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L’Ami commun/II/11

La bibliothèque libre.
Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (tome 1p. 321-332).


XI

AFFAIRES DE CŒUR


De sa petite maison à petites fenêtres, pareilles à des trous d’aiguille, et à petites portes semblables à des couvertures de livres, la petite miss Peecher observait avec soin l’objet de sa tendresse. Bien qu’on le prétende affligé de cécité, l’amour est un guetteur vigilant, et miss Peecher lui faisait faire un service actif auprès de Bradley Headstone. Non pas qu’elle eût de penchant naturel pour l’espionnage et les menées ténébreuses ; non pas qu’elle fût dissimulée, déloyale ou perfide ; mais elle aimait l’insensible Bradley avec tout le stock d’amour primitif que renfermait son cœur, et que personne n’avait encore vérifié. Si son ardoise et son crayon avaient eu les propriétés latentes de l’encre invisible et du papier sympathique, une foule de petits traités, bien faits pour étonner ses élèves, auraient surgi pendant la leçon de calcul, entre les colonnes de chiffres, sous l’influence du sein brûlant de miss Peecher. Car bien souvent, après la classe, dans ses moments de loisir et de solitude, elle confiait à sa fidèle ardoise la description d’un tableau imaginaire, où par un soir embaumé, deux formes humaines se promenaient dans les jardins maraîchers du voisinage. L’une de ces créatures, d’une taille élevée et du sexe mâle, se penchait au-dessus d’un petit corps rondelet, du genre féminin, et soupirait ces paroles à voix basse : « Emma Peecher, si tu voulais m’épouser ! » La tête féminine s’appuyait alors sur l’épaule masculine, et le rossignol chantait !

Bien qu’invisible aux élèves, qui ne soupçonnaient pas sa présence, Bradley Headstone se retrouvait dans toutes les leçons. Était-il question de géographie, il s’échappait triomphant du Vésuve et de l’Etna, porté par des torrents de lave. Il émergeait, sain et sauf, des sources chaudes de l’Islande, ou voguait majestueusement sur les eaux sacrées du Nil et du Gange. L’histoire faisait-elle la chronique d’un roi de la terre, c’était lui qui apparaissait en pantalon poivre et sel, son cordon de montre autour du cou. S’agissait-il de pages d’écriture, les majuscules B H de la plupart des élèves étaient de six mois en avance sur les autres lettres de l’alphabet, tant les modèles leur avaient fourni de fréquentes occasions d’être étudiées. L’arithmétique mentale s’appliquait à pourvoir Bradley Headstone d’une garde-robe pharamineuse : 80 cols de satin à 2 schellings, 9 pence, 1/2 penny ; 2 grosses de montres d’argent, à 4 livres, 15 schellings, et 6 pence ; 74 chapeaux noirs à 8 schellings ; etc.

Le vigilant guetteur, saisissant toutes les occasions de braquer ses yeux sur l’être adoré, apprit bientôt à miss Peecher que Bradley était beaucoup plus grave, plus soucieux que de coutume ; qu’il errait çà et là d’un air abattu et rêveur, préoccupé de quelque problème qui n’était pas compris dans le syllabus pédagogique. Réunissant ceci et cela ; entendant par ceci les fréquentes apparitions de Charles Hexam et son intimité avec Bradley ; par cela, comprenant la visite qu’ils avaient faite à la sœur de l’écolier, le guetteur malin confia à miss Peecher qu’il soupçonnait fortement cette jeune fille d’être au fond du problème.

« Je voudrais bien, murmura la pauvre miss, tout en faisant ses bulletins hebdomadaires un jour de demi-congé, savoir comment s’appelle la sœur d’Hexam. » L’élève favorite qui était là, travaillant à l’aiguille, et l’oreille attentive, leva aussitôt la main.

« Qu’est-ce que c’est, Mary-Anne ?

— Madame, elle s’appelle Lizzie.

— Je ne crois pas que ce soit possible, répondit l’institutrice. d’une voix professorale. Ce nom de Lizzie, Mary-Anne, est-il un nom chrétien ? »

Mary-Anne posa son ouvrage, quitta sa chaise, se croisa les bras derrière le dos, ainsi qu’on doit le faire quand on est interrogée, et répondit : « Non, madame ; c’est une corruption.

— Qui l’a nommée ainsi ? » demanda l’institutrice ; mais elle s’arrêta en voyant l’élève sur le point de répondre que c’était son parrain ou sa marraine, et dit en se reprenant : « De quel mot est-ce la corruption ? c’est là ce que je demandais.

— D’Élisabeth, ou d’Élisa, miss Peecher.

— Très-bien, Mary-Anne. Qu’il y ait eu des Lizzie dans l’Église primitive doit être considéré comme un point fort douteux. » En disant cela, miss Peecher faisait preuve d’une extrême sagesse. « Alors, poursuivit-elle, ne devons-nous pas dire, pour parler correctement, que la sœur d’Hexam s’appelle Lizzie ; mais que ce n’est pas son véritable nom ?

— Oui, madame.

— À présent, continua miss Peecher, qui se plaisait à prolonger cet examen fictif et à lui donner la forme officielle, comme si elle ne l’avait fait que dans l’intérêt de son élève, dites-moi, Mary-Anne, où demeure cette jeune personne que l’on appelle Lizzie, bien que ce ne soit pas son véritable nom ? Réfléchissez avant de répondre.

— Elle demeure rue de l’Église, Smith-Square, près de Mill-Bank.

— Rue de l’Église, Smith-Square, près de Mill-Bank, répéta miss Peecher comme si elle avait eu sous les yeux le livre classique où se trouvait cette adresse ; c’est bien cela. À quelle occupation cette jeune fille se livre-t-elle ? réfléchissez, ne vous pressez pas.

— Elle a un poste de confiance chez un confectionneur de la Cité.

— Oh ! fit miss Peecher d’un air pensif ; puis elle répéta d’une manière affirmative : un confectionneur de la Cité ; fort bien.

— Et Charley… »

Mary-Anne s’arrêta brusquement sous le regard étonné de miss Peecher. « Je voulais dire mister Hexam, reprit-elle.

— Je suis bien aise de vous entendre réparer cette faute. Vous disiez que mister Hexam…?

— N’est pas content de sa sœur, répondit l’élève ; elle ne veut pas accepter ses conseils, et obéit à ceux d’un autre. Il dit encore…

— Mister Headstone dans le jardin ! s’écria miss Peecher en jetant dans la glace un regard triomphant. Très-bien répondu, Mary-Anne ; vous prenez l’excellente habitude de mettre de l’ordre dans vos idées, cela ira bien. »

La discrète Mary-Anne alla se rasseoir ; elle reprit son ouvrage, se mit à coudre, à coudre ; et cousait avec ardeur quand l’ombre du chef d’institution annonça que celui-ci était sur le point de paraître. « Bonsoir, miss Peecher, dit Bradley en poursuivant son ombre, et en la remplaçant.

— Bonsoir, mister Headstone. Mary-Anne, donnez une chaise.

— Merci, dit Bradley, en s’asseyant avec sa raideur habituelle. Ceci n’est pas une visite ; je suis entré en passant pour vous demander un petit service, en qualité de voisin.

— En passant ? demanda-t-elle.

— Oui, miss ; je vais faire une assez longue course. »

(Rue de l’Église, Smith-square, près de Mill-Bank), pensa miss Peecher.

« Hexam est sorti pour aller chercher quelques livres dont il a besoin, continua Bradley ; il rentrera probablement avant moi ; j’ai pris la liberté de lui dire que je mettrais la clé ici ; voulez-vous me permettre de vous la laisser ?

— Certainement, mister Headstone. Vous allez donc faire une longue promenade ?

— Ce n’est pas pour me promener ; c’est plutôt… pour affaire. »

(Rue de l’Église, Smith-square), repensa la pauvre miss.

« Je regrette d’être obligé de partir aussi vite, dit Bradley en posant la clé sur la table. Vous n’avez pas de commission dont je puisse me charger ?

— Merci, mister Headstone ; de quel côté allez-vous ?

— Du côté de Westminster.

— Mill-Bank ! se dit-elle encore. Merci ; je ne veux pas vous donner cette peine, monsieur.

— Vous ne m’en donneriez pas si c’était sur ma route. »

Ah ! pensa la pauvre Miss, je ne vous en donne pas ; mais vous m’en faites, vous ! Et malgré le calme de ses manières et de son sourire, ce fut avec une vive douleur qu’elle le vit s’éloigner.

Miss Peecher avait raison ; c’était bien rue de l’Église que se rendait mister Headstone. Il se dirigeait vers la demeure de l’habilleuse de poupées en ligne aussi droite que la sagesse de ses ancêtres, manifestée par la construction des rues qu’il avait à suivre, pouvait le lui permettre ; et il marchait la tête basse, préoccupé d’une idée fixe. Il n’en avait pas d’autre depuis le moment où il avait vu Lizzie pour la première fois. Il lui semblait que cette idée avait supprimé chez lui tout ce qui pouvait l’être ; qu’elle avait réduit au silence tout ce qui n’était pas elle ; et qu’en un instant l’empire qu’il avait sur lui-même s’était complètement évanoui.

Le coup de foudre est une expression assez répandue pour que l’on n’ignore pas que chez certaines natures où le feu couve sous la cendre, ainsi que chez l’homme qui nous occupe, la flamme éclate, se propage comme un incendie fouetté par le vent, et détruit ou domine toutes les autres passions. De même qu’il y a une foule de créatures faibles et imitatrices, toujours disposées à prendre feu pour la première idée fausse qui va être émise, — quelque tribut à payer à quelqu’un, par exemple, pour quelque chose qui n’a pas été fait, ou qui l’a été par un autre, — de même ces natures vigoureuses sont toutes prêtes à s’enflammer au premier choc.

Bradley Headstone poursuivait sa route en songeant, et d’après son visage tourmenté, on pouvait conclure qu’il essayait de soutenir une lutte dans laquelle il était vaincu. En se sentant dominé par sa passion pour la sœur d’Hexam, il éprouvait une sorte de honte mêlée de colère, bien qu’en même temps il concentrât tout ce qu’il avait de cœur et d’intelligence sur les moyens à prendre pour faire agréer son amour.

L’habilleuse de poupées était seule quand il parut devant elle. Oh ! pensa la pénétrante fillette, est-ce bien vous ? je sais qui vous êtes, mon ami ; je connais vos allures.

« La sœur d’Hexam, n’est pas encore de retour, dit Bradley.

— Vous êtes vraiment sorcier, répondit miss Wren.

— J’attendrai, si vous voulez bien le permettre ; car j’ai besoin de lui parler.

— Besoin de lui parler ! reprit la petite personne ; asseyez-vous, monsieur ; j’espère que ce besoin est réciproque. »

Bradley jeta un regard défiant sur la figure rusée qui se penchait de nouveau au-dessus de l’établi, et dit, en essayant de vaincre son trouble : « Vous ne supposez pas, j’imagine, que ma visite puisse déplaire à la sœur d’Hexam ?

— Encore ! s’écria miss Wren ; ne l’appelez donc pas comme cela ! vous me faites souffrir, dit-elle en exécutant avec ses doigts une volée de claquements pleins d’impatience ; appelez-la par son nom ; car je n’aime pas votre Hexam.

— Vraiment !

— Pas du tout, répondit-elle en fronçant le nez pour exprimer son aversion. Un égoïste ; il ne songe qu’à lui ; comme vous tous, d’ailleurs.

— Nous tous ? Je dois penser alors que vous ne m’aimez pas non plus.

— Heu ! heu ! fit-elle en haussant les épaules et en se mettant à rire ; je ne vous connais guère.

— Tous ! reprit le maître de pension légèrement piqué ; vous voulez dire un certain nombre.

— Tous les hommes, excepté vous, répliqua miss Wren. Regardez bien cette lady : c’est miss Vérité en grande toilette. »

Il jeta les yeux sur la poupée qu’elle lui présentait, et qui l’instant d’avant était couchée sur l’établi où la petite ouvrière lui cousait sa robe dans le dos.

« Je mets l’honorable miss Vérité contre le mur, dans ce petit coin d’où ses yeux bleus peuvent rayonner sur vous, dit miss Wren en dirigeant contre lui deux petits coups de son aiguille comme pour lui traverser les prunelles. J’en prends à témoin miss Vérité, je vous défie de me dire ce que vous venez faire ici.

— Voir la sœur d’Hexam.

— Pas possible ! retourna miss Wren dont le menton s’agita. Et pour quel motif venez-vous la voir ?

— Dans son intérêt.

— Oh ! miss Vérité ! s’écria la petite habilleuse, l’entendez-vous ?

— Dans son propre intérêt, et dans celui de son frère, reprit Headstone en s’échauffant ; dans son intérêt seul, en homme qui lui est entièrement dévoué.

— Puisque nous en sommes là, miss Vérité, dit la petite Jenny, il faut absolument que je vous mette la face contre le mur. »

À peine avait-elle fait ce qu’elle venait de dire, que la sœur d’Hexam arriva. Lizzie témoigna quelque surprise en apercevant Bradley, auquel Jenny montrait son petit poing, et désignait miss Vérité qui leur tournait le dos.

« Voilà, ma chérie, dit la fine créature, un homme du plus entier dévouement qui désire vous parler dans votre seul intérêt et dans celui de votre frère. Je sens qu’il ne doit pas y avoir de tierce partie dans un entretien aussi délicat ; soyez assez bonne pour aider votre servante à remonter chez elle, et ce tiers importun se retirera immédiatement. »

Lizzie prit en souriant la main que lui tendait la petite habilleuse ; mais elle ne bougea pas.

« Vous savez qu’abandonnée à elle-même cette tierce personne boîte effroyablement, dit miss Wren ; elle ne pourra pas se retirer avec grâce si vous lui refusez votre assistance.

— Qu’elle reste où elle est, répliqua Lizzie, en caressant les cheveux de la petite ouvrière. Puis se retournant vers le maître de pension : « Vous venez de la part de Charles ? demanda-t-elle.

— Pas précisément, répondit-il ; votre frère est instruit de ma visite ; mais ce n’est pas lui qui m’envoie. »

Il prit une chaise, la lui offrit d’une main hésitante, lui jeta un regard embarrassé, et alla se rasseoir. Miss Wren, les coudes sur son établi, le menton dans ses mains, le regardait de côté, d’un air attentif. Lizzie l’observait également, bien que d’une manière différente.

« Le fait est, commença-t-il, la bouche tellement sèche qu’il parlait avec peine, et d’autant plus gauche, plus raide, plus indécis qu’il en avait conscience, le fait est qu’Hexam n’ayant pas, du moins je le suppose, de secrets pour moi, m’a confié toute cette affaire, » Il s’arrêta, et Lizzie lui demanda de quelle affaire il voulait parler.

« Je croyais, reprit-il en jetant sur elle un coup d’œil furtif, cherchant en vain à soutenir son regard, et baissant les yeux dès qu’il rencontrait les siens, je croyais superflu jusqu’à friser l’impertinence de m’expliquer à ce propos. Je veux parler des projets que votre frère avait faits pour vous, et auxquels vous avez préféré ceux de mister… N’est-ce pas Eugène Wrayburn qu’il se nomme ? »

Il essaya de la regarder ; mais il baissa les yeux. Lizzie n’ayant pas répondu, il reprit la parole avec un nouvel embarras. « Votre frère, dit-il, me fit part de ses projets le soir même où nous sommes venus ici, comme j’étais encore sous l’impression de cette visite. »

Peut-être ces mots n’avaient-ils pas grande importance ; mais Jenny Wren allongea la main, et retourna lentement, d’un air rêveur, l’honorable miss Vérité. Cela fait, elle reprit sa première attitude.

« J’approuvai fortement son projet, continua Headstone, en laissant errer ses yeux du côté de la poupée, et en les attachant sur cette dernière plus longuement que sur Lizzie. À votre frère revenait naturellement le droit de prendre une pareille mesure, et j’espérais l’aider à la mettre à exécution. C’eût été pour moi d’un immense intérêt, un plaisir inexprimable. Aussi dois-je reconnaître que lorsqu’il vit échouer ses plans j’en ressentis un véritable chagrin, et pour ne rien cacher, une déception très-vive. » Cet aveu parut lui donner du courage ; dans tous les cas, il poursuivit d’un ton plus ferme et plus animé, bien qu’avec une tendance curieuse à serrer les dents, et avec un mouvement convulsif de la main droite, dont il pressait la paume de la main gauche, comme celui qui ressent une atroce douleur, et qui ne veut pas crier : « Je suis d’une nature violente, et cette déception m’a profondément ému ; je le suis encore. Je ne montre pas ce que j’éprouve ; nous autres, nous sommes forcés de nous contraindre, obligés par état de nous maîtriser. Mais revenons à votre frère. Il a pris la chose tellement à cœur, qu’il en a fait des remontrances, — oui, j’étais présent, — des remontrances à mister Eugène Wrayburn ; n’est-ce pas ainsi qu’on l’appelle ? Et cela sans succès ; on le suppose, du moins, quand on ne s’aveugle pas sur le caractère de ce gentleman. »

Il la regarda cette fois avec plus de hardiesse ; son visage en feu passa du rouge au blanc, redevint pourpre, et changeant encore, resta d’une pâleur mortelle.

« Enfin j’ai résolu de venir seul, de vous voir, d’en appeler à vous-même ; de vous supplier de quitter la voie que vous avez prise. Au lieu de vous confier à un étranger, miss Hexam, à un être qui s’est conduit de la façon la plus insolente à l’égard de votre frère, préférez-lui le seul parent qui vous reste, et l’ami de ce parent. »

Lizzie, à son tour, avait changé plusieurs fois de couleur ; son visage exprimait une certaine colère, une assez forte aversion, et même une légère nuance de crainte ; néanmoins ce fut avec beaucoup de fermeté qu’elle fit la réponse suivante : « Je suis convaincue, dit-elle, que c’est un motif honorable qui vous amène ; vous avez toujours été si généreux pour mon frère que je n’ai pas le droit de douter de vos intentions. Mais je n’ai qu’une chose à répondre à Charley : j’ignorais qu’il s’occupât de moi lorsque j’ai accepté les offres qui paraissent lui déplaire. Celles-ci ont été faites avec une extrême délicatesse, et appuyées de raisons auxquelles, personnellement, il ne doit pas être moins sensible que moi-même. C’est là, monsieur, tout ce que j’ai à dire à mon frère. »

Le maître de pension resta bouche béante ; et ses lèvres tremblèrent en entendant cette réponse, dont elle avait soin de l’exclure.

« J’aurais dit à Charley, s’il était venu, reprit-elle après un instant de silence, que la personne qui nous donne des leçons, car Jenny les prend avec moi, est très-douce, très-patiente, et fait tous ses efforts pour nous instruire ; si bien que nous espérons n’avoir plus besoin d’elle avant peu ; nous en saurons assez pour étudier toutes seules. Charley doit connaître beaucoup d’institutrices ; et s’il était venu, je lui aurais dit pour sa satisfaction que la nôtre sort d’un établissement où l’on est parfaitement élevée.

— Je voudrais savoir, répondit Bradley en broyant lentement ses paroles comme s’il avait eu à les faire sortir d’un moulin rouillé, je voudrais savoir (j’espère que cela ne vous blessera pas), si vous auriez consenti… — Non. — J’aimerais à pouvoir dire, et sans vous offenser, que j’aurais voulu avoir cette occasion de venir ici avec votre frère, et de vous consacrer mon expérience et mes faibles talents.

— Je vous remercie beaucoup, monsieur.

— Mais, poursuivit-il en essayant de tordre sa chaise d’une main furtive, et en regardant Lizzie d’un air sombre, tandis qu’elle avait les yeux baissés, j’ai peur que vous n’eussiez pas fait à mes humbles services un accueil favorable. »

Elle garda le silence, et le malheureux, la contemplant toujours, se débattit contre lui-même avec une angoisse indicible, il tira son mouchoir, s’essuya le front et les mains, puis faisant un effort : « Je n’ai plus qu’une chose à dire, reprit-il, mais c’est la plus importante. Il y a un motif qui s’élève contre… cela ; un motif personnel, que je ne peux pas vous expliquer maintenant, et qui pourrait, je ne dis pas qui devrait, vous faire changer d’avis. Continuer m’est impossible ; voudriez-vous comprendre qu’il doit y avoir une nouvelle entrevue à cet égard ?

— Avec Charley, monsieur ?

— Avec… Eh ! bien oui ; puisque vous désirez qu’il y soit. Il est nécessaire qu’une nouvelle entrevue ait lieu, dans des circonstances plus favorables ; alors je compléterai l’explication.

— Je ne comprends pas, monsieur, répliqua Lizzie en secouant la tête.

— Ne cherchez pas à comprendre, dit-il, si ce n’est que l’affaire doit vous être soumise une autre fois.

— Quelle affaire, monsieur ? Je n’ai rien de plus à dire, ni à entendre à cet égard.

— Vous… le saurez un autre jour. Puis il reprit avec désespoir : Tout cela est incomplet… et je ne peux pas ! — Je suis ensorcelé. Bonsoir, » murmura-t-il d’une voix qui demandait grâce ; et il lui tendit la main.

Au moment où, avec hésitation, pour ne pas dire avec répugnance, Lizzie lui effleura les doigts, il trembla des pieds jusqu’à la tête, et son visage d’une pâleur mortelle se crispa, comme sous l’influence d’une vive douleur. Elle se retourna ; mais il avait disparu.

Les yeux fixés sur la porte par laquelle il venait de sortir, la petite ouvrière resta dans la même attitude jusqu’à ce que Lizzie, ayant mis l’établi de côté, vînt s’asseoir auprès d’elle. Regardant alors son amie, comme elle avait regardé Bradley, miss Wren fit claquer rapidement ses mâchoires ainsi qu’il lui arrivait quelquefois ; puis elle s’allongea dans son petit fauteuil, et se croisant les bras : « Hum ! dit-elle, s’il est de cette nature-là, je parle de celui qui doit me faire la cour, — il peut se dispenser de venir. Il ne serait pas commode à faire trotter, et l’on ne pourrait guère le rendre utile. Il prendrait feu, et sauterait avant la fin de l’opération.

— Vous en seriez débarrassée, répliqua Lizzie.

— J’en doute, reprit miss Wren ; il serait homme à ne pas vouloir partir seul, et à me faire sauter avec lui ; je connais ses allures.

— Le supposez-vous assez cruel pour vouloir vous faire souffrir ? demanda Lizzie.

— Ce ne serait peut-être pas avec intention ; mais j’aimerais autant qu’il y eût dans la chambre voisine un baril de poudre entouré d’allumettes flambantes. »

Il y eut un moment de silence.

« C’est un homme étrange, reprit Lizzie d’un air pensif.

— Je voudrais bien qu’il nous fût étranger ; » dit miss Wren.

Lizzie lui dénoua les cheveux pour les peigner et les brosser, comme elle faisait tous les soirs ; et l’opulente chevelure se répandit sur le pauvre petit corps qui avait grand besoin de ce magnifique manteau.

« Non, chérie, pas à présent, dit la petite habilleuse ; causons tranquillement au coin du feu. »

À son tour elle enleva ce qui retenait les cheveux noirs de son amie ; et la lourde masse, tombant de son propre poids, se divisa en se déroulant. Jenny, sous prétexte de comparer les deux nuances, et de jouir du contraste, fit deux ou trois passes avec ses doigts agiles, et appliqua sa joue sur l’une des mèches brunes qui ruisselaient auprès d’elle. En un instant elle parut voilée de ses cheveux blonds, tandis que le beau visage de Lizzie, complètement dégagé, recevait en plein la douce lumière de la flamme.

« Parlons un peu de mister Wrayburn, » dit la petite ouvrière.

Quelque chose scintilla parmi les cheveux blonds. Si ce n’était pas une étoile il fallait que ce fût un œil. En ce cas c’était l’œil de miss Wren, dont le regard était aussi brillant et aussi attentif que celui du petit oiseau dont elle avait pris le nom[1]

« Pourquoi parler de mister Wrayburn ? demanda Lizzie.

— Une idée à moi ; je voudrais savoir s’il est riche.

— Pas du tout.

— Il est pauvre ?

— Oui, pour un gentleman.

— Ah ! c’est vrai ; il est gentleman. Est-ce de la même espèce que nous ? » Elle secoua la tête d’un air pensif et répondit : oh ! non, non, non. »

Son bras entourait la taille de Lizzie ; elle écarta, en soufflant dessus, les cheveux qui lui couvraient le visage ; son œil moins voilé scintilla plus vivement, et parut plus attentif. « Celui qui se présentera pour moi, reprit-elle, ne devra pas être gentleman ; s’il l’était par hasard, je l’enverrais bien vite faire son paquet. Mais je n’ai pas captivé mister Wrayburn. Quelqu’un a-t-il fait sa conquête, Lizzie ?

— C’est probable.

— Et qui donc ?

— Une belle dame à qui il aura inspiré de l’amour, et que de son côté il aime tendrement.

— Je n’en sais rien. Mais que penseriez-vous de lui, très-chère, si vous étiez une lady ?

— Moi, une lady ! quelle idée ! s’écria-t-elle en riant.

— Eh bien oui, une idée ; répondez-moi tout de même.

— Une lady ! moi, pauvre fille, qui ai si souvent ramé pour mon père ; moi, qui justement avais conduit le bateau le soir même où je l’ai vu pour la première fois ; moi, qui me suis trouvée, ce soir-là, si intimidée par son regard que je suis sortie de la chambre. » (Vous n’étiez pas une lady ; et il ne vous en a pas moins regardée, pensa miss Wren). « Moi, continua Lizzie à voix basse et d’un air pensif ; moi, une lady ! quand cette accusation pèse toujours sur la mémoire de mon père ; quand cette tache qu’il essaya d’effacer nous reste encore !

— Ce n’est qu’une idée, une supposition, reprit la petite habilleuse ; vous pouvez bien répondre.

— Vous allez trop loin, Jenny ; mes idées ne vont pas jusque-là. »

Un éclair jeté par le feu qui s’était assoupi, montra qu’elle souriait d’un air triste et rêveur. « Puisque j’y tiens, reprit miss Wren. C’est une idée, un caprice ; il faut bien faire ce que je veux ; je suis si malheureuse ! J’ai passé aujourd’hui des moments si durs avec mon vilain fils ! Allons, regardez le feu, Lizzie, comme vous faisiez autrefois dans ce vieux moulin-à-vent qui vous servait de maison. J’aime tant ces histoires-là ! Cherchez la place où vous lisiez la bonne aventure ; vous savez bien, celle de votre frère.

— Le petit creux à côté de la flamme ?

— Justement ; regardez ; vous y trouverez une lady.

— Plus facilement que je ne puis le devenir, chère mignonne. »

L’œil brillant de Jenny attacha son regard ferme sur le visage rêveur qui souriait au brasier. « Eh bien ! dit la petite créature, avons-nous trouvé notre lady ? »

Lizzie fit un signe affirmatif, et demanda si elle devait avoir de la fortune.

« Cela vaut mieux puisqu’il est pauvre.

— Faisons-la donc très-riche. Faut-il qu’elle soit jolie ?

— Assurément ; c’est une condition que vous pouvez remplir, Lizzie.

— Elle est donc très-belle, et…

— Quelle opinion a-t-elle de lui ? demanda miss Wren à voix basse, l’œil attaché sur la figure pensive qui regardait toujours le feu.

— Elle est contente, bien contente d’avoir une grande fortune parce qu’alors il sera très-riche. Elle est heureuse, oh ! bien heureuse d’être belle parce qu’il sera fier de sa beauté. Son pauvre cœur…

— Eh bien, dit miss Wren, son pauvre cœur ?

— Est à lui tout entier ; avec tout son amour, toute sa foi. Elle serait joyeuse de mourir avec lui ; plus encore de mourir pour lui. Elle connaît ses défauts ; mais elle sait qu’ils viennent de son abandon, de l’isolement où il se trouve, de ce qu’il n’a rien à aimer, rien à protéger ; rien qui réclame son estime et son appui. Si elle pouvait lui dire : laissez-moi remplir ce vide, laissez-moi vous prouver combien je suis peu occupée de moi-même, vous montrer tout ce que je pourrais faire, tout ce que je pourrais souffrir pour vous, et vous deviendrez meilleur à cause de moi, qui suis pourtant si peu de chose, et qui, en dehors de l’attachement que j’ai pour vous, ne mérite pas un souvenir ! »

Tandis que le visage qui regardait le feu s’inspirait du sentiment qu’exprimaient ces paroles, et arrivait à l’extase, la petite habilleuse avait rejeté ses beaux cheveux en arrière, et le regard qu’elle attachait sur la figure de son amie était devenu plus grave, et comme empreint d’alarme. Elle baissa la tête quand les paroles eurent cessé, et laissa tomber un gémissement.

« Vous souffrez ? demanda Lizzie comme réveillée tout à coup.

— Oui, répondit-elle ; mais ce n’est pas de l’ancien mal. Couchez-moi ; ne me quittez pas, fermez la porte, et restez là. » Puis détournant la tête, elle murmura tout bas en se parlant à elle-même : « Pauvre Lizzie ! pauvre Lizzie ! Revenez en longues files brillantes, ô mes beaux enfants ! revenez pour elle, pas pour moi, enfants bénis ; elle a plus besoin que moi d’être secourue. »

En disant ces mots-là la petite couturière avait tendu les mains vers le ciel, et accompagnait ce geste du regard éloquent et pur que nous lui avons déjà vu. Elle se retourna ensuite vers son amie, et lui jetant les bras autour du cou, elle se berça comme un enfant qui souffre.


  1. Wren, roitelet.