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L’Aéroplane fantôme/p3/ch5

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Boivin et Cie (p. 374-391).

CHAPITRE V

TRIL DEVIENT L’OBLIGÉ ET L’AMI DE BRUMSEN


Arrivé dans la nuit précédente, le steamer Fraulein, affourché sur ses ancres, se balançait doucement sur les longues houles de la rade de Progreso.

En face, se discernait le port avec ses baraquements, entrepôts, docks et autres, en arrière desquels se haussaient les toitures, clochers, campaniles de la jeune cité maritime, déjà plus importante que la terrienne Mérida, qui la fonda pour avoir vue sur l’Océan.

Au loin, les côtes fuyaient, s’estompant peu à peu dans le brouillard doré fait de soleil et de buées. Vers le sud, elles se marquaient abruptes, rocheuses, fermées de falaises. Vers l’est au contraire, elles affectaient l’apparence du littoral guyanais, présentant une barre de sable, enserrant une lagune large d’environ deux kilomètres entre sa bande fauve et la côte de rocs rougeâtres.

Au jour, Von Karch s’était fait conduire à terre par un canot. Il avait expédié à Brumsen la dépêche trouvée par celui-ci à la fonda del Liberador, puis il était revenu à bord, chargé de journaux et de brochures.

Tous ceux qui ont subi l’ennui d’une longue traversée savent avec quelle avidité on reprend contact avec la civilisation imprimée.

Seulement, le contact ne fut rien moins qu’agréable a l’espion.

La première feuille qu’il parcourut, se livrait, comme article de tête, à une étude scientifico-psychologico-physiologique de l’être étrange, paradoxal, qui avait surexcité la curiosité de l’univers, peur tout dire de ce ou cette Miss Veuve énigmatique, se manifestant pour la dernière fois à Hambourg et ne donnant depuis aucun signe d’existence, comme si il ou elle avait réintégré le séjour des hauteurs dont il ou elle était originaire.

D’un seul coup, Von Karch découvrait deux choses dans l’article humoristique : D’abord, que la célébrité de Miss Veuve avait traversé l’Atlantique, et que, par suite, son propre nom devait être fâcheusement connu. Ensuite, que Miss Veuve, bien loin de succomber à la blessure reçue dans l’enceinte du palais impérial, avait démontré, quelques jours après l’aventure, une vitalité très impressionnante sur les quais de Hambourg.

Mais Miss Veuve en bonne santé, n’était-ce pas la possibilité de voir reparaître François de l’Étoile. Et l’ingénieur qui maniait les ondes hertziennes, se rirait d’un navire comme le Fraulein.

Réflexion qui justifiait parfaitement l’humeur de dogue dont l’espion régala serviteurs, matelots et captifs durant toute la journée.

Il se promenait sur le pont, jetant des regards inquiets vers la voûte céleste ; se retournant brusquement ainsi qu’un homme craignant d’être attaqué par surprise, empoignant une longue-vue pour examiner la moindre embarcation sortant du port, donnant enfin toutes les marques d’une anxiété inexplicable.

Cependant, le soleil s’abaissa sur l’horizon, s’engloutit dans une suprême irradiation de pourpre et d’or, et presque subitement la nuit se fit.

Dans ces pays voisins de l’équateur, le crépuscule n’existe pas. Le ciel devint d’un bleu indigo intense, où scintilla l’éternelle farandole des étoiles.

Or, l’obscurité régnait depuis une demi-heure, quand un matelot de vigie signala l’approche d’un canot venant de terre. Hélés selon l’usage, les rameurs de l’embarcation répondirent :

— Venons accoster le steamer Fraulein, amenons un visiteur attendu.

— Quel nom ?

— Brumsen.

Von Karch se trouvait sur le pont. Il bondit à la coupée et cria :

— Abordez, abordez, Brumsen. Je vous attendais avec impatience.

Un instant après, la barque se rangeait le long du bordage. Une silhouette humaine se dressait, escaladait l’échelle avec la prestesse d’un clown, et sautant sur le pont se plantait devant Von Karch en disant :

— M. Von Karch.

Celui-ci ne put retenir une exclamation stupéfaite.

Brumsen était grand, sec, solidement charpenté, âgé d’environ quarante ans. Le nouveau venu en comptait peut-être seize. C’était un jeune métis à la physionomie moqueuse, vêtu du pantalon mexicain ouvert sur le côté de la jambe, et agrémenté de boutons dorés, la taille emprisonnée dans une large ceinture de soie, sur laquelle bouffait une chemise de laine, agrémentée de broderies filigranées d’or. Le visiteur tenait respectueusement à la main, sa coiffure, une simple toque de drap brodée également.

— Mais vous n’êtes pas Brumsen, réussit enfin à prononcer l’espion.

L’autre s’inclina, et dans le baragouin étrange de la côte du centre Amérique, véritable sabir composé de mots espagnols, français, anglais, voire même hollandais :

— Silence, conduis-moi dans ta cabine. Les autres n’ont pas besoin de savoir pourquoi je le remplace.

Impressionné par le ton du métis, Van Karch murmura cependant :

— Au moins, apprends-moi ton nom.

— Manuelito. Cela ne te renseigne pas. Tu comprendras seulement quand j’aurai parlé.

L’espion hocha la tête à plusieurs reprises. La défiance, incessamment en éveil chez cet être de ruse, lui soufflait tout bas qu’il y avait peut-être imprudence à consentir au tête à tête demandé par l’inconnu. Il prononça lentement :

— Tu sais que je porte une cotte de mailles à l’épreuve du meilleur poignard, et que ma main ne quittera pas mon revolver.

Le gamin se prit à rire franchement.

— Je me doutais bien que tu ne m’accorderais pas aisément ta confiance. Fais-moi fouiner par tes matelots. Tu seras certain que je n’ai aucune arme offensive ou défensive.

Cette fois, le visage de l’Allemand s’éclaira.

— Viens donc, car aussi bien, j’ai hâte de savoir pourquoi Brumsen se fait suppléer à notre rendez-vous.

Manuelito le suivit, examinant le navire avec la curiosité d’un terrien se trouvant par hasard à bord d’une de ces villes flottantes que sont les modernes steamers.

Les coursives parcourues, Von Karch poussa la porte de la cabine réservée à son usage, et s’effaçant :

— Entre, commanda-t-il.

L’espion et son visiteur se trouvèrent seuls en présence. Sans être interrogé, Manuelito, s’empressa de prendre la parole.

— Avant tout, laisse-moi te dire pourquoi Brumsen avait en moi la confiance que l’on marque à un jeune frère. Il faut cela pour que tu comprennes que, ne pouvant venir lui-même, il a pensé à m’envoyer vers toi.

Et sur un signe de consentement de son interlocuteur :

— J’aime l’or. L’idole que l’on adore dans le temple de mon pays, Errinac, portait une couronne de ce métal. À quoi bon ce cercle d’or sur la tête d’une figure de bois, alors que des êtres bien vivants en pourraient extraire mille satisfactions. Une nuit, je me glissai dans le temple, je pris la couronne. Seulement un padre (prêtre) m’aperçut sans me reconnaître, donna l’alarme, et tout le village se lança à ma poursuite. Je m’étais enfui, vous pensez bien.

— Oui, continue.

La voix de l’espion s’était radoucie. En apprenant qu’il avait devant lui un voleur, la tranquillité était rentrée dans l’âme de l’ancien comte de Kremern.

— J’avais une certaine avance, reprit le métis, mais j’aurais certainement été rejoint, parce que les poursuivants, étendus en un vaste demi-cercle, me barraient la route dans toutes les directions. Et déjà, tapi dans des buissons, j’essayais du doigt la pointe de ma navaja, avec la pensée d’en abattre plus d’un avant de tomber moi-même, quand on me toucha le bras ; je poussai un léger cri, je brandis mon couteau, une voix arrêta mon mouvement, elle disait :

— Donne-moi la couronne d’or. Quand les traqueurs arriveront à ta hauteur, tu te mêleras à eux, et nul ne soupçonnera que tu es le voleur.

J’hésitais, je l’avoue, malgré le danger imminent. Avoir couru pareils risques pour confier le résultat de son larcin à un étranger, cela me paraissait dur.

— Mais vous ? fis-je surtout pour gagner du temps.

— Moi, je leur échapperai.

— Alors pourquoi ne m’indiquez-vous pas le moyen que vous emploierez.

Il se mit à rire.

— Parce que toi, tu ne voudrais pas l’utiliser. Je m’enfoncerai dans la forêt Ah-Tun. Veux-tu m’y suivre ?

— Ah non ! m’écriai-je.

Herr Von Karch interrompit le narrateur.

— Pourquoi refusais-tu ce moyen de salut ?

Le métis répondit :

— C’est vrai, j’oublie ; tu ne sais pas toi, tu viens d’Europe ; tu ne connais pas les Pah-Ah-Tun.

— Je l’avoue.

— Ce sont les anciens dieux des Mayas. Avant que les Espagnols aient introduit le catholicisme chez nous, il y avait les Dieux blanc, noir, rouge et jaune, commandant au vent, à la pluie, au soleil, aux récoltes. Leurs temples se dressaient sur des éminences artificielles entourées de bois sacrés ou Ah-Tun, dont les hommes, les prêtres exceptés, ne devaient pas fouler le sol sous peine de mort.

— Tu es catholique, Manuelito, et dès lors tu ne crois plus à ces Pah-Ah-Tun.

Le jeune métis secoua énergiquement la tête.

— Oh ! j’adore la Madone. Je brûle des cierges en son honneur ; seulement elle est très bonne et pardonne toujours, m’a-t-on dit à l’école. C’est pour cela que j’ai volé sa couronne ; tandis que mécontenter les Pah-Ah-Tun cela porte malheur ; ils ne pardonnent pas, eux.

La religion composite des Mayas tenait tout entière dans cette réponse. Sans doute, Von Karch avait entendu exprimer déjà des idées analogues, car abandonnant ce sujet, il ramena l’entretien au point intéressant :

— Tu ne te souciais donc pas d’entrer dans le bois interdit ?

— Au prix d’une fortune, j’aurais refusé.

L’homme me répéta alors :

— Donne ta couronne, je la briserai. Je vendrai l’or à Mérida, et sous cinq jours, les ténèbres couvrant la terre, viens m’attendre à la lisière du bois Ah-Tun. Je te remettrai l’argent. Les pièces d’or se ressemblent toutes. Personne ne reconnaîtra en elles le diadème de la Sainte Madone.

— Et cet homme ?

— C’était Brumsen. Il tint parole. Nous restâmes en rapports. Il se livrait, m’apprit-il, à des méditations, à des invocations aux dieux des quatre couleurs dans la forêt interdite. Souvent, il avait besoin d’objets que je me chargeais de lui procurer et que je lui rapportais à la lisière du fourré. Il y a environ une semaine, lassé de me sentir en poche l’argent du vol et de n’oser le dépenser à Errinac, où l’on se serait étonné de me voir si riche, je prétextai des affaires à Mérida. Dans une capitale, où la monnaie roule de toutes parts, on ne sait de quelle poche elle sort. Bref, je m’amusai follement ; la sainte Madone m’avait sûrement pardonné de l’avoir débarrassée d’une couronne qui ne lui servait à rien, quand hier, je me trouvai face à face avec Brumsen.

— Que fais-tu ici ?

— J’ai obtenu des Pah-Ah-Tun que mes amis et moi puissions habiter le bois interdit.

C’est un savant, ce Brumsen, remarqua d’un air pénétré l’adolescent au teint cuivré. Je ne m’étonnai pas de son influence sur les Pah-Ah-Tun. Du reste, j’avais eu beau surveiller les alentours du bois, jamais rien n’y avait décelé sa présence. Il avait donc des moyens à lui d’en sortir, des moyens échappant aux yeux des hommes, car tous les gens d’Errinac et de la campagne veillent. Ils considèrent que leur bonheur est attaché au respect de la propriété des dieux. Aussi, je murmurai :

— Ah ! si c’était vrai, on pourrait sans danger piller tout le pays !

Il se mit à rire :

— Sans doute, sans doute, mais j’ai mieux que cela. Les dieux des quatre couleurs m’ont révélé l’existence d’un trésor, et je viens à la rencontre d’amis que j’ai prévenus.

— Oh ! une troupe ne passera pas inaperçue.

— Si, car les dieux m’ont indiqué une route souterraine que personne ne soupçonne.

Puis, me frappant sur l’épaule :

— Si tu as confiance en qui t’a sauvé la vie, me dit-il, sois des nôtres, tu auras ta part, une part te permettant de vivre dans le plaisir le reste de tes jours.

— En quoi ai-je mérité une proposition si tentante ?

— Tu es un garçon de cœur et puis tu es connu à Errinac ; personne ne s’étonnera de te voir errer dans la campagne, tandis qu’un étranger…

— Ma foi, plaisanta le métis avec une grimace simiesque, du plaisir pour le restant de mes jours ; la réalisation d’un rêve enfin ; et puis la confiance que m’inspirait mon interlocuteur, bref je me décidai.

— Tu es sûr de l’assentiment des Pah-Ah-Tun ?

— Révélation du trésor et de la route mystérieuse.

— C’est juste, je t’appartiens ; j’irai où iront tes amis.

Voilà comment nous dînâmes ensemble ; je ne me doutais pas alors que ce matin…

Le jeune habitant d’Errinac s’interrompit :

— Non, il faut raconter avec ordre. Ce matin, Brumsen reçut votre dépêche. Il me la montra : Ce sont mes amis, me dit-il. Ils m’attendront ce soir, en rade de Progreso, à bord du navire Fraulein ; tu m’accompagneras, je te présenterai.

Après quoi, nous sortîmes. Mais soudain, comme nous revenions déjeuner, au moment de rentrer en ville, il s’affaissa ; le soleil peut-être ; il est dur pour les gens d’Europe ; et il est mort dans mes bras.

— Mort ?

Ce fut un rugissement qui s’échappa des lèvres de Von Karch. L’annonce du trépas de son complice l’avait atteint en plein cœur.

— Oui, mort ; mais ayant eu le temps de me remettre ce portefeuille.

Le Yucatèque jeta sur la table un carnet qui ressemblait étrangement à celui que Tril avait arraché à Brumsen.

— Il contient, reprit le métis d’un ton dévotieux, le plan de la voie souterraine révélée par les Pah-Ah-Tun, et les signes permettant de ne s’y point égarer. Mais avant d’expirer, mon sauveur a encore prononcé une phrase que je dois vous répéter.

— Une phrase, laquelle ?

Défiez-vous de l’homme, patron. Je me trompe peut-être ; mais je sens que je meurs par lui.

Les paroles tombèrent comme un glas. Von Karch devint très pâle ; d’un geste machinal, il passa la main sur son front où perlaient des gouttelettes de sueur.

— Il a dit cela ? bégaya-t-il.

— Il l’a dit.

Puis, avec la courtoisie souriante d’un garçon déjà au service de son interlocuteur, Manuelito acheva :

— À présent, tu sais comment je remplace Brumsen, comment à sa place je m’offre à vous guider sur le fleuve souterrain qui conduit au Cenote.

Et à part lui, le jeune métis, dont le portefeuille de défunt Brumsen a révélé la véritable identité, se confia :

— Dommage que le patron doive prendre Von Karch vivant, sans cela, quelle jolie occasion d’en débarrasser le monde !

C’était le jeune Tril, qui, déguisé supérieurement, venait se mettre aux ordres du bandit, afin de faciliter l’exécution d’un plan élaboré avec François de l’Étoile, après l’aventure de la posada del Cenote Blanco.

Tout ce qu’avait raconté le gamin touchant les Pah-Ah-Tun et la forêt était rigoureusement exact. Des notes, prises par Brumsen, lequel était décidément un coquin de précaution, avaient fourni le thème de l’étrange récit dont Von Karch venait d’être régalé par le faux Manuelito.

L’Allemand ne soupçonna pas la tromperie. Un gamin voleur et cynique devait lui inspirer confiance. Il se fût défié d’un honnête homme, mais d’un coquin, pas possible !


Le Yucatèque jeta sur la table un carnet.

Et puis il faut le reconnaître, Tril, stylé par François, avait joué son rôle en conscience.

Tous deux étaient assis l’un en face de l’autre. L’Allemand réfléchissait, répétant de loin en loin la phrase dernière attribuée à Brumsen :

— Défiez-vous de l’homme !

Pourquoi le mourant avait-il dit cela ? L’homme ! C’était Miss Veuve à n’en pas douter. François vivant, rien d’impossible à ce qu’il eût appris la destination du Fraulein ; un navire est un complice que l’on ne dissimule pas aisément.

Certes, sur la rivière souterraine, dont le défunt avait déjà signalé l’existence dans sa lettre précédente, on dépisterait l’ingénieur. Les aéroplanes ne peuvent rien dans un tunnel ; il fallait d’ailleurs en posséder le plan… Mais l’homme restait à craindre, tandis que le canot du steamer transporterait Von Karch, ses prisonniers, les bandits à sa solde, du Fraulein à l’embouchure du mystérieux cours d’eau.

À cette heure peut-être, au plus haut du ciel, l’aéroplane surveillait le navire. Soudain, Von Karch se frappa le front.

— Il s’agirait de profiter de la nuit ; la nuit est favorable à qui se cache ! Attendre encore un jour, avec l’angoisse de l’ennemi invisible ; non, cela je ne le puis pas.

Il donna un coup violent sur la table.

— Parbleu ! continua-t-il répondant à une pensée intérieure, cela le distrairait… personne ne songerait à surveiller la lagune.

Il se prit à rire.

— Arrive, mon ami Manuelito, je vais envoyer quelques hommes à terre, une idée amusante qui m’est venue. Promène-toi ou dors ; car nous gagnerons la rivière cette nuit même. Brumsen ne t’a pas menti ; tu as aujourd’hui gagné la vie de plaisirs que tu rêves.

Et, suivi par le jeune homme, il remonta sur le pont.

Le pseudo Manuelito, qui ne le quittait pas de l’œil, le vit entraîner à l’écart quelques hommes que le gamin se souvint avoir vus à bord de la Luisa : Siemens, Pétunig, Stolz, Lorike, Fritzeü, et leur parler avec animation.

Après quoi, ceux-ci se dispersèrent pour se rassembler bientôt à la coupée chargés de paquets de dimensions respectables.

Un canot fut mis à la mer. Les coquins y descendirent et l’embarcation déborda s’éloignant dans la direction du port, dont les lumières dessinaient le pourtour.

Von Karch la regarda jusqu’à ce qu’elle eût disparu dans l’obscurité, puis il appela du geste les drôles demeurés sur le navire. Le faux métis, accoudé sur le bastingage d’avant, put percevoir ces répliques :

— Que l’on avise les prisonniers d’être prêts à quitter le navire cette nuit.

— Bien. La jeune fille est sur le pont avec Fraü Margarèthe.

— Celles-ci je m’en charge. Prévenez les autres

Et les misérables serviteurs de l’espion se précipitant, Von Karch se dirigea vers l’arrière.

Là, Miss Édith et Margarèthe, penchées au dessus de l’hélice, se tenaient enlacées. Elles ne parlaient pas. Dans le grand silence de la nuit, rythmé seulement par le choc amolli des vagues sur le flanc du navire, donnant l’impression de la respiration géante de l’Océan, elles éprouvaient un apaisement délicieux.

Le jour, elles pensaient. Elles songeaient à François vivant, cherchant à les joindre et à les sauver. Mais à ces idées consolantes, se mêlait une hypothèse douloureuse. Le salut d’Édith aurait pour corollaire la punition de Von Karch. Si coupable qu’il fût, cet homme était le père de Margarèthe. Et pour toutes deux, à des degrés différents, la soif de la liberté se sombrait de la crainte de la justicière conclusion.

Mais les ténèbres tombées sur la terre, elles ne pensaient plus. Il semble qu’avec la pâleur des lueurs nocturnes, les pensées prennent des nuances moins ardentes. Elles deviennent imprécises, irréelles. On croirait en quelque sorte exercer son cerveau sur une personne étrangère. L’ombre nous cache à nous-mêmes.

De là, un calme bienfaisant, une détente de l’être apaisé.

Les rêveuses créatures tressaillirent à l’approche de Von Karch. Comme malgré elles, pivotant sur place, elles firent face à l’Allemand. Celui-ci s’inclina avec une courtoisie affectée :

— Ne vous dérangez pas, je vous prie. Je n’ai qu’un mot à vous dire.

Et elles, l’interrogeant de regards peureux, ayant appris, hélas, que les mots du misérable causaient des blessures, il reprit :

— Cette nuit, nous quitterons ce navire ; donc demeurez éveillées. Je suis heureux de voir que vos désirs avaient devancé les miens, car ma sollicitude pour vous eût été péniblement impressionnée d’être contraint de troubler votre repos.

Sans attendre de réponse, il les quitta. Marga murmura dans un chuchotement :

— Quitter le navire !

Édith approuva de la tête :

— La nuit. Il ne pourra pas voir.

Elle s’interrompit avec une légère exclamation de frayeur.

Manuelito, qui avait suivi à distance l’espion, était debout auprès des deux amies. Il appuya l’index sur ses lèvres.

— Pas de questions ; trop dangereux. Prière de Miss Veuve : une fois embarquée sur le canot qui vous conduira vers la terre, Miss Édith devra se tenir debout à l’arrière.

— Pourquoi ?

La question tomba dans le vide. Manuelito s’était éloigné, et sa silhouette disparaissait sous le couloir de la passerelle.

Comme pour marquer un éloignement soudain aux passagères, le jeune garçon gagna l’avant du navire, et s’asseyant sur un rouleau de cordages, il parut s’endormir.

Une heure environ, il demeura ainsi. Un bruit de rames arriva jusqu’à lui.

— Voilà les drôles qui reviennent ; je voudrais bien savoir quelle louche besogne ils ont accomplie. Enfin, faisons le signal.

Il s’était mis debout ; d’un étui il sortit une cigarette, la plaça entre ses lèvres et murmura encore :

— Il n’y a pas le moindre vent, c’est parfait !

Il se pencha sur le bastingage. Un craquement se fit entendre, et une petite clarté brilla. Le gamin venait d’enflammer une cerilla (allumette bougie).

Un instant il la tint au bout des doigts, puis il la lâcha ; la mince baguette de cire décrivit une trajectoire et s’éteignit dans la mer.

Deux fois encore, le singulier fumeur répéta la manœuvre. Seulement de la dernière « cerilla » il avait allumé sa cigarette. Après quoi, il s’accouda sur le bastingage et chuchota :

— Le patron sait que nous allons filer d’ici.

L’embarcation qui ramenait les complices de Von Karch accostait à ce moment. Du pas nonchalant d’un désœuvré, Manuelito se rapprocha de la coupée.

Von Karch s’y trouvait déjà. Aux hommes qui remontaient sur le pont, il demanda :

— C’est fait ?

— Oui, répondit Pétunig.

— Sans difficulté ?

— Pas la moindre. Ces gens-là sont la providence des gaillards comme nous. Pas un veilleur ; il faut que les paresseux soient bien naïfs dans ce pays. On emporterait les docks et les entrepôts sans qu’une mouche criât à la garde.

— Et l’essence ?

— Distribuée. Ne vous inquiétez pas. D’ici à un quart d’heure, vous verrez une belle flambée.

Manuelito tressaillit. Il avait compris la manœuvre de Von Karch. Pour détourner l’attention de son navire, il venait de préparer l’incendie des hangars du port de Progreso. Pour la réussite de ses combinaisons, l’espion ne craignait pas de déchaîner un désastre.

Les poings du jeune garçon se crispèrent. Dans ses yeux flamba une lueur ardente de généreuse colère. Mais il se contint.

En cet instant, il était l’un des acteurs d’une partie mortelle. La moindre imprudence eût pu être fatale non seulement à lui, mais aussi à ceux dont il servait la cause. Il fallait sourire au crime, endormir le criminel dans une trompeuse sécurité. Il aurait le courage du sourire. D’ailleurs, Von Karch s’agitait.

— Que l’on embarque les prisonniers ; vous, mes gaillards, embarquez également.

Il désignait les bandits sans scrupules recrutés naguère pour la surveillance du Babelsberg. S’adressant au capitaine du yacht :

— Vous, capitaine, rejoignez le mouillage de Campêche et attendez-y mes ordres.

À ce moment, Von Karch aperçut Manuelito.

— Ah ! te voilà, mon brave, embarque. L’instant est venu où le guide devient nécessaire. Tu seras récompensé, sois tranquille. J’ai tenu compte de la recommandation de Brumsen, je me suis défié de l’homme.

Le gamin, avec un empressement d’obéissance qui arracha à l’Allemand un geste approbateur, se laissa glisser dans le canot.

Mais là il marqua une indécision. Il enjamba les bancs, gagnant l’arrière. Un des bandits lui ayant fait observer que l’arrière était réservé aux passagers, il revint vers l’avant.

Ces mouvements furent réglés de telle sorte que Manuelito passa auprès de Miss Édith, à la seconde même où la jeune fille prenait pied dans l’embarcation. Il la heurta même légèrement, il la soutint de la main, et put ainsi lui glisser à l’oreille ce mot, rappelant les instructions, formulées une heure plus tôt.

— Debout !

Puis il se décida enfin à gagner l’extrême pointe avant, au milieu des quolibets des bandits se gaussant de sa maladresse.

— Eh ! eh ! tu as l’air d’un fameux marin, garçon !

— Il a servi dans la marine de terre.

— Sur les cuirassés du plancher des vaches ; c’est là une flotte étonnante où l’on ne compte jamais de naufrages.

Sans doute l’amour-propre du pseudo-métis souffrait cruellement de ces railleries, car le petit Mexicain se cacha le visage de ses mains. Les rires redoublèrent.

Aucun des railleurs ne remarqua qu’entre ses doigts légèrement écartés Manuelito fixait un regard aigu sur l’arrière où prenaient place les prisonniers, Jim, Péterpaul et lord Gédéon sur le banc ; Margarèthe et Édith sur la tablette de poupe ; la jeune Allemande chargée de la manœuvre du gouvernail.

Von Karch s’embarque à son tour. Les coquins qu’il emmène avec lui, se sont mis aux avirons, attendant qu’il lui plaise de donner l’ordre du départ.

Il regarde dans la direction du port. C’est de là-bas que doit partir le signal.

Soudain, un éclair rougeâtre s’élance d’une toiture. C’est la première flamme d’incendie qui rutile dans la nuit. Puis, presque aussitôt, des lueurs sanglantes apparaissent le long du port. Les bandits ont bien exécuté les ordres de leur chef. Le feu éclate en dix endroits à la fois, encerclant le bassin d’une bordure embrasée.

— Nage, commande l’Allemand d’une voix triomphante.

Il se félicite de son idée. Qui donc s’occupera de son navire, alors que s’embrasent les magasins de Progreso. Constructions en bois, marchandises de toutes sortes, quels éléments pour le feu !

Déjà la coque du Fraulein s’estompe dans la nuit. Les prisonniers, ignorant la cause du sinistre, considèrent le feu lointain qui se propage avec une inconcevable rapidité. À cet instant, Margarèthe chuchote, les lèvres tout près de l’oreille de Miss Édith :

— La curiosité, vous voulez voir, tout naturel de vous mettre debout : Vous vous appuierez sur moi.

Et comme tirée d’un rêve, la jeune fille tressaille. Elle se dresse sur la tablette, et là, la main appuyée à l’épaule de sa compagne, elle fixe sur l’incendie des regards étranges ; on la croirait hypnotisée par les flammes de pourpre et d’or déferlant dans la nuit ainsi que des vagues ardentes. Son mouvement n’a surpris personne. Les rameurs eux-mêmes tournent la tête vers le spectacle terrifiant.

Seule, Margarèthe parait absorbée par la conduite du gouvernail. Grâce à son attention, l’embarcation franchit sans encombre une passe étroite trouant la bande sablonneuse, qui abrite les lagunes contre les houles de la mer.

Elle flotte à présent sur des eaux calmes qu’à peine ride une brise légère. Elle file, laissant un sillage allongé, vers les falaises de la côte, que troue une cavité sombre dont les proportions grandissent à chaque coup de rame.

Margarèthe sent trembler sur son épaule la main de son amie. Elle devine ce qui se passe dans l’esprit d’Édith.

Dans quelques minutes, le canot touchera la côte, et les raisons de l’avis étrange donné à la jeune fille ne se révèlent pas. Est-ce qu’elle ignore, qu’elle attend avec la foi aveugle en une promesse faite au nom du fiancé, est contrecarré par les circonstances ? Est-ce que cela, ce cela inconnu n’aura pas lieu ?

Et brusquement, toutes deux demeurent saisies, figées dans un étonnement qui les paralyse, leurs pensées courant dans leurs têtes ainsi que des bêtes affolées.

Du ciel noir vient de jaillir un faisceau de lumière blanche, crue, aveuglante, qui s’est posé sur la barque, l’emprisonnant dans un disque éblouissant.

Les rameurs lâchent leurs avirons. Von Karch se dresse au milieu de l’embarcation.

Mais nul n’a le temps d’exprimer sa surprise. Dans le noir, au-dessus de leurs têtes passe un grondement étrange, surnaturel. On dirait un vent d’orage hurlant au fond des ténèbres.

Et puis une forme apparaît à l’arrière de la barque, fond sur elle.

Un cri d’épouvante jaillit de toutes les lèvres. Terreur intempestive. L’objet inexprimable a passé, personne n’a le moindre mal.

Seulement, Édith, tout à l’heure debout à l’arrière, n’est plus là. Elle a disparu dans l’obscurité, enlevée par l’inqualifiable assaillant.

Et à la même minute, Margarèthe penchée à l’oreille de Lord Fairtime, Von Karch frémissant de colère, murmurent les mêmes mots :

— C’est lui.

Oui, c’était lui qui, mettant à profit les renseignements fournis par le portefeuille de Brumsen, venait d’arracher sa fiancée à son terrible adversaire.

Édith l’apprenait à cette heure. Étendue au fond de l’aéroplane, elle écoutait François qui, agenouillé auprès d’elle, lui parlait doucement.

— Pardonnez-moi, pardonnez-moi la peur que j’ai dû vous causer ; l’heure était grave. Si je n’agissais, le misérable Von Karch vous entraînait dans un dédale de canaux souterrains, où il vous aurait mise à mort, sans que je pusse vous secourir.

— Mais mon père, mes frères… ?

— Séparés de vous, ils seront épargnés.

— Comment, dites, je vous en prie, François ; mes idées se brouillent. Je suis heureuse de vous voir là près de moi et je tremble pour eux. Ah ! parlez ; je vous croirai. Rendez-moi la lucidité d’esprit.

Toute la tendresse de la jeune fille vibrait dans cet appel à l’ingénieur. Elle lui remettait le soin de diriger sa pensée, avec la plus adorable confiance.

— Parlez et je croirai.

Et François ému jusqu’aux larmes, expliquait, s’efforçant de donner à son raisonnement la précision mathématique semeuse de conviction.

— Pour des gens comme nous, Édith, comme vous, comme votre père, la mort en elle-même est peu de chose. Elle nous inspire la terreur, alors surtout qu’elle frappe nos aimés. Notre crainte du trépas n’est pas en nous, elle nous est extérieure, si je puis dire ainsi.

— Dites, dites, François, je vous comprends.

— Von Karch est un coquin trop remarquable pour ne pas sentir cela. Aussi, son but, en vous prenant comme otages, a été, non seulement de parer mes coups, mais encore de me vaincre.

— De vous vaincre, se récria-t-elle dans un magnifique élan, tout son cœur se révoltant à l’idée que l’élu de sa tendresse pût succomber dans la lutte entreprise au nom de la justice !

— En me frappant au cœur, Édith. Pourrais-je songer à me réhabiliter de l’accusation qui pèse sur moi, si votre existence devait être la rançon de mon honneur ?

Elle le considéra avec un adorable sourire. Comme il était à elle ! Enfin, elle dit doucement, parlant ainsi que l’on parle en rêve.

— Vous le devriez, mais je comprends que vous ne le pourriez pas.

— Eh bien, cet homme a la faiblesse de tous les êtres vils. Il croit ma volonté subordonnée à votre seule existence. Il me juge comme il se jugerait lui-même ; le danger de votre père, de Péterpaul, de Jim, selon lui, n’arrêterait pas ma vengeance. Vous seule lui garantissiez un rempart invincible. Voilà pourquoi j’ai voulu vous tirer de ses mains.

— Mais s’il ne considère pas mon père et mes frères comme des otages suffisants…

François l’interrompit :

— Je suis deux en une seule âme, Édith, je suis moi, mais je suis vous :
la jeune fille se dressa, la main appuyée sur l’épaule de sa compagne.
Von Karch épargnera nos chers prisonniers, parce qu’il les estime otages assez précieux pour faire plier votre volonté. Et si vous pliez, il se rend compte que je plierai aussi. En vous séparant de votre famille, il m’était impossible hélas de tenter l’évasion de plus d’une personne, je suis sûr que j’ai mis obstacle à toutes les velléités de meurtre qui ont pu germer dans le cerveau de ce misérable.

Deux larmes jaillirent des yeux bleus de la jeune fille, et simplement, mais avec un accent où passa son âme tout entière, elle dit :

— Merci.

Et comme tous deux se regardaient, pénétrés d’une émotion infinie, la petite Suzan, qui les observait à la dérobée depuis un moment, se glissa auprès d’eux.

Elle joignit ses mains menues, tout son corps gracile frissonnant.

— Miss, dit-elle, quand vous pleuriez à Londres, au sortir de Newgate, je me suis efforcée de vous rendre le courage. Aujourd’hui, c’est mon cœur qui pleure, et je viens chercher le courage auprès de vous.

— Oh ! Suzan, mon enfant, ma petite et vaillante amie, que voulez-vous de moi ?

— Dites-moi que Tril ne court aucun danger.

D’un geste brusque Édith attira la fillette sur sa poitrine et la couvrant de baisers.

— C’est un adroit et décidé garçon que Tril ; il m’a semblé au mieux avec notre ennemi commun. Donc il a réussi à se faire passer pour un métis du pays, donc il n’est pas en danger.

— Et le brave garçon nous indiquera lui-même la position de l’endroit mystérieux où Von Karch va conduire ses prisonniers, ajouta l’ingénieur. Deux jours de navigation souterraine sont nécessaires. Retournons à notre campement durant ces deux journées. La nuit qui les suivra, notre aéronef reprendra son essor. Il planera au-dessus de la région qui environne Errinac, le bourg Maya, et c’est toi mon enfant, qui relèveras le signal de Tril, qui nous diras : il est là, ils sont là !