— Donc, vous êtes inventif. De plus, vous possédez un esprit pondéré. Les quelques paroles prononcées par vous tout à l’heure sur le champ de courses m’ont frappé. Vous savez ce qui manque à l’aéroplane, vous le voyez nettement, et vous réaliserez l’appareil ayant les qualités que vous avez désignées.

Il y eut un fugitif sourire sur les lèvres de François.

Ni Von Karch, ni Margarèthe ne parurent l’avoir remarqué, et cependant tous deux échangèrent un regard rapide, tandis que le gros Allemand reprenait :

— Que vous manque-t-il en somme ? De l’argent, beaucoup d’argent, afin de pouvoir expérimenter sans compter.

L’ingénieur voulut répondre, Léopold lui imposa silence du geste.

— Eh bien, cet argent, je l’ai, moi. Je suis follement riche et je le mets à votre disposition.

— Vous ?

— Moi.

Un instant, François demeura sans voix. Véritablement la chance le poursuivait jusqu’à la persécution. Fairtime, d’une part, lui créait une situation privilégiée entre tous les hommes. Et cela ne suffisait pas. Voilà maintenant que la fortune venait à lui pour la seconde fois, sous la figure de ce personnage inconnu une heure plus tôt.

En vérité, c’était trop. Un bonheur aussi insolent devait aboutir à une catastrophe. Chacun a une somme d’heur et de malheur à supporter dans sa vie. Et le jeune homme subissait l’impression douloureuse qu’il épuisait en quelques jours tout ce qui lui était attribué de félicité.

Von Karch se méprit à son silence.

— Vous vous interrogez, fit-il. Vous ne concevez pas que je sois entraîné à une proposition aussi inattendue.

Et François demeurant muet.

— Deux sentiments me guident. Le désir d’un homme riche de rendre utile son argent ; et puis, comprenez que ce n’est pas là une condition sine qua non ; mais mon rêve serait que mon… associé devint mon fils.

D’un coup, le jeune homme s’était dressé.

— N’ajoutez rien, je vous en prie.

— Pourquoi ? firent les deux Allemands d’une seule voix.

Dans les yeux de Von Karch, un éclair avait passé. L’ingénieur ne le vit pas. Il était trop troublé pour observer, et aussi trop préoccupé de refuser l’offre qui lui était faite.

À l’interrogation de ses deux interlocuteurs, il riposta par une phrase vague où l’on perçut ces mots :

— Engagements antérieurs.

Marga ne pouvait se contenter de pareille réponse. Son visage contracté avait changé soudain d’expression. Mais son père lui saisit le bras et d’un ton paterne :

— J’ignorais ; je regrette vivement, vivement, croyez-le. Mais si par hasard vous veniez à regretter…, souvenez-vous que je reste, moi, dans les dispositions que je vous ai exprimées.

La réplique de l’ingénieur se nuança de douceur. Évidemment celui-ci souhaitait se séparer de ses interlocuteurs sans se brouiller avec eux. Après tout, leur intervention avait été aimable et flatteuse pour lui. Leur en marquer quelque reconnaissance était logique.

— Monsieur, dit-il doucement, croyez que je suis infiniment touché de votre démarche. Libre, je l’eusse sans doute accueillie avec une extrême gratitude. Le sort a voulu qu’il en fût autrement. Excusez-moi et croyez qu’un cœur ami se souviendra.

— Même dans le cas que j’indiquais à l’instant ? prononça Von Karch.

— La rupture de mes engagements ?

— Oui.

Cette insistance agaça visiblement l’ingénieur. Pourtant il repartit avec calme :

— Je ne dois pas vous laisser sur cette supposition, Monsieur. Je suis de ceux qui s’engagent pour toujours.

— Oh ! Toujours ou jamais sont des mots vides de sens.

— Pas pour moi, Monsieur.

Déjà François s’inclinait, indiquant ainsi qu’à son avis l’entretien était terminé, mais Margarèthe ne put se contenir plus longtemps.

— Venez, mon père, venez. Vous voyez bien que Monsieur est aux ordres de cette ridicule petite Anglaise.

— Ridicule !

L’ingénieur frissonna de tout son être. Ridicule, celle qui possédait toute son âme. Toutefois, il se domina. Sans un mot il gagna la porte, ouvrit et sortit, laissant les Allemands seuls.

Alors la figure de Von Karch se transforma. Son expression de bonhomie disparut, des rides contractèrent ses traits, donnant à sa face large l’apparence d’un mufle de tigre irrité. Dans ses yeux s’alluma une lueur rouge, et, à voix basse, les dents serrées, il gronda :

— Nous avons essayé de la douceur, Marga : ne vous émotionnez pas ; nous avons encore la violence.


Comme il achevait, son mécanicien entra.

Il s’interrompit net :

— Il y a de quoi écrire, heureusement… Prévenez notre mécanicien. Je rédige deux dépêches ; nous les expédierons de Châlons. Ici, inutile d’appeler l’attention.

Déjà, il s’était assis auprès d’une table, sur laquelle se trouvait tout ce qui était nécessaire à la correspondance. Sa plume courut sur le papier, traçant ce télégramme énigmatique :

« Hendrick, 73, Wilhelmstrasse-Berlin-Allemagne. — Impossible réussir affaire no 1. Passons à combinaison no 2. Respects. Von Karch. »

Puis il prit une seconde feuille et écrivit ces lignes :

« Liesel Muller. Pension de famille Villeneuve. Rue d’Auteuil, Paris.

Oncle Léopold arrive une heure matin. Bonne surprise vous voir à descente du train. Une heure, gare de Lyon. Compliments. »

Il signa cette seconde dépêche : Victor Karal, nom d’emprunt qui, par suite d’un hasard voulu sans doute, avait les mêmes initiales que son nom réel.

Puis il sécha l’encre humide à l’aide d’un buvard, plia soigneusement les papiers, les glissa dans sa poche. Comme il achevait, son mécanicien entra.

— Herr, la demoiselle est déjà dans l’automobile. Je n’attends que votre volonté pour partir.

— Alors, mettons-nous en route de suite. À Châlons d’abord, au télégraphe. Ensuite, nous dînerons. Nous devons être à Paris, gare de Lyon, à une heure du matin.

— On y sera.

Cinq minutes plus tard, l’automobile de l’Allemand quittait l’hôtel du Camp et, gagnant la route de Châlons, roulait à grande vitesse vers la coquette cité.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Une heure du matin sonne à l’horloge de la tour levantine, qui semble stupéfaite de faire partie de la façade de la gare de Lyon.

Une automobile, couverte de poussière, gravit la rampe du « départ » et vient stopper au long du trottoir bordant la salle de distribution des tickets.

Aussitôt une femme s’approche. Elle est crûment éclairée par les lampes qui répandent dans la cour de la gare une clarté éblouissante.

Simplement vêtue, elle apparaît svelte, serpentine pourrait-on dire, tant sa taille souple ondule alors qu’elle marche, mais ce qui retient l’attention, c’est son visage.

Étrange, attirante et inquiétante, est cette figure au ton doré, qu’éclairent deux grands yeux de velours sombre. Les lèvres sont un peu épaisses, mais empourprées, le nez fin, aux narines frissonnantes, palpite ainsi que chez les félins, et les cheveux noirs aux reflets bleutés, foisonnent sous la toque fleurie qui les couvre.

Cependant, elle s’est avancée vers l’automobile.

— Me voici, exacte comme toujours, murmure-t-elle d’une voix harmonieuse, mais où vibrent des inflexions métalliques.

— J’étais sûr de cela, riposte un organe paterne. Nous avons à causer. Monte, ma fille, je te reconduirai près de chez toi.

— Chez moi ? répète la jeune femme. Appelez-vous chez moi cette pension de famille, où je remplis les fonctions d’interprète.

— Bon, bon ! Ne te fâche pas. L’heure de la libération est proche.

— Proche ?

Ce mot sonne entre ses dents. Il exprime l’espoir, l’anxiété, la joie triomphante, la crainte imprécise.

— Proche ? redît-elle en accentuant ces deux syllabes.

— Oui, ma petite, oui, mais monte. Je t’expliquerai en route, et tu verras que herr Von Karch tient toujours ce qu’il promet.

La portière s’est ouverte. La nouvelle venue saute dans le véhicule, prend place en face de Von Karch et de sa fille Marga, car ce sont eux qui arrivent de Châlons.

La portière claque en se refermant et l’automobile démarre au même instant, comme si ce bruit avait été un signal attendu par le watman.

La passagère salue la fille de l’Allemand. Il y a de la déférence dans ce mouvement, mais rien de plus. Et puis, elle se pelotonne dans un angle, silencieuse, attendant sans doute que ses compagnons jugent le moment venu de s’expliquer. Von Karch, lui, se met à rire bruyamment.

— Eh bien, Liesel, on ne peut pas dire que tu sois curieuse. Je t’annonce que l’instant est proche et tu ne me questionnes pas.

— Il y a quatre ans que je sais que l’instant viendra, répondit paisiblement l’interpellée. Quand on a espéré quatre années, qu’importent quelques minutes de plus.

Un petit rire tinta dans le silence, et Marga, muette jusque-là, ricana.

— Allons, père, ne la faites donc pas languir. Parlez. Aussi bien j’ai hâte de comprendre, moi.

— Ainsi vais-je faire, ma jolie Margarèthe… Liesel m’excusera si je reprends mon récit d’un peu haut. C’est pour vous instruire, vous, de ce que vous ignorez encore.

Et, d’un ton placide, le gros homme commença :

— Vous savez sans doute, Marga, que dès le début du XIXe siècle, la Prusse et l’Allemagne, pressentant le rôle qu’elles auraient à jouer dans le monde, s’y préparaient sérieusement.

La jeune femme inclina la tête, non sans marquer d’un geste la surprise que lui causait cette singulière entrée en matière.

— Or, continua Von Karch, quiconque aspire à monter, doit surveiller les adversaires, les voisins qui ont pour caractéristique une tendance instinctive à arrêter toute ascension, à empêcher tout essor. Des services de surveillance furent donc établis, rayonnant sur le monde, et c’est alors que Gertraud Muller, grand’mère de cette jolie Liesel, entra en relations avec l’Office Central de Renseignements, établi naguère au bourg de Friegensdorp et qui, aujourd’hui, siège à Berlin.

Il prit un temps, toussa pour s’éclaircir la voix, puis lentement :

— C’est dans la Guyane Française que naquit Iseult Muller.

— Ma mère, murmura Liesel, les dents serrées, avec une intonation de colère et de haine.

— Oui, mon enfant, ta mère, reprit Von Karch ; ta mère qui, à douze ans, se trouva orpheline. Ta mère sur qui veilla le « Service allemand » et qui aurait pu être heureuse si…

Il suspendit brusquement la phrase.

— Non. Procédons par ordre ; Frau Margarèthe ne sait pas. Iseult Muller grandit. À seize ans, elle était belle comme toi-même, Liesel. Un Français, chargé d’une mission par son gouvernement, passa alors à Cayenne, chef-lieu des possessions guyanaises. Il vit Iseult. Elle accepta sa main sur les conseils du « Service ».

Les yeux de Liesel eurent un rayonnement rouge. Que signifiait cela ? La jolie métisse haïssait donc celui qui avait épousé sa mère autrefois ?

— Le mariage fut célébré dans la cathédrale de Cayenne, puis les époux partirent, Iseult suivant son mari qui allait accomplir une mission dans l’Amérique Centrale, le Sud Mexicain…

Quelques mois plus tard, la jeune femme, sur le point d’être mère à son tour, dut renoncer à partager les fatigues de l’explorateur. Il l’installa à Guaymas, petit port de la côte orientale, et après avoir pris toutes les précautions pour qu’elle ne manquât de rien en son absence, il poursuivit son voyage au pays de la fièvre…

— Ah ! gronda Liesel les dents serrées, toutes les précautions pour qu’elle ne manquât de rien, avez-vous dit. Ajoutez, afin d’être vrai, les plus subtiles précautions pour surprendre les secrets de ma mère, qui ne le soupçonnait pas.

Von Karch ricana.

— Peut-être, peut-être, ma belle. Seulement, de cela, je ne suis pas certain. Dans mon estime, l’accusé doit bénéficier du doute.

Tout en parlant, sa main, d’un mouvement que l’on eût pu croire machinal, s’était posée sur le poignet de Margarèthe. La jeune femme écoutait, intéressée par le récit singulier qui transportait son imagination dans ce milieu bizarre des Guyanes.

Elle sentit que les doigts de son père exerçaient sur sa chair une légère pression. Elle devina que l’on arrivait au point culminant de l’entretien et elle redoubla d’attention.

— Liesel naquit durant l’absence de l’explorateur. Elle avait quatre mois lorsque celui-ci revint. Mais hélas ! l’homme qui reparut à Guaymas n’était plus l’époux attentif de la belle Iseult. C’était un personnage sombre, désabusé, dont la raison avait dû recevoir un choc terrible.

— Fou ? balbutia Marga.

— Plût au ciel. Un fou s’enferme dans une maison de santé, et tout est dit, répliqua rudement Von Karch. Non, non, on suppose que des espions à sa solde avaient découvert les rapports d’Iseult avec le « Service de Renseignements allemands ».

— Mais enfin, que fit-il ?

— Il disparut un beau jour, emportant l’enfant.


Le tatouage se dessinait sur le cou-de-pied gauche.

— Un misérable, fit Liesel d’une voix sifflante.

— Iseult, vous pensez bien, ne se résigna pas à la perte de sa fille, Avec l’aide du « Service », elle se lança à la poursuite du ravisseur. Après un peu plus d’un an de recherches, elle réussit à son tour à voler son enfant. Elle l’emporta en Allemagne, et là nous déjouâmes toutes les recherches de Tiral.

— Tiral, s’exclama Marga, n’est-ce pas l’ami de…

La main de Von Karch se crispa sur son poignet, lui causant une douleur si vive qu’elle ne prononça pas le nom de l’ingénieur. Et l’Allemand reprit, sans que sa voix trahit quoi que ce fût de ses pensées intérieures :

— Je voulais vous démontrer le défaut d’équilibre de l’esprit de ce personnage. Quand Iseult rentra en possession de sa fille, elle constata que son étrange mari avait tatoué l’enfant.

— Tatoué ?

— Oh ! pas des pieds à la tête, rassurez-vous, Marga. Le tatouage, de trois centimètres de long sur deux de hauteur, se dessinait sur le cou-de-pied gauche de Liesel.

— N’importe, c’est de la folie.

— Ou de la sagesse. Supposez, ma chère, un individu persuadé que l’on surveille ses moindres actions. S’il possède un secret, il ne le confiera pas au papier. Un papier se dérobe si aisément. Tandis qu’un tatouage…

— Se remarque, puisque Iseult l’a remarqué.

— Et pendant longtemps, ma jolie Marga, on croit à une fantaisie inepte de son auteur.

Liesel avait tressailli.

— Vous ne le croyez donc plus, Herr Von Karch ?

Dans l’accent de la métisse, il y avait une ardente interrogation. L’interpellé secoua la tête d’un air dubitatif.

— Je n’affirme rien, mais j’ai pensé parfois qu’un secret énoncé en termes sybillins pourrait être confié ainsi.

— Alors Mlle Liesel serait un parchemin vivant ?

— Vous savez quelque chose ?

Ces quatre mots jaillirent des lèvres de la créole comme un cri décolère, comme un appel à la haine. Mais l’Allemand était de ceux qui s’expliquent seulement quand cela leur plaît.

— Non ! Mais ce « palimpseste », photographié sur ma demande, je l’ai étudié longtemps. Oh ! le sens m’en demeure caché ; toutefois, plus je vais, plus je suis mon hypothèse.

Il avait tourné le bouton d’allumage de la lampe électrique éclairant à volonté l’intérieur de l’automobile.

— Regardez ceci, reprit-il, et dites-moi si cela n’a point l’air de ce que je pense.

Il tendait une feuille de papier à ses interlocutrices. Sur ce papier se discernait un étrange « positif » représentant des figures géométriques entre-croisées, entre-mêlées de lettres et de chiffres mystérieux.

Elles la prirent, se penchèrent l’une vers l’autre pour regarder ensemble.

Mais ces lignes entre-croisées, ces lettres, ces chiffres, ne présentaient aucun sens à leur esprit.

Leurs yeux quittèrent le papier, se fixèrent sur l’Allemand avec une évidente curiosité.

Celui-ci fit entendre un petit rire étouffé. Peut-être y avait-il de l’ironie dans cette soudaine gaîté.

— Je n’en sais pas plus que vous. Mais si je t’ai convoquée ce soir, Liesel, c’est pour te dire que dans un mois, jour pour jour, ce père qui sait, lui, ce père qui a fait souffrir ta mère, qui t’a faite orpheline, sera en ton pouvoir… Dans un mois, tu entends ?

— Et alors, je lui arracherai son secret, entendez cela également.

Impossible d’exprimer l’énergique âpreté avec laquelle la jeune métisse prononça cette phrase. On y sentait la haine poussée à son paroxysme, la haine accrue par la férocité native des races primitives.

Le visage de Liesel s’était comme transfiguré.

Contractée, striée de rides légères, la physionomie de la bizarre jeune fille revêtait un caractère félin.

Tout ce qui, en elle, apparaissait à l’ordinaire seulement bizarre, devenait à cette heure menaçant et terrible. On la devinait sans pitié.

L’impression de férocité qui émanait d’elle était si forte que Marga se pressa contre son père. Elle frissonnait. Sa compagne lui faisait peur.

Mais Von Karch ne semblait point partager ce sentiment. Il se frottait doucement les mains, avec ce geste inconscient de l’homme satisfait de lui-même… et des autres. Évidemment, Liesel donnait ce qu’il attendait d’elle, car ce fut d’un ton affectueux qu’il reprit :

— Bien, petite, bien. Je suis heureux de voir que tu te souviens.

— De la morte. Oh ! je n’ai rien oublié, pas plus la vengeance qu’elle m’a léguée en mourant à vingt-huit ans ; à vingt-huit ans, répéta-t-elle avec un accent impossible à rendre…

— Il faut se souvenir, mais cacher que l’on se souvient.

L’agent allemand avait laissé tomber ces mots d’un ton paterne. Vraiment on l’eût pris pour un bon bourgeois donnant un conseil de comptabilité à une employée. Elle le toisa avec un sourire :

— Oui, la ruse, n’est-ce pas ?

— C’est cela, en effet.

— Soyez tranquille. J’ai appris que la franchise ne mène à rien, et je veux venger celle qui n’est plus. Vous m’avez fait plaisir, herr Von Karch, fit-elle avec une caresse dans l’accent. Je le mérite d’ailleurs, car moi aussi, j’ai songé à vous être agréable.

Il tendit la main vers des papiers qu’elle lui présentait.

— Ce sont des photographies ?

— Des plans et épreuves que l’Ingénieur…

— De François de l’Étoile ? Murmura Margarèthe.

Liesel affirma de la tête.

— Mais comment avez-vous pu ?

— En prendre des clichés ? Bien aisément, allez. Tout le jour, il est à l’usine de Billancourt. Il m’est facile de pénétrer dans sa chambre de la pension de famille Villeneuve, puisque je suis interprète de la maison.

L’Allemand avait déroulé les épreuves. Il les considérait avec attention. Il eut un geste violent.

— Toujours la même chose, grommela-t-il ; des parties séparées de l’appareil ; et aucune indication d’assemblage.

Comme les jeunes femmes le considéraient d’un air interrogateur, il s’expliqua :

— Depuis que tu es entrée à la pension de famille, Liesel, j’ai transmis à Berlin, toutes les photographies que tu m’as remises. On a réalisé toutes les pièces détachées, à Eissen, aux ateliers d’aérostation militaire… Nos ingénieurs se sont étonnés de l’originalité des dispositifs imaginés par ce satané François, seulement ils ont cherché vainement à assembler les divers fragments révélés par le dessin. Tous reconnaissent sans peine, que les organes reproduits appartiennent à un appareil unique. Ils sont unanimes aussi à déclarer qu’aucun ne comprend ce qu’est cet appareil.

— En vérité, s’exclamèrent ses interlocutrices, stupéfiées par l’étrange affirmation.

— Oui, c’est ainsi. L’Ingénieur garde le nœud de son secret. Très fort, ce garçon. Il a pensé sans doute que l’on pourrait fouiller dans ses cartons, et il a pris ses précautions en conséquence. Il livre aux indiscrets le corps de son invention, mais l’âme, si je puis m’exprimer ainsi, il la conserve pour lui seul.

— En ce cas, j’ai fait de la besogne inutile.

L’inquiétude sonnait dans ces paroles de Liesel. Von Karch la rassura aussitôt.

— Non, non, ma fille. Tu as fait de ton mieux et tu seras récompensée… Dans un mois, je te jetterai ton père à torturer comme je te l’ai promis.

— Oh ! merci, fit-elle avec une reconnaissance passionnée.

— Je t’enverrai mes ordres, tu t’y conformeras. Et chacun de nous aura ce qu’il désire ! Toi, tu vengeras ta mère Iseult ; et moi, je donnerai à l’Allemagne l’arme que l’Ingénieur se targue de forger pour la France.

— Vous avez la certitude de réussir alors ? murmura la créole avec intérêt.

— Oui, petite, oui. Ce brave François prendra en haine le monde entier, sauf l’Allemagne, qui lui sera maternelle et douce.

— Comment cela ?

— Tu le verras, petite, si cela t’intéresse de regarder. Tu le verras et tu comprendras qu’au « Service » on est psychologue, ainsi que disent les romanciers français.

Comme il ponctuait d’un ricanement cette phrase énigmatique et menaçante, l’automobile stoppa brusquement.

— Sommes-nous arrivés ? fit Margarèthe d’un ton abaissé.

À la question, tous regardèrent à travers les vitres. À peu de distance, le viaduc du chemin de fer de Ceinture et la gare d’Auteuil apparaissaient.

— Liesel, tu vas nous quitter. Tu es à cinq cents mètres à peine de la maison Villeneuve.

— Bien, herr Von Karch.

— Un mois de patience, petite, et tu recevras la récompense de l’obéissance que tu as montrée.

La créole étreignit nerveusement la main de l’Allemand. Elle adressa un salut gracieux à Margarèthe, puis se glissa légèrement au dehors.

Alors Von Karch frappa d’un doigt prudent au carreau.

Le mécanicien remit aussitôt le véhicule en marche, reprenant le chemin du centre de Paris.