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L’Ami commun/III/16

La bibliothèque libre.
Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (tome 2p. 210-223).


XVI

REPAS DES TROIS LUTINS


Au moment où Bella suivait les rues sableuses de la Cité, celle-ci avait une mine peu florissante. La plupart de ses moulins à écus avaient serré leurs voiles, ou tout au moins cessé de moudre. Les patrons étaient déjà partis, et les ouvriers s’en allaient. Ruelles et cours paraissaient exténuées ; les trottoirs eux-mêmes, foulés dans tous les sens par un million de pieds, avaient un air de lassitude. Il faut de longues heures de nuit pour apaiser l’agitation quotidienne d’un endroit aussi fiévreux. Le tourbillonnement et le fracas des moulins, nouvellement arrêtés, paraissaient demeurés dans l’air ; et le calme, qui résultait de l’arrêt des machines, ressemblait plus à la prostration d’un géant harassé, qu’au repos d’un être qui répare ses forces.

Si en apercevant la Banque, miss Wilfer pensa qu’il serait agréable d’y jardiner pendant une heure, et d’y remuer l’or à la pelle, ce n’était pas qu’elle fût pour cela en veine de cupidité. Bien changée à cet égard, et suivant certaines images qui flottaient devant ses yeux, images confuses où il entrait fort peu d’or, elle gagna la région de Mincing-Lane, et ressentit, en y pénétrant, le même effet que si elle eût ouvert un tiroir dans une boutique de pharmacien.

La maison Chicksey-Vénéering-et-Stobbles lui fut indiquée par une vieille femme qui sortait d’un cabaret en s’essuyant la bouche, et qui expliqua l’humidité de ses lèvres en disant qu’elle était entrée là pour voir l’heure qu’il était.

L’établissement Chicksey-Vénéering-et-Stobbles, droguerie et produits chimiques, situé au rez-de-chaussée, était composé d’un mur percé de fenêtres, s’ouvrant à côté d’un porche ténébreux ; et tandis qu’en approchant de ladite muraille, Bella se demandait si son entrée chez Vénéering et Stobbles, et sa requête de parler à R. Wilfer avaient jamais eu de précédent, elle aperçut ce dernier, qui, assis près de l’une des fenêtres, se préparait à collationner.

Approchant toujours, Bella découvrit que le menu du goûter paraissait composé d’un petit pain bis, et d’une tasse de lait. Au moment où elle faisait cette découverte, R. Wilfer l’apercevait à son tour, et évoquait les échos de Mincing-Lane par un « bonté divine ! » plein d’émotion.

Tête nue et le sourire aux lèvres, il courut chérubiquement à la rencontre de sa fille, l’embrassa, et la prenant par la main, la conduisit dans son bureau, « car la journée est finie, dit-il pour expliquer sa conduite ; je suis seul ; et, comme cela m’arrive quelquefois, quand ils sont tous partis, je me disposais à prendre le thé. »

Bella, à qui ce bureau faisait l’effet d’une cellule où son père était détenu, pressa ce père chéri dans ses bras et l’y serra tout son content.

« Je n’ai jamais été si étonné, dit le Chérubin ; je n’en pouvais croire mes yeux, sur mon âme ; je pensais qu’ils me trompaient. Te voir descendre la ruelle ! venir toi-même, en personne ! Pourquoi ma chère, ne pas envoyer le laquais ?

— Je suis venue sans domestique, cher Pa.

— Mais en voiture, ma belle.

— Non, Pa.

— Tu n’es pas venue à pied ?

— Mais si. »

Il parut tellement confondu, que Bella n’eut pas le courage de lui apprendre tout de suite la chose. « À pied, dit-elle ; et même assez vite ; il en résulte que je suis un peu lasse ; et que j’aurai grand plaisir à goûter avec vous. »

Le petit pain et la tasse de lait se trouvaient sur l’appui de la fenêtre, sur une feuille de papier. Un morceau du petit pain, encore à la pointe du couteau paternel, gisait à côté de la tasse où le Chérubin l’avait jeté précipitamment. Bella s’en empara et le porta à sa bouche.

« Mon enfant ! du pain sec ! et d’une qualité si commune ! Il faut au moins que tu aies ton petit pain et ta mesure de lait. Une minute, ma chère ; la crémerie est à deux pas. »

Sans écouter le refus de sa fille, il partit en courant, et revint bientôt avec ses provisions. « Chère enfant, dit-il en étalant devant elle une autre feuille de papier, l’idée d’une femme… » Il jeta les yeux sur la toilette de Bella et s’arrêta court.

« Que vouliez-vous dire, cher Pa ?

— D’une femme élégante, servie de la sorte, reprit-il lentement. — Est-ce une robe neuve que tu as là, ma chère ?

— Du tout ; une vieille robe ; vous ne la reconnaissez pas ?

— En effet, chérie ; je crois la reconnaître.

— Assurément ; c’est vous qui l’avez achetée.

— C’est possible, répliqua le Chérubin en s’imprimant une secousse comme pour rappeler ses esprits.

— Êtes-vous devenu si inconstant que vous ne la trouviez plus à votre goût ?

— Ce n’est pas cela, mon amour, répondit-il en avalant avec effort une bouchée de pain qui semblait arrêtée au passage ; mais je ne l’aurais pas crue assez belle pour la position que tu as maintenant.

— Ainsi, dit Bella, en allant s’asseoir à côté de son père, il vous arrive souvent de collationner tout seul dans ce petit coin ? Si je mets mon bras sur votre épaule, comme cela, petit père, cela ne vous gênera pas ?

— Oui et non, cher trésor ; oui, pour la première question ; et certes non pour la seconde. Quant au repas que je fais ici, je vais t’expliquer, mon ange : le travail est quelquefois un peu rude ; et si rien ne s’interpose entre les occupations du jour et ta bonne mère, qui, elle aussi est un peu fatigante.

— Je sais, cher Pa.

— Oui, mon amour ; alors parfois je me donne un thé, que je prends ici, tranquillement, sur la fenêtre, en regardant la ruelle, qui à cette heure-là est paisible ; un thé que je mets entre la fatigue du jour et…

— Le bonheur domestique, dit Bella avec tristesse.

— Le bonheur domestique, répéta R. Wilfer qui reçut l’expression d’un air satisfait.

— Et c’est dans ce cachot, pauvre Pa ! dit sa fille en l’embrassant, que vous passez toute votre vie, quand vous n’êtes pas à la maison ?

— Ou sur le chemin qui vient d’Holloway ici, ou va d’ici là-bas, mon ange. Tu vois ce pupitre qui est dans le coin ?

— Dans ce coin noir ? si loin de la fenêtre et de la cheminée ? le plus vieux de ces vieux pupitres ?

— C’est vrai, dit le père, qui la tête de côté examinait la chose en artiste ; cela ne m’avait pas encore frappé. Oui, mon ange ; c’est ma place ; ce qu’on nomme le perchoir de Rumty.

— Le perchoir de qui ? demanda Bella avec indignation.

— De Rumty, ma chère ; comme le tabouret est un peu haut, et que pour y arriver, il faut monter deux marches, ils l’ont qualifié de perchoir ; et comme ils m’appellent Rumty…

— Les insolents ! s’écria Bella.

— Non, mon ange, c’est de la gaieté ; ils sont plus jeunes que moi et ils aiment à rire ; d’ailleurs qu’est-ce que cela fait ? Ce serait Grognon, ou Bougon, ou cent autres du même genre, que vraiment cela me déplairait ; mais Rumty, Seigneur ! pourquoi pas ? »

Infliger une cruelle déception à cet être si doux, qu’à travers ses caprices, Bella aimait et admirait depuis son enfance, était pour elle la tâche la plus rude de cette journée. « J’aurais mieux fait de le lui dire tout de suite pensait-elle ; j’aurais dû profiter de l’instant où il a remarqué ma toilette, il se doutait de quelque chose. Maintenant le revoilà tout joyeux, et je vais lui faire tant de peine ! »

Il s’était remis à collationner et mangeait son pain bis, de l’air le plus aimable du monde. Bella s’amusait à lui dresser les cheveux, selon ancienne habitude, et s’apprêtait à lui dire : « Cher Pa, il ne faut pas vous désoler ; mais j’ai à vous apprendre une chose désagréable, » quand il l’interrompit au milieu de ses pensées, en réveillant de nouveau les échos de Mincing-Lane :

« Bonté divine ! c’est fort extraordinaire.

— Quoi donc, Pa ?

— Mister Rokesmith.

— Oh ! vous vous trompez, dit Bella dans une extrême agitation.

— C’est bien lui, ma chère, vois plutôt.

— Non-seulement il passa près de la fenêtre, mais il entra dans la maison ; non-seulement il pénétra dans le bureau, mais s’y trouvant seul avec Bella et son père, il s’élança vers elle, la prit dans ses bras, et s’écria avec transport :

« Noble fille ! aussi vaillante que désintéressée ! »

Et non-seulement cela, chose qui pouvait déjà sembler assez étonnante ; mais la tête de Bella après s’être inclinée, s’appuya sur la poitrine de Rokesmith, où l’on eût dit qu’elle trouvait son lieu d’élection, la place où elle se reposait à jamais.

« Je savais vous rencontrer ici et je suis venu, dit Rokesmith ; mon amour et ma vie ! vous êtes à moi.

— Oui, murmura-t-elle ; à vous, si vous m’en jugez digne. »

Le Chérubin, dont les cheveux, alors même que Bella n’eût pas pris la peine de les relever, se seraient mis tout droits sous l’influence de cet étonnant spectacle, alla en trébuchant se rasseoir auprès de la fenêtre, et fixa sur l’heureux couple ses yeux tout grands ouverts.

« Mais nous oublions ce cher Pa, dit-elle ; je ne lui ai encore rien dit ; il faut lui parler. »

Et ils se retournèrent du côté du Chérubin.

« Mon enfant, dit celui-ci, je te prierai d’abord de vouloir bien me jeter un peu de lait au visage ; car je me sens défaillir. » Le fait est que le bon petit homme devenait d’une flaccidité alarmante ; et que ses sens l’abandonnaient rapidement. Bella le couvrit de baisers, lui fit boire une goutte de lait, au lieu de l’en asperger, et le ranima par ses caresses.

« Nous allons, dit-elle, vous apprendre cela tout doucement.

— Chère fille, répliqua le Chérubin, en les regardant tous les deux, vous m’en avez déjà tant appris, et si violemment, que je crois pouvoir entendre le reste sans plus de préparation.

— Mister Wilfer, dit Rokesmith, d’une voix animée, je n’ai pas de fortune, pas même de position ; rien au monde que les ressources que je pourrai me créer par mon travail, et cependant Elle m’accepte.

— D’après ce que je viens de voir, mon cher monsieur, répondit le Chérubin d’une voix faible, je m’en doutais.

— Vous ne savez pas comme j’ai été mauvaise pour lui, dit-elle.

— Vous ne savez pas, monsieur, quel noble cœur elle a, dit Rokesmith.

— Et quelle atroce créature je devenais quand il m’a sauvée de moi-même, cher Pa.

— Et quel sacrifice elle me fait, monsieur !

— Ma chère Bella, répondit Wilfer toujours pathétiquement effaré, ma chère Bella et mon cher John, si vous me permettez de vous appeler ainsi.

— Oui Pa, je le permets et ma volonté est sa loi ; n’est-ce pas, John ? »

Tant de grâce timide se mêlait chez elle à tant d’amour, de confiance et d’orgueil lorsqu’elle le regarda en l’appelant pour la première fois par son nom de baptême, que Rokesmith fut bien excusable de la faire disparaître de nouveau dans ses bras et de la serrer sur son cœur.

« Je pense, mes très-chers, fit observer le Chérubin, que si vous trouviez bon de vous asseoir à mes côtés, l’un à gauche, l’autre à droite, nous pourrions parler avec plus de suite, et le faire avec plus de clarté. John disait tout à l’heure qu’il n’avait pas même de position.

— Aucune, dit Rokesmith.

— Non, Pa, aucune.

— D’où je conclus, poursuivit le Chérubin, qu’il a quitté mister Boffin.

— Oui, Pa ; et qui plus est…

— Un instant ma belle, j’y arriverai tout à l’heure. Mister Boffin ne l’a pas bien traité.

— Ignoblement, cher Pa, dit-elle le visage en feu.

— Ce qu’une certaine jeune fille, continua le père, en lui faisant signe d’être patiente, une jeune fille de ma connaissance, bien que très-cupide, a cru devoir désapprouver.

— Hautement, cher Pa, dit-elle avec un rire mêlé de larmes, en embrassant le Chérubin avec effusion.

— Sur quoi, cette jeune fille de ma connaissance m’ayant dit il y a quelque temps que la fortune gâtait mister Boffin, a senti, malgré sa cupidité, qu’elle ne pouvait à aucun prix vendre le sentiment qu’elle avait en elle du bien et du mal, du juste et de l’injuste, du vrai et du faux. Je ne me trompe pas. »

Nouveau rire mouillé de larmes, et nouveau baiser.

« D’où il résulte, poursuivit le Chérubin, d’une voix triomphante, tandis que la main de Bella lui gagnait doucement l’épaule, d’où il résulte que cette jeune fille, bien que très-cupide, a refusé le prix qui lui était offert, a quitté les riches vêtements qui en faisaient partie, a remis la petite robe que je lui avais donnée, et comptant sur mon approbation, est venue droit à moi. — Suis-je toujours dans le vrai ? »

Bella avait alors le front sur sa main, et cette dernière sur l’épaule paternelle.

« Cette jeune fille a bien fait, dit le bon père, elle a eu raison d’avoir confiance en moi ; je l’admire plus dans cette simple toilette que si elle était parée de châles du Thibet, de soie de Chine et de diamants de Golconde. J’aime tendrement cette jeune fille ; et je dis du fond de l’âme à l’élu de son cœur : l’engagement qui existe entre elle et vous a ma bénédiction. C’est une fortune précieuse que la pauvreté qu’elle vous apporte, et qu’elle a loyalement acceptée pour l’amour de vous et de la justice. »

La voix manqua au brave petit homme, qui donna la main à Rokesmith, et inclina la tête vers celle de sa fille. Mais ce ne fut pas pour longtemps ; il releva bientôt les yeux et dit d’un air enjoué.

« Maintenant, chère Bella, si tu veux bien tenir compagnie à John pendant une minute, je vais aller à la crémerie, lui chercher un petit pain et une tasse de lait ; nous prendrons le thé tous ensemble. »

Bien que le thé manquât, ce fut un repas délicieux, pareil à celui des trois lutins, moins l’alarmante découverte qui leur fit grommeler : « Quelqu’un a bu mon lait », le meilleur repas qu’eussent jamais fait Bella, Rokesmith, et même le Chérubin.

La singularité du lieu, et des objets environnants, jusqu’à la caisse de fer avec ses deux boutons de cuivre, ressemblant aux prunelles de quelque morne dragon, ne faisaient qu’ajouter aux délices de la fête.

« Penser, dit le Chérubin en regardant autour de lui avec une joie ineffable, penser que je devais voir ici ma Bella pressée dans les bras de son futur. Comprenez-vous ? »

Ce ne fut qu’après la disparition totale des petits pains et des trois tasses de lait, quand les premières ombres de la nuit commencèrent à planer sur Mincing-Lane, que le Chérubin devenu graduellement un peu nerveux dit à Bella, après s’être éclairci la voix : « Hum ! As-tu songé à ta mère, chère enfant ?

— Oui, Pa.

— Et à ta sœur ?

— Oui Pa ; je crois qu’il serait bon de ne pas entrer dans les détails ; il suffira de dire que je me suis querellée avec mister Boffin, et que je l’ai quitté.

Rokesmith connaît ta mère, reprit le Chérubin après un moment d’hésitation ; je peux dire devant lui, mon ange, que tu la trouveras peut-être un peu fatigante.

— Un peu comment, petit père ? demanda Bella avec un rire d’autant plus harmonieux qu’il était plus tendre.

— Oui, mon amour, nous pouvons dire cela entre nous, et sous le sceau du secret, elle est un peu fatigante ; ta sœur également a le caractère un peu…

— Cela ne fait rien, cher Pa.

— Ensuite mon trésor, dit-il avec une extrême douceur, il faut te préparer à notre manière de vivre ; tu sais, mon ange ; cela te paraîtra bien pauvre, bien maigre, après la maison de mister Boffin ; tu souffriras beaucoup.

— Cela ne fait rien, Pa ; j’en souffrirais bien d’autres pour John. »

Ces derniers mots, proférés en rougissant, n’avaient pas été dits à voix si basse que Rokesmith ne les eût entendus, et n’en donnât la preuve en serrant de nouveau l’adorée sur son cœur.

« Eh bien, ma chère, dit gaiement le Chérubin, sans désapprouver cette disparition mystérieuse, quand tu voudras ; je crois qu’il est temps de partir. »

Si la maison Chicksey-Vénéering et Stobbles avait jamais été fermée par trois personnes plus heureuses, ce devait être des gens d’un bonheur superlatif. Mais il fallut d’abord que Bella montât sur le perchoir de Rumty, et qu’elle demandât à son père ce qu’il faisait là depuis le matin jusqu’au soir.

« Est-ce comme cela que vous écrivez ? dit-elle en posant sa joue ronde sur son bras gauche, en perdant sa plume de vue au milieu d’un flot de cheveux, et de la façon la moins commerciale du monde.

Les trois lutins, après avoir effacé toutes les traces du repas, et balayé les miettes, sortirent de Mincing-Lane pour se diriger vers Holloway. Si deux d’entre eux ne souhaitaient pas que la distance fût deux fois plus longue, le troisième fut bien trompé. Dans tous les cas, cet esprit modeste, jugeant qu’il devait les empêcher de jouir complètement du voyage, s’en excusa en disant : « Je crois, mes très-chers, qu’il vaut mieux que je passe de l’autre côté de la rue, et que je ne semble pas être des vôtres. » Ce qu’il fit aussitôt, semant en vrai Chérubin, à défaut de fleurs, des sourires sur leurs pas.

Dix heures allaient sonner quand ils aperçurent la grille de Wilfer-Castle. La place était déserte ; Bella et Rokesmith commencèrent une série d’adieux qui menaçaient de durer toute la nuit.

« John, dit enfin le Chérubin, si vous me donniez une certaine jeune fille de ma connaissance, je rentrerais avec elle.

— Impossible de la donner, répondit John ; mais je peux vous la prêter.

— Maintenant, dit-elle en émergeant des bras de Rokesmith, donnez-moi la main, cher Pa, nous allons courir, et terminer l’affaire. Y êtes-vous ? un, deux…

— Mon ange, balbutia le Chérubin d’une voix tremblante, si ta mère…

— Vous ne pouvez pas reculer, monsieur, dit Bella. Voyons ! le pied en avant : voici la marque ; la voyez-vous ? c’est bien ; un ! deux ! trois ! »

Elle s’élança, entraînant le Chérubin, et ne lui permit de s’arrêter qu’au moment où elle agita la sonnette.

« À présent, dit-elle, en le tenant par les oreilles comme un pot à deux anses, et en lui appuyant sur les joues ses lèvres roses, nous y voilà !

Miss Lavinia, suivie de l’attentif Georges Sampson, vint ouvrir. « Pas possible ! fit-elle en reculant de surprise. Et se retournant, elle se mit à crier : Ma ! c’est Bella. »

Ce cri fit immédiatement apparaître mistress Wilfer, qui, arrêtée sur le perron, les reçut d’un air morne et avec le cérémonial d’usage. « Ma fille, que l’on était loin d’attendre, est la bienvenue dans la maison de son père, dit-elle en présentant sa joue, comme elle eût fait d’une ardoise, destinée à recevoir le nom des visiteurs. Vous également, R. Wilfer, vous êtes le bienvenu, quoique vous soyez en retard. » Le domestique mâle de mistress Boffin est-il assez près pour m’entendre ? »

Ces paroles, jetées d’une voix caverneuse, furent lancées au milieu des ténèbres à l’adresse dudit valet.

« Ma, il n’y a pas là de domestique, répondit Bella.

— Pas de domestique ! répéta la noble dame avec une surprise majestueuse.

— Non, chère Ma. »

Un frisson plein de dignité parcourut les épaules et les gants de mistress Wilfer, et sembla dire : Quelle énigme ! Puis, ouvrant la marche, l’honorable dame se dirigea vers la salle mi-parloir, mi-cuisine, où se réunissait la famille. Arrivée là, et se tournant tout à coup vers le Chérubin, que cette figure solennelle fit tressaillir : « À moins qu’en venant, dit-elle de sa voix la plus grave, R. Wilfer n’ait eu la précaution d’ajouter quelque chose à notre frugal repas du soir, celui-ci paraîtra détestable à miss Bella ; un collet de mouton et une laitue sont une bien triste chère auprès de la table de mister Boffin.

— Ne parlez pas de cela, je vous en prie, Ma ; la table de mister Boffin me touche peu, je vous assure. »

Miss Lavinia, qui depuis un instant examinait le chapeau de sa sœur, fit entendre un : « Mais, Bella ! » des plus expressifs.

« Oui, ma chère, comme tu vois, » répondit cette dernière.

L’indomptable fille regarda la robe de son aînée, se baissa pour la mieux voir, et répéta son exclamation.

« Oui, dit Bella, j’allais m’expliquer au moment où tu m’as interrompue. Je suis partie de l’hôtel Boffin, Ma, et je reviens ici pour tout à fait. »

Mistress Wilfer garda le silence, arrêta sur sa fille des yeux terribles pendant une minute ou deux, et se retira dans son coin d’apparat, où elle alla s’asseoir, pareille à un objet glacé mis en vente sur un marché russe.

« Bref, dit Bella en ôtant son vieux petit chapeau, et en secouant son abondante chevelure, je me suis querellée avec mister Boffin au sujet de quelqu’un de sa maison ; la querelle a été sérieuse, et tout est fini entre nous.

— Je dois vous dire, ma chère, ajouta le Chérubin d’un air soumis, que Bella était dans son droit ; elle s’est conduite avec un vrai courage et une parfaite loyauté. J’espère donc, chère amie, que vous ne serez pas trop désolée de ce qui arrive.

— George, dit Lavinia d’une voix sépulcrale, copiée sur celle de sa mère, vous pouvez le répéter : Que vous ai-je dit au sujet de ces Boffin ? »

George Sampson, voyant sa barque fragile lancée au milieu des récifs, pensa qu’il était plus sage de ne revenir sur aucun fait particulier, dans la crainte de se briser sur un écueil, et regagna la pleine eau, en marin habile, par un oui, balbutié d’une voix faible.

« Oui, reprit Lavinia, j’ai dit à George, ainsi qu’il le reconnaît lui-même, que ces odieux Boffin chercheraient querelle à Bella dès qu’elle n’aurait plus pour eux le charme de la nouveauté. Avais-je tort ? L’ont-ils fait, oui ou non ? Que dites-vous maintenant de vos Boffin, Bella ?

— Ce que j’en ai toujours dit, et ce que j’en dirai toujours ; mais ne parlons pas de cela, je suis de trop belle humeur pour me disputer. J’espère que vous n’êtes pas fâchée de me voir, Ma ? dit-elle en embrassant missis Wilfer ; ni toi non plus, Lavvy ? » Elle embrassa également sa sœur. Maintenant je vais arranger la salade. Voulez-vous souper, Ma ? » tout est prêt, ajouta Bella au bout d’un instant.

Missis Wilfer se leva en silence. « George ! la chaise de Ma, » ordonna l’impérieuse Lavvy.

Mister George s’élança derrière la noble dame, et la suivit une chaise à la main, tandis qu’elle se dirigeait d’un pas majestueux vers le banquet. Arrivée près de la table, elle se posa avec roideur sur la chaise droite que lui avait apportée le jeune homme, et favorisa celui-ci d’un regard qui le fit aller à sa place d’un air confus.

Le Chérubin, n’osant pas s’adresser à un objet aussi effrayant, se servit d’un intermédiaire pour lui passer à souper. « Bella, du mouton pour ta mère. Je crois, Lavvy, que ta chère Ma prendrait un peu de salade, si tu lui en mettais sur son assiette. »

La chère Ma reçut viande et salade avec une figure d’automate pétrifié ; elle les avala du même air, posant de temps en temps son couteau et sa fourchette, comme pour se demander à elle-même ce qu’elle faisait ; et jetant à l’un et à l’autre des convives un regard indigné, qui semblait leur poser la même question. L’effet magnétique de ce regard empêchait celui auquel il était adressé d’ignorer l’attention dont il était victime ; si bien qu’un spectateur qui aurait tourné le dos à cette chère Ma n’en aurait pas moins su qui elle regardait, en voyant la figure du contemplé.

Miss Lavinia, pendant tout le repas, fut extrêmement aimable pour mister Sampson, et crut devoir en expliquer le motif à sa sœur. « Je ne t’en ai jamais parlé ; ce n’était pas digne d’occuper ton esprit ; tu vivais dans une sphère tellement éloignée de celle de ta famille, qu’il n’était pas probable que cela pût t’intéresser, dit-elle en avançant le menton ; mais George me fait la cour. »

Bella fut enchantée de l’apprendre. Mister George, devenu très-rouge, se sentit dans l’obligation d’entourer du bras gauche la taille de la charmante Lavvy, rencontra sur sa route une épingle qui lui déchira le doigt, poussa un cri aigu, et s’attira l’éclair des yeux de la chère Ma.

« Il est dans de très-bonnes conditions, ajouta Lavvy (on ne s’en serait pas douté), et nous nous marierons un de ces jours. Quand tu demeurais chez ton Boffin, — elle s’arrêta en sautant sur elle-même, — chez mister Boffin, reprit-elle d’une voix plus calme, je ne me souciais pas de te le dire ; mais à présent, je crois fraternel de te l’annoncer.

— Je te remercie, Lavinia, et te félicite de tout mon cœur.

— Merci, Bella. Nous nous sommes demandé, George et moi, s’il fallait t’en faire part ; mais je lui ai dit qu’une si piètre affaire n’aurait pour toi aucun intérêt ; qu’il était presque sûr que tu romprais avec nous, plutôt que de l’adopter comme membre de la famille.

— C’est une erreur, dit Bella.

— George a une nouvelle position, et vraiment un bel avenir ; hier cela t’aurait paru misérable, et je n’aurais pas eu le courage de t’en parler ; mais ce soir je suis plus hardie.

— Depuis quand es-tu devenue timide ? demanda Bella en souriant.

— Ce n’était pas timidité ; seulement je ne voulais pas exposer mon mariage — vous allez encore vous piquer, George, — au mépris d’une sœur trop bien placée. Je ne t’en aurais pas voulu ; tu avais une perspective si brillante !… mais enfin je suis fière. »

L’irrépressible fut-elle vexée de ne pas parvenir à entraîner Bella dans une querelle, ou mécontente de la voir revenue à portée des hommages de George, ou fallait-il qu’elle cherchât noise à quelqu’un pour stimuler son esprit ? nous l’ignorons. Toujours est-il que, s’adressant à sa noble mère, et de la façon la plus violente : « Ma ! lui dit-elle, ne me regardez pas comme cela ; c’est crispant. Si j’ai du noir au bout du nez, dites-le-moi ; si je n’en ai pas, regardez ailleurs.

— Osez-vous me parler ainsi ? demanda missis Wilfer ; êtes-vous assez présomptueuse…

— Pas de phrases, Ma ! pour l’amour du ciel. Une fille qui est d’âge à se marier peut très-bien ne pas vouloir qu’on la regarde comme une horloge, et cela, sans présomption.

— Insolente ! répliqua la dame ; si l’une de ses filles, à n’importe quel âge, eût parlé de la sorte à votre grand’mère, celle-ci l’eût envoyée immédiatement dans un cabinet noir.

— Ma grand’mère, riposta Lavvy en se croisant les bras et en s’étendant sur sa chaise, n’aurait pas regardé les gens de manière à les mettre hors d’eux-mêmes ; et si jamais elle envoya quelqu’un dans un cabinet noir, cela ne prouve qu’une chose, c’est qu’elle avait perdu la tête : voilà !

— Taisez-vous ! proclama la noble dame.

— Ce n’est pas mon intention, répondit froidement l’impertinente ; il ne sera pas dit qu’on me dévisagera, ainsi que George, comme si nous revenions de chez les Boffin, et que je me tairai. »

L’irrépressible ayant ouvert cette tranchée, qui permettait d’atteindre Bella, missis Wilfer s’y engagea aussitôt.

« Fille révoltée, esprit rebelle ! dites-moi, Lavinia, si, en violation des sentiments de votre mère, vous aviez poussé la condescendance envers les Boffin jusqu’à vous permettre d’accepter leur patronage ; et si, vous échappant de ce lieu de servitude…

— Pures balivernes, Ma, interrompit l’insolente.

— Comment ! s’écria mistress Wilfer avec une sévérité sublime.

— Lieu de servitude, Ma, est tout simplement un non-sens, reprit Lavinia d’un ton calme.

— Fille audacieuse ! Je dis que si vous arriviez des environs de Portland-Place, après être venue, courbée sous le joug du patronage, suivie de ses laquais en livrées éclatantes, pour me faire une visite… pensez-vous que mes sentiments, profondément enfouis, se seraient exprimés par des regards ?

— Je ne pense rien, répliqua Lavvy, si ce n’est que vos regards doivent s’adresser à qui les mérite.

— Et si, continua la noble mère, si au mépris de mes avertissements qui vous disaient que la figure de missis Boffin ne présageait que malheurs, si vous m’aviez préféré cette femme, et que repoussée, foulée aux pieds, mise à la porte par elle, vous rentriez au sein de la famille, pensez-vous, Lavinia, que mes sentiments se fussent exprimés par des regards ? »

L’insolente allait répondre à sa respectable mère, lorsque Bella, quittant la table, se mit à dire : « Bonsoir, cher Pa ; j’ai passé une journée fatigante et vais me coucher. »

Ce fut le signal du départ ; mister George s’en alla peu de temps après, accompagné de Lavinia, qui l’escorta avec une chandelle jusqu’au vestibule, et sans chandelle jusqu’à la porte du jardin.

Missis Wilfer, se lavant les mains au sujet des Boffin, alla se coucher à la façon de lady Macbeth ; et le Chérubin resta seul, dans une attitude mélancolique, au milieu des débris du souper. Un bruit léger le tira bientôt de sa rêverie : c’était Bella, qui, enveloppée de ses cheveux, la brosse à la main, et les pieds nus, arrivait tout doucement pour lui souhaiter le bonsoir.

« Tu es vraiment, cher ange, ce qu’on appelle une jolie femme, dit-il en prenant l’une des boucles de cette opulente chevelure.

— Eh bien ! la jolie femme vous donnera de ces cheveux à l’occasion de son mariage, elle vous en fera une chaîne ; attacherez-vous quelque prix à ce souvenir ?

— Oui, mon trésor.

— Vous l’aurez donc, si vous êtes sage. En attendant, je suis bien fâchée du trouble que j’apporte dans la maison.

— Ne t’inquiète pas de cela, mignonne, dit le Chérubin de la meilleure foi du monde ; tu ne serais pas venue, qu’il en aurait été de même. Ta mère et ta sœur trouvent toujours, de temps en temps, le moyen d’être un peu fatigantes ; si ce n’est l’une, c’est l’autre ; nous ne sommes jamais sans quelque discussion. Rassure-toi ; tu n’en es pas cause. J’ai seulement peur que tu ne sois très-mal dans ton ancienne chambre : elle est peu commode, et la société de Lavvy…

— Soyez sans crainte, cher Pa.

— C’est qu’autrefois, mon ange, tu t’en plaignais beaucoup ; et tu n’étais pas, comme aujourd’hui, habituée…

— Je n’y ferai pas attention, je vous assure, cher Pa ; et vous savez pourquoi,

— Non, ma belle ; si ce n’est que tu as énormément gagné.

— Pas du tout ; c’est parce que je suis heureuse. »

Elle l’embrassa, l’inonda de ses longs cheveux, qui le firent éternuer, rit de tout son cœur, jusqu’à ce que lui-même se mît à rire ; puis elle l’étouffa sous ses baisers pour empêcher qu’on ne l’entendît. « Écoutez bien, reprit-elle en devenant sérieuse, ce soir quelqu’un, en ramenant la jolie femme, lui a dit la bonne aventure. Ce n’est pas une grande fortune qui l’attend ; car en supposant qu’un certain personnage obtienne la position qu’il espère, elle épousera cent cinquante livres par an, pour commencer. Mais quand cela n’augmenterait pas, la jolie femme n’en serait pas moins heureuse. Autre chose : il y a dans le jeu un certain blond, un petit homme, qui suivant le tireur de cartes, se retrouve toujours à côté de la jolie femme ; et qui aura dans la maison de cette dernière un petit coin paisible, comme on n’en a jamais vu. Allons, monsieur, dites-moi le nom du petit homme.

— N’est-ce pas un valet, demanda le Chérubin, en clignant de l’œil.

— Oui, répondit-elle en le réembrassant, oui monsieur : le valet de Wilfer. La jolie femme est si heureuse de cette bonne aventure qu’en y pensant elle ne souffrira de rien, et s’améliorera de jour en jour. Il faut que le petit blond y songe également, et se dise en lui-même, chaque fois qu’il sera tarabusté : « J’aperçois le port. »

— Oui, mon ange ; je le vois enfin.

— Bien dit ! cher petit valet. Puis allongeant son petit pied nu : voici la marque, reprit-elle, vous voyez ; placez votre botte tout contre, et pensez à l’avenir. Maintenant, monsieur, embrassez-moi, avant que je m’en aille, heureuse et reconnaissante. Oui, blond petit père, si heureuse, si reconnaissante ! »