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L’Abbaye de Northanger/2

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Traduction par Mme Hyacinthe de Ferrières.
Pigorau (1, 2, 3.p. 15-32).



CHAPITRE II


Notre héroïne va être lancée dans un monde qui lui est inconnu : elle a dix-huit ans, son caractère est doux, son cœur bienveillant, ses manières obligeantes et franches ; elle n’a plus cet embarras ordinaire aux jeunes personnes élevées à la campagne ; cette niaiserie qu’elles conservent presque toujours a disparu ; Catherine peut plaire ; son ensemble est agréable, son esprit a acquis de la justesse et son humeur de l’amabilité.

Aux approches du départ, sans doute que les anxiétés maternelles vont agiter Mistriss Morland ; mille pressentimens funestes vont la tourmenter ; cette cruelle séparation va oppresser son cœur sensible ; pendant les derniers jours, un déluge de larmes inondera ses yeux ; sans doute qu’elle prodiguera les avis pour prémunir sa fille chérie contre les séductions, qui ne manqueront pas de l’environner, et aussi contre les piéges qui de toutes parts vont être tendus à son innocence. Elle la préviendra contre cette foule de jeunes seigneurs, dont la principale occupation est d’inspirer de l’amour aux jeunes beautés, de les enlever, de fuir avec elles en des pays lointains. Que ne devra-t-elle pas craindre enfin pour sa tendre fille ? que ne devra-t-elle pas lui dire, enfermée avec elle dans le cabinet le plus isolé de son appartement ?……………

Mais la bonne Mistriss Morland n’a point de cabinet isolé ; elle n’a jamais connu ni lords, ni baronnets ; jamais elle n’a entendu parler de leurs mœurs ; elle n’a point lu de romans, et n’a pas la plus légère notion des dangers qu’une jeune personne peut courir dans le monde. Sa prudence ne lui suggéra donc point d’autre recommandation à faire à sa fille, que celle de s’envelopper dans son schall, quand elle sortirait le matin et le soir, afin de se préserver des rhumes, et des maux de gorge ; d’inscrire soigneusement sa dépense : elle lui donna un petit registre à cet usage.

Sally, ou plutôt Sarah, (car elle entrait, dans l’âge où les jeunes personnes cessent d’être appelées par le diminutif de leur nom) Sarah, dis-je, étant la meilleure, ou même la seule amie de sa sœur, doit aussi être sa confidente intime, et la dépositaire de ses plus secrets sentimens. Cependant Sarah ne lui demandera ni lettre à chaque courrier, ni le détail de la personne et du caractère de toutes les nouvelles connaissances qu’elle doit faire, ni la relation de tout ce qu’elle doit voir et entendre à Bath : elle se bornera à la prier de lui donner quelquefois de ses nouvelles.

Toutes les choses enfin, relatives à cet important voyage seront, de la part des Morland, simplement et sérieusement disposées…

L’émotion, causée par cette première séparation, sera touchante ; mais sans éclats déchirans, M. Morland, au moment du départ de sa fille, ne lui donnera pas un crédit illimité sur son banquier ; il ne lui mettra pas dans la main, en la lui serrant avec expression, quelques cents livres sterling, en billets de banque, ou en or ; il lui donnera simplement dix guinées, en lui recommandant de les ménager ; ajoutant toutefois que, si elles étaient insuffisantes, il lui en enverrait d’autres.

Tels furent, en effet, les auspices sous lesquels le voyage commença. Il se fit doucement, tranquillement, et sans aucun accident : les voyageurs ne furent assaillis ni par des orages, ni par des voleurs : ils n’eurent d’autre inquiétude que celle que Mistriss Allen éprouva pendant une demi-journée, croyant avoir oublié dans une auberge sa pelisse, qui heureusement se trouva le soir dans un des coffres de la voiture.

En approchant de Bath, Catherine était ravie ; elle regardait avec avidité tout ce qui s’offrait à sa vue ; elle admirait la beauté des campagnes qui entourent ce lieu : entrée dans la ville, les bâtimens qui étaient sur son passage, les rues mêmes qu’elle traversait, tout enfin était l’objet de son admiration et de son enchantement. On prit un logement convenable dans Pulteney-street.

Avant d’aller plus loin, nous croyons devoir donner sur Mistriss Allen quelques détails nécessaires pour que nos lecteurs fassent connaissance avec elle, et jugent comment à l’avenir, si cela arrive, elle aura occasionné les malheurs qui viendront probablement assaillir notre héroïne, malheurs causés soit par imprudence, soit par ignorance, soit par jalousie, soit en interceptant des lettres, soit en ruinant la réputation de celle qu’elle aura reçue dans sa maison, soit enfin en l’expulsant ; tous événemens indispensables…

Mistriss Allen, était de ces femmes qui ne peuvent jamais faire naître d’autre sentiment que celui de l’étonnement qu’il se soit trouvé dans le monde un homme capable de l’aimer assez pour l’épouser. Elle manquait de beauté, d’agrémens, et d’esprit : son air était assez doux, et extrêmement calme ; elle avait de l’indolence dans les manières, de la puérilité dans la conversation ; tels étaient les charmes qui avaient entraîné M. Allen qui cependant ne manquait ni de bon-sens, ni de tact.

Sous certains rapports, elle était excellente pour introduire une jeune personne dans le monde : elle aimait à tout voir, elle aimait à être vue : la parure était sa passion ; elle en parlait sans cesse. Quatre jours passés avec elle suffirent à Catherine pour être parfaitement instruite de ce qui concernait les modes, de l’attention qu’il fallait apporter au choix d’un chapeau, à la forme d’une robe, enfin pour faire l’acquisition de tous ces objets de parure.

Ainsi elles se trouvèrent disposées à faire leur entrée dans le grand salon de l’établissement de Bath. Catherine se para ; sa toilette fut examinée dans le plus grand détail par Mistriss Allen, et par sa femme de chambre, elles la trouvèrent parfaite ; ce jugement pouvait faire espérer à Catherine de ne pas être l’objet de la critique ; quant aux éloges, elle était trop simple pour en rechercher ; et si elle trouvait quelque fois du plaisir à les recevoir, elle ne cherchait jamais à les exciter.

Mistriss Allen mit plus de tems à sa parure, et prit beaucoup de précautions pour se rendre ridicule. Elle se procura en outre l’avantage d’arriver fort tard au salon, l’agrément d’être pressée, d’être foulée en tous sens par la nombreuse et bruyante société qui était rassemblée depuis plusieurs heures. Quant à M. Allen, il sut se glisser jusqu’à la salle de jeu, et laissa ses dames se tirer d’affaire.

Que de soins ne fallut-il pas alors pour pénétrer ! Mistriss devait diriger sa pupille ; plus encore, ne fallait-il pas préserver une robe neuve du danger éminent d’être froissée : rompre un groupe d’hommes qui obstruaient la porte n’était que le premier de leurs travaux ; Catherine se tenait pressée près de sa conductrice, elle avait pris son bras, elle n’osait le quitter au milieu des flots ondoyans de la multitude, et arrivait enfin dans la première pièce de l’établissement, mais bien pour y rencontrer un encombrement plus considérable, et non ces délices qu’elle espérait goûter.

Elle s’était figuré trouver une place commode ; elle croyait jouir du plaisir de voir danser, et ce n’était qu’avec des peines inouïes qu’elle devait arriver jusqu’à l’extrémité de la salle, qu’elle devait y trouver un simple banc, surnommé banquette, placé sur un lieu élevé, d’où elle pourrait apprécier la difficulté vaincue d’un passage hardi effectué au milieu d’une foule toujours croissante, et jouir du plaisir d’être vue comme elle aurait celui de voir.

Arrivée à cette banquette Catherine pensa qu’elle était au bal ; elle put distinguer quelques masses de danseurs, et sentit elle-même le désir de se mêler aux quadrilles. Mais nouvel inconvénient ! Entre mille cavaliers aucun ne se présentait pour être son partener. Mistriss Allen lui disait, dans cette circonstance : « Ô ma chère, que je voudrais vous voir danser ! » Là se bornait son pouvoir, et le même souhait se répétait à chaque nouvelle danse avec tant de monotonie et si peu d’effet, que Catherine ennuyée d’entendre toujours la même chose, n’eut d’autre parti à prendre que celui de cesser d’écouter et de répondre.

Il ne lui était pas donné de pouvoir jouir long-tems sur cette banquette, si laborieusement conquise, d’une tranquillité parfaite. L’heure de prendre le thé vient d’arriver. Un mouvement nouveau s’annonce et porte vers une autre salle toute l’assemblée : nos dames sont encore une fois pressées de toutes parts ; elles sont portées plutôt qu’elles ne marchent… Les peines confiées deviennent plus douces. Mais là pas un voisin, pas un ami, avec lequel on puisse s’entretenir des souffrances que l’on endure dans cette réunion de plaisirs ; changement continuel de voisin équivaut à un délaissement complet.

Quelle contenance garderont-elles dans la salle du thé ? Leur isolement est complet ; M. Allen ne revient pas ; elles n’ont pas une personne, pas un seul gentleman qui vienne leur offrir ses soins. Que faire ? où se mettre ?… Il faut se résoudre, après avoir long-tems regardé de tous côtés, à prendre les places qui restent au bout d’une longue table déjà occupée.

Elles étaient bien embarrassées de leur personne, et ne savaient que dire.

Mistriss Allen, prenant enfin la parole, se félicita beaucoup d’avoir préservé sa robe de tous les accidens dont elle avait été menacée depuis leur arrivée. « Il serait très-fâcheux qu’elle eût été déchirée, n’est-il pas vrai, dit-elle. Cette mousseline est si fine ! Je puis vous assurer que je n’en ai pas vu de semblable dans toute la salle. — Combien il est désagréable, murmurait à demi-voix Catherine, de n’avoir pas une seule connaissance ! — Oui, ma chère, répondait Mistriss Allen de l’air le plus calme, très-désagréable en vérité. — À la manière dont ces dames nous regardent, je crains que nous n’ayons commis une inconvenance, en venant nous asseoir à leur table, ou qu’elles ne pensent que nous voulons indiscrètement nous mêler à leur société. — Je suis vraiment fort embarrassée ; que n’avons-nous ici quelques amis ! — Si nous en appercevions, nous irions bien vîte les joindre. — Assurément, ma chère. Les Skinners étaient ici l’année dernière. Je voudrais les y voir aujourd’hui. — Ne ferions-nous pas mieux, Mistriss, de nous retirer ? Vous voyez que nous ne pouvons prendre ici, ni thé, ni autre chose, n’ayant personne pour nous en présenter. — Cela est vrai et bien fâcheux ; cependant, en considérant la foule qu’il nous faudrait traverser, je crois qu’il vaut mieux rester où nous sommes ; mais, ma chère, jettez un coup d’œil sur ma coiffure, j’ai été tellement pressée, que je crains qu’elle ne soit dérangée. — Elle ne l’est nullement… Est-il donc possible, chère Mistriss Allen, que dans cette nombreuse assemblée vous ne connaissiez personne ? J’ai peine à me le persuader. — Je vous assure cependant que cela est. Voyez donc quelle singulière femme ! Que sa robe est affreuse et antique ! Examinez sa tournure.

Après un tems assez long, un de leurs voisins leur offrit enfin une tasse de thé : elles l’acceptèrent avec reconnaissance. Cette occasion leur permit d’échanger quelques mots de conversation, et ce fut la seule qu’elles eurent dans toute la soirée avec des étrangers.

M. Allen vint enfin les rejoindre. Eh bien, Miss Morland, lui dit-il, j’espère que vous trouvez le bal agréable, que vous vous amusez bien ? — Bien en vérité, répondit-elle, en s’efforçant d’arrêter un long bâillement. — J’aurais désiré, dit Mistriss Allen, qu’elle eût eu un cavalier ; je voudrais que les Skinners fussent venus ici cette année, plutôt que l’année dernière. — Si les Parry eussent exécuté le projet qu’ils avaient formé, elle aurait pu danser avec Georges Parry. — Cela ira mieux une autre fois, dit M. Allen.

Quand le bal recommença, une partie de la compagnie quitta l’assemblée ; on fut plus à l’aise, on put se promener autour de la salle ; ce moment était favorable à une jeune personne qui n’avait encore été pour rien dans aucuns des événemens de la soirée : alors elle devait être vue, remarquée, admirée ; Miss Morland se trouva en effet dans le cas d’être aperçue par plusieurs jeunes gens ; mais il n’y en eut pas qui s’arrêtèrent pour la considérer ; il n’y en eut pas qui parurent éblouis de ses charmes ; on n’en vit pas courir dans toutes les salles, demandant à tout le monde le nom de cette ravissante inconnue ; personne ne s’écria qu’elle était une divinité. Catherine pourtant n’était pas mal ; et si ces mêmes personnes l’eussent vue trois ans auparavant, elles eussent trouvé par comparaison que maintenant elle était charmante.

Une fois, et une fois seulement, elle entendit deux gentlemans qui disaient près d’elle : « cette jeune personne est assez jolie. » Ce peu de paroles dut produire son effet sur elle, lui rendre dès ce moment la soirée agréable, satisfaire sa modeste vanité ; elle dut se tenir plus obligée à ces deux jeunes gens, pour ces simples mots, qu’une beauté de roman, ou romanesque ne l’eût été à un adorateur, pour dix pages de vers composés en son honneur et capables de faire connaître, au monde entier, le pouvoir de ses charmes. Elle dut probablement arriver à ce résultat de quitter le bal contente d’elle-même et satisfaite de toute l’assemblée.