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L’Alliance autrichienne (Traité de 1756)/03

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L’Alliance autrichienne (Traité de 1756)
Revue des Deux Mondes4e période, tome 125 (p. 721-763).
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ÉTUDES DIPLOMATIQUES

L'ALLIANCE AUTRICHIENNE
(TRAITÉ DE 1756)

III.[1]
L’ENTREVUE DE BABIOLE

Malgré le ton hautain sur lequel étaient rédigées les notes ou plutôt les sommations que l’Angleterre avait adressées à Marie-Thérèse, l’attitude tout aussi fière prise par l’impératrice pour y répondre causait au roi George et à son cabinet plus d’inquiétude qu’ils n’en voulaient laisser paraître. Dans toutes les guerres précédemment soutenues contre la France, l’Angleterre, ne pouvant disposer que d’un très faible contingent de troupes de terre, avait toujours eu l’art de suppléer à cette infériorité par le concours d’une des grandes puissances du continent, ce qui lui permettait de consacrer toutes ses ressources au développement de ses forces maritimes. C’est grâce à cet appui prêté par des voisins jaloux de la grandeur française, que Guillaume III avait pu tenir tête à Louis XIV, que Marlborough avait pu vaincre à Malplaquet et à Ramillies, et que la puissance britannique, consacrée par le traité d’Utrecht, venait encore d’être plutôt confirmée qu’ébranlée par la paix d’Aix-la-Chapelle. Si l’Autriche persistait à lui refuser son concours, tout auxiliaire de ce genre allait maintenant lui faire défaut. Elle ne pouvait même compter sur l’assistance de sa plus docile et fidèle compagne, cette Hollande qui lui était attachée (suivant la vive expression de Frédéric), comme une chaloupe est amarrée à un vaisseau de guerre. L’abandon de l’Autriche condamnait la République à l’inaction, l’état obéré de ses finances lui permettant à peine de pourvoir par ses propres forces à la sécurité de son territoire. De plus, le prince de Nassau venait de mourir, et sa veuve, exerçant au nom de son jeune fils un pouvoir toujours menacé, devait se maintenir dans une stricte neutralité sous peine de fournir de spécieux prétextes à l’opposition des adversaires du stathoudérat qui gardaient d’anciennes sympathies pour la France. Aussi le jour où, par un retour de vigueur (qu’avec le tempérament français on pouvait craindre même du conseil débile de Louis XV), une armée partie de Lille ou de Cambrai viendrait à franchir la frontière de Flandre, elle ne devait rencontrer aucune résistance sérieuse ; et la fameuse barrière, élevée contre l’ambition des héritiers de Louis XIV, serait emportée au premier assaut. Ce n’étaient pas quelques milliers de Hessois, achetés à grands frais et toujours prêts à se laisser mettre à l’enchère, qui entreprendraient de la défendre. Trente mille Russes dussent-ils même arriver à la rescousse, il était douteux qu’ils pussent traverser l’Allemagne en paix, et certain qu’ils ne paraîtraient jamais à temps ni sur le Rhin ni sur la Meuse.

Encore n’était-on pas sûr que les subsides nécessaires pour se procurer un secours si chèrement payé et si insuffisant fussent accordés sans difficulté par le Parlement. L’opinion régnante à Londres, — dominée par les préoccupations et les espérances de la lutte commerciale et maritime, — voyait avec une répugnance croissante tous les sacrifices faits pour des intérêts d’un autre ordre dont des politiques seuls appréciaient toute l’importance. Dans les comptoirs, dans les tavernes de la cité, comme dans les couloirs de la Chambre des communes, on se plaisait plus que jamais à croire, et même à redire assez haut, que tout soldat envoyé et tout écu dépensé sur le continent n’avait d’autre destination que de servir la prédilection de l’électeur de Hanovre pour son patrimoine germanique. Cette complaisance témoignée à une fantaisie royale aux dépens de la vraie cause de la nation avait déjà été, on le sait, pendant toute la durée de la dernière guerre, le thème constamment exploité par l’opposition parlementaire. Il fallait s’attendre qu’au moment où on apercevait à l’horizon la menace de charges nouvelles et indéfinies, l’attaque serait reprise avec un redoublement de vivacité et un surcroît de violence. « On vient de découvrir, écrivait plaisamment Horace Walpole (oubliant que le ministre son père avait été en butte précisément aux mêmes reproches), qu’il y a en Angleterre un pays appelé le Hanovre, qui est constamment exposé aux incursions des Français et des Prussiens (on appelle Prussiens un corps de hussards qui fait partie de l’armée française), et il a été jugé nécessaire de prendre en solde des Hessois, des Russes et autres gens habitant dans le voisinage de cette partie de la Grande-Bretagne, afin de préserver cette contrée de toute attaque. La convenance d’une mesure de ce genre est facile à comprendre. Il y a pourtant des personnes qui ne peuvent se défaire des préjugés de leur éducation, et qui, attachées à l’ancienne géographie, ne veulent pas croire qu’il y ait une province de Hanovre en Angleterre, et, ne trouvant pas cette contrée sur la carte, pensent que l’Angleterre n’avait aucun besoin de ces mercenaires : entre autres un certain William Pitt, contestant absolument cette nouvelle géographie, a déclaré qu’il s’opposerait de toutes ses forces à ce genre de traité. »

Effectivement, le célèbre Pitt sortait à ce moment même du conseil où, très gêné qu’il était par l’antipathie que le roi éprouvait pour sa personne, il n’occupait qu’un office secondaire : et il annonçait que, dès que les conventions relatives aux subsides de la Hesse et de la Russie seraient apportées au Parlement, il profiterait de sa liberté pour les écraser des foudres de son éloquence. Il entraînait avec lui dans sa retraite le chancelier de l’Echiquier, qui refusait de mettre sa signature aux bills qu’en sa qualité de ministre des finances il aurait été chargé de présenter.

Par une singulière coïncidence, ce financier rebelle avait, pour motiver son opposition, une raison toute particulière dont il ne faisait probablement pas mystère : car c’était ce même sir John Legge qui, envoyé peu de temps avant la paix d’Aix-la-Chapelle en mission temporaire à Berlin, avait reçu les confidences de Frédéric. Il était revenu convaincu que ce souverain, sur lequel toute l’Allemagne avait les yeux fixés, n’aspirait au fond de l’âme qu’à se détacher de l’alliance compromettante de la France et n’attendait qu’une chose pour tendre la main à l’Angleterre : c’était d’être assuré qu’il lui serait fait bon accueil, et qu’on désarmerait la sotte rancune dont il était l’objet de la part de son oncle. Dès lors pourquoi acheter à grands frais des mercenaires d’une fidélité toujours douteuse, quand il suffisait de ne pas s’entêter dans une hostilité sans motifs pour acquérir un soutien puissant avec lequel (fallût-il aussi le payer) on aurait au moins le prix de ses sacrifices ? C’était l’avis de tous les gens sensés jusque dans l’entourage du roi, et peut-être même eût-ce été l’avis aussi du premier ministre si, n’ayant d’autre soutien que la faveur royale, il n’eût craint de l’exprimer tout haut. « C’est la Prusse, — écrivait un diplomate expérimenté, que le cabinet du duc de Newcastle comptait parmi ses meilleurs amis, — qui tient aujourd’hui la balance de l’Europe : nous pouvons regretter, mais nous ne pouvons empêcher qu’il en soit ainsi ; et s’il était possible de surmonter une haine et une rancune invétérées, et d’arriver par degrés à cimenter une solide alliance et même une amitié intime entre Sa Majesté et ce prince (ce que nous n’avons jamais essayé, ni, je le crains, même désiré) nous élèverions ainsi contre la plus formidable ambition qui menace la liberté de l’Europe (dont la nôtre dépend) un boulevard plus solide que celui qu’aucune alliance pourrait nous fournir, et Sa Majesté serait à l’abri de toute crainte.[2] »

Contrairement à ce qu’on aurait pu attendre, cet attachement extrême de George II à ses possessions germaniques, objet de si vives censures, fut précisément ce qui lui fit enfin ouvrir l’oreille aux sages avis qu’il avait jusque-là repoussés. Malgré tout le prix que la politique anglaise avait toujours attaché à l’indépendance des Pays-Bas, malgré tout le sang anglais versé pour la défendre, le danger certain auquel ce précieux intérêt allait être exposé n’aurait peut-être pas suffi pour l’émouvoir. Mais quel serait le sort du Hanovre si, l’Autriche devenue indifférente, la Prusse restait hostile ? Qui garantirait le cher électorat soit contre une pointe hardiment poussée par une armée française à travers l’Allemagne, soit contre une attaque portée à l’improviste par le puissant voisin qui n’avait qu’à étendre le bras pour frapper un coup mortel ? Entre une crainte et une rancune également indignes d’une âme royale, George hésita longtemps, mais enfin, la prudence faisant taire la haine, il se décida à autoriser ses ministres à faire une ouverture indirecte au roi de Prusse pour obtenir de lui la promesse de son appui ou, tout au moins, de sa neutralité.

L’intermédiaire chargé de sonder le terrain se trouva naturellement désigné : ce fut un parent commun des deux souverains, le duc de Brunswick-Wolfenbuttel, appartenant à la maison électorale qui occupait le trône d’Angleterre et mari d’une sœur du roi de Prusse. On avait fait espérer à ce prince qu’une de ses filles pourrait être recherchée en mariage par le jeune prince de Galles, petit-fils de George II et devenu, depuis la mort de son père, l’héritier direct de la couronne. Le duc était naturellement ébloui par la perspective d’une si haute alliance : un scrupule pourtant le retenait et l’empêchait d’entrer, sans quelque embarras, dans ce projet flatteur. Il était du nombre des petits princes allemands, cliens du roi de Prusse, que, sur la demande instante de leur protecteur, la France avait pris à sa solde et qui, en échange, lui avaient promis leurs suffrages à la Diète et leur concours éventuel en cas qu’une nouvelle lutte fût engagée dans l’Empire. Il touchait, en cette qualité, une rente dont chaque semestre était payé par la légation française à Berlin, et le traité qui en avait réglé le montant et les échéances n’expirait que dans les derniers mois de l’année courante. Obligé qu’il était ainsi envers la France, pouvait-il, à la veille d’une guerre prête à éclater, entrer avec son ennemie dans une si étroite intimité de famille ? Puis l’honneur n’était pas la seule chose à considérer, il y avait aussi des intérêts d’un autre ordre à ménager. Le subside qu’il perdrait ainsi à coup sûr du côté de Versailles, le lui rendrait-on à Londres ? Enfin si le projet venait à ne pas se réaliser, la France, qui ne pouvait manquer d’en avoir connaissance, consentirait-elle ensuite à continuer et à renouveler ses largesses ?

Frédéric, consulté sur ce cas de conscience, calma les inquiétudes de son parent. Personne, lui fit-il dire, ne pouvait trouver mauvais qu’il songeât avant tout au bien de sa famille ; et une fois que sa fille serait devenue princesse d’Angleterre, on trouverait également tout simple qu’il se rangeât du côté où l’appellerait son affection paternelle. On comprendrait même qu’il songeât à tirer, de la nouvelle alliance autant de profit que d’éclat, en faisant stipuler en sa faveur des avantages égaux, sinon supérieurs, à ceux auxquels il devrait renoncer. L’essentiel était seulement de ne pas prendre d’engagemens trop contraires à ceux qui le liaient encore pour quelques mois, ce qui, la guerre survenant, pourrait le mettre dans de graves embarras. Cependant, ajoutait le prudent conseiller, comme il ne faut pas rebuter les gens, si l’Angleterre exigeait que le père de sa future reine promît de lui prêter un concours armé dans le conflit qui allait s’engager, on pourrait prendre le biais de dire qu’on ne lui viendrait en aide que dans le cas assez peu probable où elle aurait à se défendre sur son propre territoire. Quant à la crainte que, le projet de mariage venant à manquer, on ne pût pas rentrer en affaires avec la France, le duc n’avait pas lieu de s’en préoccuper. La France, au contraire, instruite du prix que ses rivaux avaient mis à cette alliance, et du danger qu’elle avait couru de la perdre, ne serait que plus disposée à faire les sacrifices nécessaires pour se l’assurer, et c’est ce que, lui-même, Frédéric, ne manquerait pas de faire sentir. La consultation ainsi donnée en règle se terminait par ces mots : « Je demande avec instance que le Duc veuille bien ne pas me nommer dans tout ceci, et de faire même semblant comme s’il ne m’avait pas consulté sur cette affaire[3]. »

Les secrets de cette nature sont rarement gardés, et il n’est pas sûr que Frédéric comptât lui-même sur la discrétion de son correspondant ; quoi qu’il en soit, l’aisance avec laquelle il engageait un beau-frère, un ami, un des soutiens naturels de sa politique, à passer sans transition d’un bord à l’autre, donnait naturellement à penser qu’il ne répugnerait pas à opérer lui-même au besoin un changement de front du même genre. Ce fut la conclusion à laquelle on arriva dans un conseil tenu à Hanovre, où George s’était rendu, comme il le faisait tous les ans, au grand déplaisir de la nation britannique et de ses propres ministres. Il ne manquait pourtant jamais d’emmener avec lui quelques-uns des membres de son conseil et, cette fois, c’était le secrétaire d’Etat chargé des affaires d’Allemagne, lord Holderness, qui avait dû l’accompagner. La distance de Hanovre à Brunswick n’étant pas grande, Holderness s’y rendit en personne pour charger expressément le duc d’entrer en conversation avec son beau-frère, et celui-ci ayant craint de se compromettre par une communication purement verbale, un écrit lui fut laissé où il était dit : « Les différends survenus entre l’Angleterre et la France pourraient bien troubler le repos général de l’Europe et même porter le fléau de la guerre au sein de l’Allemagne. On a pourtant de la peine à concevoir sous quel prétexte on voudrait inquiéter un membre de l’Empire et comment on pourrait colorer une attaque sur les États allemands de Sa Majesté Britannique, en haine des mesures qu’elle s’est vue forcée de prendre pour la défense des droits et possessions de sa couronne dans le Nouveau Monde. Une attaque aussi injuste ne pourrait manquer d’être suivie de malheureuses conséquences. Sa Majesté se verrait obligée d’avoir recours aux puissances alliées, et des inondations de troupes étrangères mettraient le comble aux malheurs de l’Allemagne. Une telle calamité intéresse trop Sa Majesté le roi de Prusse pour qu’Elle pût la voir arriver avec tranquillité, et les sentimens patriotiques de ce prince sont trop bien connus pour qu’on puisse douter que, bien loin d’appuyer l’injustice d’une telle attaque, il ne fît effort auprès de ses alliés pour en prévenir les suites funestes… Ce qu’on désire de la part de Son Altesse Sérénissime (le duc de Brunswick) est qu’il tâche de disposer Sa Majesté Prussienne à se prêter aux vues patriotiques de Sa Majesté le roi de la Grande-Bretagne, pour la conservation de la paix en Allemagne et de la porter à donner une promesse formelle qu’Elle n’entreprendra rien ni directement, ni indirectement contre les États de Sa Majesté Britannique dans l’Empire, et qu’Elle ne prêtera aucun secours à la France dans le dessein qu’elle pourrait avoir contre Sa Majesté Britannique en Allemagne, et que pareillement Elle ne s’opposera pas aux mesures défensives que Sa Majesté se verrait obligée de prendre au cas d’une telle invasion et même qu’Elle préviendrait et empêcherait la France d’entreprendre rien de pareil. La réciprocité à accorder à Sa Majesté Prussienne serait facile à trouver[4]. »

Tout était à remarquer dans ce petit factum rédigé avec adresse et qui touchait Frédéric aux deux points qu’on savait lui être le plus sensibles. C’était d’abord un appel fait à ses sentimens de patriotisme germanique dont il devait rechercher d’autant plus la popularité qu’on lui reprochait d’en avoir donné peu de preuves dans la guerre précédente ; puis, la menace d’une inondation d’étrangers, dont on n’avait pas besoin de lui dire le nom, et qui ne pourraient entrer en Allemagne qu’en passant par son territoire. De plus, en commençant par lui demander seulement de ne pas s’associer aux mauvais desseins de la France, on finissait, moyennant une gradation d’idées habilement ménagée, par le presser formellement de s’y opposer lui-même. Enfin, les derniers mots, sous la forme d’une promesse de réciprocité, contenaient l’offre d’une véritable alliance à conclure moyennant échange d’avantages et de garanties mutuels.

Succédant à la mauvaise humeur de la veille, l’avance était forte, et c’était beaucoup offrir et beaucoup demander du premier coup. Frédéric jugea que c’était trop et que tant de distance ne pouvait être franchie en un jour et d’un seul pas. Sans doute, un rapprochement avec l’Angleterre était ce qu’il avait toujours désiré, mais il en attendait la proposition depuis trop longtemps pour y prendre tout de suite confiance. Trop de doute planait encore sur la durée des meilleurs sentimens auxquels son oncle paraissait revenu, et sur la nature des relations encore subsistantes entre l’Angleterre et l’Autriche dont le refroidissement, bien que visible, n’avait pas encore le caractère d’une rupture officielle et définitive. La querelle entre ces deux anciens alliés, s’il y en avait une, était-elle sérieuse ? L’habitude d’une vieille intimité ne l’emporterait-elle pas sur une susceptibilité de fraîche date ? Et si des deux parts on en revenait aux anciennes amours, quelle serait sa situation, à lui, après avoir offensé la France, en face de ses deux ennemis réconciliés peut-être sur le terrain d’une hostilité commune dont il serait l’unique objet ? Dans cette obscurité il parut prudent de s’abstenir de toute parole décisive. Par une réponse faite sur un ton affecté d’indifférence (mais dont chaque terme fut calculé avec tant de soin qu’il en existe deux textes divers dans la collection des lettres royales), Frédéric se borna à exprimer le regret de voir la paix de l’Europe en péril pour des démêlés si légers, portant sur des possessions lointaines et presque incultes, et dont le jeu ne valait pas la chandelle. Les dangers de l’Allemagne ne lui paraissaient pas tels qu’on semblait le craindre, mais pour les prévenir, il était prêt à faire l’offre de sa médiation à laquelle (si elle était acceptée des parties intéressées) on pourrait joindre celle de l’impératrice ou de telle autre puissance neutre qu’on désignerait, et on aviserait à trouver quelque expédient de nature à ménager l’honneur des deux couronnes.

Un billet confidentiel était joint à cette pièce ostensible : Frédéric y assurait son cher frère et cousin que, s’il se mêlait d’une affaire qui le touchait si peu, s’il entrait dans un chipotage dont il n’espérait rien de bon, c’était uniquement pour ne pas compromettre l’alliance désirée par sa nièce. C’est dans cette unique pensée que, bien que très décidé à ne pas faire et à ne pas se laisser extorquer la déclaration de neutralité qu’on lui demandait, il autorisait pourtant le duc à jouer le rôle d’entremetteur de manière à ne pas décourager les Hanovriens et à leur laisser bonne espérance. On serait à temps plus tard pour les amuser, en demandant des éclaircissemens et en faisant naître des difficultés. « Dans le fond, disait-il en terminant, je vois que le roi d’Angleterre a la peur bien chaude pour son électorat, et je commence à soupçonner qu’il n’est pas satisfait de la cour de Vienne, sans quoi il ne s’adresserait jamais à moi. Toute cette affaire en général est fort embarrassante, mais avec du secret, de la patience et de l’adresse, j’espère que nous nous en tirerons à notre honneur. J’embrasse ma sœur. Ayez la bonté de brûler cette lettre[5]. »

Le duc reçut ces deux épîtres avec une véritable extase d’admiration (c’est l’expression dont il se sert lui-même), et entra sur-le-champ dans la voie lumineuse qui lui était indiquée. En compagnie de la duchesse sa femme, et de ses deux filles, il ne perdit pas un moment pour se rendre à Hanovre. Là, soit qu’ils eussent compris à demi-mot où leur illustre parent en voulait venir, soit qu’ils ne craignissent pas de forcer un peu la vérité dans un intérêt qui leur était cher, le duc et la duchesse s’acquittèrent si bien de leur mission d’entremetteurs, que loin de décourager les Hanovriens, ils leur inspirèrent une juste confiance dans le succès de leur tentative. Naturellement il ne fut pas question de la médiation offerte, qui, dans l’état d’ardeur belliqueuse du public anglais ne pouvait être sincèrement discutée et fut regardée pour ce qu’elle était, comme un prétexte pour continuer la conversation. Le ministre anglais se borna à répondre qu’évidemment, puisque le roi de Prusse était encore en doute sur la justice de la cause soutenue et la nécessité des mesures de défense prises par Sa Majesté Britannique, c’est qu’il ne connaissait pas suffisamment les faits et que, dès son retour en Angleterre, on lui ferait parvenir des documens de nature à établir, au-dessus de toute contestation, de quel côté, entre les deux puissances coloniales, étaient le droit et le tort.

Cette fois, ce fut au tour de Frédéric de trouver l’attente un peu longue, et l’impatience le gagnant, il ne voulut pas, du moment que la porte était entr’ouverte, laisser le temps de la refermer. « Ayant encore pris en considération cette affaire, écrivit-il au duc de Brunswick, je veux bien m’ouvrir avec Votre Altesse, bien que dans le dernier secret, que réflexion faite, j’ai songé que mon traité d’alliance fait avec la France finira au printemps de l’année qui vient, ce qui me laisse la liberté d’agir conformément à mes intérêts et à ma convenance. Quoique je ne prendrais (sic) aucun autre engagement avant que le terme stipulé dans ce traité soit expiré, je ne désavouerais pas Votre Altesse, si Elle veut, en attendant, donner à entendre au ministère anglais (mais toujours comme d’elle-même) que, pourvu qu’on me fasse des propositions raisonnables de la part du roi d’Angleterre, on pourrait peut-être arriver au but qu’on s’était proposé relativement à la neutralité des États d’Hanovre : qu’il ne fallait pas s’attendre que je m’ouvrirais le premier, mais qu’il fallait indispensablement qu’on commençât à s’expliquer en me faisant des propositions acceptables. Je laisse à la pénétration de Votre Altesse, si Elle trouvera convenable de faire ces insinuations à Hanovre avant ou après le départ instant du roi d’Angleterre. Je la prie seulement d’en vouloir user toujours avec ce ménagement, comme si je n’étais aucunement mêlé, mais que c’était d’Elle-même et sur des avis particuliers qu’Elle avait eus à mon sujet, et qu’Elle avait cru hasarder ces insinuations au ministre anglais en forme de bon conseil qu’Elle lui donnait[6]. »

Tout ce manège, dont ceux mêmes qui en avaient la confidence n’étaient pas dupes, ne pouvait échapper à l’œil soupçonneux d’un observateur attentif qui était présent et naturellement en éveil. Ce n’était autre que le ministre autrichien à Londres, le comte Colloredo, qui, très contrarié de la mésintelligence survenue malgré lui et contrairement à tous ses désirs entre sa cour et celle de Londres, était venu tout exprès à Hanovre, à la suite du roi, afin d’en suivre et d’en atténuer s’il était encore possible les conséquences. Pour s’apercevoir que quelque chose se tramait à son insu, il lui aurait suffi de l’attitude embarrassée et énigmatique du ministre hanovrien, qui jusque-là s’était montré en toute circonstance dévoué à la politique autrichienne. Mais ce qui acheva de le mettre en garde, ce fut la remarque qu’il fit qu’à son arrivée tout te monde à Hanovre paraissait en proie à une vive inquiétude, comme si on eût été à la veille d’une invasion imminente. Depuis l’arrivée du duc de Brunswick, au contraire, et surtout à la suite des entretiens de la duchesse, propre sœur du roi de Prusse, ce trouble avait fait place à une sécurité parfaite, dont l’expression se peignait sur tous les visages. Naturellement, c’étaient là autant d’indices dont il ne pouvait manquer de donner avis à sa cour, en ajoutant que, d’après l’accueil fait à des voyageurs qui passaient pour amis de Frédéric et qui étaient jusque-là assez mal accueillis, il ne pouvait méconnaître qu’on était disposé à cajoler et à caresser tout ce qui venait de Berlin[7].

Quand ces avertissemens d’une nature peu rassurante arrivèrent à Vienne, tout dans l’entourage impérial était déjà en émoi. La simple indication d’une entente possible entre la Prusse et l’Angleterre, — bien que faite, on l’a vu, dans la dernière communication anglaise en termes encore assez vagues, — avait suffi pour jeter la confusion dans tous les esprits. Conférences sur conférences se succédaient pour déterminer l’attitude à prendre en face de cette réconciliation suspecte entre un ami et un ennemi de la veille. A première vue, il semblait que les intentions pacifiques prêtées au roi de Prusse devant enlever à l’Autriche tout sujet d’inquiétude en Allemagne, lui laissaient par là la libre disposition de ses troupes, et lui permettaient d’envoyer dans les Pays-Bas, sans péril pour elle-même, le contingent réclamé par l’Angleterre. C’était l’avis que développait le ministre anglais Keith avec une confiance qui paraissait assez bien justifiée ; mais de la réflexion naissait une impression tout opposée : car au fond, et à y regarder de près, qu’était-ce que cette neutralité annoncée ? A quoi et à qui Frédéric, en la promettant, s’obligeait-il à l’appliquer ? S’engagerait-il seulement à ne pas laisser étendre à l’Allemagne la conséquence des démêlés qui mettaient aux prises sur la mer les puissances coloniales ? Ou bien fallait-il comprendre qu’aucune suite ne serait plus donnée par lui aux différends particuliers qui pouvaient naître sur tant de points encore disputés et aux contestations de frontières sans cesse renaissantes entre les anciens maîtres et le nouveau possesseur de la Silésie ? Si la neutralité n’avait pas cette généralité (et il était difficile de lui supposer une telle étendue), elle était manifestement illusoire, car les troupes impériales ne seraient pas plutôt parties pour des régions d’où il serait difficile de les faire revenir que, sur un prétexte qui ne manquait jamais, ou même sans qu’on prît la peine d’en chercher un, une armée prussienne pourrait apparaître en armes sur le territoire autrichien désarmé et dégarni. En admettant qu’une menace de ce genre ne fût pas immédiatement à craindre, était-il prudent à l’Autriche d’aller au loin courir une aventure dont elle reviendrait (fût-elle même servie par la fortune) épuisée d’hommes et d’argent, tandis que son rival, tranquille dans un état d’observation et d’attente, emploierait ce temps de repos à remplir ses caisses, à fortifier ses troupes et à se préparer tout à l’aise pour une lutte tôt ou tard inévitable, dont il resterait maître de fixer à son gré le jour et l’heure ? Entendue ainsi (et elle ne pouvait l’être autrement) la neutralité prussienne était, pour l’Autriche, une véritable duperie, qui n’assurait même pas la sécurité du présent, et aggravait toutes les mauvaises chances de l’avenir.

Ces considérations parurent si sérieuses qu’elles agirent sur l’esprit même de ceux qui, dans les conseils précédens, avaient paru le plus effrayés d’encourir le mécontentement de l’Angleterre. D’un commun aveu, il fut reconnu que du moment où la Prusse, en se tenant à l’écart, se mettait à l’abri de toutes les chances de la guerre, c’était une raison de plus pour suivre son exemple et opposer neutralité à neutralité, afin que le premier qui serait tenté d’en sortir trouvât l’autre en face de lui en armes et en forces égales. Dût-on, par cette abstention, laisser les Pays-Bas à la discrétion d’une invasion française, le salut de l’empire passait avant toute autre considération et le tout ne devait pas être sacrifié à la partie. L’empereur lui-même, bien que se séparant à regret du vieux système auquel il croyait devoir le trône, se rangea, tout en soupirant, à l’avis général. La conclusion, pour paraître nécessaire, n’en était pas moins douloureuse, et chacun allait se séparer avec un grand fonds de malaise et d’inquiétude. On sentait que l’Autriche restait dans une inaction humiliante et exposée, déjà presque résignée, à se voir dépouiller d’un lambeau de plus de l’héritage de Charles-Quint. Ce fut alors que le chancelier d’État, qui avait pris peu de part au débat, mais n’avait pourtant pas combattu la résolution commune, demanda qu’on lui accordât une conférence nouvelle, parce qu’il se croirait, dit-il, coupable d’un crime d’Etat si, dans une occasion si grave, il négligeait de soumettre à Leurs Majestés Impériales même la moindre des considérations qui fût digne de leur attention. En réalité, l’heure lui paraissait venue de parler à des esprits enfin disposés à l’entendre[8].

Nous n’avons malheureusement pas le texte des pensées dont il leur fit part, mais d’après les réflexions qu’il développa plus tard dans une sorte d’examen de conscience qu’il avait l’habitude de faire à certains momens sur les motifs de sa conduite passée, on devine aisément à quel ordre de considérations il fit appel[9].

Des deux partis qu’on mettait en balance, — s’engager dans la guerre présente, ou s’abstenir d’y prendre part, — il ne savait on vérité, dit-il, lequel lui paraissait le plus périlleux. L’un obligeait l’Autriche à se priver de ses meilleures troupes et à les envoyer combattre, sur un théâtre éloigné, pour un démêlé sans intérêt, tandis qu’elle laisserait sa propre frontière à découvert sous l’œil d’un ennemi vigilant qui n’attendait que le moment favorable pour fondre sur elle. L’autre, à la veille d’une conflagration qui pouvait devenir générale, la réduisait à un état d’isolement complet, sans un appui sur qui elle pût compter, ni une main qui lui fût tendue. L’Angleterre offensée entraînait à sa suite une vaste clientèle formée de tous les États secondaires qui, en dehors ou au dedans de l’Allemagne, lui étaient unis, depuis le schisme de Luther, par une communauté de foi religieuse, et dont elle avait l’art d’entretenir la sympathie par d’utiles et constantes largesses. C’est l’hommage qu’elle allait porter au roi de Prusse, érigé ainsi par elle en chef de tout le parti protestant de l’empire. Mais était-on donc réellement enfermé dans cette redoutable alternative, une solitude absolue ou une fraternité d’armes compromettante ? N’était-il aucun moyen d’y échapper ? Pour la première fois le nom de l’alliance française, jusque-là murmuré à voix basse dans des entretiens privés, fut prononcé tout haut dans la conférence. Kaunitz savait mieux que personne à quels auditeurs méfians il avait affaire. Il n’ignorait pas non plus quelles préventions au moins égales régnaient dans les conseils de Louis XV, et quel lien formé par une complicité criminelle tenait la politique française attachée, ou plutôt assujettie, aux caprices et aux convoitises du ravisseur de la Silésie. Il n’essaya pas de dissimuler les obstacles que ses tentatives de réconciliation et de rapprochement avaient rencontrés à Versailles. Mais il constata en même temps les indices de sentimens plus favorables qu’une observation sagace lui avait révélés ou fait pressentir. Admis dans l’intimité royale, il avait pu démêler chez le souverain un ressentiment caché, mais amer, des procédés hautains et des railleries dont l’écho lui arrivait de Berlin ; et chez tous les agens mêlés à la dernière guerre, il avait trouvé un souvenir impatient du prix que leur avait coûté et de la gêne que leur avait causée une alliance précaire toujours prête à faire défaut et rompue deux fois en pleine campagne. Enfin, il avait pu lire sur le visage des conseillers les plus fidèles à l’ancien système, toutes les fois que le nom de Frédéric était prononcé devant eux, l’expression de la peur plutôt que de la confiance. Tous ces sentimens d’inquiétude ou d’irritation ne pouvaient manquer d’être surexcités le jour où on pourrait démontrer, preuves en main, que l’allié suspect était entré de nouveau, mais cette fois avant toute épreuve, en intelligence secrète avec l’ennemi déclaré.

De cette découverte naissait d’ailleurs entre la France et l’Autriche un intérêt commun qui pouvait devenir la base d’un accord : car la même évolution politique qui laissait l’un des deux États dans l’isolement, condamnait l’autre à une privation du même genre. Délaissée par la Prusse, la France, à la veille d’une grande crise restait aussi dénuée de tout auxiliaire que l’Autriche séparée de l’Angleterre. Situation, nécessité pareilles, quelle meilleure raison pour s’unir ? En tout cas nulle autre voie de salut ne pouvant être tentée, jamais on ne trouverait d’occasion plus favorable pour s’en faire ouvrir l’entrée.

Le plan développé alors par Kaunitz à l’appui de ces considérations était conçu avec la hardiesse d’un homme d’État qui, dédaignant l’insuffisance des solutions moyennes et mesquines, marche droit au but et sait proportionner l’importance des sacrifices à la grandeur du résultat. Il était temps, suivant lui, de sortir d’un système de temporisation qui laissait grandir le mal au lieu de le conjurer. Le moment était venu de tenter contre la Prusse un retour offensif en obtenant de la France, pour seconder cette audacieuse tentative, sinon son concours effectif, au moins son appui moral, constaté par une rupture éclatante avec son infidèle allié. La proposition devait en être faite directement à Louis XV, en lui offrant, sans tarder et sans marchander, des avantages assez éclatans pour entraîner et justifier son assentiment.

C’était d’abord au cœur du roi qu’il fallait parler, et Kaunitz avait appris à Aix-la-Chapelle à en connaître le chemin. L’établissement de son gendre, l’infant Philippe, mari de sa fi lie préférée, avait été pendant toute la négociation, le point le plus vivement sollicité par les agens français aussi bien que par les Espagnols. C’était aussi le plus obstinément contesté par l’impératrice, qui craignait toute extension de la maison de Bourbon en Italie, et, à plusieurs reprises, faute de pouvoir obtenir d’elle cette condition sine qua non, tout avait failli être rompu. Finalement il avait fallu se borner à offrir à l’infant et à sa femme les petits duchés de Parme et de Plaisance, domaines de médiocre étendue, dotés de maigres revenus, sans relation directe avec la France et cernés de voisins hostiles. C’était une satisfaction très insuffisante pour une princesse ambitieuse, aimant le luxe, l’intrigue et le pouvoir, et qui, dans sa correspondance très fréquente avec son père, ne cessait d’exhaler ses regrets et ses plaintes sur l’ennui de son exil et le chétif éclat de sa cour. Kaunitz proposa sans hésiter de transporter le ménage princier de l’autre côté des Alpes, et aux portes mêmes de France, en lui assignant dans ces Pays-Bas, objet de tant de contestations, un territoire d’une étendue égale, d’une importance politique bien préférable, et (pour ne rien négliger) d’un rapport pécuniaire supérieur à celui qui devrait être abandonné en Italie. C’était, en réalité, remettre à des mains filiales la clef d’une des plus importantes de nos frontières septentrionales. Pour la garder ou pour la reprendre, que de sang depuis des siècles n’avait pas été répandu ! La céder aujourd’hui de bonne amitié et sans combat, c’était assurément le plus grand sacrifice que l’intérêt politique pût faire à l’affection paternelle.

Une seconde proposition, qui n’était pas de moindre conséquence, et dont j’avoue n’avoir pu prendre connaissance sans surprise, consistait dans la promesse de faciliter par tous les moyens l’avènement du prince de Conti au trône de Pologne. Rien de plus inattendu qu’une telle offre de la part d’un politique autrichien, car rien n’était plus contraire aux traditions de la cour de Vienne que de laisser former à ses portes un centre d’influence française. Varsovie, aux mains d’un prince français, n’aurait pas tardé à devenir une sorte de camp armé où l’indocile noblesse polonaise, toujours en quête de combats, viendrait se grouper autour d’un chef doué d’une autorité suffisante pour se faire obéir. Pour s’écarter ainsi d’une règle de prudence élémentaire il fallait donc que Kaunitz eût connaissance, non seulement de la vague ambition du prince de Conti, que personne en France ne prenait au sérieux, mais de l’appui secret que lui prêtait Louis XV. Il connaissait donc l’existence et la formation toute récente de cette diplomatie occulte dont j’ai dû rapporter à cette époque même l’origine ! C’était bien le fait, — et j’ai dû m’en convaincre en trouvant annexée à une dépêche de Marie-Thérèse l’annonce d’un mémoire touchant la mission secrète du comte de Broglie. D’après les indications qui y sont données, ce document devait mentionner le nom des agens du comte, les fonds dont il disposait, la nature des relations qu’il avait su, en trois ans d’exercice, se créer en Pologne. Mon étonnement a été grand et n’a pas été exempt, j’en conviens, d’un peu de confusion. Les recherches que j’avais faites sur le Secret du roi, et que je croyais complètes, ne m’avaient mis sur la trace d’aucune révélation pareille. Le mystère de la pensée royale m’avait paru gardé, par tous ceux qui en avaient eu confidence, avec une religieuse fidélité, et j’étais d’autant plus fondé à le croire qu’au moindre indice qui l’eût trahi, le trouble eût été grand à Versailles, dans le ménage du jeune dauphin et de la princesse saxonne, son épouse. A Berlin, l’émotion n’eût pas été moindre et Frédéric, qui avait l’œil ouvert sur tout ce qui se passait en Pologne, se fût montré fort irrité de n’avoir pas été prévenu d’une résolution de ce genre aussi importante pour lui. Mais si à Versailles et à Berlin on n’en avait rien su, comment tout était-il parfaitement connu à Vienne ? A quoi attribuer l’indiscrétion ? A la trahison d’un secrétaire corrompu ? à l’arrêt d’un courrier ? à quelque dépêche interceptée dont on aura habilement dégagé le chiffre ? Je l’ignore, mais le fait qu’une pratique secrète de Louis XV, qui s’est prolongée pendant tout son règne sans qu’aucun de ses ministres, même en la soupçonnant, ait pu la tirer complètement au clair et dont son successeur seul a été pleinement informé, ait été en quelque sorte notoire, dès la première heure, dans le conseil de Marie-Thérèse, c’est une curiosité historique qui a peu d’analogues. Quoi qu’il en soit, on comprend que Kaunitz, croyant s’être rendu maître de la pensée intime du roi, ait cru user envers lui d’une flatterie délicate, en allant, même au prix de quelque sacrifice, au-devant d’un désir qu’il n’osait avouer et en lui épargnant jusqu’à la peine de l’exprimer.

Un dernier point mettait le comble à des avances qui, à première vue, pourraient paraître excessives. L’Autriche devait consentir à mettre provisoirement les troupes françaises en possession de deux places des Pays-Bas, dont l’une au moins avait une sérieuse importance : Ostende et Niewport ; et l’occupation pourrait durer pendant tout le temps de la guerre, la restitution ne devant avoir lieu qu’à la conclusion de la paix. On ne pouvait offrir plus loyalement la garantie des engagemens pris et le gage anticipé des cessions promises. La prise de deux places maritimes serait de plus particulièrement sensible à l’Angleterre, et satisferait ainsi l’impatience de ceux qui, autour du roi, désiraient qu’on répondît par quelque mesure énergique aux insultes auxquelles la marine et le commerce français ne cessaient d’être en butte dans les parages fréquentés par les escadres britanniques. Une protestation apparente, faite par l’Autriche pour la forme et laissée sans suite, enlèverait à l’opération le caractère trop évident d’une connivence entre le détenteur provisoire et le propriétaire momentanément dépossédé.

En échange de tels avantages, dont l’étendue passait réellement toute créance, que demandait-on à la France ? Pour l’heure présente aucun concours armé, seulement l’adhésion donnée à un vaste plan de coalition formée contre la Prusse, dans laquelle chacun amènerait ses alliés, l’Autriche, la Bavière, la Saxe et la Russie ; la France ses cliens habituels, la Suède, le Danemark et l’électeur Palatin. On chercherait et on avait l’espoir de réussir à entraîner l’Espagne qui, en ce moment, hésitait encore à se déclarer, mais qui ne résisterait pas à l’appât de la part qu’on pourrait lui promettre dans les résultats certains de la victoire : car, l’Autriche se contentant de rentrer dans son patrimoine héréditaire de Silésie, une fois la Prusse vaincue, il y aurait dans ses dépouilles de quoi indemniser tout le monde. La Poméranie irait naturellement à la Suède, le duché de Clèves au Palatinat. La Saxe trouverait facilement à sa porte et dans son voisinage l’annexion de provinces enlevées au duché de Brandebourg et qui consoleraient Auguste de la perte de sa royauté polonaise plus nominale que réelle. Enfin qui sait si, le Hanovre se trouvant placé de manière à s’agrandir sans peine, son électeur, oubliant sa qualité royale, ne céderait pas lui-même à la tentation ? Ce serait d’ailleurs à l’Autriche et à la Russie, chacune à la tête de cent mille hommes, à ouvrir la campagne à laquelle les autres ne viendraient se joindre que quand les premiers coups auraient été portés. Si de grands frais étaient nécessaires pour mener à fin l’opération, on demanderait à la France d’en prendre sa part. C’était le seul engagement qu’on réclamait d’elle[10].

Tel était le projet grandiose, embrassant un si vaste ensemble et descendant dans des détails si nombreux que, sans nul doute, les vieux conseillers devant lesquels Kaunitz dut les développer en auraient été en temps ordinaire plus éblouis et plus effrayés que séduits. Mais la crise était violente et le danger pressant. On craignait d’apprendre d’un jour à l’autre une marche triomphante des Français sur Bruxelles. La totalité des Pays-Bas semblait perdue d’avance : Kaunitz ne demandait le sacrifice que d’une partie et offrait en échange l’espoir d’une rentrée victorieuse en Silésie. De plus, ce qui serait cédé à l’influence française en Flandre, elle devrait le rendre en Italie par l’abandon des duchés de Parme et de Plaisance. Sous la pression de ces motifs impérieux, fortement appuyés par l’impératrice, la décision fut prise, hâtive, presque contrainte, et Kaunitz ne perdit pas un jour pour la mettre à exécution. La dernière conférence eut lieu le 21 août. L’instruction adressée au comte de Stahremberg, au nom de Marie-Thérèse, porte exactement la même date, ce qui, vu l’étendue des développemens, ne permet pas de douter que tous les termes en avaient été d’avance concertés avec elle. Mais en l’expédiant, le prudent Kaunitz eut soin de rédiger une longue note, destinée, dit-il, « à laisser à la postérité la connaissance complète des motifs sur lesquels était appuyée la résolution que venait de prendre la haute autorité impériale. » Contrairement à l’usage, il ne se contenta pas de soumettre cette pièce à l’impératrice, il voulut y faire apposer aussi le visa de l’empereur qui, en général, réservait sa signature pour les actes intéressant non pas l’Autriche seulement, dont il n’était pas personnellement souverain, mais l’Empire dont il était le chef. Cette fois ce fut François qui, de sa propre main, peut-être mal assurée, inscrivit sur le document le mot placet[11].

L’instruction envoyée à Stahremberg est, comme tout ce qui émanait de la chancellerie autrichienne, longue, verbeuse et diffuse. On dégage cependant à travers ses détours la pensée dirigeante. L’essentiel était, avant de faire miroiter aux yeux de Louis XV les brillans avantages dont on le flattait, de mettre sa conscience à l’aise et de prendre la prudence de ses ministres en défaut, en lui révélant la défection que son volage allié était en train de préparer à Berlin. Sur ce point capital, les preuves positives manquaient (car à cette date les avertissemens donnés de Hanovre par Colloredo étaient à peine arrivés à Vienne). Mais que de vraisemblances ! « Il y a d’abord l’assertion de l’Angleterre qui considère comme un fait acquis, dont elle nous a donné l’assurance, que nous n’avons rien à craindre d’une agression prussienne et que nous pouvons, par conséquent, employer la majeure partie de nos forces contre la France : elle n’aurait pas donné une telle assurance sans un sérieux motif. » Il faut remarquer ensuite le retard que la Prusse met à renouveler son alliance avec la France. « Il n’a jamais été douteux, continue l’impératrice, que ce roi cherche notre écrasement ; mais comme, d’une part, notre armée est encore réunie et que, d’autre part, un corps considérable de troupes russes est prêt à entrer en campagne, comme il lui faut seulement des guerres où il y a peu à risquer et beaucoup à gagner, il est très probable qu’il a prêté l’oreille aux ouvertures secrètes de l’Angleterre. Il pourrait ainsi se tenir tranquille pendant un certain temps, surtout au commencement, et se contenter de voir la France nous affaiblir dans la prochaine guerre et lui procurer l’avantage d’être plutôt en état de parler en maître sur un autre point. Toutes ces circonstances ont dû faire réfléchir la France et expliquent l’hésitation qu’elle met encore à engager la guerre sur terre comme on l’en presse, et pourquoi elle se borne jusqu’ici à des préparatifs maritimes. Mais cette incertitude doit cesser, il n’y a donc pas un moment à perdre pour lui parler. »

Suit l’émunération des propositions à faire, qu’il ne faudra pourtant pas énoncer d’une manière trop complète et trop précise avant de savoir dans quelles dispositions elles seront accueillies. Une insistance particulière doit néanmoins être mise sur l’échange de situation offert à l’infant Philippe, et, chose assez remarquable, ce n’est qu’après avoir évalué l’avantage pécuniaire que tout domaine situé en Flandre présente sur un territoire de même étendue en Italie qu’on aborde le véritable intérêt politique de cette substitution. « Elle serait, dit la dépêche, d’une valeur inappréciable pour la France, celle-ci ayant principalement dirigé ses projets d’agrandissement sur cette partie des Pays-Bas, aussi bien pour assurer davantage sa nouvelle acquisition du duché de Lorraine que pour mettre sa capitale à l’abri d’une attaque ennemie en cas de guerre malheureuse. Lors de la guerre de la succession d’Espagne, le roi n’était pas en sécurité à Versailles, et il n’aura pas échappé à la cour de France qu’à l’époque où les armées commandées dans la dernière guerre par Belle-Isle et Maillebois se trouvaient engagées en Allemagne, l’année combinée disponible dans les Pays-Bas aurait pu pénétrer en France et mettre (in à la guerre d’un seul coup, si les puissances maritimes avaient écouté les propositions de lord Stair… En réalité, ce sera comme si cet équivalent appartenait à la France ; nous consentirions au besoin à en garantir d’avance, et par une clause secrète, le retour à la France, ou à ne donner qu’une partie de l’équivalent à don Philippe et le reste à la Maison de France. »

A l’égard de l’établissement du prince de Conti en Pologne, Stahremberg devait faire remarquer que jamais un Français ne pourra régner à Varsovie tant que l’Autriche et la Russie seront d’accord pour s’y opposer, et qu’il est plus que douteux que la Prusse consente jamais à ce voisinage. Tout sera facile au contraire si, Frédéric une fois réduit à subir les conditions de la victoire, on assure au roi Auguste et à sa maison une compensation durable en Allemagne pour la perte d’une couronne élective.

Une observation faite en terminant, sans avoir précisément un caractère comminatoire, était de nature à faire réfléchir les politiques français sur les conséquences d’un refus qui réduirait peut-être l’Autriche à un parti désespéré dont la France aurait lieu de se repentir.

« L’utilité de l’alliance proposée, dit la dépêche, consisterait à la longue en ce que la France nourrit en ce moment un serpent dans son sein. Il est incompatible avec le véritable intérêt de la France de laisser augmenter la puissance dudit roi (de Prusse) et de fournir aux puissances maritimes l’occasion de le mettre avec le temps à la place de notre auguste Maison et de se servir de lui pour vaincre la suprématie de la France. Le roi de Prusse connaît bien l’exactitude de ce raisonnement et il n’a pas l’espoir de pouvoir satisfaire son désir illimité d’agrandissement avec l’aide de la France tandis qu’une alliance avec les puissances maritimes lui ouvrirait à cet effet une nouvelle voie. Cette seule réflexion devrait ouvrir les yeux à la France, surtout si elle considère que, si nos offres bien intentionnées devaient rester vaines, il n’y aurait pas impossibilité de notre côté de céder au désir du roi d’Angleterre et de tranquilliser ledit roi en ce qui concerne la Silésie et de le décider par l’offre de nouveaux avantages à unir une grande partie de ses forces aux nôtres et à celles de l’Angleterre, pour combattre la France et à lui faire sentir combien peu elle a suivi jusqu’à présent les véritables règles de ses intérêts[12]. »

A l’instruction était jointe une lettre particulière dans laquelle Kaunitz, ne pouvant contenir sa joyeuse émotion, félicitait avec effusion Stahremberg du grand œuvre auquel il allait leur être donné à tous deux de concourir. « Je me représente facilement, disait-il, quelle foule d’idées doivent traverser l’esprit de Votre Excellence à la première lecture du rescrit ci-joint de l’Impératrice. Quel beau thème il allait avoir à développer devant le roi de France. La perpétuité de la monarchie française, et sa sécurité, la consolidation de la paix, la gloire et l’intérêt du roi, le meilleur établissement des princes de sa maison, l’augmentation du nombre de ses amis et leur agrandissement, la protection de notre sainte religion, la juste vengeance à prendre par suite de la défection répétée de la Prusse peuvent servir à Votre Excellence comme mobiles à l’appui de ses propositions… J’espère que la divine Providence réserve à Votre Excellence de remplir pleinement la mission dont je n’ai pas eu occasion de m’acquitter à Paris[13]. »

Enfin l’envoi était complété par un billet autographe donnant à l’expédition tout entière un caractère de solennité : « Je promets, foi d’impératrice et de reine, — écrivait Marie-Thérèse de sa propre main, — que de tout ce qui sera proposé de ma part au roi Très-Chrétien par le comte de Stahremberg il ne sera jamais rien divulgué et que le plus profond secret sera gardé à cet égard et pour toujours, soit que la négociation réussisse ou ne réussisse point, bien entendu néanmoins que le roi Très-Chrétien donne une déclaration et promesse pareille à celle-ci. Fait à Vienne le 21 août 1755[14]. »

Mais alors à qui confier ce dépôt placé sous le sceau d’une double parole royale ? Et pour commencer, par où aborder Louis XV ainsi, sans bruit et dans l’ombre ? Il ne fallait songer à aucun des ministres. Par goût ou par peur, tous étaient prussiens dans l’âme, autant aurait valu parler à Frédéric lui-même. Versailles, où nul esprit de discipline ne régnait plus, où toutes les langues étaient déliées et toutes les oreilles ouvertes, était peut-être le lieu du monde où un secret était le plus difficile à garder. Il y avait pourtant un confident naturellement désigné, puisqu’il était intéressé de sa personne à un projet qui devait lui assurer une couronne et qu’il avait déjà dans l’intimité du roi des entrées qui, bien que la cause en fût mystérieuse, étaient assez publiques pour qu’on en pût faire usage sans attirer l’attention. C’était le prince de Conti ; aussi c’est bien à lui que Stahremberg eut tout d’abord l’ordre de s’adresser, et il eut même l’autorisation de faire savoir au prince que, toutes les manœuvres qu’il pratiquait déjà en Pologne étant parfaitement connues, il pouvait accepter l’entretien, sans craindre de tomber dans un piège et d’être amené à faire des révélations compromettantes. Ce ne fut qu’à la réflexion que Kaunitz se souvint que Louis XV avait une relation plus intime encore que celle d’aucun agent politique, et que, dans ses entretiens avec Mme de Pompadour, il l’avait trouvée curieuse de tout savoir, et l’avait encouragée lui-même à se mêler de tout. Elle pourrait bien être offensée de n’avoir pas été la première à connaître ce que tôt ou tard elle devait apprendre. Entre la favorite et l’agent secret le choix parut difficile à faire à distance ; on prit le parti de laisser la décision à Stahremberg lui-même. Une lettre lui fut remise pour la marquise, conçue dans des termes assez vagues et dont il dut rester maître de faire à la dernière heure l’usage qu’il jugerait convenable.

« Madame, écrivait le chancelier, j’ai désiré souvent me rappeler à votre souvenir : il s’en présente une occasion qui, par les sentimens que je vous connais, ne saurait vous être désagréable… M. le comte de Stahremberg a des choses de la dernière importance à proposer au roi, et elles sont d’espèce à ne pouvoir être traitées que par le canal de quelqu’un que Sa Majesté Très-Chrétienne honore de son entière confiance et qu’elle assignerait au comte de Stahremberg. Nos propositions, je pense, ne vous donneront pas lieu de regretter la peine que vous aurez prise à demander au roi quelqu’un pour traiter avec nous, et je me flatterai, au contraire, que vous pourrez me savoir quelque gré de vous avoir donné par là une nouvelle marque de l’attachement et du respect avec lesquels j’ai l’honneur d’être, etc. »

Rien, dans ces paroles assez froides, qui rappelle un engagement antérieur ; rien qui rattache cette épître à la suite d’une correspondance régulière qui aurait été entretenue entre le chancelier et la marquise. Toutes les versions accréditées à ce sujet tombent devant l’évidence. Un détail assez singulier achève d’en montrer l’inexactitude. La suscription de la lettre dut être laissée en blanc, parce que Kaunitz ne savait pas bien quelle adresse il devait y mettre. On voit que, si Marie-Thérèse eût écrit la fameuse lettre qui n’a jamais existé que dans l’imagination de Frédéric (fidèlement suivie par les plus grands historiens français), elle aurait été embarrassée de savoir comment l’adresser à « sa chère amie et cousine[15]. »

II

La dépêche, partie le 21 août, fut remise à un courrier qui, pour éviter de donner l’éveil, dût s’arrêter à Bruxelles et y attendre le retour d’un exprès expédié par le gouverneur des Pays-Bas. Le pli, dont l’origine restait ainsi inconnue du porteur lui-même, était le 29 entre les mains de Stahremberg qui, dès le lendemain, envoya le billet de Kaunitz à Mme de Pompadour et demanda à être reçu par elle.

Entre les deux intermédiaires qui lui avaient été désignés comme pouvant lui servir à entrer en relation avec le roi, son choix, on le voit, n’avait pas été long à faire. En réalité l’hésitation n’était pas possible. Une hostilité très vive, dont Kaunitz n’avait peut-être pas été suffisamment informé depuis son départ de Paris, était déclarée entre Mme de Pompadour et Conti. La marquise soupçonnait le prince d’avoir trempé dans une intrigue ourdie par son ennemi, le comte d’Argenson, pour lui substituer sa cousine et son amie Mme d’Estrade dans la faveur royale. De plus, elle était très piquée de voir le roi persévérer dans une relation intime et en apparence confidentielle dont le secret lui échappait. En ce genre, tout ce qui n’émanait pas d’elle l’inquiétait ; admise en tiers dans les conférences du roi avec le ministre des affaires étrangères, elle souffrait de rester consignée à la porte quand c’était Conti qui était reçu. Sur ce point ses sentimens étaient partagés par tous les ministres, que troublait aussi une action dont ils ne mesuraient ni le but ni les effets. Conti, de son côté, ne ménageait pas les termes dont il se servait à l’égard de la favorite et faisait sans ménagement étalage de son crédit apparent. En se recommandant à lui, on risquait donc de trouver en face de soi une redoutable coalition d’influences féminine et ministérielle. Enfin on voyait bien Conti causer longuement avec le roi : mais rien n’était encore sorti de leurs conversations. Le temps pressait pourtant, il fallait agir : Stahremberg n’avait pas tort de croire que l’autre voie serait plus expéditive ; et effectivement, si la négociation se fût engagée dans le canal de la diplomatie secrète, on peut être sûr, par ce que nous savons aujourd’hui, qu’on ne l’en aurait jamais fait sortir. L’ambassadeur, au contraire, n’eut pas plutôt frappé à la porte de Mme de Pompadour qu’il la vit s’ouvrir.

La marquise lui fit savoir que le roi était disposé à entendre les propositions de l’impératrice, et lui désigna la personne choisie pour les recevoir et, s’il y avait lieu, y donner suite. Elle nomma l’abbé de Bernis.

Ce nom, la première fois que les historiens le rencontrent, est salué par eux avec un mélange de dédain et de surprise : un petit poète, auteur de vers médiocres, un abbé de cour, de mœurs légères, ce fut là, disent-ils, un confident singulièrement choisi pour recevoir le dépôt d’un secret dont pouvait dépendre la destinée de deux grands empires. La vérité oblige de constater que tel ne fut pas le sentiment des contemporains et que cette marque de confiance, quand elle fut connue, ne fut pas trouvée déplacée. C’est que celui qui en était l’objet, après une jeunesse agitée mais laborieuse, venait d’acquérir des titres assez sérieux pour paraître la mériter. L’abbé comte de Pierre de Bernis n’avait plus, en effet, aucune ressemblance avec le petit cadet de famille que, vingt-cinq ans auparavant, le coche du Vivarais avait déposé à la porte du collège des Jésuites, aussi léger d’argent que plein d’audace, et n’ayant en fait de moyens d’existence qu’une généalogie nobiliaire en règle, et des recommandations vagues pour des protecteurs indifférens. Depuis ce temps déjà reculé, le séminariste inconnu qui semblait n’avoir alors à choisir qu’entre deux rôles également ingrats, celui de gentilhomme pauvre et celui d’abbé sans bénéfice, avait fait quelque chemin et pris sa place dans le monde. Un mélange de deux qualités, qui ne sont ni l’une ni l’autre du meilleur aloi, la souplesse et l’assurance, mais dont l’union poussée à un certain degré fait une véritable force, l’avait aidé à tirer parti même des obstacles qui se trouvaient sur sa route. Engagé dans l’Église sans avoir consulté ni son goût ni ses mœurs, il avait recherché longtemps en vain un de ces postes lucratifs que le relâchement général permettait à la vérité d’accorder même aux ecclésiastiques les moins édifians, mais qu’on avait pourtant d’assez fortes raisons pour lui refuser. Il courait risque de languir longtemps dans la foule obscure des solliciteurs : une réplique heureuse l’en fit sortir. Tout le monde connaît son piquant entretien avec le cardinal de Fleury. « L’abbé, dit le ministre nonagénaire, avec cette confiance dans l’avenir qu’ont parfois ceux qui ont dépassé la limite ordinaire de la vie humaine, vous n’aurez rien de mon vivant. — Eh bien, monseigneur, j’attendrai, » répond sans sourciller le jeune candidat. D’un mot il avait mis les railleurs de son côté, et intéressé tout le public et surtout le public féminin à son sort.

Des parens qui ne le connaissaient pas la veille, mais parmi lesquels il fallait compter des dames du plus grand monde, s’aperçurent, ce jour-là, que ce cousin avait l’esprit vif, était bien fait de sa personne, de manières agréables, et s’étonnèrent que ces mérites, joints à l’honneur d’être leur allié, ne parussent pas suffisans pour lui valoir un évêché ou une riche abbaye. Le sentiment de cette injustice, aidé par l’esprit de fronde qui commençait à régner dans toutes les classes, fut certainement pour beaucoup dans le succès exagéré qu’on se plut à faire à des productions littéraires d’un tour facile et d’une grâce molle, dont toute la saveur a disparu avec le milieu factice qui les avait inspirées. Il n’en fallut pas davantage pour faire entrer le jeune poète à l’Académie, avant l’âge de vingt-neuf ans. « Toute la bonne compagnie de Paris et de Versailles, dit-il, s’intéressa pour moi. » L’Académie n’était pas un état, dit un de ses biographes. C’était du moins un pas pour en acquérir un. Sur ce terrain, où des gens de lettres qui commençaient à sentir leur importance rencontraient des gens de cour qui n’en étaient que plus sensibles à leurs hommages, Bernis, tenant aux uns par la réputation littéraire qu’il s’était acquise et aux autres par sa naissance, se trouva dans un milieu vraiment fait pour lui. Il suffit de lire dans ses Mémoires la peinture piquante qu’il fait de ces deux ordres de confrères pour comprendre avec quelle adresse il savait manœuvrer entre eux. Mais ce qu’on y voit aussi, c’est le parti qu’il sut tirer, avec les hautes relations que cette réunion lui valut, du don le plus précieux dont puisse être doué un aspirant à la fortune, l’art de garder l’apparence de la dignité, même quand le fond de la conduite en manque, de plaire sans paraître complaisant, de se courber sans saluer trop bas et de se pousser sans heurter personne. Ces qualités, jointes à la situation intermédiaire qu’il occupait entre les lettrés et la cour, étaient faites pour être appréciées par la châtelaine d’Etiolés qui, devenue la marquise de Pompadour, n’oublia pourtant jamais la société des beaux esprits où elle avait paru et régné dans son premier éclat. Elle était restée des nôtres, disait d’Alembert encore après sa mort. Et de fait, elle regretta toujours de n’avoir pu se faire suivre dans la sphère brillante où elle était montée de ses anciennes amitiés, d’autant plus qu’elle ne fut jamais complètement à l’aise avec les nouvelles. Elle revit donc avec plaisir dans Bernis un visage familier qu’elle pouvait retrouver à Versailles, un témoin de sa jeunesse assez bien né pour qu’elle pût lui faire obtenir d’abord un logement au château, puis une grande charge. Elle le fit ambassadeur, à peu près comme elle avait fait Voltaire chambellan et par les mêmes sentimens. Il n’est pas moins vrai que ce fut, Mme de Pompadour aidant, l’Académie qui fut le point de départ de sa haute fortune. Grande nouveauté : car si on avait souvent vu des ministres se faire ouvrir la porte de l’Académie, on n’avait pas encore vu l’Académie conduire au ministère. Ce fait seul aurait dû valoir à Bernis quelque indulgence de la part des historiens dont la plupart ont siégé sur les mêmes bancs. Il faut reconnaître qu’il fut le premier à qui la littérature ait servi de marchepied pour atteindre le sommet du pouvoir. Ce n’est pas notre génération, après avoir vu ce genre d’ascension si souvent et si glorieusement opéré, qui pourrait reprocher, pas plus au protégé qu’à la protectrice, de l’avoir inauguré.

Mais Mme de Pompadour ne croyait peut-être pas si bien faire. En tout cas, elle ne prévoyait pas par quelle rapide transformation l’ambassadeur improvisé saurait suffire avec ampleur à toute l’étendue d’une tâche à laquelle rien ne l’avait préparé. Venise, où il fut envoyé pour ses débuts, déchue de son ancienne puissance, n’était pas un théâtre d’affaires bien actif, mais dans un temps où on voyageait peu, c’était le lieu de passage le plus fréquenté par tout le personnel royal et diplomatique d’Europe, et par là même un des meilleurs centres d’observation. Sa machine républicaine, bien qu’affaissée et vieillie, présentait encore le plus original et le plus curieux des spectacles. Les dépêches de Bernis, écrites d’un style coulant et pur, où on ne retrouve aucune trace de l’afféterie mignarde de ses écrits poétiques, montrèrent tout de suite un esprit plus réfléchi qu’on ne l’aurait supposé, sachant juger avec perspicacité tout ce qui passait devant ses yeux, institutions, lois, caractères et mœurs. Une tenue irréprochable, une gravité douce, furent aussi des emprunts inattendus qu’on lui vit faire avec surprise à cet état sacerdotal dont il avait si longtemps méconnu l’esprit et les règles. Cette métamorphose étonnait les nobles visiteurs. « Je vois souvent ici, écrivait à son maître un des fidèles de Frédéric, Algarotti, M. l’ambassadeur de France qui est bien fait pour représenter la plus aimable nation du monde. » Et il ajoute : « Je le verrais encore plus souvent, s’il n’avait pas un si bon cuisinier et moi un si pauvre estomac. » C’est là un détail qui, comme on sait, a toujours tenu une assez grande place dans une ambassade et, en ce point, comme à l’égard de beaucoup d’autres du même genre qui ne sont pas non plus à négliger, Bernis sut (ce que souvent ont peine à apprendre ceux à qui la fortune est venue tard) mettre le train de sa maison sur un pied d’élégance et d’abondance sans faste. « Ma maison, écrivait-il à son ami Paris Duverney, est décente et bien meublée, on n’y trouve rien qui sente le cadet de Gascogne, mais je tache aussi qu’elle soit bien rangée. » Bref, quand il revint à Paris, ses preuves étaient faites, non de génie assurément (le défaut de génie ne le distinguait d’aucun des conseillers de Louis XV), mais d’une capacité suffisante pour qu’il pût prétendre à tous les emplois et pour être consulté avec fruit sur toutes les affaires importantes. Tous les ministres, quelle que fût la diversité de leurs opinions, le belliqueux d’Argenson comme les pacifiques Machault et Rouillé, lui témoignaient les mêmes égards, et le roi lui savait un gré particulier d’avoir su, en s’arrêtant à Parme sur la route de Venise, gagner le cœur de l’infante, sa fille favorite[16].

On parlait déjà assez couramment de lui pour remplacer Rouillé aux affaires étrangères, et personne n’aurait témoigné de surprise de cette préférence ni n’eût été tenté de s’en plaindre. En attendant ce poste élevé auquel on le croyait destiné, il venait d’être appelé à l’ambassade d’Espagne, où il avait une mission importante à remplir. Il devait décider Ferdinand VI à sortir d’une neutralité malveillante où il tendait à se renfermer, sous l’influence d’un ministre anglais, secondé par une reine portugaise. Ses préparatifs de départ étaient déjà faits, quand Mme de Pompadour lui fit dire de venir le lendemain à dix heures chez elle, sans y manquer, et à peine entré lui tendit le billet du comte de Stahremberg.

S’il dit vrai, à peine y eut-il jeté les yeux qu’il devina de quoi on voulait l’entretenir, et son effroi égala sa surprise : « Je ne vis, dit-il, dans ce commencement de négociation, qu’un piège tendu au roi ; et il ajoute ingénument : un écueil fort dangereux pour ma fortune et mon repos. » C’était s’engager dans une ténébreuse affaire, hérissée de difficultés, propre à exciter contre lui des préventions de toute sorte, grosse peut-être de désastres dont on le rendrait responsable, et dont il finirait par être le bouc émissaire. « Est-ce vous, dit-il à sa protectrice, qui m’avez proposé au roi pour recevoir cette confidence ? — Non, dit-elle, c’est bien le roi qui vous a choisi lui-même de préférence à tous ses ministres, parce qu’il connaît leurs préjugés contre la cour de Vienne. »

Une marque de confiance était alors regardée comme un ordre auquel on n’était pas libre de se soustraire. Bernis essaya pourtant encore de détourner le calice. Il représenta à la marquise les dangers auxquels pouvait exposer (quels qu’en fussent le caractère et le succès) la négociation qu’il était encore temps de ne pas ouvrir. Si l’Autriche était sincère dans ses offres d’alliance et réussissait à se faire écouter, c’était le renversement de toutes les traditions de la politique française, probablement une guerre générale, peut-être le fléau d’une guerre de religion, suite possible du trouble que causerait aux États protestans l’union des deux grandes puissances catholiques. Si ce n’était qu’un leurre pour gagner du temps et brouiller les cartes, le roi de Prusse ne manquerait pas d’en être averti et trouverait là le prétexte qu’il cherchait pour prolonger l’inaction dont on avait tant de peine à le faire sortir. La France restait alors sans allié. Il peignait ce tableau avec une sorte de chaleur quand la porte s’ouvrit et le roi entra. « Eh bien ! dit-il brusquement, qu’est-ce que vous pensez de la lettre du comte de Stahremberg ? » Bernis dut reprendre sa démonstration, non sans quelque trouble, car il se trouvait pour la première fois en tête à tête avec le roi pour parler d’affaires. Il fut pourtant écouté jusqu’au bout, mais avec des marques visibles d’impatience. Quand il eut fini : « Je vois bien, dit le roi, d’une voix contrainte, que vous êtes, comme les autres, l’ennemi de la reine de Hongrie. Il faut donc faire un beau compliment à M. de Stahremberg et lui dire qu’on ne veut rien écouter ! » Un courtisan qui sait son métier ne se méprend pas sur les marques du déplaisir d’un maître. Bernis comprit qu’il y avait autant d’inconvénient pour lui à se dérober que de péril à s’engager ; il revint donc adroitement sur ses pas, et convint qu’il pouvait y avoir avantage à connaître les intentions de la cour de Vienne, à la condition de prendre bien garde à la réponse qui y serait faite. Le front du roi se dérida alors, et sans laisser à Bernis le temps de respirer, il le chargea de recevoir cette communication, seul avec Mme de Pompadour, qui ne devrait assister qu’à la première conférence. Tous les efforts de Bernis pour obtenir qu’au moins un des ministres lui fût associé et partageât avec lui la responsabilité furent inutiles ; le roi ne voulut rien entendre ; il ne consentit qu’à constater par écrit que c’était en vertu d’un ordre formel de sa part que cette communication à huis clos devait avoir lieu. Le modèle de cette attestation dut être rédigé sous ses yeux par Bernis lui-même. Le roi prit la minute, l’emporta dans son cabinet, et revint quelques minutes après, le visage épanoui, et tenant la pièce copiée tout entière de sa propre main.

Il y eut ensuite une sorte de détente dans la conversation. Louis XV ne craignit pas de laisser voir le désir qu’il avait toujours eu de se rapprocher de l’impératrice, l’inquiétude que lui causaient les progrès de l’irréligion auxquels le roi de Prusse ne craignait pas de donner des encouragemens publics et qui ne pouvaient être arrêtés que par le concert des deux puissances dont la contagion ne pouvait approcher. Il ne déguisa pas non plus son ressentiment des infidélités et des procédés injurieux de Frédéric. C’étaient comme des bouffées d’irritation et d’impatience longtemps contenues qui s’exhalaient de son âme. Quand il se fut retiré, Mme de Pompadour, restée après lui, entra dans plus de détails, et sur les entretiens qu’elle avait eus avec M. de Kaunitz, et sur les torts reprochés au roi de Prusse. Si elle avait des griefs personnels, elle eut le bon goût de n’y faire aucune allusion, car Bernis, racontant cette scène à sa famille, longtemps après avoir encouru sa disgrâce et quand elle avait cessé de vivre, n’aurait pas manqué d’en faire mention. Il crut comprendre pourtant qu’il y avait sous jeu des considérations d’un ordre particulier qu’il fallait concilier, dit-il, avec la prudence et le bien de l’Etat. Il félicita la marquise de la marque de confiance qu’elle recevait et de l’assurance qu’une si grande affaire confiée à ses soins devait lui donner de la durée de sa faveur, et se retira toujours très troublé. Comme il sortait, le roi, sortant lui-même du conseil, l’aperçut et l’appela pour lui raconter qu’il avait trouvé l’occasion de faire parler deux de ses ministres, d’une manière générale, de la possibilité ou de la convenance d’un rapprochement avec la cour de Vienne. « Vous serez bien content, dit-il, ils m’ont parlé absolument comme vous. » Il n’est pas sûr que ce fut la meilleure manière de lui rendre courage[17].

Du château, Bernis se rendit directement chez Stahremberg, qui le reçut avec effusion, en l’assurant (ce qui pouvait être vrai) qu’il avait toujours pensé que le choix du roi s’arrêterait sur lui. Ils prirent rendez-vous pour le lendemain dans une petite maison de campagne, située au-dessous de Bellevue, et qu’on nomme indifféremment, dans les récits du temps, Brimborion ou Babiole. Chacun dut y arriver par des chemins différens après avoir renvoyé à quelque distance gens et voitures.

Quand Bernis arriva, Mme de Pompadour et Stahremberg l’avaient devancé, mais rien n’indiquait qu’ils eussent échangé autre chose que des politesses. Stahremberg commença sur-le-champ la lecture d’un mémoire où étaient résumés (sans doute avec les ménagemens qui lui avaient été indiqués) les principaux points du plan proposé par l’impératrice. Après chaque article, il levait les yeux pour lire l’impression de ses auditeurs sur leur physionomie. Mais ils étaient convenus de ne laisser trahir leur pensée ni par un mot, ni par un geste, et Bernis affirme que, malgré la surprise que certaines propositions leur causaient, ils eurent assez d’empire sur eux-mêmes pour se tenir parole. La même attitude fut gardée aussi pendant que Stahremberg dictait mot pour mot ce mémoire à Bernis ; il collationnait lui-même la copie. On a bien quelque peine à croire à tant de calme. Il serait possible cependant que devant des révélations si peu attendues, leur visage n’eût eu d’autre expression que celle de la surprise et d’une sorte d’éblouissement. C’est malheureusement ce qu’il est impossible de vérifier. On ne sait en effet par quelle mauvaise chance la dépêche de Stahremberg rendant compte de ce premier entretien n’a pu être retrouvée aux archives de Vienne. Il faut donc s’en tenir au témoignage de Bernis lui-même quand il affirme que ce qui l’étonna le plus, ce fut d’abord l’assurance qui y était donnée de la défection jusque-là à peine soupçonnée du roi de Prusse. Ce fut ensuite la confiance presque téméraire avec laquelle l’impératrice livrait son secret, sans être sûre qu’on lui rendît la pareille. Quant au plan lui-même, il le jugea, dit-il, « grand, vaste, peut-être un peu compliqué, mais présentant des objets d’un réel intérêt pour la France, des moyens d’assurer la tranquillité de l’Europe sur des fondemens solides, et quelques-uns capables d’émouvoir le cœur paternel et sensible du roi par rapport à ses enfans et à ses petits-enfans[18]. » On peut se demander si ce serait sur ce ton, et avec si peu d’émotion que les grands politiques des siècles précédens auraient jugé les offres inespérées qu’on faisait briller aux yeux de l’héritier de François Ier, d’Henri IV, et de Louis XIV. La barrière des Pays-Bas abaissée ; deux places importantes livrées d’avance comme gages de cessions futures ; un centre d’influence française créé par l’Autriche elle-même sur ses derrières et aux portes de l’Allemagne ! je suis loin de penser qu’ils se fussent jetés sans réflexion sur des promesses dont la bonne foi était douteuse et l’exécution si peu sûre. Mais je doute qu’ils les eussent entendues sans tressaillir et sans se demander si leurs oreilles ne les trompaient pas. Auraient-ils été arrêtés par le scrupule d’abandonner le roi de Prusse et d’entrer même en conspiration contre lui avant de s’être assurés qu’il eût été le premier à leur fausser compagnie ? C’est douteux, la délicatesse de conscience étant en général le moindre défaut des politiques ! Ce qui est certain, c’est que ce ne serait pas la pensée de se mettre en relation avec d’anciens ennemis de la France qui leur eût inspiré une trop forte répugnance. Louis XIV, au lendemain de Ryswick, n’avait-il pas négocié avec Guillaume III le partage de la monarchie espagnole !

Bernis n’ayant, en fait de génie comme de moralité, rien qui sortit de la moyenne, écrasé d’ailleurs d’avance par le fardeau dont on chargeait ses épaules, n’était pas de taille à se permettre de telles allures ; aussi le conseil qu’il donna au roi fut-il d’une prudence et d’une bonne foi également recommandables, sans être pourtant dépourvu d’une certaine adresse. Nous en avons le texte précis dans une note rédigée par Stahremberg, après un second entretien avec Bernis lui-même, et que les archives de Vienne nous ont conservée. L’accueil le plus amical et le plus reconnaissant était fait aux ouvertures de l’impératrice ; le désir d’en faire sortir un traité d’alliance intime et solide y était affirmé avec une sorte de chaleur. On y prenait acte avec art du peu d’intérêt que l’impératrice paraissait attacher aux griefs de l’Angleterre dont elle ne semblait pas se soucier de connaître la nature, mais ce qui était surtout exprimé en termes positifs, c’était la surprise mêlée d’incrédulité causée par la révélation des prétendus pourparlers engagés entre la Prusse et l’Angleterre. « Fidèle, — disait la note, — aux engagemens et aux lois de l’honneur, le roi ne pouvait, sans les motifs les plus graves et les preuves les plus claires, non seulement rompre avec ses alliés, mais mettre leur bonne foi en doute et les croire capables d’infidélité et de trahison. » L’impératrice ayant certainement eu les mêmes sentimens à l’égard de son alliée, l’Angleterre, et ne pouvant pas davantage vouloir, sans provocation, déroger aux engagemens pris envers le roi de Prusse par le traité d’Aix-la-Chapelle, devait avoir des motifs décisifs et péremptoires pour dénoncer des projets formés par ces deux cours « au préjudice de la religion et au désavantage de l’Autriche et de la France. » On la priait donc instamment d’en faire part avec une entière confiance. Mais en attendant, puisqu’il y avait dans ces intentions suspectes un danger pour tout le monde, ne pouvait-on, dès à présent, s’entendre pour le prévenir ? Ne pouvait-on pas, par une convention préliminaire et provisoire, déclarer que l’agresseur, quel qu’il fût, qui porterait atteinte aux conditions de la paix existante, rencontrerait l’Autriche et la France unies pour lui résister ? Elles pourraient se proposer d’exiger de tous les combattans une suspension d’armes immédiate et d’intervenir, si besoin était, en offrant des termes d’accommodement raisonnable. À cette convention qui ne menacerait personne, pourraient être ensuite associées par un traité subséquent les puissances neutres alliées des deux cours, et c’est alors qu’il serait utile de débattre, à tête reposée et avec réflexion, les stipulations d’un intérêt plus général, comme l’échange proposé entre les possessions italiennes de l’infant et un équivalent dans les Pays-Bas. L’occupation provisoire de quelques places de Flandre pourrait également être concertée, comme un moyen peut-être nécessaire pour faire respecter la volonté commune des deux puissances. Ces arrangemens, était-il dit en conclusion, seraient un premier « pas qui amènerait infailliblement une alliance solide et peut-être éternelle » et donnerait le temps aux deux cours d’en établir les fondemens sans précipitation et sans danger[19].

Bernis, en faisant ces communications à Stahremberg, s’aperçut aisément de l’expression de dépit et de désappointement qui se peignait sur son visage. Il s’y attendait sans doute et n’avait pas lieu d’en être surpris. Répondre en effet à un plan de campagne dont le but évident était de saisir le roi de Prusse à la gorge pour lui faire restituer tout ce qu’il avait pris, par l’offre de garantir un statu quo dont les conquêtes prussiennes faisaient partie, c’était un procédé étrange qui, si on le prenait en mauvaise part, aurait pu être regardé comme une raillerie d’un goût douteux. Une chose pourtant était claire, que toute l’adresse et toutes les précautions de langage n’avaient pu dissimuler. C’était le trouble profond causé au roi, comme à ses confidens, par l’annonce de la défection supposée du roi de Prusse. Malgré l’énergie apparente et presque excessive des protestations d’incrédulité, les termes sévères par lesquels une telle conduite était qualifiée d’avance, pour le cas où elle serait démontrée, l’insistance mise pour en obtenir la preuve positive, attestaient que le coup avait porté. On voyait clairement que de ce point capital, si la certitude réclamée venait à en être obtenue, pouvait dépendre la reprise d’une négociation plus sérieuse. La France, retenue par un lien d’honneur et d’habitude, ne voulait pas être la première à se séparer d’un ancien allié, mais si c’était cet allié même qui donnait cet exemple, on avait tout lieu de penser qu’elle ne se refuserait pas à le suivre.

C’est ce que Kaunitz, dans une note rédigée plus tard, se fait honneur d’avoir compris, et dès lors, à ses yeux, l’essentiel était de tenir, même au prix de concessions apparentes, le protocole ouvert jusqu’à ce que l’infidélité et la trahison (c’est ainsi que s’exprimait Louis XV lui-même par l’organe de Bernis) eussent été mises en évidence et au-dessus de toute contestation. Il ne se dissimulait pas que ce temps d’arrêt pouvait être assez long, la démonstration ne devant pas paraître complète tant qu’on n’aurait de Berlin aucun acte positif et officiel à signaler, et jusque-là, les indices les plus clairs pouvant être imputés à des interprétations malveillantes. Mais l’acte décisif et révélateur viendrait, il n’en doutait plus, il ne s’agissait que de l’attendre. D’ailleurs le seul fait qu’une négociation serait engagée, quelle qu’en fût la nature, éloignait tout danger d’une agression immédiate contre les possessions autrichiennes de Flandre, et dès lors il n’y avait aucun risque et tout avantage à gagner du temps[20].

Restait à faire accepter par Marie-Thérèse cette attitude patiente, et c’est à quoi le prudent conseiller dut avoir assurément quelque peine. Il était cruel pour la fière princesse, non seulement, après avoir tout offert, de ne rien obtenir de ce qu’elle souhaitait, mais d’avoir laissé lire au fond de son cœur et révélé sans fruit l’amertume de sa haine et sa soif de vengeance. Un point même en particulier paraît l’avoir surtout blessée : c’était le silence absolu gardé dans la note qui lui était remise sur l’offre qu’elle avait faite de faire monter le prince de Conti sur le trône de Pologne. Parfaitement au courant, comme elle l’était, des manœuvres pratiquées par les agens du roi à Varsovie, elle voyait dans cette affectation de n’y pas faire même la plus légère allusion, l’intention offensante de ne pas rendre confidence pour confidence et de garder des points réservés, tandis qu’elle parlait sans détour. Et de fait, après avoir pris, pour arriver au cœur du roi, la voie de ses amitiés les plus intimes, elle ne pouvait deviner qu’il y avait un arrière-fond plus secret encore où la maîtresse elle-même ne pénétrait pas. C’était là une bizarrerie du tempérament royal que sa droiture ne pouvait comprendre. Aussi, en cédant à des conseils dont son esprit politique ne méconnaissait pas la sagesse, elle ne put s’empêcher, dans une réponse adressée à Stahremberg le 22 septembre, de laisser apercevoir, dans des termes d’une irritation mal contenue, le partage de ses sentimens. Plus de la moitié de cette longue épître est consacrée à réfuter avec une impatience hautaine tous les motifs allégués par Bernis et la Pompadour (comme elle l’appelle) pour décliner ses propositions, et elle les abandonne à leurs illusions obstinées sur le roi de Prusse dont l’événement se chargera de les détromper. Mais plus loin, on croit entendre Kaunitz prendre la parole quand elle conclut en déclarant qu’elle ne veut pourtant pas opposer au roi de France un refus tout sec (platte abschlägige Antwort) et finit par se ranger à la pensée d’un traité purement défensif, engageant les deux puissances à résister en commun à toute agression qui menacerait les conditions de la paix, telles que le traité d’Aix-la-Chapelle les avait établies. On y apporterait seulement cette modification que la garantie ne serait opposée qu’aux attaques portées sur le continent. C’était rendre à Bernis ce qu’on appelle, par une expression vulgaire, la monnaie de sa pièce, car c’était laisser le champ absolument libre à l’ennemie déclarée de la France, l’Angleterre, sur mer, là où la fortune lui était la plus favorable, et en définitive on se serait trouvé ainsi avoir assuré au roi George la sécurité du Hanovre tout comme la note remise par Bernis garantissait à Frédéric la possession de la Silésie. On n’avait donc pas encore les élémens d’une négociation véritable et encore moins d’une entente définitive. Mais qu’importe ? c’était un terrain de discussion, c’étaient des questions à étudier, des articles à débattre, l’occasion d’échanger des courriers, de piétiner sur place pendant des semaines, et de laisser couler le temps. Kaunitz, pour l’heure, ne demandait pas autre chose[21].

Si c’était là réellement son intention, il faut convenir qu’il fut merveilleusement servi par les circonstances et par les lenteurs et les hésitations vraiment incroyables de Louis XV et de son ministère. D’abord les communications n’étaient pas alors ce qu’elles sont devenues de nos jours : peu de postes régulières, et à l’approche de la mauvaise saison, des routes à peine praticables. Chaque aller et retour de messager employait pour le moins deux semaines entières. De plus, à Vienne, les expéditions se faisaient toujours attendre, Kaunitz ayant soin de consulter la conférence et de la laisser délibérer longuement sur tous les points contestés. Puis tout fut suspendu pendant quelque temps par un événement qui arrivait à peu près régulièrement chaque année : les couches de l’impératrice. Singulier rapprochement et que M. d’Arneth a raison de faire remarquer. L’enfant qu’elle mit au monde était une princesse qui reçut le nom de Marie-Antoinette. Quarante ans après, devenue reine de France, elle était conduite à l’échafaud aux cris d’une foule qui l’insultait sous ce nom de l’Autrichienne. Elle devait être ainsi d’abord le gage et ensuite la victime de l’alliance qui se préparait au moment où elle voyait le jour.

A Paris une interruption d’une autre nature eut lieu également. Quand Bernis, prenant la réponse de Vienne plus au sérieux peut-être qu’elle ne le méritait, crut tenir en main le fil d’une négociation véritable, il renouvela ses instances pour obtenir de n’en plus rester chargé seul. La tâche devenait trop lourde, même matériellement, obligé qu’il était de tout transcrire de sa propre main, aussi bien les communications remises à Stahremberg que celles dont l’ambassadeur lui faisait part et dont il ne permettait qu’à lui de prendre copie. Cédant, bien qu’à regret, à ses prières, le roi consentit à lui adjoindre quatre de ses ministres : le ministre des affaires étrangères, Rouillé, Machault, ministre de la marine, le contrôleur général des finances Sèchelles, et Saint-Florentin, préposé aux principaux départemens de l’intérieur. Il eût été naturel d’y appeler aussi le ministre de la guerre, d’Argenson ; mais le roi le croyant trop hostile à l’Autriche et se souvenant qu’il avait à plusieurs reprises insisté pour l’invasion des Pays-Bas, se refusa absolument à s’ouvrir à lui.

« On peut se représenter, dit Bernis, la surprise des ministres du roi quand je leur racontai ce qui s’était passé depuis le mois de septembre. » (Notez qu’on était déjà arrivé aux derniers jours d’octobre)[22]. S’ils ne laissèrent voir sur leur visage que de l’étonnement, c’est qu’ils eurent l’art de cacher leur déplaisir. Quoi de plus blessant en effet, pour des hommes d’Etat pourvus d’un grand emploi qu’ils prenaient au sérieux, que de se voir associés, malgré eux, à une affaire d’une telle taille, contraire à tous leurs sentimens habituels, choquant tous leurs préjugés, et d’apprendre qu’elle était engagée si avant qu’on n’avait presque plus la liberté de reculer ! Rouillé, en particulier, — dont on avait changé sans lui en dire mot, et en quelque sorte derrière son dos, toute la direction de la politique qu’il était censé conduire, — devait sentir que son rôle prêtait à rire. Personne, il est vrai, n’osa murmurer, Bernis ayant pris la précaution de ne faire aucune démarche sans faire constater par écrit, et sur pièces, l’assentiment du roi ; on ne pouvait donc se risquer à lui faire au moins du bout des lèvres autre chose que des complimens ; mais le dépit de tous était visible, et il était difficile de ne pas accorder à des conseillers ainsi pris de court, étonnés, tombant des nues, quelques jours pour se reconnaître et se donner au moins l’apparence de l’examen et de la réflexion.

Quand le moment fut venu de se remettre à l’œuvre, Bernis tint encore, et, plus que jamais, à se mettre à l’abri contre des critiques, qui, de l’humeur dont il voyait ses collègues, ne pouvaient manquer de se produire. Il dut rester seul chargé de continuer à entretenir le comte de Stahremberg pour lui soumettre un projet de traité de défense et de garantie réciproques, conçu sur le principe arrêté et convenu, mais dont la base devrait être plus ou moins élargie suivant qu’on se placerait au point de vue de l’un ou de l’autre des contractans. Leur rencontre dut avoir lieu dans un petit appartement du Luxembourg, réservé à l’académicien Duclos en sa qualité d’historiographe du roi, mais qu’il n’occupait pas, et qu’il mit, sans savoir pour quelle sorte d’usage, à la disposition d’un confrère qui était son ami. Les deux négociateurs arrivaient, l’un par la rue de Tournon et l’autre par la rue d’Enfer. Mais Bernis ne consentait à quitter Versailles pour se rendre au rendez-vous qu’après avoir mis en poche un mémoire écrit, touchant chacun des sujets qui devaient être traités, document délibéré en conseil, où chaque ministre avait constaté son avis et dont le roi prenait connaissance. Au retour, nouvelle réunion pour entendre le compte rendu de la conversation, puis délibération nouvelle. Autant de journées perdues ou, pour mieux dire, employées à servir à souhait les vues du chancelier autrichien[23]. L’affaire restait ainsi en panne comme c’était son désir, jusqu’à l’incident qu’il attendait et qui en fait ne devait pas manquer. C’est de Berlin que cet incident décisif allait venir, et c’est là que, les diverses négociations engagées réagissant ainsi l’une sur l’autre, celui qui veut en suivre l’enchaînement doit maintenant se transporter. La suite des faits exigera du reste plus d’une fois que l’on passe ainsi d’une scène à l’autre.


III

Les délais exigés et ménagés par le ministre autrichien auraient pu, même au point de vue de l’intérêt que Bernis avait à soutenir, avoir quelque avantage ; mais c’était à une condition, c’est qu’ils fussent mis à profit pour tirer au clair, par une action pressante, ce qui était le véritable nœud de la situation, l’état d’esprit et les intentions prêtées au roi de Prusse. Les soupçons ou, pour mieux parler, la dénonciation de l’Autriche, était-elle oui ou non fondée ? Si on s’écartait de l’ancienne alliance pour en rechercher une différente et presque contraire, serait-on en état de défense ou du moins de représaille légitime ? Il n’y avait pas, avant de faire un pas dans la voie nouvelle, de question plus urgente à résoudre. Il semble bien que tel fut le sentiment de Bernis lui-même, s’il est vrai, comme il le raconte, que, dès l’ouverture même des pourparlers avec les Autrichiens, il ait représenté au roi la nécessité d’envoyer sur-le-champ auprès de Frédéric un ministre éclairé qui pût démêler les sentimens de ce prince, lui tâter le pouls, et permît d’éviter (comme il le dit par une très heureuse expression) le double risque soit de se brouiller avec un ami fidèle, soit de rester dupe d’un ami perfide. Il est vrai qu’il ajoute que ce fut lui qui désigna le duc de Nivernais pour aller remplir cette utile fonction d’éclaireur et s’attribue ainsi cette nomination. Cette assertion n’est pas exacte : la mission de Nivernais, comme on l’a vu, était décidée déjà depuis plusieurs mois, annoncée d’avance, acceptée par Frédéric et connue de tout le monde en France aussi bien qu’en Prusse et même en Autriche. Mais puisque l’ambassadeur était déjà nommé, il était plus simple encore et plus facile de le faire partir. Pourquoi l’ordre ne lui en fut-il pas immédiatement donné et pourquoi plus de trois mois devaient-ils s’écouler avant, soit qu’il songeât lui-même, soit qu’on l’invitât à se mettre en route ? C’est ce dont aucune explication raisonnable ne peut être donnée, et ce qui, en fait de maladresse et d’incapacité, passe vraiment toute imagination. Faut-il réellement croire, comme l’écrivait le ministre de Prusse à Paris, Knyphausen (qui s’étonnait lui-même de ce retard), que l’on voulait attendre le discours annuel du roi d’Angleterre à son parlement dans l’espoir qu’on y trouverait quelques excuses sur les violences exercées par la marine britannique et qu’on pourrait en faire sortir une lueur d’espérance pour le maintien de la paix ? On a peine à prêter, même à un ministre aussi faible que Rouillé, un motif si misérable provenant d’un sentiment pusillanime qui ne serait digne que de pitié. Et Frédéric aurait eu bien raison alors de dire « que ce ne serait pas Louis XIV qui attendrait à se décider en conséquence de ce qu’un parlement anglais aviserait, mais celui-ci qui serait obligé de régler ses délibérations en conformité aux entreprises de Louis[24]. »

Une autre excuse a été présentée de cette incroyable incurie qui, bien qu’un peu plus plausible, n’est guère meilleure. Le conseil des ministres était divisé, on l’a vu, depuis l’origine de la crise, en deux partis qui n’avaient pas encore réussi à se mettre d’accord : l’un voulant borner la guerre aux opérations maritimes, l’autre pressé de la porter sur les champs de bataille du continent, au-delà du Rhin et de la Meuse. Suivant que l’un ou l’autre système serait définitivement adopté, les instructions à donner à l’envoyé qui irait questionner Frédéric seraient différentes, et il paraissait naturel d’attendre que la résolution (qui changeait d’un jour à l’autre) fût définitivement prise. Ce serait alors à cette hésitation même qu’il faudrait s’en prendre et à cette incertitude d’esprits débiles qui, entre deux partis dont les événemens et les avantages pouvaient être mis en balance, auraient dû de bonne heure faire leur choix. Cette fâcheuse division des ministres, à laquelle Louis XV ne savait pas mettre un terme, ne pouvait que s’accroître quand quelques-uns d’entre eux devinrent dépositaires d’un secret très grave dont les autres n’avaient pas même le soupçon. De là une impossibilité de s’entendre sur un point quelconque, et par suite d’agir en commun, une sorte de paralysie qui frappait tous les regards et impatientait même les spectateurs indifférens. On se demandait assez généralement quand finirait cette léthargie stoïque, suivant l’expression de Frédéric, qui faisait supporter à la France toutes les insolences britanniques avec un calme de mort.

Et si on se montrait si peu pressé de connaître ce qui se passait à Berlin, ce n’est pas que les indices du rapprochement de Frédéric avec l’Angleterre ne devinssent assez nombreux et assez significatifs pour attirer l’attention, même quand l’éveil n’aurait pas été donné par les avertissemens de l’Autriche. Le changement d’attitude du roi et des ministres anglais à Hanovre n’avait pas été remarqué seulement par l’envoyé de Marie-Thérèse. Dès le commencement de septembre une gazette semi-officielle de Berlin racontait que la veille du départ du roi George, on avait bu à sa table, publiquement, à la santé du roi de Prusse ; et dans les rapports où étaient la veille encore les deux souverains, c’était un fait qui ne pouvait passer inaperçu. L’envoyé, La Touche, s’étant ému de ce symptôme de réconciliation, le ministre Podewils, sans nier positivement l’incident, se borna à répondre que le gazetier était un jeune homme sans expérience, que le roi avait nommé sans consulter personne, et qu’on allait le remercier. La Touche, à qui son discrédit notoire ne permettait pas de se montrer difficile, eut la bonne grâce de se contenter de cette réponse ; mais il ne put se dispenser d’avertir Rouillé, que tous les cliens de Frédéric, — en particulier ses deux beaux-frères, les margraves d’Anspach et de Bayreuth, — suivaient l’exemple du duc de Brunswick et se mettaient en relation avec le ministre anglais, à ce point qu’il avait cru nécessaire de suspendre la remise des lettres de change envoyées de Paris pour payer le semestre des subsides qui leur étaient dus. Enfin le bruit de l’arrivée prochaine d’un ministre anglais porteur d’une mission importante s’étant répandu à Berlin, Frédéric crut nécessaire d’aller au-devant du soupçon : « Je ne veux pas vous laisser ignorer, écrivait-il à Knyphausen, et vous pouvez même en glisser quelque chose à M. de Rouillé, qu’on m’est venu faire des ouvertures assez singulières et importantes, dont je me réserve cependant de communiquer le détail au duc de Nivernais dès qu’il sera arrivé chez moi. »

La simple curiosité aurait dû suffire pour ne pas perdre un jour et se faire informer sans délai de ce que pouvaient être ces ouvertures dont l’importance égalait la singularité. Rouillé préféra voir dans cette indication la promesse que rien ne se ferait en ce genre-là pas plus qu’en aucun autre avant l’arrivée de son ambassadeur, et que puisqu’on était disposé à l’attendre, il n’y avait pas de raison pour se hâter, Knyphausen n’ayant pas manqué en effet, dès sa première audience, de glisser les quelques mots dont on l’avait chargé de faire part. « Ce ministre, écrit-il, m’a paru certainement édifié de la bonne foi avec laquelle Votre Majesté agit avec sa cour, et a été d’autant plus touché de cette marque de confiance qu’on commençait à soupçonner (et qu’on croyait même l’avoir appris de Londres) que l’Angleterre avait entamé une négociation avec Votre Majesté : cette ouverture a produit ici très bon effet, et elle a entièrement rassuré le ministre des appréhensions qu’il avait conçues à cet égard, et dont il commençait à être inquiet depuis quelques jours. »

Frédéric, voyant qu’il avait affaire à des gens si faciles à se laisser convaincre, ne se fit pas faute de les entretenir dans cette humeur confiante et à propos de quelques signes de défiance que Knyphausen avait cru encore apercevoir chez quelques-uns des ministres : — « Vous ne manquerez pas de vous ouvrir là-dessus envers M. de Rouillé, lui écrivait-il, en lui protestant que tout ce qui lui était revenu n’était absolument que des insinuations malignes et controuvées par mes ennemis, qui ne prétendaient mieux que de me désunir par là avec la France, mais dont il n’y avait pas un mot de vrai. »[25].


On ne sait combien de temps encore se serait prolongé ce lamentable état d’indécision si le discours (qu’on avait eu le tort d’attendre) du roi d’Angleterre à son Parlement, n’était venu, comme un coup de foudre, dissiper toutes les illusions complaisantes dont on aimait encore à se bercer. Le langage de George dépassa, en effet, en fait de provocation, tout ce qu’on pouvait supposer. Il était loin de s’excuser, comme on en avait eu la sotte espérance, d’aucun des actes de violence auxquels la marine anglaise s’était portée avant toute déclaration de guerre (attaque des vaisseaux de guerre, arrêt des navires de commerce et séquestration de leurs marchandises, apparition de bâtimens armés en course sur les côtes de France), et encore plus loin de laisser entrevoir la pensée d’aucune sorte de réparation ou de restitution. Toutes ces mesures (bien que contraires au droit international dès lors reconnu) étaient comprises sur un ton de glorification dans l’assertion générale que rien n’avait été fait que pour défendre les droits de la couronne d’Angleterre contre les usurpations de la France, et que d’autres moyens de soutenir cette légitime résistance allaient être demandés au Parlement. Des adresses passionnées des deux Chambres répondirent à l’appel du souverain, et une majorité se trouva même dans la Chambre des communes pour assurer le roi qu’on le défendrait contre toute attaque dont il pourrait être menacé, fût-ce dans celles de ses possessions qui ne dépendaient pas de la couronne de la Grande-Bretagne, et pour étendre ainsi même sur l’électorat allemand si mal famé la protection britannique.

Ce fut à Versailles, où à peine quelque surprise eût été naturelle, une véritable consternation, et comme le brusque réveil d’un sommeil auquel on s’arrachait à regret. Plusieurs mesures d’une énergie apparente furent rapidement décidées. Une réquisition formelle fut envoyée à Londres, exigeant la restitution immédiate des bâtimens saisis, le refus ou même le retard devant être considéré comme la déclaration formelle de l’état de guerre ; le commandement des côtes de l’Océan fut confié au maréchal de Belle-Isle, chargé de tenter avec un corps d’armée de quarante mille hommes l’entreprise tant de fois et toujours inutilement essayée d’un débarquement ; toutes les forces maritimes de la Méditerranée furent mises sous les ordres du duc de Richelieu, récemment fait maréchal, et pour décider ce qu’on aurait à faire sur le continent, le départ de Nivernais fut enfin résolu. Le duc d’ailleurs lui-même, qui en avait d’abord pris un peu trop à l’aise, commençait à s’impatienter du retard.

Restait à rédiger ses instructions. Nous en avons le texte : c’est un cahier très volumineux, et quand on songe que le ministre qui dut le signer était le même qui, dans le comité secret de Versailles, devait en qualité de préposé aux Affaires étrangères, prendre une part active et même principale à la discussion du projet autrichien, il est impossible d’en achever la lecture sans une véritable surprise. Assurément il n’était pas possible de faire confidence à Nivernais d’un projet encore informe et sur lequel un secret inviolable avait été promis à Marie-Thérèse[26]. On n’aurait pu le faire sans la prévenir et sans demander un consentement qu’elle n’aurait assurément pas donné à un voyageur partant pour causer d’une alliance à renouveler avec Frédéric ; mais il y a en ce monde manière de tout dire et surtout de tout faire entendre. Il était possible cependant de ne pas mettre en opposition directe le langage que Nivernais était chargé de tenir à Berlin avec celui de Bernis au Luxembourg. On pouvait éviter de donner ainsi, soit à l’un, soit à l’autre des deux représentans de la France, une apparence de duplicité blâmable ou de duperie ridicule. Cette réserve était d’autant plus facile à observer qu’il n’y avait au fond rien de contradictoire dans la double conduite prescrite à ces agens. La France s’était positivement refusée à prendre aucun engagement qui pût porter atteinte à la situation de Frédéric en Allemagne ; et l’attitude de neutralité jusque-là observée par Marie-Thérèse dans la lutte qui allait s’engager rendait naturel qu’on n’eût pas voulu absolument fermer l’oreille à ses propositions. On pouvait donc négocier avec les deux cours, sans tromper ni l’une ni l’autre. De plus, pour être à la fois efficace et sincère, l’interrogation posée à Frédéric devait être pressante, de nature à le mettre dans l’embarras de garder une situation équivoque. Il fallait, en un mot, lui adresser, sous une forme courtoise, une véritable sommation à sortir d’un silence suspect, et c’était le cas de lui laisser deviner que, s’il continuait à se réserver, on saurait se passer de lui et au besoin se pourvoir ailleurs.

Mais pour marquer ces nuances de langage qui n’étaient pas sans délicatesse, il aurait fallu que le ministre se donnât la peine et fût en état de prendre la plume pour rédiger l’instruction lui-même. Rouillé, se méfiant non sans raison de son inexpérience, jugea plus commode et plus sûr d’en abandonner la composition à des commis qui, nullement au fait de la complexité de la situation, crurent à leur tour ne pouvoir mieux faire que de suivre des traditions séculaires et d’emprunter les formules en usage de longue date dans les chancelleries.

Aussi la pièce, conçue d’ailleurs en termes vagues, verbeux et incolores, après un exposé inutile et des griefs reprochés à l’Angleterre, passe immédiatement à un véritable réquisitoire contre la triple alliance formée par l’Angleterre, la Russie et l’Autriche, et c’est cette dernière puissance qui, mise en cause plus que toute autre, est accusée d’avoir soufflé et d’attiser le feu de la guerre pour préparer sa revanche à la faveur du trouble général. C’est contre l’Autriche bien plus que contre l’Angleterre que Frédéric doit être engagé à renouveler le traité de 1741, rendu plus que jamais nécessaire par des circonstances analogues à celles qui l’ont fait conclure. C’est contre l’Autriche qu’il doit, de concert avec la France, former une ligue composée des princes indépendans de l’Empire, de la Suède, du Danemark, de la Pologne (si on peut l’affranchir du joug de la Russie) et de la Porte (si on peut la tirer de son engourdissement). C’est un vrai branle-bas à susciter contre l’héritière de Charles-Quint. A cela près, rien de pressant ni de net dans les demandes à faire à Frédéric. Aucun acte significatif, encore moins aucun concours militaire, n’est positivement réclamé de lui. C’est une simple signature à reproduire au bas d’un traité assez vague et qui ne l’avait, on le sait, jamais gêné ; et cette marque d’intérêt est sollicitée comme une faveur qu’on attend, non comme une mesure dictée par un intérêt commun, ou une dette de reconnaissance à acquitter. Le tout accompagné de protestations d’amitié qui, trop affectées pour être sincères, ont l’air plutôt dictées par le désir de ménager un tempérament irritable que par un espoir sérieux de réciprocité. Pendant qu’on procédait au ministère à l’élaboration de ce triste document, le ministre de Prusse crut, à la faveur d’une indiscrétion, en avoir connu la substance et les points principaux, et il fit part de cette communication à Frédéric qui l’avait fort pressé de se la procurer. « J’ai été bien aise, répondit le roi, d’avoir été instruit par vous des points de l’instruction qu’on va donner au duc de Nivernais qui, quelque vague et misérable qu’elle soit, m’indique au moins ce que ces gens-là veulent[27]. » Qu’aurait-il dit, s’il avait connu le texte que nous avons sous les yeux ?

C’est cette analyse anticipée (d’ailleurs assez inexacte) faite par le ministre prussien qui donne l’explication d’un fait dont j’avoue avoir été d’abord assez embarrassé. J’avais lu comme tout le monde dans l’histoire de la guerre de Sept ans faite par Frédéric la petite historiette suivante que tous les écrivains, sur la foi d’une si haute autorité, n’ont pas manqué de textuellement reproduire. « L’argument le plus fort qu’employa le duc de Nivernais pour persuader au roi cette alliance et cette guerre, ce fut de lui offrir la souveraineté de l’île de Tabago… Cette offre était trop ridicule pour être reçue : le roi tourna la chose en plaisanterie et pria le duc de Nivernais de jeter les yeux sur quelqu’un qui fût plus propre à être gouverneur de l’île de Barataria. »

Or je ne trouvais dans l’instruction, dont je n’essaie pas (on le voit) de dissimuler la maladresse, aucune espèce d’allusion à cette petite île de l’Atlantique, ni même mentionné nulle part le nom de cette localité. Je ne le trouvais pas prononcé davantage dans les entretiens du duc avec le roi qui, comme on le verra, ne furent jamais engagés sur un terrain qui permît d’aborder aucune proposition de ce genre. J’hésitais pourtant à croire que l’anecdote fût inventée de toutes pièces. C’est dans la lettre, tout à l’heure citée, de Knyphausen, que j’ai fini par découvrir quel pouvait en être le fondement, ou plutôt le prétexte. « Je sais, dit l’agent prussien, qu’on pensait à offrir à Votre Majesté la garantie de la principauté d’Ostfriese, qui lui est contestée par l’électorat de Hanovre. Il m’a été assuré aussi qu’on a proposé dans le conseil d’offrir à Votre Majesté la propriété des îles de Tabago, Saint-Vincent et Sainte-Lucie qui sont réputées neutres. Comme ces îles sont très propres à la culture de l’indigo, du tabac, du sucre et du coton, on a non seulement observé que Votre Majesté en les peuplant et en les faisant cultiver en retirerait de grands avantages relativement à son commerce, mais on a remarqué aussi que la France y trouverait son intérêt, vu que ce serait un poids de plus contre l’Angleterre dans la balance de l’Amérique, où toutes les puissances inférieures par leur commerce à la Grande-Bretagne ont intérêt de se réunir contre la France. Mais il n’est point fait mention dans les instructions du duc de Nivernais, ni de l’une, ni de l’autre de ces propositions, et elles ne renferment que des ordres vagues par lesquels il lui est enjoint de sonder Votre Majesté sur ce qu’elle pourrait désirer à ce sujet. »

Tout s’explique. Frédéric, prévenu de ces propos vaguement tenus dans le conseil de Louis XV et espérant trouver dans la conversation du duc de Nivernais quelque allusion à ce manque de tact et d’esprit, avait préparé une réplique qu’il trouvait piquante. L’occasion ne s’étant pas présentée de la placer, il n’a pas voulu en priver la postérité, il la lui a donc léguée comme sa réponse à l’argument le plus fort qu’eût apporté à Berlin l’envoyé de France. Et voilà justement, quand on est roi, comme on écrit l’histoire !

Lorsque Frédéric apprit que le départ du duc de Nivernais était enfin résolu, on raconte qu’il lui échappa de dire publiquement et en pleine table : « Je parie que Nivernais retournera juste aussi savant qu’il est venu[28]. » C’était une erreur. Nivernais n’était pas encore sorti de France, qu’atteint d’un accès de fièvre (mal auquel il était sujet) il revenait à Paris pour se faire soigner. Puis, quand il fut remis et en état de faire le voyage, il dut prendre tant de ménagemens pour sa santé et subir tant de retards par suite du mauvais état des routes, qu’il n’arriva à Berlin que le 12 janvier de la nouvelle année. Trois jours après, avant même qu’il eût remis ses lettres de créance, un fait s’était passé qu’on devait lui apprendre et qu’on ne pouvait pas même lui laisser ignorer. Pas plus tard que le 16 du même mois, on procédait, au palais de Westminster à Londres, dans le cabinet de lord Holderness, à la conclusion d’un traité de neutralité et d’alliance entre Leurs Majestés Britannique et Prussienne, et l’instrument, dûment signé par les plénipotentiaires, n’attendait plus que les ratifications royales.


DUC DE BROGLIE.

  1. Voyez la Revue du 15 août et du 1er septembre.
  2. Mémoires de lord Walpole, t. III, p. 319. Lord Walpole était le frère du ministre et l’oncle de l’écrivain du même nom ; il avait longtemps représenté l’Angleterre en France en qualité d’ambassadeur.
  3. Pol. Corr. Frédéric au prince Ferdinand de Brunswick, I, 26 juillet 1755, t. XI, p. 191, 225.
  4. Pol. Corr., t. XI, p. 232.
  5. Pol. Corr. Frédéric au duc de Brunswick, 12 août 1755, p. 252, 253.
  6. Pol. Corr. Frédéric au duc de Brunswick, 25 août, 1er septembre 1755, t. XI, p. 212. 286.
  7. Pol. Corr., t. XI, p. 296 et suiv.
  8. D’Arneth, t. IV, p. 387, et suiv. — Beer, Oesterreichs Politik in den Jahren 1755 und 1756, dans la Revue historique de Sybel, 1872, t. XXVII, p. 327 et suiv.
  9. D’Arneth, t. IV, p. 382, 383.
  10. D’Arneth et Beer, loc. cit. Marie-Thérèse à Stahremberg, 21 août 1755 (Archives de Vienne).
  11. D’Arneth, t. IV, p. 550.
  12. Marie-Thérèse à Stahremberg, 21 août 1755 (Archives de Vienne).
  13. Marie-Thérèse à Stahremberg, 21 août 1755 (Archives de Vienne). — Kaunitz à Stahremberg, 21 août 1755 (Archives de Vienne).
  14. D’Arneth, t. IV, p. 550, 551.
  15. Duclos, écrivant de mémoire, d’après la conversation de Bernis, dit bien qu’il y eut un billet flatteur de Marie-Thérèse pour la favorite. Mais Bernis lui-même n’en dit pas un mot. Du reste, voici la reproduction de la partie de l’instruction de Stahremberg relative au choix qui lui était laissé pour entrer en relation avec le roi, entre le prince de Conti et Mme de Pompadour : il en ressort évidemment que, dans la pensée de Marie-Thérèse, la préférence devait être donnée au prince de Conti, et que dès lors il n’y avait pas lieu, pour elle, de s’adresser directement à Mme de Pompadour.
    « Quant à la manière de présenter l’affaire à la cour de la façon la plus utile et la plus secrète, nous sommes d’avis que tu auras à te procurer sans retard, au moyen d’un billet ou autrement, un entretien secret avec le prince de Conti, et à lui faire savoir seulement à cette première occasion que tu as des communications très importantes à communiquer au roi en notre nom, informations qui exigent un secret absolu et ne peuvent être que très agréables au prince. Tu ajouteras que nous t’avons également muni d’une promesse de secret autographe, jointe à la présente, et que si le roi fait une promesse pareille avec désignation d’une personne de confiance à laquelle la suite des communications pourra être faite, tu n’hésiteras pas à te déclarer plus ouvertement. Ce qui nous fait juger utile de confier la première démarche au prince de Conti, c’est qu’il est le plus intéressé à l’issue heureuse de l’affaire et que par son crédit et par ses amis il peut, non seulement lui donner une bonne tournure, mais encore contribuer beaucoup à empêcher les dispositions changeantes de la cour, et à tout préparer dans le sens de ses désirs concordant avec les nôtres. Il ne serait pas impossible cependant que nos suppositions très vraisemblables ne fussent erronées et que le prince fût absent ou qu’il y eût d’autres circonstances d’après lesquelles tune jugerais pas prudent de recourir audit intermédiaire. Une lettre de M. le chancelier à Mme de Pompadour, ainsi qu’une copie sera jointe à la présente, afin que tu puisses, au besoin, te servir de cette voie pour faire parvenir au roi les communications nécessaires. »
  16. On sait que l’amitié qu’elle lui témoignait fut assez marquée pour avoir donné lieu à quelques plaisanteries médisantes. Michelet n’a pas manqué d’enregistrer cette fable calomnieuse parmi toutes les autres dont son récit du règne de Louis XV n’est que la collection.
  17. Bernis, Mémoires, t. IV, ch. V. On voit que ce récit, qui a un grand caractère de sincérité et où Bernis ne se donne nullement un rôle héroïque, contredit absolument le fait si souvent allégué d’un ressentiment personnel qu’il aurait porté dans cette négociation par suite d’une appréciation blessante que Frédéric aurait faite de sa valeur poétique. En outre, il n’est nullement sûr que le vers de Frédéric dont on a dit que Bernis fut choqué :
    Évitez de Bernis la stérile abondance
    et qui se trouve dans une pièce de 1744, fût connu en France à ce moment. Bernis lui-même avait fait depuis lors hommage à Frédéric de plusieurs de ses compositions. Enfin il est notoire que depuis qu’il avait accepté des charges politiques, il n’aimait pas qu’on lui parlât de ses vers et ne paraissait plus attacher aucun prix à sa réputation littéraire.
  18. Bernis, dans ses Mémoires, n’entre dans aucun détail sur le projet qui lui fut soumis par Stahremberg. « Mon devoir, dit-il, m’empêche d’en dire davantage. Ce scrupule, dans un récit, fait trente ans au moins après l’événement et destiné à rester secret, est assez difficile à expliquer. On le comprend d’autant moins que le récit de Duclos contient à ce sujet des renseignemens plus précis, qu’il ne pouvait tenir que de Bernis lui-même.
  19. Réponse que l’abbé de Bernis m’a remise de la part du roi très chrétien aux propositions que j’ai faites de la part de S. M. l’Impératrice, 9 septembre 1755. — Stahremberg à Marie-Thérèse, 9 septembre 1755.
  20. D’Arneth. t. IV. p. 400-407. — Beer, p. 330-333.
  21. Marie-Thérèse à Stahremberg, 27 septembre 1755.
  22. Bernis ne fait dater que du mois de décembre le comité secret formé par l’admission des quatre ministres. Mais dès le 22 novembre, Marie-Thérèse, en réponse à une dépêche de Stahremberg des derniers jours d’octobre, se félicite de cette adjonction qui rend la négociation plus sérieuse.
  23. Mémoires de Bernis, t. I.
  24. Pol. Corr., t. XI, p. 315.
  25. Frédéric à Knyphausen, 13 septembre, 2 décembre 1755. — Pol. Corr., t. XI, p. 302-409. — Knyphausen à Frédéric, 2 octobre 1755 (Ministère des Affaires étrangères).
  26. L’aimable écrivain qui se cache sous le nom de Lucien Percy, et qui a consacré à la vie du duc de Nivernais un très intéressant volume, ne veut pas croire qu’on ait laissé ignorer au duc la négociation avec l’Autriche. Le fait, bien que singulier, est pourtant certain. La correspondance de Nivernais avec Rouillé ne laisse à cet égard aucun doute.
  27. Frédéric à Knyphausen, 8 novembre 1755. — Pol. Corr., t. XI, p. 372.
  28. Ce propos, prêté à Frédéric, se trouve dans une lettre de Marie-Thérèse à Stahremberg, 22 novembre 1755. — L’Impératrice paraît, d’après cette dépêche, avoir eu connaissance des instructions données à Nivernais, et elle exprimait l’espérance que le roi de Prusse n’en serait pas content. « Il serait étrange, dit-elle, qu’il ne se commît pas quelque faute pendant le séjour du duc de Nivernais à Berlin. »