Aller au contenu

L’Aéroplane fantôme/p3/ch9

La bibliothèque libre.
Boivin et Cie (p. 459-466).

CHAPITRE IX

LA SCIENCE PARLE


Quatre jeunes gens, deux adolescents et deux fillettes, entraient, dix-sept jours plus tard, dans le bureau télégraphique de Kiel, le port allemand situé à l’entrée du canal stratégique coupant l’isthme de la presqu’île du Jutland (Danemark), et reliant la mer Baltique à celle du Nord, permettant ainsi aux cuirassés de l’Empire germanique d’éviter le passage par les détroits scandinaves du Sund, Grand-Belt, Petit Belt et Skagerrack.

Ils rédigèrent une dépêche ainsi conçue :

« À Jud Allan, Washington, United-States-America.

Affaire F. de l’É. sera terminée aujourd’hui. Allons continuer le voyage d’instruction Suzan, moi, et les deux amis anglais, que nous avons recrutés avec votre permission. Joé et Miss Ketty, bien désireux de vous connaître, ont comme nous-même, comme tous les fidèles du Lovely, donné leur cœur reconnaissant à vous et à Mistress Lilian.

Et tous quatre signèrent :

Tril, Suzan, Joé, Ketty. »

Puis quittant le bureau, ils s’acheminèrent vers le port, Suzan appuyée au bras de Tril, Joé donnant gravement la main à Ketty.

Le Lovely, après une heureuse traversée, était arrivé la veille dans le port de Kiel.

Durant la nuit, l’aéroplane demeuré à bord jusque-là, s’était élevé dans l’air sous la conduite du mécanicien Klausse et aurait pris la direction du Nord-Ouest, ralliant l’usine anglaise des Fairtime, où il avait été construit.

— Pour quelle heure la visite ? demanda Ketty.

— Pour onze heures.

— Nous avons le temps.

— Oui, mais il vaut mieux être en avance ; le visiteur ne doit pas attendre.

Joé secoua la tête.

— Enfin, qu’espère-t-on de cette entrevue ? J’avoue que j’ai beau chercher, je ne trouve pas.

— Nous non plus, curieux Joé. Seulement Miss Édith ne pleure plus. Son fiancé paraît rempli de confiance. N’est-ce pas lui qui nous a dit : Tout sera terminé aujourd’hui.

— Sans doute, sans doute ! Mais il aurait pu s’expliquer davantage.

— Sûrement il aurait pu ; il n’a probablement pas voulu, et il nous faut en prendre notre parti.

Au bord du quai, un canot monté par quatre matelots du Lovely, attendaient les promeneurs.

Ceux-ci s’embarquèrent.

La chaloupe déborda aussitôt et se dirigea vers le yacht américain, que l’on distinguait dans le bassin du Commerce.

Au loin, les imposantes superstructures de plusieurs cuirassés se profilaient au-dessus des toitures basses des constructions du Port Militaire. Tril les désigna à ses compagnons :

— Il est là-bas, au milieu de ces bâtiments de guerre.

Ils inclinèrent la tête. De quel Il parlait-il ainsi, avec un mélange de déférence et d’anxiété ? Les jeunes gens ne le dirent pas.

Le canot, enlevé par des rameurs experts, filait comme une flèche. Bientôt il vint ranger le bordage du Lovely.

Tous, passagers et rameurs escaladèrent l’escalier de la coupée, l’embarcation fut hissée sur ses palans.

Et, accoudés sur le bastingage, Tril et ses amis demeurèrent muets, les yeux obstinément fixés dans la direction du port militaire… Qu’attendaient-ils ainsi ?

— Dix heures trois quarts, prononça tout à coup Suzan consultant une mignonne petite montre d’or, sertie dans un bracelet qui encerclait son poignet.

— Et comme il est exact, sa chaloupe sort du port de guerre.

Tous regardèrent du côté indiqué par Tril.

Une grande chaloupe paraissait sur les eaux grises du golfe de Kiel.

Ses douze paires d’avirons s’élevaient et s’abaissaient en une cadence régulière, et, à l’arrière, flottait le pavillon de l’empire allemand, avec ses trois bandes noire, blanche et rouge.

Au même moment, un roulement de tambours bourdonna sur le Lovely, Les matelots en armes, revêtus de la grande tenue, surgirent par toutes les ouvertures du pont.

Ils s’alignaient en face de la coupée. Le capitaine Martins, orné des aiguillettes d’or de commodore, entouré de son état-major, s’était placé dans l’espace libre.

— Portez armes !… présentez armes !

Le dernier mouvement, supprimé en France, a été conservé dans la marine américaine.

Les fusils sonnent dans les mains nerveuses. Un nouveau roulement de tambours bruit sur les matelots, immobiles ainsi que des statues.

Et droit, raide, dominateur, émergeant de l’escalier de la coupée, l’empereur allemand prend pied sur le pont. Sa prestance martiale, son profil sévère, sa moustache relevée en crocs, tout concourt à lui donner cet aspect de chef militaire que tout le monde connaît.

Il a un hochement de tête satisfait à l’égard des jeunes Américains qui lui rendent les honneurs.

Et soudain, il porte la main à son front adressant le salut du soldat à François de l’Étoile, qui, la tête découverte, s’avance à sa rencontre :

— Sire, dit le jeune homme d’une voix que tous perçoivent, un jour vous m’avez dit : Souvenez-vous que l’Empereur vous est ami. Je me suis souvenu. De là, l’audace du message auquel Votre Majesté daigne répondre par sa présence.

Et le souverain lui tendant la main dans un geste cordial, l’ingénieur secoue négativement la tête.

— Pas encore, Sire, je vous en prie.

L’Empereur comprend certainement le sens de ces paroles énigmatiques, car sa main retombe.

— Quand il vous agréera.

— Alors je prie Votre Majesté de consentir à m’accompagner.

Et le jeune homme, marchant auprès du maître de l’Allemagne. Tril, ses amis, l’état-major du yacht, formant cortège, s’engouffrèrent dans l’escalier des cabines et pénétrèrent dans l’appartement d’arrière.

Celui-ci est transformé en une pièce unique et spacieuse, les cloisons séparatives ayant été enlevées.

Von Karch se trouve là, en face de lord Gédéon, qu’entourent Édith, Péterpaul, Margarèthe. L’espion considère les assistants d’un air surpris.

— Que signifie cet appareil ?

À l’entrée de l’Empereur, un tressaillement l’agite ; un rictus contracte ses traits, ses lèvres se serrent ; une expression de défi dans les yeux, il grommelle :

— L’Empereur ! Il ne me fera pas parler plus que les autres.

Mais la situation se précise.

L’empereur a pris place dans un fauteuil disposé à son intention. En arrière de lui, les Fairtime, les officiers, se sont rangés. Cela a une apparence de tribunal.

Et de nouveau un sourire sardonique voltige sur le visage de Von Karch.

Croit-on qu’il va se laisser émouvoir par semblable mise en scène. Allons donc. François est bien naïf s’il a supposé cela !

Mais il cesse de songer. Il écoute maintenant. François parle. La voix de l’ingénieur est douce et ferme. C’est à l’Empereur qu’il s’adresse.

— Sire, ici même, en face de l’homme qui s’est acharné à ma perte, je veux vous renouveler la requête formulée dans la lettre que vous avez bien voulu recevoir hier.

— Assurer la vie et la liberté à cet homme, n’est-ce pas ?

— Oui, Sire. Ses crimes ont été rachetés par le dévouement, par la souffrance de la pauvre enfant qui porte son nom.

— L’Empereur lui en confèrera un autre à elle, Monsieur de l’Étoile. Il la libérera d’un atavisme pénible. Pour votre requête, elle est accordée ; le comte de Kremern sera libre ; aucune poursuite ne sera exercée contre lui.

— Sire, je vous remercie.

Et s’adressant à Von Karch, le jeune homme demanda :

— Voulez-vous maintenant dire ce qui est vrai ?

— Qu’appelez-vous le vrai ? s’écria insolemment l’interpellé avec une rage affolée, en comprenant l’honneur qu’a fait à son adversaire le souverain de l’Empire en se rendant à bord du Lovely.
deux détonations éclatent coup sur coup.

— L’inanité des accusations qui pèsent sur moi, répondit François sans se départir de son calme.

L’espion eut un rire strident :

— L’inanité ? Peste, un joli mot et une jolie imagination. Vous espérez qu’en échange de ma liberté, je m’empresserai de me plier à vos combinaisons. Eh bien non ! je ne mentirai pas à l’Empereur que j’ai fidèlement servi ; vous avez surpris sa bonne foi ; qu’il me frappe s’il le veut, je ne consentirai pas à le tromper.

Et, avec une dignité parfaitement jouée :

— Un espion est souvent un serviteur dévoué, Sire.

Le souverain parut surpris. Il adressa un regard interrogateur au Français. Celui-ci continua sans paraître le remarquer :

— Lors de notre dernière entrevue, comte de Kremern, vous vous exprimiez autrement.

— En vérité. Vous avez des témoins ?

— Il semblait que nous étions seuls.

— Alors, vous pouvez me prêter toutes les paroles qu’il Vous plaira.

Von Karch défiait son interlocuteur du regard. Toute sa personne exprimait l’entêtement opiniâtre, la volonté incoercible du silence.

Il sursauta brusquement, une angoisse mortelle l’étreignit, faisant passer un frisson sur son échine.

François venait de s’écrier, secouant enfin le calme qu’il s’était si longtemps imposé.

— Et cependant le témoin existe !

Avant que quiconque eut pu demander l’explication de ces mots incompréhensibles, une voix s’éleva :

Oui, oui, disait-elle, il m’est doux de proclamer la vérité devant vous seul ; cette vérité que vous ne ferez jamais admettre à personne, moi, refusant de la répéter.

Qui parlait ? Von Karch avait l’impression que les mots jaillissaient de ses lèvres. C’était le timbre, le son de sa voix.

Et pourtant, ses mains crispées instinctivement sur sa bouche l’assurèrent qu’il ne parlait point. Cependant la voix continuait :

Vous saurez que Liesel elle-même, vous avait volé le poignard dont elle fut frappée ; qu’un faussaire à ma solde a écrit la lettre qui vous fut attribuée.

— Mensonge ! Mensonge ! hurla Von Karch affolé, menaçant de ses poings crispés l’invisible témoin.

Il piétinait, hurlait, cherchant à couvrir la voix mystérieuse.

Mais des lambeaux de phrases arrivaient aux spectateurs proclamant l’innocence de François.

Elle a simulé la folie. Vous serez seul à savoir… Seul ! J’empoisonne à jamais votre existence. Tout est payé !

— Ce n’est pas vrai ! ce n’est pas vrai !

L’espion s’arrêta court. L’ingénieur venait de prononcer :

— Un phonographe, Sire, un simple phonographe qui a enregistré mon dernier entretien avec M. le comte de Kremern.

Un rugissement couvrit la fin de la phrase. Von Karch gronde, sa fureur atteignant la démence en apprenant qu’il a été joué, qu’un appareil mécanique a enregistré ses aveux, qu’il les répétera aux juges, au public.

Ah ! le briser, détruire cette preuve : mais où est-elle ? Où est ce porte-voix maudit ?

Il s’affole, un voile rouge est sur ses yeux. Soudain, il bondit comme un insensé. Il arrache le revolver attaché au ceinturon d’un des matelots qui ont suivi les officiers.

Il tend le bras armé vers Édith, grimaçant, horrible, effrayant, il hurle :

— Tu pleureras au moins ta fiancée !

Deux détonations éclatent coup sur coup. Un double cri d’agonie y répond : Margarèthe, qui s’est précipitée au-devant d’Édith ; l’espion, qui a tourné l’arme contre lui-même, s’abattent sur le sol avec un double râle.

Et tandis que Margarèthe expirante, murmure dans un suprême soupir à Péterpaul agenouillé auprès d’elle :

— Je meurs heureuse… pour elle, pour vous !

L’Empereur qui s’est dressé, blêmi par la brutalité du crime accompli, fait un pas vers François, qui dans ses bras crispés étreint Édith, sa fiancée définitivement reconquise, et d’une voix où frissonne l’émotion, il dit :

— Monsieur François de l’Étoile, l’Empereur se sent solidaire des crimes de ses sujets. L’Empereur apportera en personne son témoignage à votre réhabilitation.