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L’Amitié d’un grand homme/15

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XV. — COLLABORATION.


Il n’y a que dans les romans que les plans concertés à l’avance se trouvent rigoureusement confirmés par l’événement. La vie est plus fantaisiste. Tout d’abord, les choses se passèrent ainsi que l’avait voulu Suzanne. M. Jeansonnet, mis au courant, accepta de jouer un rôle dans cette comédie classique où les amoureux devaient triompher. Il accepta, non sans crainte, car il prévoyait de sérieuses atteintes à sa tranquillité. Mais le moyen de résister à Lucien suppliant, à Suzanne persuasive : « Vous verrez, tout ira à ravir. » Il répliqua : « J’en doute, mes enfants, j’en doute ! » Et il voulut se récuser, mais il ne trouva même pas le moyen de placer une objection. Il céda donc, en soupirant : « J’avais, cependant, juré de ne plus jamais mettre le doigt entre l’arbre et l’écorce ! »

Bigalle eut un haut-le-corps en apprenant que Lanourant souhaitait tirer un opéra-ballet des Corybantes.

— Comment, interrogea-t-il, cet illettré peut-il connaître ce livre ?

M. Jeansonnet changea de conversation et finit par obtenir du maître la promesse qu’il viendrait à un rendez-vous sur terrain neutre, c’est-à-dire dans la petite chambre du boulevard des Capucines. Quant à Lanourant, mis au courant par Suzanne, il s’écria :

— Parbleu ! Je l’aurais parié ! J’attendais cette proposition et j’étais bien sûr qu’elle viendrait !

— Bigalle, lui dit Suzanne, est tellement vaniteux qu’il faut ménager sa susceptibilité et lui laisser croire, par exemple, que la proposition vient de vous.

— Si cela peut lui faire plaisir ! Je sais m’y prendre avec les malades de ce genre !

Une heureuse chance voulut que la lecture des Corybantes enthousiasmât le compositeur :

— Ce sont, jugea-t-il, des vers assez mauvais pour que je puisse les disloquer sans scrupule. Et il y a matière à une belle mise en scène. D’ailleurs, j’avais-envie de travailler, et autant ce sujet-là qu’un autre. Si je voulais me donner la peine d’écrire un livret, j’ose dire qu’il serait autrement tourné ; mais, ces messieurs de la critique musicale n’aiment point les livrets de compositeurs. Vous pouvez dire à Bigalle que je consens.

Quelques jours après. M. Jeansonnet recevait chez lui les futurs collaborateurs. La première entrevue faillit mal tourner.

— Je suis très heureux, commença l’écrivain, que vous ayez choisi mon livre…

— Ah ! pardon, coupa Lanourant. Établissons tout d’abord…

— N’établissons rien, s’écria M. Jeansonnet alarmé, et buvons un verre de frontignan au succès de votre collaboration.

Une surprise l’attendait. Bigalle lui offrit d’écrire avec lui le livret inspiré par les Corybantes. M. Jeansonnet faillit en tomber à la renverse. Il débuterait donc, la soixantaine passée, aux côtés d’un collaborateur illustre ! La joie, les quelques larmes d’émotion qu’il versa, accomplirent ce miracle d’unir, tout au moins momentanément, le poète et le compositeur. Ils s’en furent dîner de compagnie. À dix heures, M. Jeansonnet, ivre d’émotion, rentra chez lui. Bigalle et Lanourant se promenèrent longuement sous un ciel criblé d’étoiles. Ils se découvrirent un amour commun pour les quais de Paris à ces heures nocturnes où la Seine est confidentielle. Lanourant accompagna Bigalle, Bigalle accompagna Lanourant. Ils ne pouvaient plus se quitter et ils prirent rendez-vous pour le lendemain soir. Lanourant réveilla le vieux piano de Bigalle, endormi depuis tant de lustres et qui chanta avec douceur sous les doigts amicaux qui le sortaient de sa léthargie. Il eut l’habileté de ne rien jouer de lui jusqu’à ce que Bigalle lui eût demandé de laisser là Rameau et Scarlatti pour lui faire écouter sa dernière composition.

Mlle Estoquiau, convoquée, fut priée de garder le secret le plus absolu sur cette collaboration. Elle promit.

Mais Mme Jeansonnet l’avait invitée pour le vendredi suivant. Mme Jeansonnet, ne pouvant lutter contre Mme Carlingue et Mme Gélif, recevait quelques intimes et donnait à danser dans l’impossibilité où elle était d’organiser des dîners électoraux et des conférences sensationnelles. Elle avait un orchestre de nègres, mais elle le cachait derrière un paravent.

Pendant que les salons Gélif et Carlingue empruntaient à la célébrité de Bigalle et de Lanourant un éclat magnifique, le salon Jeansonnet déclinait à vue d’œil. Le jazz-band, le fox-trot, le tango n’attiraient chez elle que des couples désireux d’évoluer sans payer un droit d’entrée à la porte et de souper à bon compte. À vrai dire, les invités agissaient exactement comme s’il se fût agi d’un palace ou d’un cours de danses. À peine s’ils souhaitaient le bonjour à la maîtresse de maison en entrant et c’était tout juste s’ils la remerciaient en sortant. Mme Jeansonnet, en leur dédiant ses mines les plus affables, songeait : « Comme je vous flanquerais à la porte, si j’avais seulement de quoi vous remplacer ! » Mlle Estoquiau devina cette aigreur.

— Êtes-vous capable, lui dit-elle, de garder un secret ?

— Je suis un tombeau, chère mademoiselle.

— Un vrai tombeau ?

— Parlez vite. Vous me désobligez en doutant de ma discrétion.

— Eh bien ! M. Bigalle et Lanourant ne se quittent plus.

— Que m’apprenez-vous là ?

— Chut. Parlons bas !

— Personne ne nous écoute.

— Voilà : Monsieur a confié à Lanourant ses Corybantes, dont M. Jeansonnet va tirer un livret.

— Dans ce cas, je suis bien tranquille. Puisque M. Jeansonnet fait partie de la combinaison, elle n’aboutira pas, je vous le jure. M. Jeansonnet ne peut écrire que des épigrammes… Ce sont de petites méchancetés en vers qu’il dirigeait tout spécialement contre mes amis et contre moi… oui, ma chère demoiselle, car il y disait tout le mal possible des femmes, et dire du mal des femmes équivaut à en dire de la sienne, n’est-il pas vrai ?

— Mais si Lanourant et Bigalle restent amis ?…

— Les salons Gélif et Carlingue sont flambés.

— Voilà où je voulais vous amener.

— Cela me fera beaucoup de peine pour Mme Carlingue.

— Tant que cela ?

— Oui… enfin… un peu…

— Allons, soyez franche : Mme Carlingue…

— Nous sommes d’accord…

— Qui sait si, sur les ruines de ces deux salons-là, nous ne pourrons pas édifier le salon Jeansonnet ?

— Vous oubliez mon mari.

— Il n’est méchant qu’en vers.

— Ouiche ! Il me hait.

— La haine est une forme de l’amour.

— Pas chez M. Jeansonnet.

— Vous êtes trop modeste.

— N’insistez pas. Cet homme m’a fait souffrir jusqu’à la mort… Mais il faudra tout de même suivre cette histoire-là. Je suis invitée la semaine prochaine chez les Carlingue. Si Lanourant manque à l’appel, je m’amuserai comme une folle.

— Il doit donner à son collaborateur un premier gage et ce gage consiste à abandonner une réunion où se concertaient tous les ennemis de Bigalle.

— De même, Bigalle se doit de lâcher les Gélif, qui avaient pris Lanourant comme tête de Turc.

— Ce n’est pas trop tôt ! Je suis bien contente.

— Moi aussi.

Elles se turent, car les nègres hurlaient en chœur. Mme Jeansonnet s’abandonna à une douce rêverie… Mme du Deffand… Mme Joffrin… Mme Récamier… Mme Jeansonnet…

Les nègres s’évanouissaient, remplacés par Lanourant au piano, tandis que Bigalle, accoudé à la cheminée, émettait ses plus séduisants paradoxes devant un parterre, composé de notabilités éblouissantes, d’ordres divers… Les journaux parlaient de Mme Jeansonnet. Mme Jeansonnet recevait les romans fraîchement parus, avec dédicaces admiratives. Elle avait sa loge, aux répétitions générales. Elle s’entourait de jeunes poètes et de jeunes musiciens…

— Madame, vint lui dire le valet de chambre, il y en a qui demandent des cartes et des jetons, pour jouer au poker.

— Donnez-leur ce qu’ils demandent ! s’écria Mme Jeansonnet. Et elle ajouta, in petto :

— Ils jouissent de leur reste !