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L’Abbaye de Northanger/23

La bibliothèque libre.
Traduction par Mme Hyacinthe de Ferrières.
Pigorau (1, 2, 3.p. 13-43).



CHAPITRE II.


La femme de chambre en ouvrant les volets de l’appartement de Catherine, à huit heures du matin, l’éveilla en sursaut. Celle-ci ne concevait pas qu’elle eût pu dormir. Cependant son feu brûlait déjà, un ciel serein avait succédé à l’orage de la nuit. Sa première pensée fut pour son manuscrit. Aussitôt que la femme de chambre fut sortie, elle s’élança hors de son lit, et s’empressa de réunir les feuilles éparses qui s’étaient détachées du rouleau, lorsqu’il était tombé à terre, puis elle se remit au lit pour lire tout à son aise cet intéressant manuscrit. Elle s’aperçut d’abord que celui-ci n’était pas du même genre que ceux dont elle avait vu la description dans les romans. Le rouleau paraissait n’être composé que de petites feuilles détachées dont quelques-unes étaient légèrement réunies, et elles n’étaient pas en aussi grand nombre qu’elle l’avait cru la veille.

Elle porta vivement ses regards sur la première feuille. Elle fut frappée de surprise, elle s’arrêta, ne pouvant croire qu’il fût possible d’y trouver ce qu’elle voyait. Ses yeux la trompaient sans doute. Un mémoire de linge, en caractères modernes et grossièrement tracés, voilà ce qui remplissait cette feuille. Si elle est réduite à en croire l’évidence ; elle est forcée de reconnaître que c’est le mémoire d’une blanchisseuse qu’elle tient à la main. Elle saisit une autre feuille, elle y trouve les mêmes articles à quelques variations près. Une troisième, une quatrième, une cinquième ne lui offrent plus la même chose ; un inventaire de chemises, de bas, de cravates et de bonnets s’y trouvait inscrit dans le plus grand détail. Deux autres feuilles, toujours écrites par la même main, portaient des articles non moins intéressans, de la poudre, des cordons de souliers, des boutons, etc… La plus grande feuille, celle qui enveloppait toutes les autres contenait la recette d’un cataplasme de chataignes, ensuite le nécessaire d’un maréchal. Telle était la collection des écrits précieux, laissés sans doute par la négligence de quelque servante dans le lieu où ils se trouvaient, et qui, pendant une grande partie de la nuit, avaient causé tant de trouble et d’impatience à Catherine.

À cette découverte, elle fut cruellement humiliée. Comment l’aventure du coffre ne l’avait-elle pas rendue plus sage ? La partie qu’elle en apercevait de son lit, semblait s’élever contr’elle pour lui faire des reproches ; elle se cachait les yeux. Maintenant rien ne lui paraissait plus absurde que de se livrer, comme elle l’avait fait, à son imagination, que de supposer qu’un manuscrit fut placé depuis plusieurs années dans une chambre si moderne ; qu’il y fût resté inconnu ; qu’elle eût été la première assez habile pour ouvrir un cabinet auquel tenait la clef. Combien elle s’était elle-même abusée ! Fasse le ciel que Henri ne sache rien de cette sottise ! Elle en rejetait toutefois en grande partie la faute sur lui. Si ce cabinet n’eût pas autant ressemblé à celui dont il lui avait fait la description, aurait-elle jamais eu la curiosité de l’ouvrir ? Elle n’avait d’autre excuse à se donner à elle-même.

Empressée de faire disparaître ces honteux témoignages de sa folie, elle rassembla ces odieux papiers épars sur son lit, se leva de suite et les arrangea autant qu’il lui fut possible, de la même manière et dans la même forme qu’elle les avait trouvés, et les replaça dans le même endroit où elle les avait pris, avec le souhait bien sincère qu’aucun méchant événement ne les représentât jamais à ses yeux.

Elle ne concevait pas comment elle avait d’abord eu autant de peines à ouvrir une serrure qu’elle faisait maintenant jouer si facilement ; sans doute il y avait là quelque chose de mystérieux. Pendant une demi-minute l’idée que la clef pouvait être enchantée lui passa par la tête ; mais elle en rougit jusqu’au blanc des yeux.

Aussitôt qu’elle fut prête, elle sortit de sa chambre, où sa conduite lui faisait faire tant de réflexions humiliantes ; de-là elle se rendit à la salle du déjeûner, d’après l’invitation que Miss Tilney lui avait faite la veille.

Henri y était seul ; il lui demanda si le mauvais tems de la nuit ne l’avait pas empêchée de dormir, si le bruit du vent qui s’engouffrait dans ce grand bâtiment ne l’avait pas incommodée. Cette simple question la troubla. Elle redoutait par-dessus tout de lui faire naître le moindre soupçon sur la faiblesse qu’elle avait eue ; néanmoins elle se vit forcée d’avouer que le vent l’avait souvent éveillée ; mais, dit-elle, tempête et insomnie ne sont rien quand elles sont passées, nous avons une matinée charmante ; puis, pour éloigner totalement ce redoutable sujet, elle ajouta : quelles belles jacinthes vous avez là : j’ai depuis peu appris à les aimer.

— Comment l’avez-vous appris ? Est-ce par hasard ou par réflexion ?

— C’est de votre sœur que je tiens ce goût ; je ne puis dire comment elle me l’a donné. Chaque année Miss Allen prenait beaucoup de peine pour me l’inspirer, mais c’était inutilement ; il ne m’est venu que depuis peu en Milsom-street ; je suis naturellement fort indifférente pour les fleurs.

— En voilà déjà une que vous aimez maintenant ; c’est pour vous une source nouvelle de jouissances. Autant que possible il faut saisir toutes celles qui peuvent ajouter au bonheur. D’ailleurs le goût des fleurs convient à votre sexe ; c’est un moyen de vous obliger à prendre plus fréquemment un exercice salutaire. Quoique votre goût se borne aux jacinthes, il pourra développer en vous un sentiment qui vous fera parvenir à aimer jusqu’à la rose.

— Je n’ai pas besoin de ce motif pour sortir et prendre de l’exercice. Le plaisir de la promenade, celui de respirer un air vif me suffisent pour cela. Quand il fait beau, je suis dehors plus de la moitié de la journée ; maman dit que je ne reste jamais en place.

— C’est bien ; je vois avec plaisir votre goût pour les jacinthes ; vous l’avez contracté subitement sur ce que vous a dit ma sœur ; cela montre en vous une docilité, qui est une qualité bien précieuse pour une jeune personne, et de plus le désir d’apprendre, autre qualité non moins essentielle. Mais, trouvez-vous en ma sœur celle qu’il faut pour bien vous instruire ?

Catherine ne savait guères que répondre ; elle fut tirée d’embarras à tems par l’arrivée du Général, dont l’air gracieux annonçait la bonne humeur. Malheureusement il ne sympathisait pas beaucoup avec les autres ; aussi sa bonne humeur ne se transmit-elle pas à la société.

La beauté des porcelaines que l’on servit au déjeûner frappa Catherine. Elle en fit la remarque ; comme elles étaient du choix du Général, il fut enchanté qu’elle fît ainsi l’éloge de son goût. Il convint qu’elles étaient belles, quoique simples et de fabriques anglaises ; il dit qu’il pensait qu’on devait encourager les manufactures de son pays ; que quant à lui, son goût était aussi agréablement flatté, lorsqu’il buvait du thé dans une tasse d’argile de Stafford-shire, que s’il le prenait dans une tasse de porcelaine de Dresde ou de Sèvres. Que pour sa porcelaine, c’était un vieux service acheté depuis deux ans ; que ce tems avait suffi pour apporter un grand perfectionnement dans ces objets de luxe, qu’il en avait vu de superbes échantillons au dernier voyage qu’il avait fait à la ville ; que s’il n’avait pas été attaché au sien, il aurait été tenté d’en commander un autre ; qu’il reconnaissait à la vérité que dans quelque tems, il pourrait arriver une circonstance qui l’engagerait à en acheter un nouveau ; que toutefois ce ne serait pas pour lui. Catherine fut probablement la seule de la société qui ne comprit pas ce qu’il voulait dire.

Peu de tems après le déjeuner, Henri quitta la compagnie, pour se rendre à Woodstown où des affaires nécessitaient sa présence pour deux ou trois jours. On passa dans le vestibule pour le voir monter à cheval, et immédiatement après son départ on rentra dans la salle à manger.

Catherine s’approcha de la fenêtre, dans l’espérance de le voir encore quelque tems ; il est désagréable, dit le Général à sa fille, que votre frère ait été obligé de se rendre aujourd’hui à Woodstown. Il me semble qu’il le trouvera bien triste.

— Est-ce un joli endroit, demanda Catherine.

— Qu’en dites-vous, Éléonore ? Votre opinion sera, pour Miss Morland, préférable à la mienne ; une dame s’en rapporte plus volontiers à une autre dame qu’à un homme. Je crois cependant qu’aux yeux même les plus indifférens Woodstown n’est pas sans quelque mérite. La maison est tournée au sud-est. Il y a devant un superbe jardin potager ; de belles prairies entourent l’enclos, dont les murs ont été soigneusement construits par moi, il y a dix ans. Il formera le bénéfice de mon fils ; c’est un bien de famille, Miss Morland ; les améliorations sont toutes mon ouvrage : vous ne sauriez croire combien j’ai pris de peines pour l’entretenir en bon état. Quand la fortune de Henri devrait être bornée au revenu de ce bien, mon fils ne serait pas malheureux… Il paraîtra peut-être étrange que n’ayant que lui et deux autres enfans, j’aie cru nécessaire de lui faire embrasser un genre de vie dont les occupations à notre grand regret sont pénibles, et néanmoins nécessaires. Je n’ose me flatter que de jeunes dames soient de mon avis sur ce dernier point ; mais je suis sûr, Miss Morland que Monsieur votre père pense comme moi, et qu’il croit très-utile pour les jeunes gens qu’ils soient dans la nécessité de s’occuper. L’argent n’est rien ; ce n’est pas pour en procurer que je désire voir un état à un jeune homme ; mais pour lui apprendre à le dépenser convenablement. Vous voyez que j’en agis de même avec Frédéric. Il a à espérer une des plus belles propriétés du pays. Eh bien ! malgré cela, il a une profession.

Ces raisonnemens furent approuvés par le silence que gardèrent les jeunes personnes, attendu qu’elles n’avaient rien à leur opposer.

Il avait été question la veille au soir de faire voir à Catherine l’intérieur de la maison ; le Général qui s’en souvint, lui proposa d’être son conducteur. Elle aurait bien souhaité faire cette visite seule avec Miss Tilney ; mais la proposition était trop gracieuse pour qu’elle ne l’acceptât pas avec un empressement égal au désir qu’elle avait de connaître cette maison. Le panier à ouvrage fut promptement fermé et joyeusement placé dans le tiroir, et dans l’instant Catherine fut prête à suivre le Général, qui lui promit qu’après lui avoir fait voir la maison, il la conduirait dans les jardins et dans les bosquets ; peut-être, ajouta-t-il, serait-il plus agréable à Miss Morland de commencer par visiter l’extérieur ; le tems est beau ; dans cette saison il varie souvent. Je voudrais savoir le goût de Miss Morland : allons Éléonore, dites-moi ce qui fera le plus de plaisir à votre amie. Mais je m’en doute… Je lis dans ses yeux qu’elle préfère profiter de ce beau soleil… Cela prouve sa prudence ; l’abbaye sera toujours là : nous pourrons la voir dans tous les tems… Je vous obéis ; permettez que j’aille prendre mon chapeau, je reviens à l’instant.

Il sortit, et Catherine, avec un visage triste et d’un air d’impatience, commençait à exprimer combien il est désagréable d’avoir l’air de faire avec plaisir ce que l’on faisait malgré soi, lorsque Miss Tilney l’arrêta, en lui disant avec douceur : je crois aussi qu’il est plus sage de profiter du beau tems et de ne pas déranger les habitudes de mon père, qui va toujours se promener à cette heure du jour.

Catherine ne pénétra pas l’intention de Miss Tilney ; il lui sembla que celle-ci avait un air embarrassé, elle soupçonna un peu de mauvaise volonté de la part du Général, de ce qu’il ne lui montrait pas d’abord l’abbaye après le lui avoir proposé. N’était-il pas ridicule à lui d’être astreint de faire sa promenade si régulièrement à la même heure ? Ce n’était pas ainsi qu’en agissaient son père et M. Allen. C’était une véritable contrariété pour elle qui avait envie de voir l’abbaye et non ses dépendances. Si Henri était là, à la bonne heure ; mais sans lui comment connaîtrai-je ce qui est réellement pittoresque, ou non ? Telles étaient ses pensées ; elle n’en témoigna cependant rien et mit son chapeau avec une triste résignation.

Elle fut frappée de l’étendue de l’abbaye, qu’elle voyait pour la première fois à l’extérieur ; c’était un très-grand bâtiment carré, placé au milieu d’une vaste cour. Deux des côtés de ce carré étaient décorés d’ornemens gothiques riches et dignes d’être admirés. Du côté du nord de grands et superbes arbres, plantés depuis des siècles, étalaient le luxe d’une belle végétation, et faisaient admirer leurs nombreuses et fortes branches qui n’étaient pas encore parées de feuilles. Ils s’élevaient en forme d’amphithéâtre et garantissaient l’habitation des vents froids ; ils embellissaient le paysage. Catherine n’avait jamais rien vu de comparable. Elle en éprouva un plaisir si vif, qu’elle se livra d’elle-même à l’admiration et à l’éloge. Le Général l’écoutait avec une sorte de reconnaissance, comme s’il n’avait pas eu jusqu’alors d’opinion fixée sur Northanger et qu’il lui eût été utile de connaître celle de Catherine pour le déterminer dans ses idées.

Ils se rendirent dans le parc ; le terrain que renfermait cet enclos était si vaste que Catherine ne put apprendre sans étonnement le nombre de verges qu’il contenait. C’était bien plus que le double de tout ce que possédaient ensemble son père et M. Allen, en y comprenant même les jardins et les vergers du bénéfice. Les murs s’étendaient à perte de vue, et renfermaient dans leur enceinte divers bâtimens, des bains, des serres chaudes, des fabriques de différentes espèces et toutes utiles ; un temple était élevé au milieu. Tout cet assemblage représentait assez bien un village avec sa paroisse. Le Général jouissait de la surprise et de l’admiration de Catherine. On ne pouvait louer plus sincèrement qu’elle ne le faisait ; elle répétait sans cesse qu’elle n’avait jamais vu une aussi belle habitation. Il répondait avec une feinte modestie qu’il n’avait aucune prétention à ce sujet, que c’était sans ambition qu’il s’était plu à l’embellir, qu’il n’avait suivi que son inclination et son goût, qu’il convenait néanmoins qu’il ne croyait pas qu’il y eût une plus belle habitation dans tout le royaume ; c’était sa jouissance ; il aimait les jardins ; quoiqu’indifférent sur la qualité des alimens, il cherchait à avoir les meilleurs fruits pour ses enfans et pour ses amis. Il y a cependant aussi, disait-il, de grands inconvéniens attachés à la possession d’un jardin comme celui-là ; les plus grands soins ne sont pas toujours suffisans. Je n’ai pas eu l’année précédente un fruit qui soit venu en pleine maturité ; je suppose que M. Allen a aussi à souffrir, ainsi que moi, de ces contre-tems.

— Pas du tout, dit Catherine, M. Allen ne prend aucun soin de ses jardins, il n’y va jamais.

— Le Général dit, avec un sourire de satisfaction, qu’il voudrait pouvoir faire de même ; car il n’allait jamais dans les jardins sans être contrarié d’une manière ou d’une autre par la vue de ce qui manquait, ou de ce qu’on arrangeait.

— M. Allen a sans doute une serre ?

— M. Allen n’en a qu’une petite pour placer en hiver les plantes qu’aime Mistriss ; pour lui, il ne s’en occupe pas.

— Heureux mortel ! dit le Général avec un sourire ironique.

Ayant conduit Catherine partout, dans toutes les différentes parties du parc, le long de tous les murs, autour de tous les bouquets d’arbres, le long de tous les canaux, jusqu’à ce qu’elle fut fatiguée de regarder, d’admirer, il consentit à ce que les deux jeunes Miss reprissent le chemin de la maison, en leur demandant la permission de les laisser aller seules, parce qu’il avait à visiter des réparations qu’il faisait faire à celle de ses serres où il cultivait l’arbre à thé. Il leur eût proposé d’y aller avec lui, s’il n’eût craint que Miss Morland ne fût trop fatiguée. Quel chemin prenez-vous donc Éléonore ? Pourquoi choisissez-vous un sentier triste et sombre ? Il sera trop humide pour Miss Morland ; il vaudrait mieux traverser le parc.

— C’est ici ma promenade favorite, dit Miss Tilney, j’ai toujours trouvé que cette allée était la meilleure et la plus propre ; il est possible qu’elle soit un peu sombre.

C’était un sentier étroit et tournant, pratiqué dans la partie touffue d’un petit bois. Attirée par l’obscurité même de ce sentier, Catherine mourait d’envie de s’y engager, malgré l’avis du Général, qui voyant le désir qu’elle avait, lui fit encore, mais inutilement, quelques sages observations sur le danger auquel elle exposait sa santé. Il était trop poli pour insister, quand il vit qu’il ne gagnait rien. Il les quitta donc en leur disant que pour lui, il voulait profiter des rayons bienfaisans du soleil, qu’il les rejoindrait toutes deux plus loin. Dès qu’il se fut éloigné, Catherine se sentit tellement soulagée qu’elle s’en fit une espèce de reproche ; mais le plaisir dissipa bientôt cette légère impression, et ce fut très-gaiement et presqu’en courant qu’elle parla de la délicieuse mélancolie que ce lieu devait inspirer. J’aime particulièrement cette promenade, dit Miss Tilney, avec un soupir, parce que c’était celle que ma mère préférait.

Jusques-là Catherine n’avait jamais entendu parler dans cette famille de Mist. Tilney ; le vif intérêt que cette phrase lui inspira, devint visible dans toute sa personne, le silence dans lequel elle resta pendant quelques minutes, semblait montrer qu’elle attendait ce que pouvait ajouter son amie, qui reprit à la fin : j’étais habituée à venir ici souvent avec elle ; alors j’aimais peu ce lieu, j’y venais uniquement parce qu’elle m’y conduisait ; maintenant j’y viens parce qu’il me rappelle le souvenir de cette tendre mère. Par la même raison, pensa Catherine M. Tilney ne devrait-il pas y venir aussi, et il ne veut pas seulement y entrer !

Miss Tilney gardait le silence, Catherine se hasarda de lui dire : la mort de votre mère a été un bien grand malheur !

— Un bien grand ! chaque jour il le devient encore davantage, répondit-elle à voix basse. Je n’avais que douze ans quand il arriva, et quoique je sentisse ma perte aussi vivement qu’on pouvait le faire à cet âge, je ne connaissais pas, je ne pouvais pas connaître toute son étendue. Elle s’arrêta quelques minutes, puis reprit avec plus de fermeté : vous savez que je n’ai point de sœur ; quoique Henri ainsi que mon autre frère m’aiment beaucoup et que le premier reste avec moi le plus qu’il peut, cependant il est impossible que je ne sois pas seule souvent.

— Je sens tout ce que cette perte a de cruel pour vous.

— On est toujours avec sa mère, c’est une bonne et véritable amie ; son influence dirige notre sort.

— Était-elle bien belle ? Y a-t-il quelqu’un de ses portraits à l’abbaye ? Pourquoi aimait-elle tant ce lieu ? Qu’est-ce qui a causé sa maladie ? Telles furent les questions que Catherine fit sans interruption et presque sans réflexion. Miss Tilney répondit affirmativement aux deux premières. Sur les autres elle garda le silence. Ce qui ne fit qu’augmenter l’intérêt que Catherine ressentait déjà pour Mist. Tilney. Elle regarda comme certain que le mariage de celle-ci l’avait rendue malheureuse, que le Général avait été un mauvais mari. Il n’aimait pas la promenade qu’aimait son épouse, cela ne montrait-il pas qu’il l’aimait peu elle-même ? Quoiqu’il fût un bel homme, ne portait-il pas dans ses traits quelque chose qui semblait dire qu’il ne l’aimait pas.

Le portrait de votre mère, dit-elle, en rougissant de la multiplicité de ses questions, est sans doute dans l’appartement de votre père.

— Non il avait été fait pour être placé dans le salon ; mais mon père en a été mécontent et il n’a pas voulu qu’il y fût placé. Après la mort de ma mère, je l’ai demandé ; il m’a été accordé ; il est placé dans ma chambre à coucher, je vous le ferai voir volontiers ; il est très-bien. Autre preuve pour confirmer Catherine dans l’opinion qu’elle a prise. Un portrait bien ressemblant d’une femme morte. Et le mari ne le conserve pas !… Il faut qu’il ait été épouvantablement méchant avec elle.

Elle n’essaya pas long-tems de combattre en elle même la nature des sentimens que le Général lui inspirait ; malgré les attentions excessives qu’il montrait, ce qui n’avait d’abord été que de la crainte et de l’éloignement devenait maintenant de l’aversion : oui, de l’aversion. La cruauté qu’il avait eue pour une aussi charmante femme devait le rendre odieux. Elle avait souvent trouvé de semblables caractères dans les romans. M. Allen lui avait bien dit qu’ils étaient hors de la nature et de pure imagination ; celui du Général prouvait qu’il en existait réellement de tels.

Elle s’arrêtait à ces idées, quand elle se trouva à l’extrémité du sentier, précisément en face du Général, qui les attendait ; en dépit de sa vertueuse indignation, elle fut obligée de prendre son bras qu’il lui offrit, de l’écouter, de lui répondre, et même de sourire lorsqu’il souriait. Dans la situation où elle était, aucun des objets qui l’environnaient ne pouvaient plus lui inspirer d’intérêt ; elle sentit et elle laissa voir qu’elle était lasse.

Dès que M. Tilney s’en aperçut, il redoubla d’attentions pour elle ; il exprima les craintes qu’il avait que cette promenade n’eût été nuisible à sa santé. Il la pressa de retourner à la maison avec sa fille, promettant de les suivre dans un quart d’heure. Elles s’en allaient, lorsque, rappelant Éléonore, il lui recommanda d’attendre son retour, pour montrer à Miss Morland l’intérieur de l’abbaye. Celle-ci fut véritablement affligée de cette recommandation, qui était une seconde preuve du retard que le Général mettait à satisfaire le plus vif de ses désirs.