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L’Ami commun/II/8

La bibliothèque libre.
Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (tome 1p. 293-307).


VIII

ENLÈVEMENT INNOCENT


Le mignon de la fortune, le ver de terre, le favori de l’heure présente, ou pour parler un langage plus simple, Nicodème Boffin Esquire, avait fini par s’accoutumer à sa riche demeure, autant qu’il devait jamais l’être. Il ne se dissimulait pas que c’était pour lui comme un fromage aristocratique et patrimonial, qui, beaucoup trop considérable pour sa consommation, nourrissait un amas de parasites ; mais il regardait ce tribut, prélevé sur sa fortune, comme une espèce de taxe héréditaire dont ses biens étaient grevés, et il s’y résignait d’autant mieux que mistress Boffin et miss Wilfer semblaient dans le ravissement. Il faut dire que Bella était pour eux une acquisition précieuse ; beaucoup trop jolie pour n’être pas séduisante partout, elle avait trop de pénétration pour ne pas se mettre au niveau de sa nouvelle existence. Y avait-elle gagné sous le rapport du cœur ? la chose n’était pas certaine ; mais que son goût et ses manières se fussent améliorés, ce n’était douteux pour personne. Elle commença donc l’éducation de missis Boffin, et alla jusqu’à souffrir des fautes de cette dernière, comme si elle en avait été responsable. Non pas que l’aimable créature pût jamais rien faire de grave, même aux yeux des autorités mondaines qui la fréquentaient, et qui, d’un commun accord, trouvaient les Boffin d’une « vulgarité ravissante. » Mais l’excellente femme faisait-elle un faux pas sur la glace où les enfants de la Podsnaperie sont contraints de patiner, miss Bella en éprouvait une confusion non moins grande que si elle-même fût tombée devant les artistes les plus habiles dans ce genre de patinage.

Miss Wilfer était trop jeune pour examiner de près la situation qui lui était faite ; et l’on ne devait pas s’attendre à ce qu’elle pût juger du plus ou moins de convenance et de stabilité qu’offrait cette position. Enfin comme elle avait toujours murmuré contre le sort qu’elle avait eu dans sa famille, à une époque où elle ne connaissait pas d’autre manière de vivre, il n’était pas étonnant qu’elle préférât sa nouvelle résidence à la maison paternelle.

« Un homme précieux, » dit mister Boffin, deux ou trois mois après son installation dans la demeure aristocratique. « Un homme d’une valeur inestimable ; mais je ne le comprends pas. » Il s’agissait de Rokesmith ; et Bella, ne le comprenant pas davantage, trouva le sujet assez intéressant.

« Impossible d’être plus dévoué à mes affaires, continua Boffin ; il s’en occupe à toute heure, et en fait plus à lui seul que cinquante hommes de loi. On ne peut douter de l’intérêt qu’il me porte ; et cependant il y a chez lui de ces manières d’être qui vous barrent le chemin, de ces choses qui vous arrêtent court, au moment où vous croyez pouvoir le suivre et lui prendre le bras pour faire un tour de promenade.

— Puis-je savoir ce que vous voulez dire, monsieur ? demanda Bella.

— Certainement, répondit Boffin ; ainsi, par exemple, il ne veut voir personne, excepté vous. Quand nous avons du monde, je voudrais le faire dîner avec la compagnie ; eh bien ! non ; impossible de l’obtenir.

— S’il se croit trop grand seigneur pour cela, dit la jolie miss, avec un léger mouvement de tête, je le laisserais tranquille.

— Non, répondit Boffin d’un air pensif. Il ne se croit pas au dessus de nous.

— Peut-être, alors, se regarde-t-il comme inférieur ; c’est son affaire, dit la jeune fille.

— Ce n’est pas cela non plus, répliqua le brave homme. Non, reprit-il après un instant de réflexion ; Rokesmith est modeste ; mais il ne se croit pas inférieur aux gens qui viennent ici.

— Qu’est-ce qui l’empêche d’accepter alors ? demanda Bella.

— Je veux être pendu si je le sais. Dans les premiers temps, mister Lightwood paraissait être le seul qu’il ne voulût pas voir ; à présent c’est tout le monde. »

« Oh ! pensa miss Bella : en vérité ! j’y suis maintenant. » Mortimer Lightwood avait dîné deux ou trois fois chez les Boffin ; elle l’avait rencontré ailleurs, et elle était bien sûre d’avoir attiré son attention. « C’est un peu fort ! Un secrétaire, un locataire de Pa ! me prendre pour objet de sa jalousie ! »

Qu’elle eût tant de dédain pour le locataire de Pa était certainement bizarre ; mais il y avait des choses plus étranges que celle-là chez cette jeune fille doublement gâtée, par la pauvreté d’abord, ensuite par la fortune. Laissons toutefois ces anomalies s’arranger entre elles et s’expliquer d’elles-mêmes.

« C’est trop fort ! continua de penser la jolie miss, dont le mépris allait croissant. Ce locataire, avoir de pareilles prétentions ; et tenir à distance des gens qui pourraient convenir ! Trop fort, en vérité, que les circonstances soient justement favorables à un simple secrétaire, qui demeure chez Pa ! »

Il n’y avait cependant pas très-longtemps que miss Bella avait été vivement émue en découvrant que le locataire de Pa avait l’air de l’aimer. Il est vrai qu’à cette époque l’hôtel aristocratique et la couturière de missis Boffin n’étaient pas en jeu.

« Un personnage très-ennuyeux que ce secrétaire, pensait la jolie miss ; très-importun, en dépit de ses goûts de retraite. Toujours de la lumière dans son cabinet quand nous revenons de l’opéra, toujours auprès de la voiture pour nous donner la main. Toujours alors une joie impatientante sur le visage de missis Boffin ; et chez lui une satisfaction abominable, comme s’il était possible d’approuver ce qu’il se met dans la tête. »

Quelques jours après Rokesmith se trouva par hasard seul avec elle dans le salon. « Vous ne me donnez jamais de commissions pour votre famille, lui dit-il. Je serais heureux d’exécuter vos ordres à ce sujet-là.

— Je ne vous comprends pas, répondit Bella en laissant tomber ses paupières

— Vous n’avez rien à faire dire à Holloway ? »

Elle rougit légèrement ; et ce fut d’un ton bref et hautain qu’elle demanda ce qu’il supposait qu’elle pût avoir à dire.

« De ces paroles affectueuses que vous leurs envoyez de temps à autre, je n’en doute pas ; et dont il me serait très-agréable d’être le porteur ; vous savez, miss, que je vais là-bas tous les jours.

— Inutile de me le rappeler, monsieur. »

Elle avait mis trop de précipitation à lancer ce reproche, elle le comprit en voyant le regard de Rokesmith. « Ils m’envoient peu de ce que vous appelez des paroles affectueuses, dit-elle en se réfugiant dans un mauvais procédé.

— On me demande fréquemment de vos nouvelles, reprit le secrétaire ; et je donne celles que j’ai pu me procurer.

— J’espère qu’elles sont exactes, dit Bella.

— Si vous en doutiez, miss, je le regretterais vivement ; cela ne serait point en votre faveur.

— Oh ! monsieur, je n’en doute pas ; le reproche est juste, je l’ai mérité ; je vous demande pardon, mister Rokesmith.

— Je vous supplie de n’en rien faire ; et pourtant cela vous montre sous un admirable jour, répondit-il avec chaleur. Oubliez cette parole, miss, je vous en prie ; c’est moi qui sollicite mon pardon. Pour en revenir à ceux qui me demandent de vos nouvelles, peut-être supposent-ils que je vous rapporte ce qu’ils me disent à ce sujet ; mais comme vous ne me parliez pas d’eux, je craignais de vous importuner.

— J’irai demain les voir, monsieur, dit-elle en ayant l’air de s’excuser, comme s’il lui avait reproché son indifférence.

— Devrai-je leur en faire part ? demanda-t-il en hésitant.

— Comme vous voudrez, monsieur.

— En ce cas, j’annoncerai votre visite. » Il attendit un moment, dans l’espoir qu’elle prolongerait la conversation ; et voyant qu’elle ne disait rien il salua et partit.

Lorsqu’elle fut seule, miss Bella fut frappée de deux choses assez curieuses : la première c’est qu’elle se sentait l’air contrit ; la seconde c’est que l’intention d’aller voir sa famille ne lui était venue qu’au moment où elle en avait parlé à Rokesmith. « Qu’est-ce que cela signifie ? se dit-elle en elle-même ; il n’a sur moi aucune influence ; pourquoi me préoccuper d’un être dont je ne me soucie pas. »

Mistress Boffin ayant insisté pour que l’expédition du lendemain se fît avec la voiture, miss Bella se rendit chez elle en brillant équipage. Sa mère et sa sœur, qui, depuis la veille, se demandaient s’il en serait ainsi, et qui étaient cachées derrière le rideau pour la voir arriver, convinrent dès qu’elles aperçurent le coupé, de le laisser à la porte le plus longtemps possible pour l’édification des voisins. Puis elles descendirent dans la petite pièce où nous avons déjà vu la famille, et où ces dames accueillirent Bella avec la plus noble indifférence.

Le petit parloir était bien minable, l’escalier bien étroit, bien tortueux ; la petite maison et son contenu formaient un bien douloureux contraste avec l’hôtel aristocratique. « C’est à ne pas croire, se dit Bella, que j’aie pu vivre dans un pareil endroit. » La sombre majesté de la mère, la folle impertinence de la sœur n’amélioraient pas les choses. Bella aurait eu besoin d’encouragement, et n’en recevait de personne.

« Vous nous faites beaucoup d’honneur, dit la noble dame, en offrant aux lèvres de sa fille une joue aussi sympathique que le dos d’une cuiller. Vous trouvez sans doute que votre sœur a grandi, miss Bella ?

— Ma, vous avez raison de la gronder, elle le mérite, dit l’impétueuse cadette ; mais il est ridicule de parler de ma croissance, je ne suis plus d’âge à grandir.

— J’étais mariée que je grandissais encore, proclama l’auguste mère.

— C’est possible, répliqua Lavvy, mais il ne fallait pas dire cela. »

Le regard impérieux dont cette réponse fut accueillie, aurait pu décontenancer un adversaire moins brave ; mais il fut sans effet sur Lavinia ; et laissant sa noble mère prodiguer les coups d’œil enflammés, elle se retourna vers sa sœur : « Je suppose, lui dit-elle, que vous ne seriez pas déshonorée si je vous embrassais, Bella ? Vous allez bien ? Et vos Boffin, comment vont-ils ?

— Silence ! s’écria mistress Wilfer, je ne tolèrerai pas cette légèreté.

— Comment se portent vos Sbboffin alors, reprit Lavinia, puisque Boffin est trop léger.

— Taisez-vous, pie-grièche, dit la mère avec sévérité.

— Pie-grièche ou pivert, cela m’est bien égal, répondit Lavinia en secouant la tête. Je serais aussi volontiers l’une que l’autre ; mais je ne veux pas grandir après mon mariage.

— Vous ne voulez pas ! vous ne voulez pas ! répéta solennellement mistress Wilfer.

— Non, Ma, je ne veux pas ; rien ne m’y fera consentir. »

La dame agita ses gants, et prenant une voix pathétique : « Il fallait s’y attendre, soupira-t-elle ; une de mes filles me délaisse pour des gens orgueilleux et prospères ; une autre de mes filles me méprise, cela devait être : l’abandon a provoqué l’insulte. »

Ici Bella prit enfin la parole. « Mister et missis Boffin, dit-elle, sont prospères, sans aucun doute ; mais vous avez tort, Ma, de les traiter d’orgueilleux, car ils ne l’ont jamais été.

— Vous savez bien, reprit Lavinia, que mister et missis Boffin sont la perfection même ; il serait honteux de l’ignorer, Ma.

— En effet, répondit l’auguste mère, en accueillant avec courtoisie le retour de l’insolente, il paraît que nous sommes requis d’avoir cette opinion. Voilà pourquoi, Lavinia, j’ai blâmé la légèreté de vos paroles. Missis Boffin, dont la physionomie est telle que je ne puis y penser avec le calme convenable, missis Boffin et votre mère ne sont pas sur un pied d’intimité. On ne doit pas supposer un instant que ces gens-là osent parler de notre famille en disant les Wilfer ; je ne puis donc pas condescendre à dire les Boffin. Un pareil ton, nommez-le familiarité, légèreté, égalité, comme bon vous semblera, impliquerait un genre de relations qui n’existent pas entre nous. Ai-je su me faire comprendre ? »

Sans faire semblant d’avoir entendu cette question, qui, pourtant avait été posée avec une emphase et un geste oratoires dignes du barreau, Lavinia rappela à sa sœur qu’elle ne leur avait pas dit comment se portaient les gens dont elle lui avait demandé des nouvelles.

« C’est inutile, répondit Bella en étouffant son indignation ; ces gens-là, comme vous dites, sont trop bons et trop généreux pour qu’on les mêle à de pareils entretiens.

— Pourquoi y mettre des formes ? demanda mistress Wilfer d’une voix ironique ; la périphrase est polie ; mais à quoi bon ? Pourquoi ne pas dire ouvertement qu’ils sont trop au-dessus de nous ? L’allusion est facile à saisir ; il n’est pas besoin de déguiser votre pensée.

— Ma, répondit la jeune fille en frappant du pied, vous et Lavinia, vous feriez perdre patience à une sainte.

— Infortunée Lavvy ! s’écria la mère avec commisération, toujours attaquée, ma pauvre enfant ! »

Mais Lavvy, désertant de nouveau le parti maternel, riposta avec aigreur : « Ne me patronez pas, Ma ; je me défendrai bien moi-même.

— Une chose m’étonne, reprit mistress Wilfer en s’adressant à Bella, qui, au fond, était moins intraitable que sa sœur, une chose m’étonne, c’est que vous ayez eu le temps, et le désir, de vous arracher à mister et à missis Boffin pour venir nous voir. C’est que nos faibles droits, mis en regard des liens puissants qui vous unissent à ces gens-là, aient eu quelque poids dans la balance. Je sens toute la gratitude que je dois éprouver de ce triomphe accidentel sur mister et missis Boffin. »

La bonne créature appuyait avec amertume sur la première lettre de ce nom détesté, comme si les torts de ceux qui le possédaient avaient été représentés par cette initiale, et qu’elle eût préféré de beaucoup les Doffin, les Moffin ou les Poffin.

« Vous m’obligez à vous dire, répliqua Bella, que je suis fâchée d’être venue, et que je ne remettrai les pieds chez vous que lorsque je serai sûre d’y trouver mon père. Il est assez généreux, lui, pour ne pas insulter mes bienfaiteurs ; assez délicat pour se rappeler l’espèce de lien qu’une position pénible a établi entre eux et moi. C’est lui que j’ai toujours préféré ; je l’aime mieux que vous tous ensemble, et ce sera lui que je préférerai toujours. » Ici Bella, ne trouvant pas de consolation dans sa délicieuse toilette, se mit à fondre en larmes.

« Ô Wilfer ! s’écria la noble Ma, en levant les yeux et en apostrophant le vide, quelle torture pour votre cœur, si vous étiez là, et que vous entendissiez diffamer en votre nom celle qui est votre épouse, la mère de vos enfants ! Mais quelle que soit l’amertume dont il juge à propos de m’abreuver, le Destin vous épargne cette épreuve. » Et mistress Wilfer se mit à fondre en larmes.

« Je déteste les Boffin, s’écria Lavvy à son tour ; je me moque pas mal d’être grondée ; je veux les appeler comme cela, les Boffin, les Boffin, les Boffin ! je les exècre ; ils ont mis Bella contre moi. Je le leur dirai en face, je le veux (ce qui n’était pas rigoureusement exact), je leur dirai qu’ils sont exécrables, odieux, infâmes, stupides ! » Et Lavinia se mit à fondre en larmes.

Tout à coup la porte de la rue se referma bruyamment, et l’on vit Rokesmith franchir la cour d’un pas rapide. « Laissez-moi aller lui ouvrir, dit mistress Wilfer en se levant avec résignation. Nous n’avons pas de salariés pour remplir cet office. D’ailleurs je n’ai rien à cacher. Si notre locataire voit sur mes joues les traces d’une émotion récente, qu’il les interprète à sa guise. »

Elle rentra quelques instants après, du pas majestueux dont elle était sortie, et fit cette proclamation d’une voix héraldique : « Mister Rokesmith est chargé d’un message pour miss Bella Wilfer. »

Le jeune homme suivit de près ces paroles, et vit naturellement que les choses allaient fort mal. Il feignit toutefois de ne pas s’en apercevoir, et s’adressant à miss Bella : « Mister Boffin, lui dit-il, avait l’intention de mettre ce petit paquet dans la voiture, et de vous prier de l’accepter par amitié pour lui. Mais vous êtes partie plus tôt qu’il ne pensait, et comme il en était désolé, je lui ai offert de réparer ce petit malheur. »

Bella prit l’objet qui lui était présenté et remercia Rokesmith.

« Nous nous sommes un peu querellées, dit-elle ; mais pas plus qu’à l’ordinaire. Vous connaissez les manières aimables que nous avons entre nous. Deux minutes plus tard vous m’auriez pas trouvée, j’allais partir. Adieu, Ma, adieu Lavvy. »

Un baiser à chacune ; et Bella se dirigea vers la porte. Rokesmith fit un mouvement pour la suivre ; mais l’auguste mère s’avança, et dit avec gravité : « Pardon ; permettez que j’use de mon privilège maternel, et que je reconduise ma fille à la voiture qui l’attend. »

Il s’excusa, et céda le pas à la noble dame. Ce fut vraiment un spectacle admirable que de voir mistress Wilfer ouvrir largement la porte de la rue, et les gants déployés, demander à haute voix : « Le domestique mâle de mistress Boffin ; » puis jeter au susdit laquais l’ordre suivant, d’un ton non moins digne que bref : « La voiture de miss Wilfer. » Et telle qu’un lieutenant de la Tour de Londres qui remet à qui de droit un prisonnier d’État, l’auguste dame laissa partir sa fille. L’effet de ce cérémonial, dont les voisins furent stupéfiés, se prolongea plus d’un quart d’heure, et s’augmenta de la présence de mistress Wilfer, qui, plongée dans une extase d’une sérénité sublime, passa tout ce temps-là sur le haut du perron.

Une fois dans la voiture, Bella ouvrit le papier qu’elle tenait à la main ; elle y trouva une bourse charmante, et dans celle-ci un billet de cinquante livres. « Quelle bonne surprise pour ce pauvre Pa ! dit-elle ; je vais aller le trouver dans la Cité. »

N’ayant pas l’adresse du magasin où travaillait son père, mais sachant que c’était aux environs de Mincing-Lane, elle se fit conduire au coin de cette ruelle obscure. Arrivée là, elle envoya le domestique mâle a la recherche de la maison Chiksey-Vénéering-et-Stobbles, avec la mission de dire à R. Wilfer qu’une dame l’attendait et serait enchantée de le voir. Ces paroles mystérieuses, tombées de la bouche d’un valet de pied, causèrent tant d’émotion dans le bureau des comptables qu’un jeune éclaireur fut immédiatement chargé de suivre Rumty, d’aller voir de quelle dame il s’agissait, et de revenir faire son rapport. L’émoi, comme on le pense bien, ne fit que s’accroître lorsque l’émissaire, revenu précipitamment, rapporta que la dame en question était une jeune fille, première catégorie, dans un coupé numéro un.

Rumty, lui-même, la plume derrière l’oreille, sous son chapeau rougi, arriva tout essoufflé à la portière de la voiture ; et il avait été pris par la cravate, attiré dans le coupé, à demi-étranglé, chaudement embrassé avant d’avoir reconnu sa fille. « Chère enfant ! Bonté divine ! balbutia-t-il enfin ; que tu fais donc une charmante lady ! Quelle jolie femme ! Miséricorde ! Je songeais à toi ; je pensais que tu étais ingrate, que tu oubliais ta mère et ta sœur.

— Je viens justement de les voir, cher Pa.

— Et comment as-tu trouvé ta mère ? demanda Rumty avec hésitation.

— Très-désagréable ainsi que Lavinia.

— Cela leur arrive quelquefois, dit le patient chérubin. J’espère que tu as été indulgente, ma toute belle ?

— Non, Pa ; j’ai été fort désagréable aussi. Peu importe, je vous emmène avec moi ; nous irons dîner quelque part.

— Ma chère, c’est inutile. J’ai mangé tout à l’heure une tranche de… si toutefois il est permis de proférer le nom d’un pareil mets dans cette voiture, une tranche de cervelas. » Rumty prononça le mot à vois basse, en jetant des yeux modestes sur la garniture jaune du coupé.

— Cela n’empêche pas, dit sa fille.

— Il est vrai, ma chère, que c’est quelquefois insuffisant, confessa Rumty, en se passant la main sur les lèvres. Mais quand des circonstances auxquelles vous ne pouvez rien mettent un obstacle invincible entre vous et le saucisson d’Allemagne, vous n’avez qu’une chose à faire, (il baissa de nouveau la voix par déférence pour le coupé) c’est de vous contenter de cervelas.

— Pauvre Pa ! Je vous en prie, venez avec moi ; nous finirons la journée ensemble. On vous le permettra bien ?

— Oui, ma chère ; je vais aller le demander.

— Auparavant, dit Bella, qui lui avait déjà pris le menton, lui avait ôté son chapeau, et lui relevait les cheveux comme elle faisait jadis, il faut avouer que si je parle à tort et à travers, comme une folle que je suis, jamais je ne vous ai manqué sérieusement.

— De tout mon cœur, chère petite. J’ajouterai seulement (il jeta un coup d’œil vers la portière) que d’être ainsi coiffé par une jolie femme dans un élégant équipage, arrêté au coin d’une rue, cela pourrait attirer l’attention. »

Elle éclata de rire et lui remit son chapeau. Mais quand elle le vit s’éloigner en trottinant, et que frappée de l’air minable de ses habits, elle songea à la résignation et à la douceur qu’il avait toujours montrées, elle ne put retenir ses larmes. « Je déteste ce secrétaire ! Avoir pensé que j’oubliais ce pauvre Pa ! Et cependant cela semblait un peu vrai, » se dit-elle en elle-même.

Bientôt reparut l’excellent homme, qui, dans sa joie d’avoir obtenu congé, avait l’air plus enfantin que jamais. « Enlevé du premier coup, chérie ! Pas la moindre observation. Vraiment c’est bien aimable !

— À présent, Pa, dites-moi où je pourrai vous attendre, pendant que vous allez me faire une commission ; car je vais renvoyer la voiture.

— Cela demande qu’on y réfléchisse. Tu es réellement si jolie, expliqua le chérubin, qu’il faut que ce soit un endroit paisible. » Après avoir réfléchi quelque temps, il indiqua les environs du jardin de Tower-Hill, près de Trinity-House. Ils y arrivèrent en cinq minutes ; et Bella, en renvoyant le coupé, chargea le domestique d’un billet au crayon pour missis Boffin, à qui elle annonçait qu’elle était avec son père.

« Maintenant, Pa, écoutez bien ce que je vais vous dire, et promettez moi d’être obéissant.

— Je te le jure, ma belle.

— D’abord, pas de réplique. Vous ailes prendre cette bourse, vous irez dans le magasin de confection le plus rapproché ; vous y acheterez un habillement complet ; tout ce qu’il y aura de plus cher : le plus beau chapeau, la plus belle paire de bottes, cuir breveté, n’oubliez pas. Vous mettrez tout cela ; et vous viendrez me retrouver.

— Mais Bella

— Prenez garde, Pa, dit-elle en le menaçant du doigt, vous avez juré d’obéir. » Les yeux du pauvre chérubin s’humectèrent ; Bella, qui elle-même avait les paupières humides, les sécha d’un baiser, et Rumty s’éloigna de nouveau.

Une demi-heure après il était revenu, et si brillamment transformé que, dans son admiration, Bella ne put s’empêcher de tourner vingt fois autour de ce pauvre père avant de lui prendre le bras. « Maintenant, dit-elle, en se serrant contre lui, il faut emmener cette jolie femme, et la faire dîner quelque part.

— Où cela, ma chère ?

— À Greenwich, répondit-elle bravement ; surtout ne manquez pas de lui offrir ce qu’il y aura de meilleur. »

Se dirigeant vers la Tamise, afin de prendre le bateau, il demanda timidement à Bella si elle n’aurait pas désiré que sa mère fût de la partie.

« Pas du tout ; je suis trop contente de vous avoir à moi toute seule. J’étais votre préférée ; je veux l’être encore. Ce n’est pas la première fois que nous nous sauvons pour nous promener ensemble ; vous rappelez-vous, cher Pa ?

— Si je me le rappelle ! Bien souvent le dimanche, lorsque ta mère était un peu…, tu sais, elle y est sujette, dit-il, après une petite toux.

— Oui, Pa ; et je crois bien n’avoir jamais été sage. Pauvre Pa ! comme j’étais mauvaise ! je me faisais toujours porter ; vous auriez dû me mettre à terre. Je vous obligeais à faire le dada, et à galoper quand vous auriez bien mieux aimé vous asseoir et lire votre journal. N’est-il pas vrai, cher Pa ?

— « Quelquefois. Mais seigneur ! la belle enfant ! et quelle aimable compagne !

— Aujourd’hui, je voudrais l’être pour vous, Pa.

— Tu es sûre de réussir, cher trésor. Tes frères et sœurs ont été mes compagnons, chacun à leur tour ; mais seulement jusqu’à un certain point. Ta mère a toujours été une de ces compagnes, qu’un homme quelconque aurait certainement… révérée ; et dont… il aurait dû… graver les paroles dans sa mémoire… afin de… de… de l’imiter, s’il…

— Si le modèle lui avait plu, dit Bella.

— Ou…i, fit le chérubin d’un air pensif ; ou peut-être s’il avait eu ce qu’il fallait pour cela. Suppose qu’un homme, par exemple, ait eu besoin de marcher constamment, toujours tout droit et de la même allure, ta mère devenait pour lui une compagne inappréciable. Mais qu’on ait simplement le goût de la promenade ; qu’on aime à flâner un peu, et que de temps en temps on veuille trotter, il sera très-difficile d’être au pas avec elle. Suppose encore, reprit-il après un instant de réflexion, qu’il faille traverser la vie sur un air quelconque, sur un seul, et qu’on vous ait attribué la marche funèbre de Saül. C’est un air admirable, parfaitement adapté à certaines circonstances, mais dont la mesure est difficile à garder dans le train des affaires quotidiennes. Quand on a travaillé depuis le matin, et qu’on rentre chez soi accablé de fatigue, s’il faut souper au son de cette musique sévère, ce que l’on mange vous pèse sur l’estomac. Si parfois on est d’humeur à s’égayer l’esprit en chantant une petite chanson ou en dansant une hornpipe, et que cette marche funèbre vous accompagne forcément, vos joyeux projets peuvent en être dérangés.

— Pauvre Pa ! murmura la jeune fille.

— Tandis qu’avec toi, ma belle, poursuivit le chérubin sans même songer à se plaindre, on est toujours d’accord, toujours.

— J’ai cependant bien peur d’avoir un mauvais caractère ; geignant sans cesse, et tant de caprices ! Je n’y avais jamais pensé ; mais tout à l’heure dans la voiture, quand je vous ai aperçu, pauvre Pa, je me le suis bien reproché.

— Non, chère enfant, non ; ne parle pas de cela. »

Un heureux homme que Pa dans ses habits neufs ! on le sentait à son babil. Tout bien considéré, peut-être ce jour-là était-il le plus beau qu’il eût jamais connu, sans même excepter celui où son héroïque épouse l’avait accompagné à l’autel au son de la marche funèbre.

La promenade sur la Tamise avait été délicieuse ; et la petite pièce où le dîner se trouvait servi, était un délicieux cabinet donnant sur la rivière. Le poisson, le vin, le punch étaient délicieux ; et Bella plus délicieuse que tout le reste ; mettant ce pauvre Pa en gaieté, le rendant expansif, et d’une manière charmante ; lui faisant demander les meilleures choses, sous prétexte que la jolie femme les désirait. Bref, agissant de telle façon que le chérubin ne se sentait pas d’aise, en songeant qu’il était le père d’une aussi adorable fille.

Assise à côté de lui, elle regardait les navires qui s’éloignaient avec la marée descendante, et à chacun d’eux c’était un voyage différent qu’elle faisait avec Pa. Tantôt celui-ci était propriétaire d’un massif charbonnier, à larges voiles, et se rendait à New-Castle, d’où il rapporterait des diamants noirs qu’il échangerait contre une fortune. Tantôt il partait pour la Chine sur ce beau trois mâts, et faisait un commerce d’opium qui le plaçait bien au-dessus de Chiksey-Vénéering-et-Stobbles. Puis il revenait de Canton avec des soieries et des châles sans nombre pour la toilette de sa fille. Tantôt le sort fatal de John Harmon était un rêve ; il débarquait sain et sauf, la jolie femme lui convenait à merveille, lui-même était charmant, et le voyage nuptial avait lieu sur cette barque élégante. Partout flottaient des banderoles ; un orchestre harmonieux était sur le pont, et Pa était installé dans la grande cabine. Tantôt ce pauvre John était bien mort, et un prince-marchand, d’une fortune colossale, avait épousé la jolie femme. Il était si riche, si riche que tout ce qui était sur la Tamise, voiliers et vapeurs, lui appartenait. Ses canots, ses barques de promenade formaient une véritable flotte ; et ce petit yacht insolent, avec sa grande voile blanche, portait le nom de Bella, en l’honneur de la jolie femme, qui, moderne Cléopâtre, avait une cour à bord. À Gravesend elle s’embarquait sur ce trois ponts majestueux ; le vaillant général, aussi riche que brave, dont cette fois elle était la femme, ne voulait pas entendre parler de victoire, s’il n’était pas près d’elle ; et soldats et marins, jacquettes bleues et habits rouges prenaient pour idole la charmante créature.

« Et ce navire, remorqué par un vapeur, le voyez-vous là-bas ? Où pensez-vous qu’il aille ? Dans la région des cocotiers. Il est frété pour un heureux mortel, qui porte le nom de Pa, et qui lui-même est à bord, chéri de tout l’équipage. Il va, parmi les récifs de corail, chercher des bois odorants, les plus beaux que vous ayez jamais vus, les plus précieux dont on ait jamais parlé. Ce sera toute une fortune, et cela doit être. La jolie femme qui le possède vient d’épouser un prince indien, tout drapé de cachemires, et dont le turban est constellé de diamants et d’émeraudes. Il a des traits superbes, le teint bronzé, un amour sans égal ; mais il est trop jaloux. » Elle babillait ainsi, d’une voix fine et joyeuse, avec des airs charmants, dont le père était ravi.

« Tout le monde, dit-il, en conviendra : tu as bien gagné depuis que tu as quitté la maison. »

Bella secoua la tête d’un air de doute. Elle n’en savait rien ; tout ce qu’elle pouvait dire c’est qu’il était largement pourvu à ses besoins, même à ses fantaisies ; et que chaque fois qu’elle faisait allusion à son départ, mister et missis Boffin ne voulaient pas en entendre parler. « Mais il faut, poursuivit-elle, que je vous fasse une confidence : je suis la créature la plus intéressée qu’il y ait au monde.

— Je ne l’aurais pas cru, dit le chérubin en jetant les yeux sur ses habits, et en les reportant sur le dessert.

— Ce n’est pas cela, reprit-elle ; si j’aime l’argent, c’est pour le dépenser.

— Tu as cela de commun avec tout le monde, répliqua Rumty.

— Non ; il est bien rare que cela arrive jusque-là. O…oh ! s’écria-t-elle en faisant jaillir cette exclamation avec un effort qui tordit son menton à fossette, je suis si cupide ! » Rumty la regarda d’un air inquiet, et lui demanda depuis quand elle s’en était aperçue.

« Justement, voilà ce qui est affreux, répondit Bella. Autrefois je connaissais la pauvreté, je m’en plaignais, mais je ne pensais pas à autre chose. Puis on m’a dit que je serais riche, alors j’ai songé vaguement à ce que je ferais de ma fortune. Elle m’a échappé, la pauvreté m’est devenue plus odieuse, et quand j’ai retrouvé aux mains des autres cette fortune qui aurait dû être à moi, quand j’ai vu chaque jour ce qu’on pouvait en faire, je suis devenue horriblement cupide.

— Tu te figures cela, chère enfant.

— Rien n’est plus vrai, je vous assure, » dit-elle en secouant la tête. Et relevant ses beaux sourcils tant qu’elle put, elle regarda son père avec un effroi comique. « C’est un fait, poursuivit-elle, je ne pense qu’à me procurer de l’argent.

— Bonté divine ! Et par quel moyen ?

— Je veux bien vous le dire, Pa ; cela m’est égal. Vous m’avez toujours aimée, vous. Et puis je vous regarde plutôt comme un jeune frère, dont les bonnes grosses joues ont quelque chose de vénérable. D’ailleurs, ajouta-t-elle en riant, et en le menaçant du doigt, vous êtes en mon pouvoir ; c’est une escapade que nous faisons là ; si vous me trahissez, je dirai à Ma que vous avez dîné à Greenwich.

— Très-bien, chérie. Cependant, reprit-il d’une voix tremblante, il serait mieux de n’en pas parler.

— Je savais bien que cela vous ferait peur, s’écria-t-elle. Mais ne dites rien de ma confidence et je garderai votre secret. Maintenant, Pa, je vais donner un petit coup à votre chevelure qui a été horriblement négligée depuis mon départ. » Rumty abandonna sa tête à la jolie coiffeuse, qui, tout en causant, lui séparait les cheveux. Elle prenait une mèche tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, et par un curieux procédé, la tortillait sur ses deux index qu’elle retirait tout à coup en sens contraire, sans s’inquiéter des mouvements du chérubin, qui à chaque fois tressaillait et fermait les yeux.

« Oui, Pa, il me faut de l’argent, reprit-elle ; c’est une chose entendue, et comme je ne peux pas en demander, en emprunter, ou en voler, il faut absolument que j’en épouse.

— Bella ! dit son père d’un ton de reproche, en levant les yeux vers elle, autant que le permettait la position où il était maintenu.

— Pas moyen de faire autrement ; et je cherche sans cesse une fortune à captiver.

— Bella ! ma chère !

— C’est comme je vous le dis, Pa. Si jamais spéculateur a été absorbé par l’idée fixe de s’enrichir, c’est bien moi. La chose est ignoble, je le confesse ; mais que voulez-vous ? Je trouve affreux d’être pauvre, je ne veux pas l’être ; et pour cela il faut épouser de la fortune. Vous voilà frisé à ravir, Pa ; le garçon, qui apportera la carte, va en être étonné.

— Mais, ma chère, à ton âge ! c’est alarmant.

— Je vous le disais bien, reprit-elle avec une gravité plaisante ; vous ne vouliez pas me croire. N’est-ce pas odieux ?

— Assurément, si c’était vrai ; mais tu ne le penses pas, Bella.

— Quand je vous dis que je ne songe pas à autre chose. Me parlerez-vous d’amour ? fit-elle avec mépris, bien qu’à voir sa taille et son visage rien n’eût été plus naturel. Autant me parler de chimères ; oui, Pa ; mais pauvreté et richesse, voilà qui est réel.

— Cela fait trembler, commença Rumty.

— Dites-moi, Pa : avez-vous épousé de la fortune ?

— Non, chère enfant ; tu le sais bien. »

Elle fredonna la marche funèbre, et dit, qu’après tout, cela ne faisait pas grand’chose. Puis voyant qu’il avait l’air triste, elle le prit par le cou, et l’embrassa de manière à lui rendre sa gaîté. « Ne faites pas attention, Pa, cette dernière phrase était une plaisanterie. Rappelez-vous seulement que vous ne devez pas me trahir. De mon côté je ne vous dénoncerai pas ; mieux que cela, je vous dirai tout ; quelles que soient les choses qui pourront se tramer, je vous en ferai la confidence, je vous le promets. »

Obligé de se contenter de ces paroles, R. Wilfer sonna, et paya la carte. Lorsque le garçon fut parti Bella s’empara de la bourse, la roula sur la table, la frappa avec son petit poing, afin de l’aplatir ; et la fourrant avec effort dans le gousset du gilet neuf :

« Maintenant, dit-elle, écoutez bien : tout ce qu’il y a là-dedans est pour vous, Pa. Vous leur ferez des cadeaux, vous payerez des notes, vous acheterez les affaires, vous le dépenserez comme il vous plaira. Et dites-vous bien que si c’était le produit de sa cupidité, votre misérable fille n’oserait peut-être pas en disposer de la sorte. » Elle empoigna les deux bords de l’habit neuf, et y déployant tant de force que le chérubin en fut plié obliquement, elle boutonna l’habit sur le précieux gousset. Puis elle enferma ses fossettes dans les brides de son chapeau, dont elle fit le nœud d’une main savante, et ramena son père à Londres.

Arrivée à la porte de l’hôtel aristocratique, elle y adossa le chérubin, le prit tendrement par les oreilles, qui lui semblèrent deux anses très-convenables pour cet objet, et l’embrassa jusqu’à lui faire cogner sourdement la porte avec sa tête. Ceci terminé, elle lui rappela de nouveau leurs conditions, et le renvoya gaiement. Pas si gaiement, toutefois, qu’elle n’eût les yeux humides en le voyant s’éloigner dans l’ombre. Pas si gaiement, qu’elle ne dît à plusieurs reprises avant d’avoir le courage de frapper à la porte : « Ah ! pauvre père, pauvre cher petit père ! si laborieux et si misérable ! » Pas si gaiement, que le mobilier splendide ne lui parût la regarder avec impudence, et insister pour qu’elle le comparât au mobilier paternel. Pas si gaiement qu’arrivée dans sa chambre elle ne se sentît désolée, et ne se mît à fondre en larmes ; désirant parfois que le vieux boueur ne l’eût pas connue, parfois que le jeune Harmon ne fût pas mort, et vînt l’épouser. « Désirs contradictoires, se dit-elle ; mais il y a tant de contradictions dans ma vie ! Mes goûts et ma fortune sont tellement opposés, que je ne peux pas être conséquente. »