L’Alsace-Lorraine depuis l’annexion

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L’Alsace-Lorraine depuis l’annexion
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 102 (p. 218-235).

L’ALSACE-LORRAINE
DEPUIS L’ANNEXION

I. L’Alsace et les prétentions prussiennes, par un Alsacien, M. Édouard Schuré ; Genève. — II. Le Protestantisme et la guerre de 1870, par M. Lichtenberger, professeur à la Faculté de théologie et au séminaire protestant de Strasbourg ; Strasbourg. — III. Was fordern wir von Frankreich, par Heinrich von Treitschke ; Berlin.

Plus d’un récit a été publié sur les incidens qui ont accompagné la séparation de l’Alsace-Lorraine de la patrie française. Ceux qui y ont assisté sont fondés à dire qu’aucun de ces récits n’approche de la réalité. C’est qu’il était bien difficile de rendre, dans de telles circonstances, la noblesse du sacrifice et la grandeur des émotions. Que demandait-on à ces provinces, en butte alors à la plus douloureuse alternative ? On leur demandait de répondre à bref délai aux questions suivantes : voulez-vous rester Français ? voulez-vous devenir Allemands ? Dans ce dernier cas, le silence suffisait ; il signifiait un acquiescement au régime imposé par la conquête, et supprimait toute autre formalité. C’était une porte ouverte aux indifférens, à ceux qu’un acte épouvante et qui se réfugient volontiers dans l’inertie ; mais dans l’autre cas, c’est-à-dire pour rester Français, il fallait agir et agir avec diligence. Dans cette sorte de consultation, on ne s’adressait pas à la masse, dont les voix, presque sans exception, auraient été l’écho du sentiment réel ; c’était individuellement, nominativement, qu’il y avait lieu d’opter. Ni l’âge, ni le sexe n’exemptaient d’une déclaration directe ou indirecte, et cette déclaration équivalait à un arrêt d’exil à jour fixe, sans délai ni appel. Pendant des semaines et des mois, on a pu assister dans ce malheureux pays à la plus cruelle des tortures, la torture des consciences. Pour combler la mesure, on disait aux populations d’un air railleur qu’au fond elles étaient plus allemandes qu’elles ne se l’imaginaient, allemandes par la théorie historique, allemandes par les mœurs comme par la langue, et qu’il y aurait tout honneur, tout profit pour elles à quitter « une nation déchue et infectée de vices pour une nation glorieuse et douée d’un bel assemblage de vertus. » C’était, ajoutait-on, non pas un changement de patrie, mais un retour à la patrie naturelle.

Voilà au milieu de quels assauts et de quels troubles d’esprit ont vécu ces provinces dans les dernières semaines qui ont précédé l’annexion. J’en parle pour en avoir été le témoin et quelquefois le confident ; il est des scènes qui ne sortiront jamais de ma mémoire, surtout celles qui se passaient dans l’une des rues de Mulhouse, à la porte du Kreïs-director, l’équivalent d’un sous-préfet, chargé du contrôle et de l’enregistrement des options. Invariablement, chaque matin, entre neuf et dix heures, le trottoir était envahi par un rassemblement qui, de minute en minute, prenait des proportions plus considérables et ne cessait de s’accroître jusqu’à la clôture des bureaux. Comment assister de sang-froid à ce défilé de plus en plus significatif ? C’étaient autant d’hommes qui venaient opter pour la France, autant de compatriotes recouvrés. J’en ai interrogé plusieurs ; ils auraient eu cent raisons non-seulement plausibles, mais souvent impérieuses, de se résigner au régime allemand, — raisons d’intérêt, de famille, de propriété, d’établissement d’industrie. Aucune de ces considérations n’avait tenu devant l’abjuration qui y était attachée. Plutôt tous les sacrifices, si onéreux qu’ils fussent, qu’un changement de drapeau. Pour les jeunes gens, porter les armes contre ceux à côté de qui hier encore ils combattaient, — pour les hommes mûrs ou les vieillards rompre les liens politiques qui étaient la trame même de leur vie, voilà des perspectives qu’ils n’envisageaient pas les uns et les autres sans révolte et sans frémissement. Les moins susceptibles disaient avec amertume qu’on aurait pu user de plus de ménagement vis-à-vis de ces vaincus qu’on espérait s’identifier et qu’on affectait d’appeler des « frères. » Ainsi pensaient et ont agi la plupart de ceux auxquels leur fortune ou leur carrière laissaient quelque liberté de détermination.

Il convient pourtant d’ajouter que, même parmi ces privilégiés, une scission a eu lieu et qu’elle compte plusieurs hommes influens par leur position et par leur fortune, — non pas que cette minorité soit animée d’un moindre regret de ce qu’elle perd et d’un moindre désir de le recouvrer ; ce n’est point sur le but, c’est sur les moyens seulement qu’elle diffère. Elle prévoit malgré tout que la séparation sera longue, et que de longtemps l’Allemagne ne lâchera pas sa proie : d’ici là, il y a donc à imaginer un moyen de vivre et à choisir le meilleur. Ce moyen n’est pas l’exil, qui anéantit toute action, c’est la résidence et l’exercice des droits qui y sont inhérens. La conduite à suivre serait alors de reconstituer l’Alsace-Lorraine avec des élémens qui lui soient propres, autonomes comme ils disent, et de tenir surtout à l’écart les colons allemands qui en convoitent les dépouilles, puis, cette reconstitution achevée, de demander résolûment aux chambres de l’empire qu’à une dictature de circonstance, qui a encore quinze mois à courir, succédât un régime régulier d’une application immédiate. — Point d’illusions, disent ces dissidens, elles seraient funestes, et rendraient notre absorption irrévocable ; les exilés n’emportent pas le sol à leurs pieds, les vides, si grands qu’ils soient, ne déplacent pas une population, le gros restera sédentaire, d’où il faut conclure que l’Alsace, quoi qu’on en ait, ne peut exister que chez elle, et qu’il est bon de rester avec ceux qui ne peuvent pas partir. Toute réflexion faite, ajoutent-ils, gardons-nous et serrons nos rangs, demeurons Alsaciens-Lorrains quand même ; rien ne serait pire que l’excès de visages nouveaux. Comme Alsaciens-Lorrains démembrés, l’Allemagne ne peut nous refuser les institutions dont jouissent les autres parties de l’empire ; c’est notre force, et, s’il plaît à Dieu, ce sera un jour notre indépendance. Que le mot d’ordre soit : rester en nombre, faire corps, et, si peu de liberté qu’on nous laisse, agir, exister par nous-mêmes, nous gouverner nous-mêmes. — Tel est le langage de cette minorité. Autant qu’il m’a semblé, elle n’est point obéie. C’est que la population, sous ces motifs plausibles, craint des malentendus, une pensée de ralliement par exemple, qui n’est pas du goût même de ceux qui restent. La masse ne veut pas de compromis, pas d’acte non plus qui de près ou de loin y ressemble ; elle entend garder intacte sa force d’inertie, la seule dont elle puisse et veuille se servir. Elle a subi une violence morale, elle se réserve de voir avec une patiente et persévérante fermeté si cette violence sera définitivement justifiée par le succès politique.

I.

Un autre problème s’est agité en Alsace-Lorraine dans le cours de ce changement de régime, c’est, en perspective du moins, une révolution économique. Aucune épreuve n’aura manqué à ces provinces, troublées par la paix autant que par la guerre. Peu d’années auparavant, elles étaient en plein essor et en pleine prospérité ; françaises alors, rien ne laissait prévoir qu’elles pussent cesser de l’être : leurs industries nous faisaient honneur ; elles comptaient pour un appoint considérable dans notre fortune, et tenaient le premier rang dans l’échelle de notre production, la Lorraine pour ses fonderies et ses forges, ses glaces et ses cristaux, l’Alsace pour ses filatures et tissages de coton et de laine, et surtout par ses impressions de tissus, où depuis près d’un demi-siècle elle demeurait inimitable. Qu’allaient devenir ces grands ateliers d’industrie et d’art créés sur notre territoire et inspirés par notre goût ? Une rude épreuve les attendait, bien rare dans la vie des peuples et capable d’y ébranler les existences les plus solides, un changement complet de marché. Se rend-on bien compte de ce que ces mots représentent ? C’est-à-dire qu’il fallait ici, et dans des conditions nouvelles, tourner le dos à une clientèle acquise, éprouvée et douée de discernement, pour courir après une clientèle incertaine, prise au hasard et dont l’éducation était à faire, quitter des débiteurs sûrs pour des débiteurs inconnus, de vieilles relations pour des relations improvisées, un débouché constant pour un débouché aléatoire, pour tout dire, s’adresser à l’Allemagne là où auparavant on s’adressait à la France, et déplacer le siège de l’échange en dépit des contrastes qui règnent d’un pays à l’autre dans les préférences et les habitudes. Voilà ce que signifiait et ce que signifie encore un changement de marché. Comment les provinces annexées en ont-elles supporté les effets ? C’est à examiner. Occupons-nous d’abord de l’Alsace, qui est un pays d’exception.

Deux circonstances ont amorti pour elle les suites du premier choc, l’impulsion acquise et d’heureux compromis. Par l’impulsion acquise, il faut entendre ce courant commercial qui poussait et pousse encore l’Alsace vers la France, et qui n’eût été interrompu qu’au prix d’une catastrophe. Les deux gouvernemens se sont entendus pour la conjurer. À l’aide de tarifs modérés, on a maintenu, pour un certain temps, l’activité habituelle des relations, et ménagé par des dispositions particulières le débouché de l’exportation, qui tient une si grande place dans les tissus de luxe. Ainsi le Haut-Rhin a pu conserver à Paris ses dépôts ordinaires, convertis en entrepôt fictif pour une partie de leur approvisionnement : des estampilles mobiles apposées à chaque pièce d’étoffe en suivent pour ainsi dire la destination ; la marchandise qui entre dans la consommation intérieure paie les droits cotés au tarif, celle qui traverse seulement notre territoire circule sous acquit à caution et sort en franchise de droits ; l’estampille constate et spécifie les deux cas. C’est sous ce régime de faveur que le Haut-Rhin vit depuis deux saisons, et jusqu’ici son étoile ne l’a point abandonné. Il est resté ce que nous l’avons connu, l’arbitre de la mode pour les vêtemens légers, plus ingénieux, plus élégant que jamais, nous conviant sans cesse à de nouvelles surprises. Dans son deuil politique, il a eu cette compensation, que ni ses industries, ni son commerce n’en ont souffert. La fabrique d’impressions n’est pas la seule qui ait eu cette chance ; on cite d’autres industries qui l’ont partagée et même dépassée, notamment la filature et le tissage de la laine, qui sont pour la Haute-Alsace d’introduction récente. On signale en ce genre des établissemens qui au bout de peu d’années ont pu reconstituer avec leurs bénéfices l’équivalent de leur capital d’émission. Il y a donc là, pour plusieurs détails, une veine d’abondance qui succède à la disette des mauvais jours.

Mais qu’on ne s’y trompe pas, ces succès tiennent à un traitement de faveur qui peut cesser d’un jour à l’autre. À l’heure qu’il est, l’Alsace jouit du bénéfice de deux marchés, l’un à droit réduit, l’autre sans droits. Tôt ou tard cette situation sera contestée, non pas qu’il y ait beaucoup à craindre des réclamations que pourront élever quelques-uns de nos centres industriels : une question de sentiment, d’affection et on peut dire d’honneur domine ici les considérations d’intérêt ; mais on n’aura pas aussi bon marché des susceptibilités allemandes. L’empire d’Allemagne ne souffrira pas longtemps que l’Alsace appartienne à la France par un lien aussi étroit, et reste à ce point identifiée à sa fortune. Supérieur dans les arts de la guerre, il voudra le devenir dans tous les arts. Avec la puissance, l’orgueil lui est venu, et en mauvais conseiller pousse le génie national vers les entreprises auxquelles il est le moins propre. On a pu le voir dans cet embryon de marine qu’il va promener autour du monde, comme un avis donné à l’Angleterre et aux États-Unis. Vis-à-vis de la France, toute mutilée qu’elle est, il lui reste une dernière victoire à poursuivre dans le domaine de l’élégance et du goût, dans les industries auxquelles l’art donne un certain relief. Il l’essaiera certainement, de beaucoup de côtés on l’y pousse ; Berlin est jaloux de Paris, de la supériorité que Paris conserve dans l’ajustement, dans l’ornement, dans la décoration. Peut-être les populations du Brandebourg n’arriveront-elles jamais, si bien qu’on les y exerce, à ces habiletés de la main : leur meilleur outil, elles l’ont prouvé, c’est le glaive (das Schwert), — à chacun son lot ; mais les Alsaciens sont là, des annexés de fraîche date, de nouveaux frères auxquels la grâce française a communiqué une partie de ses dons, et qui l’emploieront à donner ce dernier complément à la supériorité allemande. Tels sont les plans et les calculs.

Discuter là-dessus, de la part d’un Français, serait peine perdue : nous avons si tristement défailli dans l’action que nos paroles ont gardé peu de crédit. C’est donc avec des Allemands que désormais il nous faut battre les Allemands. La prétention de prendre la mode d’assaut et de mettre la main sur l’élégance et la grâce a rencontré chez eux plus d’un contradicteur ; il en est même qui ont la bonne foi de douter que Berlin puisse en tout suppléer Paris. Écoutons ce qu’en dit M. Charles Muller, de Halle. À son avis, la Prusse a beaucoup à faire pour se mettre en matière d’art au niveau des peuples qui depuis longtemps en ont reçu et transmis la tradition ; elle manque de collections de modèles et surtout d’écoles de dessin. « Ce que savaient des esprits prévoyans, ajoute-t-il, s’est révélé à nous comme une découverte dans la dernière exposition de Paris, et une découverte des plus significatives. Nos industries qui font à l’art quelques emprunts végètent dans une honteuse médiocrité : point de caractère, point de goût, point d’originalité ; rien de saillant ni dans la forme, ni dans le décor ; on est de beaucoup dépassé par l’industrie française et même par l’industrie anglaise. Pareille révélation doit donner à réfléchir. Se traîner dans l’ornière des peuples étrangers, rester l’esclave de leurs modèles, de leurs dessins et de leurs modes, n’y a-t-il pas là de quoi inquiéter non-seulement tout ami de son pays, mais tout homme d’état ? Pour l’ami de son pays, ces signes d’infériorité sont affligeans ; l’homme d’état doit se dire que, dans de telles conditions, cette branche de l’industrie allemande peut être évincée d’un moment à l’autre du marché universel. »

La plainte est formelle : point d’originalité, point de goût, et il faut qu’elle soit bien générale pour qu’on la retrouve chez tous les faiseurs de pamphlets allemands. C’est parmi eux à qui décochera son épigramme, témoin ce passage d’une brochure de Wolfgang Menzel, un humoriste, celui-là ! « Jusqu’où ne va pas chez nous, dit-il, la déification de ce qui est étranger, la singerie des modes étrangères ! On s’y habitue si bien que, s’il prend un jour à la nation allemande, la fantaisie de se regarder dans une glace, elle y verra non pas un être allemand, mais un singe français. » Un membre de la chambre de commerce de Bielefeld, M. Gustave Meyer, reprend la même idée sur un ton plus sérieux, avec des preuves à l’appui. M. Meyer a pour nous un titre qui n’est pas commun : au fort des passions qui régnaient dans cette Allemagne enfiévrée, il s’est résolument prononcé contre l’annexion ; il a vu clair là où la multitude voyait trouble, il a compris mieux qu’un autre ce qu’était la Haute-Alsace à la France, et à quel point ces deux fractions d’un même état se complétaient par une affinité de services. Entre elles, il y avait comme un pacte et un secret ; elles possédaient en commun, et chacune dans le cadre assigné à son génie, inspiration et exécution, ce je ne sais quoi, comme dit Proudhon, qui nous plaît tant dans les choses, et qui s’impose partout où il paraît. C’est ce je ne sais quoi qui fraie aux tissus de Mulhouse le chemin des grands débouchés, Londres, Vienne, Saint-Pétersbourg, Berlin, et qui renvoie aux Américains, malgré des droits et des frais énormes, leurs propres cotons filés, tissés et imprimés chez nous. Voilà ce que constate M. Gustave Meyer, et il entre dans quelques détails pour donner à ses compatriotes une plus juste notion de l’état des industries d’art en France et en Allemagne.

« Unie depuis tant d’années à la France, dit-il, l’Alsace s’est d’autant mieux assimilé le goût et l’esprit français que l’excédant de sa production industrielle est destiné à la France. C’est en effet à Paris, où la plupart des grands établissemens ont leurs dépôts, que se concluent les grandes transactions, et c’est de là que partent la recherche constante et l’effort soutenu du renouvellement de la fabrication. Les tissus de coton allemands ont leurs mérites, notamment la solidité et le bas prix, mais comme beauté d’exécution dans la filature et le tissage, dans la teinture, dans l’impression, même dans les détails secondaires du pliage et de l’apprêt, ils restent fort en arrière de l’industrie alsacienne : encore moins peuvent-ils lutter pour l’originalité dans l’invention. En un mot, nous manquons d’une industrie d’art véritablement allemande. Les sorties contre le goût français et les marchandises françaises ne sont que pures déclamations : au fond, le gouvernement prussien n’a point d’illusions là-dessus ; il a vu par où ses industries péchaient et s’est efforcé d’y porter remède. Il a procédé à une organisation complète des écoles d’arts et métiers et des écoles de dessin qui y sont annexées. Aux créations officielles se sont jointes des créations privées, à Stuttgart un dépôt de modèles, à Carlsruhe le conservatoire des arts et métiers, enfin à Berlin un musée où figurent des collections choisies d’objets anciens et nouveaux d’art industriel. »

Qu’en pensent les Allemands, et leur faut-il d’autres témoignages ? Ne sont-ce pas là des aveux et des actes qui attestent une infériorité formelle en même temps que le désir et la volonté de s’affranchir de cette infériorité ? S’en affranchir, soit ; mais ce n’est pas fait, c’est seulement ce qu’on veut faire, et il y a loin de la coupe aux lèvres. On insiste, et l’on invoque l’exemple de l’Angleterre ; les auteurs allemands en abusent surtout ; il serait bon, puisque l’occasion s’en présente, de réduire les choses à leur juste valeur. Le fait est que le bruit qui se fit, il y a vingt ans de cela, à propos des industries d’art chez nos voisins et de la fondation à grands frais du musée de South-Kensington, ne fut pas tout à fait désintéressé. Il devint de mode alors, dans les salons et dans les ateliers, de proclamer bien haut que l’art français était menacé, et qu’il ne lui restait plus qu’à s’incliner devant un art supérieur qui se préparait en Angleterre. À qui la faute ? Aux maîtres français, disait-on, qui s’obstinaient dans la routine et allaient par leur entêtement nous exposer à déchoir. De là des disputes d’écoles et un feu croisé d’intrigues, si bien qu’un beau jour notre Académie des Beaux-Arts fut jugée à huis-clos, condamnée sans avoir pu se défendre et privée de la meilleure partie de ses attributions. Son héritage fut dispersé à tous les vents, ballotté de main en main, et c’est d’hier seulement qu’elle a pu en recueillir quelques débris. Si la réforme des écoles anglaises et le musée de Kensington ne sont pas nés de ce petit coup d’état, on peut affirmer qu’ils l’ont merveilleusement servi. Une fois l’acte accompli, le bruit qu’avaient fait ces institutions d’outre-Manche s’est graduellement éteint ; les pronostics favorables ou fâcheux sont tombés, dans le même oubli. En réalité, l’Angleterre n’a retiré qu’un fruit assez médiocre des dépenses qu’avaient couvertes de larges souscriptions : au premier engouement, on a vu succéder une certaine lassitude. Ces écoles, en augmentant le nombre de leurs élèves, n’en ont pas vu s’améliorer la qualité ; sur beaucoup d’appelés, peut-être y a-t-il eu moins d’élus, les facilités offertes ont multiplié seulement les vocations douteuses ; enfin Kensington, à bien suivre sa clientèle, est aujourd’hui moins un foyer d’études qu’un objet de curiosité. D’un autre côté, la France n’a pas eu à essuyer la déchéance dont on la menaçait : elle tient encore, sur les sommets de l’art, un rang qu’on ne saurait lui disputer ; elle excelle toujours dans les industries qui en dépendent, les toiles peintes, les bronzes, les émaux, la céramique, l’orfèvrerie, les tapis et tapisseries de luxe ; elle a même avec ses qualités conservé ses défauts, qui sont une exécution à outrance et les exagérations de la jeunesse. Ni l’abondance des écoles, ni la richesse des collections, n’ont donc changé les proportions qui existaient entre l’Angleterre et nous quand elle a engagé ce duel d’art au bout duquel tant de voix présageaient notre abaissement.

Il y a cependant un fait à noter dans cette expérience, et qui peut donner à réfléchir aux Allemands : tant qu’elle a duré, un courant assez vif d’émigration a régné parmi nos artistes et nos ouvriers d’art ; on le devait encore à la notoriété entretenue par les officieux, si prompts à prendre l’alarme. Il semblait que l’Angleterre allait devenir pour les hommes que l’art nourrit une sorte de terre promise, et qu’on ne pourrait aller jouir assez tôt des avantages qui leur seraient dévolus. Une petite colonie française passa donc le détroit, et par aventure trouva le terrain préparé, des logemens à des prix discrets et des installations faciles. Voici comment, à la suite des désordres et des proscriptions de 1848, un premier convoi d’artisans, et dans le nombre quelques sujets de choix, s’était réfugié à Londres. Les uns maniaient le pinceau, d’autres l’ébauchoir ; ceux-ci traitaient la figure, ceux-là l’ornement. La plupart avaient réussi ; ils formaient ainsi des cadres dans lesquels les nouveau-venus étaient libres d’entrer. Dans cette combinaison, tout était profit pour ces derniers ; ils trouvaient là des compagnons sachant leur langue, des guides, des interprètes et au besoin des cautions. Tout alla bien au début ; mais au bout d’une certaine période de séjour ils firent tous ou à peu près tous, anciens et nouveaux, une découverte, c’est qu’au lieu d’avancer dans leur art ils se sentaient gagnés par un invincible déclin. Était-ce une impression morale ou une disposition physique ? Ils ne s’en rendaient pas compte ; mais l’effet était constant et les frappait, ils vivaient de ce qu’ils avaient acquis, et ne faisaient plus de progrès. L’inspiration ne leur venait plus, leur main les servait mal. Involontairement ils se tournaient alors vers la France, et l’esprit de retour les gagnait. Peu y ont résisté, un à un ils sont revenus à Paris, les uns pour toujours, les autres pour y renouveler leurs provisions d’idées et de forces, se remonter l’imagination ou retrouver leur dextérité. Ce qui restera en Angleterre après ces éliminations est voué au goût anglais, et bon gré mal gré subira l’influence des milieux.

C’est que l’art ne se naturalise pas au gré des conquérans ; ni le fer ni l’or ne peuvent rien sur lui, il ne se fixe que là où il lui plaît d’aller ; c’est une plante délicate à laquelle il faut une exposition de choix, un sol, un climat et une culture appropriés. User de violence avec lui, qu’on l’essaie donc ! plus la main est brutale, moins elle a de chance de le posséder. Ce n’est pas non plus la grandeur des états qui l’attire ; des villes comme Florence, des républiques comme la Grèce, ont été pour lui des asiles de prédilection où il a répandu ses prestiges. Il ne s’accommode pas davantage du bruit des armes ; c’est dans les loisirs de la paix qu’il se plaît le plus volontiers. Voilà bien des obstacles, des incompatibilités dont Berlin ne triomphera pas aisément. Ses soldats ont pu franchir l’enceinte de nos remparts, ils ne franchiront pas cette autre enceinte, inaccessible aux profanes, dont l’art environne ses initiés. L’art n’est pas tout d’ailleurs pour une ville qui aurait la prétention de devenir ce qu’est Paris, l’un des plus grands marchés de luxe qui soient au monde. Les conditions alors deviendraient bien plus lourdes ; il faudrait une variété d’assortimens à laquelle il est difficile d’atteindre, l’éclat des produits, la renommée acquise, le choix éprouvé de la matière, la perfection de la main-d’œuvre ; il faudrait par-dessus tout l’homogénéité du marché, que Paris réalise au plus haut point. Là-dessus il a discipliné non-seulement nos provinces, mais les pays étrangers. Ses fournisseurs en renom sont partout bien classés ; c’est un fonds de clientèle, puissant par le nombre, influent par l’universalité, et qui s’est formé par les mêmes préférences et les mêmes goûts, quoiqu’il ne parle pas la même langue. L’Allemagne peut-elle prétendre à ce rôle, et en remplit-elle les conditions ? D’abord l’homogénéité du marché lui manque, et probablement lui manquera toujours. Elle n’est point en réalité un état, c’est une marqueterie d’états qui hier encore avaient une existence séparée, et en gardent l’empreinte. De là des différences de mœurs, de coutumes, de traditions, qui laissent un champ ouvert à des industries locales et affaiblissent, quand elles ne les suppriment pas, les grandes concentrations. On aura beau faire, ni le Souabe, ni le Westphalien ne puiseront aux mêmes dépôts que les habitans de la Poméranie, et il y aura toujours un autre courant d’approvisionnemens pour l’Allemand du midi, auquel sourit le soleil et que la terre comble de ses largesses, et l’Allemand du nord, qui plonge dans les brumes et cultive péniblement ses tourbières. Ces contrastes ne suffiraient pas qu’un autre empêchement se présenterait. Berlin est trop mal situé pour se permettre tous les déplacemens de fantaisie ; l’esprit militaire peut y condescendre, l’esprit commercial ne s’y prêterait pas.

Toute récapitulation faite, l’empire d’Allemagne n’a point à offrir au monde, comme marché de luxe, une ville qui puisse supplanter Paris. Aux expiations qu’il nous a infligées, il n’ajoutera pas celle-là, et l’Alsace, dont il veut se faire un auxiliaire, n’acceptera pas cette complicité. Pourtant nos vainqueurs ne la tiendront pas quitte : les résistances qu’ils y rencontrent les piquent au jeu, eux à qui depuis dix ans rien n’a résisté ; ils essaieront sur elle tous les moyens possibles de captation pour en obtenir au moins les apparences d’un consentement. Coûte que coûte, il faut, pour employer leurs expressions, que l’Alsace se germanise. C’est l’œuvre à laquelle ils travaillent avec cet art persévérant qu’ils ont montré dans tout ce qu’ils entreprennent, et comme d’habitude avec une grande vigueur d’exécution. Nous allons voir quels moyens ils emploient, et ce qu’ils en attendent.

II.

C’est contre Mulhouse surtout que sont dirigées les visées secrètes de l’Allemagne, et à ce propos une question se présente. De quel droit historique s’appuient donc ses érudits pour en revendiquer la possession ? Ce serait curieux à connaître. Mulhouse doit tout à la France et ne doit absolument rien à l’Allemagne, sa renommée et sa fortune datent de ce siècle. Lorsqu’en 1793 cette petite république se donna volontairement à nous, elle ne comptait que 5 000 âmes, dispersées dans des ateliers de médiocre importance ; en 1872, avant les derniers vides, Mulhouse et sa banlieue contenaient 60 000 âmes au service des plus magnifiques ateliers qu’ait pu créer le génie mécanique. Voilà l’une des surprises de la grande industrie et le bénéfice d’une vie commune qui a duré quatre-vingts ans. Dira-t-on encore cette fois que les Allemands ne font que reprendre leur bien ?

Ceux qui pourraient revendiquer ce bien, ce sont les descendans des hommes qui, il y a cent ans, constitués en une sorte de patriciat, ont imprimé à Mulhouse l’élan sur lequel il vit, les habitudes d’une existence active servie par le goût des arts. Ils étaient à l’origine cinq ou six dont les noms sont dans toutes les bouches, et qui, se multipliant par des alliances de famille, ont transmis à leurs héritiers, avec l’influence et la richesse, le respect de la tradition. Pour les nouveaux comme pour les anciens, l’industrie est le principal, le vrai patrimoine, et le but que de père en fils ils se proposent, c’est de la féconder et de l’ennoblir. De là deux règles invariables de conduite : le perfectionnement incessant de la fabrication, un patronage attentif exercé envers les ouvriers. Ces deux conditions n’ont été remplies qu’à titre onéreux : c’est par millions qu’il faut compter ce qu’elles ont coûté à Mulhouse ; elle les a donnés de bonne grâce, et ne s’est jamais refusée ni à une œuvre d’assistance, ni à un progrès. Nulle part on n’avait à ce point l’œil tourné vers les inventions étrangères, ni la main plus largement ouverte pour s’en emparer quand l’utilité en était démontrée. Il faudrait des pages pour citer ce que Mulhouse s’est approprié en ce genre et a livré ensuite au domaine commun par une notoriété et une générosité sans limites. C’est à ce service que répondait une Société industrielle dont les travaux intérieurs et les publications ont été depuis près d’un siècle des moniteurs et des guides pour nos grands centres manufacturiers. Physique, chimie, mécanique, statique, tout y était signalé, éclairé par des descriptions précises avec figures à l’appui et contrôlé ensuite par des expériences de fabrique. Dieu sait que de lumières ont été ainsi répandues et quels coups d’aiguillon ont été donnés aux branches de notre production que les privilèges du marché frappaient de langueur !

C’est surtout dans les œuvres d’assistance morale que cette association s’est montrée incomparable. Tout était à faire ou à réformer, instruction, mœurs, habitudes, manière de vivre ; les témoignages contemporains sont d’accord là-dessus ; il fallait prendre ces hommes au plus bas de l’échelle et les relever. C’est ce qu’a fait un patronage de cinquante ans souvent ingrat, mais suivi avec autant de persévérance que de désintéressement. Les écoles ont été multipliées, écoles de grammaire et de science appliquée, écoles de dessin, conférences du soir, bibliothèques populaires, lectures périodiques. Comme encouragement à l’épargne, les combinaisons les plus variées ont été essayées, — entre autres celle qui associe dans une proportion considérable les cotisations des entrepreneurs d’industrie aux versemens des ouvriers qu’ils emploient, — des primes assez fortes attachées aux heures supplémentaires de travail dans les jours de presse, l’établissement de boulangeries et de boucheries qui, en diminuant le coût des objets, laissent entre les mains de l’ouvrier plus d’argent disponible, enfin des largesses qui varient d’un atelier à l’autre avec des succès quelquefois équivoques, mais que relevait toujours la droiture des intentions. Ce qui, on le sait, réussit le mieux, ce fut la construction de maisons d’un prix réduit et qui pouvaient être acquises au moyen d’annuités. Ici les résultats frappent les yeux ; une ville nouvelle s’est élevée près de l’ancienne avec des rues tirées au cordeau, des façades symétriques et des chaussées bien entretenues. Chacune de ces maisons renferme un ménage d’ouvriers qui en solde le prix par des versemens combinés avec ses loyers, et au bout de dix-huit ans en devient propriétaire. D’autres détails seraient encore à citer : des temps de repos assignés, imposés même, aux femmes en couche sans que leurs salaires cessent de courir, surtout les appareils destinés à prévenir les accidens des machines, si perfectionnés aujourd’hui qu’on peut en tirer pour l’avenir l’augure d’une sorte d’immunité. Comme perfectionnemens d’industrie, comme moyens d’assistance, comme patronage judicieux, tel est donc le résumé sommaire et certainement incomplet de ce qu’a fait Mulhouse dans le cours de ce siècle pour venir en aide à ses laborieux enfans et justifier sa fortune.

Ajoutons ceci : les chefs, en fait d’activité, ont donné l’exemple ; toujours les premiers au travail et aussi les derniers, ils n’ont recours à des services étrangers que là où ils ne peuvent pas s’employer eux-mêmes ; les fonctions se distribuent entre les membres de la famille dans des cadres assignés par la vocation et les études, de façon que chacun fasse ce qu’il sait le mieux faire, soit pour l’action, soit pour le conseil. C’est en industrie l’analogue de ces tribus antiques où la richesse demeurait commune, même quand le nombre des enfans et des alliés s’était accru. Ici encore, dans une certaine proportion, le fonds reste commun ou tout au moins n’emprunte rien au dehors : ainsi en est-il des immeubles et du terrain sur lequel ils reposent, ainsi du mobilier, des instrumens, des outils, des fonds de roulement, du matériel des ateliers accessoires ; dans l’ensemble et dans le détail, c’est strictement bien de famille, propriété de famille. Pour la recette comme pour la dépense, la maison n’a point d’intérêts mêlés, de compte à rendre à personne ; dans ce qu’elle ordonne ou ce qu’elle défend, dans ses promesses comme dans ses refus, quand elle s’engage ou se dégage, rien ne la détermine que sa propre inspiration et sa propre volonté.

J’ai insisté sur cette situation, parce que c’est celle-là que directement ou indirectement les Allemands prétendent troubler. Ils l’ont troublée d’abord par la violence morale qu’ils ont exercée sur les consciences individuelles. Dans ces hauts rangs de l’industrie, plusieurs chefs, et des plus considérables, ont été placés entre le bien qui leur restait à faire et le mal, pour ne pas forcer le mot, qu’on leur imposait, la responsabilité qu’ils encouraient en abandonnant, après de longues années passées ensemble, des auxiliaires qui les avaient loyalement servis, et cette autre responsabilité envers soi-même qui relève de sentimens d’un ordre supérieur. Plus d’un cœur a saigné à l’aspect de ces visages depuis longtemps familiers et qui exprimaient un regret mêlé de reproches, plus d’une hésitation a dû naître en songeant qu’il y avait là un devoir à remplir, et que par la force des choses il fallait y manquer. Ces auxiliaires n’étaient pas les seuls ; il y en avait d’autres encore, nombreux, intéressans, dans les bureaux, dans les comptoirs, même dans les cliens habituels. Tel est le premier coup très direct, très grave que les Allemands ont porté à ces sièges d’industrie, qui n’avaient connu jusque-là que des encouragemens dans leur bonne fortune ; ils enrichissaient le pays en s’enrichissant eux-mêmes, — qui donc en eût pris ombrage et payé par des persécutions l’honneur et le profit que la communauté en retirait ? Et que serait-ce si, en optant pour la France, ces chefs de maison s’étaient en même temps condamnés à un exil qui les éloignerait du siège de leurs affaires !

Voilà un premier trouble, le trouble direct ; l’Allemagne en ménage d’autres, non moins profonds, quoique indirects, à cette portion du territoire alsacien. Par un retour d’opinion, elle commence à sentir de quel poids pèseront sur des annexions irréfléchies les industries considérables dont vivent les populations. C’est là, après tout, une puissance qu’une occupation, si forte et si habile qu’on la suppose, n’ébranlera pas. Ce sont des relations, des habitudes d’obéissance, des besoins de tutelle qui laisseront pour de longues aimées encore, peut-être pour des siècles, le conquérant isolé dans le pays conquis. Il n’y aura pas de révolte, point de conspiration, non, il y aura une protestation silencieuse et une sorte d’affectation de la part des natifs à se préserver de tout mélange. L’effet en est déjà sensible ; s’il persiste, ce sera deux peuples au lieu d’un, celui qui exploite le sol ou l’industrie et celui qui les tient sous sa garde. Quel parti prendre alors et qu’opposer à cela ? Comment vaincre cette résistance passive ? Les moyens de police, on en a usé et abusé ; les promesses, on n’y croit plus ; l’intimidation, ce serait se tromper d’adresse avec des cœurs si résolus ; la camaraderie militaire, elle est à naître, et avec le petit nombre d’Alsaciens enrôlés elle ne naîtra pas de longtemps. Que d’échecs en perspective ! et ce serait presque à désespérer d’une conversion même superficielle, si des esprits à ressources n’avaient songé à un autre agent qui dompte les sentimens les plus rebelles, l’esprit de spéculation.

Personne n’ignore quels ravages l’esprit de spéculation a faits en Allemagne : c’est le dernier de ses triomphes, et c’est le seul dont nous ayons à la féliciter ; c’est aussi le seul soulagement qu’elle ait procuré à la France, qui en a si longtemps souffert. Les hommes d’affaires nous ont en partie quittés pour transporter leur industrie sur ce nouveau théâtre. C’est notre or, paraît-il, qui les attire et grise aussi les populations d’outre-Rhin. L’or a son ivresse comme la gloire. Toujours est-il que jamais fièvre ne fut mieux caractérisée ; voici quinze mois au moins que Berlin et Francfort semblent avoir pris les fonctions de commanditaire à titre universel[1]. On compte en Italie cinq ou six entreprises qui ont mis leurs offres à profit sans compter des projets à l’état d’instruction ; on en connaît d’autres en Espagne, d’autres en Autriche et en Hongrie ; on va glanant partout sur les traces d’un célèbre capitaliste belge qui, chargé d’un trop lourd bagage, a tristement succombé sous le poids, Comment, dans ces débauches de la spéculation, n’aurait-on pas songé à l’Alsace ? Un pays riche, une contrée de choix, une acquisition toute récente ! Que de motifs pour vider de ce côté les fourgons de l’indemnité de guerre ! On l’a proposé du moins, et quelques comptoirs financiers ont servi, à ce qu’il semble, de porteurs de paroles. Il s’agissait de transformer de grandes manufactures, qui appartiennent en nom à des possesseurs bien connus, en établissemens anonymes dont le capital, divisé en actions, n’aurait soulevé aucun voile ni attribué d’importance à aucune individualité. Çà et là ces offres furent colportées en y ajoutant, comme dernier moyen de séduction, qu’un acquiescement serait vu avec faveur dans le monde officiel. On ne se montrait d’ailleurs difficile ni sur le prix des choses, ni sur les modes de paiement, pourvu que le marché supprimât la notoriété des noms, et aboutît à l’anonymat.

On devine quel accueil ont fait à ces ouvertures, si tant est qu’on ait osé les leur faire, les fils et petits-fils des hommes qui ont été les parrains de Mulhouse, quand elle devint française. La réponse, dans tous les cas, n’eût pas été douteuse. Leurs noms ! mais c’était pour eux un titre héréditaire et le meilleur instrument de leur fortune ; ils auraient renié leurs ascendans et se seraient reniés eux-mêmes : point de recrue dès lors à enrôler de ce côté. L’esprit de spéculation ne désarma point pour cela ; il lui fallait une proie, plusieurs proies même parmi les établissemens de Mulhouse, et, ne les trouvant pas dans la première catégorie, il passa à la seconde, puis à la troisième. Ce calcul était habile ; les consciences chancelantes et les existences douteuses capitulèrent plus aisément, et, amplement défrayées, en passèrent par les conditions qu’on leur imposa. L’une de ces conditions fut quelquefois de doubler, de tripler même leur capital constitutif ; il s’agissait, disait-on, d’accroître dans une proportion égale les moyens d’exploitation des nouveaux ateliers, d’en changer la nature ou d’en perfectionner les élémens. On voulait les rendre plus forts, mieux armés pour la lutte, plus menaçans pour leurs rivaux. Ces rivaux, on les devine : ils se désignaient d’eux-mêmes comme un embarras à supprimer. C’était le trait du Parthe lancé contre les anciens établissemens, tenus décidément pour irréconciliables, un moyen de les amener à merci, ou tout au moins de multiplier autour d’eux les germes de désorganisation. La campagne commence à peine, et il faudra en étudier les suites. Le fond des choses est un avertissement pour ce qui est réfractaire, et une avance pour ce qui se montrera accommodant.

Tous ces moyens, dans leur raffinement, ont une portée qui ne peut échapper à personne ; c’est la lutte des influences qui s’engage, et elle prendra dans l’Alsace-Lorraine des formes qui se modifieront suivant les lieux, suivant les temps, suivant les circonstances, suivant les personnes. Pour détacher les classes qui vivent soit de la culture du sol, soit d’un travail manuel, forcément il faudra lutter contre leurs instructeurs ordinaires, le clergé dans les campagnes, les patrons dans les villes industrielles. Des deux côtés, la lutte sera sérieuse, et le dénoûment n’est point facile à prévoir. Tout ce que j’ai pu recueillir sur la population des campagnes s’accorde en ceci, que les répugnances pour l’annexion prennent le tour d’une querelle religieuse et en ont l’animosité. Seulement, entre les communes catholiques et les communes protestantes, il y a plus que des nuances, il y a des contrastes, si bien qu’à un jour donné elles pourraient obéir à des mots d’ordre différens ; mais sur tout ceci les renseignemens ne sont encore ni bien complets ni bien sûrs, il convient de ne les accueillir qu’avec réserve. Pour les ouvriers des fabriques, le cas est différent ; les données sont certaines, les informations précises, et, pour Mulhouse surtout, des plus satisfaisantes que l’on puisse souhaiter.

Pas plus que d’autres, ces populations n’avaient pourtant résisté aux vertiges d’ambition et à l’esprit de désordre qui se sont emparés des ouvriers depuis une dizaine d’années, et dont le dernier mot est venu aboutir à Paris dans des flots de sang et des amas de ruines. Quelques mois avant la guerre, Mulhouse avait ses grèves comme Bischwiller, et lassait en Alsace les entrepreneurs d’industrie par les prétentions qui se produisaient sous la dictée des sociétés secrètes. C’était tantôt sur le prix des salaires, tantôt sur les heures de travail, que s’élevaient ces querelles, où les patrons avaient constamment le dessus. Presque toutes se terminaient par quelques rixes avec la police et l’emprisonnement de quelques mutins. Au fond, l’ouvrier n’avait guère le goût de ces échauffourées, et ne s’y prêtait que par déférence pour ses conseillers ; dès qu’il le pouvait, il signait sa paix avec le patron et reprenait le harnais de misère. Cela se passait ainsi des semaines et des mois en brouilles suivies de raccommodemens. Naturellement personne ne gagnait à ces manèges. En homme qui réfléchit et sait calculer, l’ouvrier sentait bien que tout n’était pas bénéfice dans des joutes avec plus fort que soi ; il avait vu pendant le chômage son épargne fondre à vue d’œil, sa famille pâtir, et au bout du compte il retombait sur sa même paie plutôt diminuée qu’accrue et sur les mêmes conditions de durée pour son travail ; mais il avait obéi au mot d’ordre donné de loin, fait ni plus ni moins que ses camarades, et comme eux conduit à fond la campagne ordinaire contre le capital. S’il avait dissipé son argent, il était en règle avec l’opinion, c’était une satisfaction suffisante, et à l’occasion il était prêt à recommencer. De combien d’ouvriers n’est-ce pas là l’histoire, et combien de grèves n’ont pas d’autre dénoûment !

La guerre venue, une trêve forcée coupa court à ces disputes désormais sans objet, une portion des ouvriers courut aux armes, les autres restèrent quoique temps inoccupés. Ce fut pour tout le monde l’heure des réflexions. Des deux côtés, on comprit qu’il pouvait s’agiter des questions plus graves que la durée du travail des mains et la quotité des salaires. Les événemens devenaient de plus en plus sombres. Il n’y avait plus de sécurité au dehors ni pour les vies ni pour les biens, plus d’autre droit que la force, plus d’autre forme de contrat que l’épée. De toutes parts éclataient les calamités de la guerre. À ce spectacle, ouvriers et patrons furent saisis d’un même sentiment ; ils confondirent et oublièrent leurs griefs dans une réconciliation tacite. Quand avec la paix le travail se fut ranimé, il ne vint à l’esprit de personne de toucher à ce pacte, issu d’une angoisse commune et qui n’avait de garantie que dans un consentement qui y survivait. Il semblait qu’il n’y eût plus alors qu’une âme dans cette population livrée naguère à beaucoup de dissentimens, qu’un seul intérêt au lieu de tant d’intérêts qui paraissaient inconciliables. Le deuil d’une défaite et le poids d’une oppression avaient opéré ce miracle. Depuis plus de deux ans, ce miracle dure, et on peut dire que les effets n’en sont point affaiblis. Pas une récrimination, pas une plainte ; jamais l’atelier n’a été plus suivi, ni la place publique plus tranquille. On se sent bien d’accord, grands et petits, pour courir en commun les mêmes chances, souffrir des mêmes douleurs et partager la même fortune.

Voilà où en sont les ouvriers d’Alsace, rendus à leur bonne nature par les amertumes de l’occupation allemande. Il n’est plus à craindre qu’ils échappent aux mains des vaincus pour aller grossir le cortège du vainqueur. À les voir dans les rues, on reconnaît sur-le-champ où les portent leurs affections et leurs répugnances. C’est qu’aussi les pamphlétaires de l’Allemagne ne les ont guère ménagés ; il en est même qui ont épuisé à leur sujet le vocabulaire des invectives. Le parti évangélique n’y a pas mis plus de réserve que le parti militaire ; tous deux font assaut de brutalités, témoin cette sortie de M. Henri de Treitschke : « en méprisant la volonté des Alsaciens, nous faisons ce que nous commande l’honneur allemand, » et plus loin : « la nouvelle province récalcitrante fortifiera la tendance unitaire de notre art gouvernemental ; cet exemple forcera tous les gens avisés à se serrer fidèlement sous notre forte discipline autour de la couronne de Prusse ; ce gain est d’autant plus précieux qu’il est toujours possible qu’un nouvel essai de république à Paris attire les regards admiratifs de nos radicaux allemands. » Notez que les gens avisés dont parle l’auteur sont les Bavarois et les Wurtembergeois, et qu’on se propose de fustiger l’Alsace pour mettre ces deux peuples à la raison. Il est vrai que, si M. de Treitschke accommode ainsi les Alsaciens, M. Schrœder, premier prédicateur de la cour, ne nous épargne pas davantage. Écoutons ce parallèle entre les Prussiens et nous. « Le peuple allemand s’est montré comme le peuple de Dieu. Suivant l’exemple donné par son chef, l’empereur allemand, il est parti pour la guerre avec Dieu, après s’être humilié devant lui dans la pénitence et dans la prière. Sur le champ de bataille et de victoire, il a entonné ses vieux cantiques. Chaque soldat porte sur lui son petit livre de cantiques de campagne… Dans les havre-sacs de la plupart des Français vaincus ou tués, on n’a trouvé que de sales écrits ou des lettres lascives ; jamais un livre sérieux, moral, et encore moins un livre de prières[2]. » Que cette modestie et cette charité sont évangéliques, et que ce langage sied bien à un prêtre !

Quelle conclusion tirer de tout ceci ? Une espérance qui nous est commune avec M. Schuré, auteur d’une protestation éloquente contre les annexions, c’est que tôt ou tard on sentira que l’Alsace-Lorraine, dans son démembrement, manque à l’Europe autant qu’à la France. Unie à nous, elle représentait la fusion des deux races, elle était la preuve vivante de l’alliance possible entre leurs génies si divers, entre leurs langues et leurs littératures. L’Alsace ouvrait à la France une perspective sur l’Allemagne, et à l’Allemagne une perspective sur la France. Elle était en même temps une garantie que la distribution des forces en Europe ne subirait pas de trop graves altérations. Dans l’état actuel, quelle puissance petite ou grande peut se dire en sûreté ? Où est la garantie qui existe pour la Belgique, la Hollande, la Suisse, le Luxembourg plusieurs fois menacé ? Il est vrai que l’enfant terrible des annexionistes, M. de Treitschke, s’est efforcé de rassurer tout ce monde en ajoutant d’un ton protecteur : « Nous daignons souffrir que la Suisse reste indépendante. » C’est un fier langage et une condescendance bien hautaine ; mais où est la caution ? Le mot de la veille peut être démenti le lendemain. L’évidence du moment, c’est que les faibles restent à la merci du fort, dont la main ne quitte pas la garde de son épée, et qui en est toujours, dans son allure et ses préparatifs, à la veillée des armes. La menace est là comme un des satellites de la paix pour en donner la vraie signification. L’Europe, pour son repos comme pour sa dignité, est mise en demeure d’y réfléchir ; si elle persiste dans son système de désistement, il n’y restera bientôt plus debout que les états auxquels, dans sa magnanimité, l’empire d’Allemagne aura fait grâce, ou, comme dit avec un dédain de gentilhomme M. de Treitschke, qu’il aura daigné souffrir.

Louis Reybaud.
  1. Un journal de Berlin, le Berliner Boersenseitung, a publié dans son numéro du 29 septembre dernier la liste des établissemens de crédit qui ont été fondés dans cette ville pour prêter les mains à des combinaisons de spéculation industrielle ; il y a même ajouté le bénéfice présumé de chacun de ces établissemens. Nous donnons ces renseignemens sous toute réserve et sans commentaire. Voici les noms et les annotations des journaux : Berliner Holz-comptoir, premier semestre, 30 pour 100 ; — Disconto-Commandit, dividende pour 1872, 30 pour 100 ; — Elbinger Fabrik, gain déjà réalisé, 300 000 thalers ; — Léopolds-Hall, 20 pour 100 pour tout l’exercice ; — Birkenwerder Aktien, dividende certain, 30 pour 100 ; — Central-Bank, dividende, 20 pour 100 — Disconto-Commandit, 86 pour 100 ; — Nordend-Aktien, 200 thalers par action ; — Elbinger Aktien, 25 pour 100 ; — Hamburger Wagenhall, 25 pour 100 ; — Bauverein Born, 40 pour 100. — Dividendes, primes, ce sont les mêmes folies que chez nous naguère ; on sait où elles aboutirent.
  2. Le Protestantisme et la guerre de 1870, par M. Lichtenberger.