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L’Amour à la mode

La bibliothèque libre.
Bordelet (Tome 1p. 297-394).


PERSONNAGES
ARGANTE, père de Dorotée.

ORONTE, Gentilhomme Parisien.

FLORAME, amant de Lucie.

ÉRASTE, amant de Dorotée.

DOROTÉE, fille d’Argante.

LUCIE, sœur d’Éraste.

LISETTE, suivante de Dorotée.

CLITON, valet d’Oronte.

LICAS, valet de Florame.

LISTOR, valet d’Éraste.


ACTE I



Scène I

ORONTE, CLITON.

Oronte

As-tu fait mon message ?

Cliton

Oui, Monsieur.

Oronte

Et ma lettre,
Aux mains de Dorothée as-tu su la remettre ?

Cliton

En main propre.

Oronte

D’abord elle aura refusé
D’y voir peint le tourment que ses yeux m’ont causé,

Te l’aura voulu rendre, et feignant…

Cliton

Au contraire,
Sans se faire prier elle l’a lue entière.

Oronte

À ce coup le succès a passé mon espoir.
Elle ne me hait pas, à ce que je puis voir ?

Cliton

Du plus fort de ses traits l’Amour pour vous la blesse,
Et vous avez, Monsieur, plus d’heur que de sagesse.

Oronte

Je n’espérois pas tant.

Cliton

Dans cet amour nouveau
Vous avez vent en poupe, et voguez en pleine eau,
Vous pourrez aller loin de l’air dont on vous traite.

Oronte

Tu sais à quels revers ma fortune est sujette.

Cliton

Voici de quoi guérir une si vaine peur.

Oronte

Qu’est-ce ?

Cliton

Lettre pour lettre, et faveur pour faveur.

Oronte

Elle m’a fait réponse ?

Cliton

Au moins pour vous la rendre
Chez elle assez longtemps elle m’a fait attendre,
Et ce billet enfin entre mes mains remis…

Oronte

Ouvrons, il m’apprendra quel espoir m’est permis.

Il lit.

Pour prix de votre amour que vous peignez extrême…
J’avois écrit en vers, elle répond de même,
Il n’est rien dont sans peine elle ne vienne à bout.

Cliton

Les femmes aujourd’hui mettent le nez partout.

Oronte, lit.

Pour prix de votre amour que vous peignez extrême,
Oronte, vous osez me demander le mien ;
Quelquefois par bonté j’endure que l’on m’aime,
Mais je prétends aussi qu’il ne m’en coûte rien.
Vous donner cœur pour cœur seroit un avantage
Où le plus grand mérite à peine ose aspirer.
Voyez ce que je vaux ; mais m’offrez votre hommage,
Je le souffre, de quoi pouvez-vous murmurer ?
Serait-ce qu’en effet votre amour fut si forte
Qu’on le dût estimer digne d’un plus grand prix ?
Faisons un compte exact, et supputons de sorte
Que l’un ni l’autre enfin n’y puisse être surpris.
Si ces brûlants soupirs, qui vous sont ordinaires,
Vous donnent quelque espoir de me mettre à retour,
Croyez-moi, cent soupirs souvent ne pèsent guères,
Et n’emportent qu’à peine un demi grain d’amour.
On peut pour en juger, en prenant la balance,
Leur opposer l’honneur de vous voir dans mes fers.
Si vous êtes d’accord de cette expérience,
J’offre de vous donner mon cœur, si je le perds.
Sa réponse est adroite autant qu’elle est galante,
J’aime tous ces dehors d’une humeur arrogante,
Et ce charmant orgueil à m’écrire affecté
N’a pas moins de pouvoir sur moi que sa beauté.

Cliton

Vous chantiez un peu haut, elle vous rend le change ?

Oronte

Sa lettre aussi pour moi, Cliton, n’a rien d’étrange,
Si le style en est fier, il imite le mien,
Je vantois mon mérite, elle vante le sien.

Cliton

C’est vous payez sur l’heure en la même monnaie.

Oronte

Pour surprendre mon cœur c’est la plus sûre voie.
Cette présomption qu’elle étale à son tour,
Ne fut jamais défaut en matière d’amour,
Une belle âme seule en peut être capable,
Ou si c’est un défaut, c’est un défaut aimable.
Quelque superbe humeur que je témoigne avoir,
J’aime qu’un bel objet se fasse un peu valoir,
Qu’il voie avec dédain qu’à l’aimer on s’apprête,
Et mettre à bien haut prix l’espoir de sa conquête.
Ne montrer dès l’abord ni mépris, ni rigueur,
Bien loin de l’acquérir, c’est mendier un cœur,
Et ce cœur qui se rend quand on l’en sollicite,
Se donne à la pitié bien plutôt qu’au mérite.
Le mien à ces appas se laisse peu toucher,
J’estime seulement ce qui me coûte cher,
Et pour te dire tout, la faveur la plus grande
N’est point pour moi faveur, à moins qu’on me la vende.

Cliton

Vous avez en amour le goût bien dépravé.
Mais Flore, qu’en est-il !

Oronte

Son règne est achevé,
Mon âme à ses rigueurs à la fin s’est soustraite.

Cliton

Mais vous aimez pourtant, Monsieur, qu’on vous maltraite ?

Oronte

Oui, pourvu qu’un Rival ne soit pas mieux traité,
Et qu’on me fasse voir une noble fierté,
Qui semblant s’indigner de mon peu de mérite,
Loin d’amortir mon feu, l’entretienne et l’irrite.
Mais enfin Dorotée a beau dissimuler,
D’une flamme secrète elle se sent brûler,
Et son cœur à l’amour jusqu’ici peu sensible
Veut perdre en ma faveur le titre d’invincible.
J’ose en juger par moi qui cède à ses appas.

Cliton

C’est une vérité dont on ne doute pas.
Grâces au Ciel, Monsieur, vous avez l’âme bonne,
Et qui plus est, le don de ne haïr personne.

Oronte

Moi ?

Cliton

Vous. Je vous connois mieux que vous ne croyez.
Votre humeur est d’aimer tout ce que vous voyez,
Et c’est pour Dorotée un bien fort inutile
Qu’un cœur à partager avec plus de deux mille.

Oronte

C’est en dire un peu trop.

Cliton

Je dis ce que je vois.

Oronte

Pour le moins aujourd’hui n’en aimai-je que trois.
Et même de ces trois dont mon âme est charmée,
Comme la plus aimable, elle est la plus aimée.

Cliton

Le parti donc pour elle est encore assez doux,
Si n’en aimant que trois…

Oronte

Éraste vient à nous,
Tais-toi.

Cliton

Sans doute il a quelque chose à vous dire.

Oronte

Il le faut aborder.


Scène II

ORONTE, ERASTE, CLITON.

Oronte

Ami, je vous vois rire,
La joie est dans vos yeux.

Eraste

Et bien plus dans mon cœur.
D’une fière Beauté j’ai vaincu la rigueur,
Et contre cent mépris mon amour obstinée
Est prête enfin de voir sa flamme couronnée.

Oronte

Quoi ? Vous aimiez, Éraste, et m’en faisiez secret ?

Eraste

La vertu d’un amant, c’est d’être amant discret.

Oronte

Notre amitié s’en plaint.

Eraste

La mienne m’autorise
À vous ouvrir mon cœur avec toute franchise.
De cet aimable objet qui règle mon destin
J’ai reçu pour faveur ce billet ce matin.
Quoiqu’il semble à mes vœux promettre peu de chose,
J’ai sujet de m’en faire un bonheur par sa cause.
Quiconque écrit s’engage, ou laisse à présumer,
S’il n’aime pas encor, qu’il n’est pas loin d’aimer.

Oronte

Ainsi donc votre amour a tout ce qu’il souhaite ?

Eraste

Obtiendrai-je une grâce, et ma joie est parfaite ?

Oronte

Mes soins vous sont acquis, parlez-moi librement.

Eraste

Je dois une réponse à ce billet charmant ;
Mais sans votre secours je n’y puis satisfaire,
Il est écris en vers, et je n’en saurois faire.
Chargez-vous de ce soin.

Oronte

Le passé vous fait foi
Que j’ai toujours été bien plus à vous qu’à moi,
Je ferai mes efforts pour remplir votre attente.

Eraste

C’est m’obliger, adieu.


Scène III

ORONTE, CLITON.

Cliton

La prière est galante.

Oronte

Après ce premier pas j’ose espérer qu’un jour
Il me priera pour lui d’aller traiter l’amour ;
Au moins avec raison puis-je tout m’en promettre,
S’il lui faut mon secours pour écrire une lettre.
Que t’en semble ?

Cliton

Si j’ose en dire mon avis,
En lui si c’est sottise, en vous c’est encor pis.

Oronte

Tu parles franchement.

Cliton

Aussi, Monsieur, j’enrage
Que vous mettiez pour lui vos talents en usage.
Quand près de quelque objet vous jurez quelquefois,
Quoiqu’en pleine santé, d’être presque aux abois,

Et que vous débitez les plus douces fleurettes
Pour mieux peindre des maux qu’à plaisir vous vous faites,
Je n’en murmure point, et je vois sans courroux,
Du moins si vous mentez, que vous mentiez pour vous ;
Mais qu’un foible intérêt l’emportant sur le vôtre
Vous fasse encor résoudre à mentir pour un autre,
Comme si c’étoit peu, pour vous de vos péchés…
Car enfin savez-vous les sentiments cachés.
S’il est amant, peut-être est-ce à dessein de rire,
Et vous irez jurer qu’il languit, qu’il soupire ?

Oronte

J’ai pu m’en exempter, il m’étoit fort aisé,
Et tout autre qu’Éraste eût été refusé ;
Mais si ce même Éraste est frère de Lucie,
L’une des trois Beautés dont mon âme est ravie,
Et si par un effet de son heureux destin
De Dorotée encore il est proche Voisin,
Puis-je rien refuser à qui m’est nécessaire,
Tantôt comme voisin, et tantôt comme frère.

Cliton

C’est prévoir de bonne heure à tout, et d’assez loin.

Oronte

Il n’est si sot Ami qu’on n’emploie au besoin,
De ma facilité c’est la raison secrète.
Mais il faut voir enfin de quel air on le traite.

Cliton

Peut-être s’en rit-on.

Oronte

C’est comme je l’entends,
Ou s’il est régalé, que c’est à ses dépens.

Il lit.

Pour prix de votre amour que vous peignez extrême,
Éraste, vous osez me demandez le mien ;
Quelquefois par bonté j’endure que l’on m’aime,
Mais je prétends aussi qu’il ne m’en coûte rien.
Vous donner cœur pour cœur…

Il prendson billet et le confronte avec celui qu’Éraste lui a laissé.

Ai-je pris l’un pour l’autre ?

Cliton

Sans doute, ou ce Billet ressemble fort au vôtre.

Oronte

Jamais telle surprise à mes sens ne s’offrit,
C’est ici mot pour mot tout ce que l’on m’écrit,
Et je reconnois trop, plus je les étudie,
Si j’j’ai l’Original, qu’Éraste a la Copie.
L’écriture est semblable, et ne diffère point..

Cliton

Vous êtes à peu près chaussés à même point.
N’importe, Dorotée a beau faire la fine,
Vous l’avez deviné, tout son fait n’est que mine,
Et l’orgueil de sa Lettre à dessein affecté
Tend un piège secret à votre liberté,
Elle brûle, et l’Amour lui seul la fait écrire ?
Ah, si devant un Maître un Valet osoit rire…

Oronte

Non, je ne prétends point, Cliton, t’en empêcher ;
Ris, j’en rirai moi-même au lieu de m’en fâcher.

Cliton

Mettez le masque bas, déjà pour vous j’enrage.
Que sert à mauvais jeu de montrer bon visage ?
Pestez, le mal redouble à qui se contraint tant.
Vous êtes, Dieu merci, de vous assez content,
Et vous voir pris pour dupe où vous pensiez y prendre.
Croyez-moi, c’est un cas, Monsieur, à s’en aller pendre.

Oronte

La pièce est délicate, et je ne cèle pas
Qu’un Sot en ce rencontre eût poussé force hélas,
Et contre ces assauts manquant d’expérience,
De sa maligne étoile accuse l’influence ;
Mais pour moi qui connois ce que c’est que d’aimer,
De semblables revers ne peuvent m’alarmer :

Si chaque Objet me plaît, c’est sans inquiétude,
Jamais de préférence, et point de servitude,
Toujours prêt de le perdre, et de m’en détacher
Au moindre événement qui me pourroit fâcher.
Ainsi quelque beau feu que je fasse paroître,
Pour ne rien hasarder, j’en suis toujours le maître ;
Ainsi divers Objets m’engageant chaque jour
Je me regarde seul dans ce trafic d’Amour,
Et chassant de mon cœur celui qui m’incommode,
Si je sais mal aimer, du moins j’aime à la mode.

Cliton

Conservez cette humeur, vous en aurez besoin.

Oronte

Mon déplaisir, Cliton, ne va jamais plus loin ;
Si l’une me trahit, l’autre me tient parole,
Et j’ai dans mon malheur toujours qui m’en console.
C’est là l’utilité d’aimer en divers lieux.

Cliton

Hilas, tant qu’il vécut, ne l’entendit pas mieux.

Oronte

Son humeur et la mienne ont quelque différence,
J’aime tant que l’on m’aime, et n’ai point d’inconstance ;
Mais quand par un caprice on songe à me quitter,
Je suis trop mon ami pour m’en inquiéter,
Je vois ce changement sans que mon cœur s’irrite,
Et remplace aisément la part qu’on m’en racquitte,
Ainsi je vis heureux, tant payé que tenu.

Cliton

Votre cœur à ce compte est d’un bon revenu ?

Oronte

Tel qu’il est, de beaucoup il attire l’envie ;
Mais j’en dois la moitié tout au moins à Lucie.

Cliton

En ceci le partage est un étrange point.
Donnez-le tout entier, ou ne le donnez point,
Votre flamme autrement sera mal écoutée,
Et Lucie agira comme a fait Dorotée.

Oronte

Je n’ai pas lieu d’en craindre un pareil traitement,
Lucie agit toujours avec jugement,
Sa conduite est réglée, elle est modeste et sage,
Et le plus défiant n’en prendroit pas ombrage.
Je trouve seulement en elle un grand défaut.

Cliton

Quel est-il ?

Oronte

Elle m’aime un peu plus qu’il ne faut.

Cliton

Et ce défaut est grand ?

Oronte

Il est des plus notables ;
Les querelles d’Amour sont querelles aimables.
Il est beau que l’Objet qui nous tient sous sa loi
Quelque fois à dessein soupçonne notre foi,
C’est par là qu’en nos cœurs l’Amour se fortifie,
Il semble qu’il renaît quand il se justifie.
Quelque désordre en nous qu’un reproche ait produit,
Il trouve un doux remède au pardon qui le suit.
Quelque faveur nouvelle aussitôt l’accompagne,
Et jamais l’Accusé n’y perd tant qu’il y gagne :
Mais lorsque d’un Amant on remplit les souhaits,
Comme l’on vit sans guerre, on ne fait point de paix,
L’Amour triste et pensif va son train ordinaire,
Servant par habitude on perd tout soin de plaire,
Point de délicatesse, et pour qui vit ainsi,
C’est toujours, Vous m’aimez et je vous aime aussi :
Qui ne haïrait point ces grossières pratiques ?

Cliton

Vous y savez, Monsieur, d’admirables rubriques,
Pour y raffiner tant vous avez bien rêvé.


Scène IV

ORONTE, FLORAME, CLITON.

Florame

Ami, je suis heureux de vous avoir trouvé,
Je vous cherchois partout.

Oronte

Que veut de moi Florame ?

Florame

Vous découvrir enfin les secrets de mon âme.

Oronte

C’est intrigue d’Amour ?

Florame

Vous l’avez deviné.
Par mon père à l’hymen je me vois destiné,
Et quoique je lui montre une âme irrésolue,
L’affaire de sa part en secret est conclue.
La personne est aimable, et d’illustre maison,
Mais une autre Beauté captive ma raison,
Et quoiqu’un grand obstacle à cette amour s’oppose,
Mon cœur n’est plus à moi si Lucie en dispose.

Oronte

Lucie !

Florame

Avec raison vous vous en étonnez.

Cliton, bas

Voilà mon galant Homme avec un pied de nez.

Florame

Cette vieille froideur qui m’éloigne du Frère.
Semble ôter à la Sœur les moyens de me plaire,
Mais qu’on s’obstine en vain à rejeter la loi
De qui pour Souverain ne reconnoît que soi !
L’Amour par tyrannie obtient ce qu’il demande,
S’il parle, il faut céder, obéir s’il co

mmande,
Et ce Dieu, tout aveugle et tout enfant qu’il est,
Dispose de nos cœurs quand et comme il lui plaît.
Ainsi malgré l’effort d’une haine endurcie,
Je n’ai pu résister aux charmes de Lucie,
Quoique pour arriver au but que je prétends
Mon espoir le plus doux soit d’espérer au temps.

Oronte

Sans doute que d’Éraste il lèvera l’obstacle,
Il fait de grands coups.

Florame

J’en attends ce miracle.
Cependant chez Lucie un secret rendez-vous
Ce soir offre à ma flamme un entretien fort doux,
Sa Suivante au signal me doit ouvrir la porte.
Ce lieu m’étant suspect, daignez m’y faire escorte,
Aurez-vous ce loisir ?

Oronte

Oui, je vous le promets,
Pour servir un ami je n’en manque jamais.

Florame

Je vous prendrai chez vous.


Scène V

ORONTE, CLITON.

Cliton

Elle est modeste et sage,
Et le plus défiant n’en prendroit pas ombrage,
Sa conduite est réglée, et sans ce grand défaut
Qui la fait vous aimer un peu plus qu’il ne faut,
Elle seroit seconde en qualités exquises ?

Oronte

Tu vas tout de nouveau débiter cent sottises.

Cliton

Jamais d’un autre Amant elle ne fit de cas ?
Dites encor, Monsieur, que vous n’enragez pas.

Oronte

À quel sujet ?

Cliton

Pourquoi déguiser de la sorte ?
Vous enragez, vous dis-je, ou le Diable m’emporte.
Verriez-vous sans dépit deux Amours à vau-l’eau ?

Oronte

Leur perte à mon humeur offre un jeu tout nouveau,
Et dès que je verrai Dorotée ou Lucie…

Cliton

Quoi, vous leur parlerez ?

Oronte

Oui, j’en brûle d’envie.
C’est là que je prétends étaler à leurs yeux
Ce que l’art de se plaindre a de plus curieux,
Les soupirs seuls alors auront pour moi des charmes,
S’ils font trop peu d’effet, j’aurai recours aux larmes,
Mille sanglots confus feront mon entretien,
Mais j’aurai beau gémir, mon cœur n’en saura rien,
Et feignant qu’en la mort j’espère un prompt remède,
Je verrai sans douleur qu’un autre les possède.

Cliton

Pour vous voir à toute heure on ne vous connoît pas.

Oronte

Un peu de patience, et tu me connoîtras.
Cependant ce quartier ne m’est pas si funeste
Que je n’y sache encor où jouer de mon reste.

Cliton

Et vous pensez trouver qui vous écoutera ?

Oronte

Oui, Cliton, avec joie, et quand il me plaira.
Certaine Brune hier trouvée aux Tuileries
Servit longtemps d’objet à mes galanteries ;
Nous fîmes connoissance, où je fus assez sot
D’offrir un diamant dont on me prit au mot,

Et toute la faveur que j’obtins de la Belle,
Fut d’agréer ma main pour la mener chez elle.

Cliton

Et vous entrâtes ?

Oronte

Non ; par certaine raison
Je dus me contenter d’avoir su sa maison.
Mais aujourd’hui, Cliton, elle attend ma visite,
Et me voudra du mal si je ne m’en acquitte.
Viens, suis-moi, ce détour nous cache son logis.

Cliton

Avant que d’avancer, encor un mot d’avis.
Elle est gaie ?

Oronte

À ravir.

Cliton

Et s’appelle ?

Oronte

Lisette.

Cliton

Passez votre chemin, votre visite est faite.

Oronte

Maraud.

Cliton

Passez, vous dis-je, et n’y prétendez rien,
Personne n’a qu’y voir.

Oronte

Pourquoi ?

Cliton

Je le sais bien.

Oronte

Mais elle m’a promis qu’aujourd’hui…

Cliton

C’est adresse.

Oronte

Tu la connois donc bien ?

Cliton

Que trop ; c’est ma Maîtresse.

Oronte

Elle est vêtue en Dame !

Cliton

À mon plus grand regret.
Ses beaux habits, Monsieur, mangent mon petit fait,
Et comme à plus fournir ma bourse est impuissante,
D’aujourd’hui seulement elle sert de Suivante.

Oronte

Chez qui ?

Cliton

C’est dont ce soir je dois être averti ;
Il est bon cependant que vous preniez parti,
Car si tout votre espoir en Lisette se fonde,
Soyez sûr que pour vous il n’en est plus au monde.
Votre cœur est vacant, et par provision
Vous le pouvez louer s’il s’offre occasion.

Oronte

Malgré le rude coup que ce succès lui porte ;
Tu le verras bientôt brigué de bonne sorte.

Cliton

Il peut de mille vœux se voir importuné,
Mais qui n’en croira rien ne sera pas damné.
Ne me vantez plus tant désormais vos adresses,
Ce matin même encor vous comptiez trois Maîtresses,
Qu’il sembloit que pour vous l’Amour poussât à bout,
Et voilà qu’un moment a fait rafle de tout.

Oronte

Il ne faut pas toujours juger sur l’apparence.

Cliton

Vous faites bien, Monsieur, de vivre d’espérance ;
Tout mal semble léger à qui s’en peut nourrir.

Oronte

J’aurois grand tort, Cliton, de n’y pas recourir,
Puisque pour regagner Dorotée et Lucie
Il est et du soupçon et de la jalousie,
Et que pour mettre aussi Lisette à la raison,
Un diamant éclate, et que l’or a du son ;

Ces remèdes souvent font plus qu’on ne désire,
Mais chez moi pour Éraste il faut aller écrite,
Viens.

Cliton

Vous vaincrez partout, si je m’y connois bien.

Oronte

Laisse faire le temps, et ne jure de rien.

ACTE II



Scène I

FLORAME, LUCIE, LICAS

Florame

Quoi, voir tant de respect d’un œil toujours sévère ?

Lucie

Florame, je ne sais que ce que je dois faire.

Florame

Quand pourrai-je obtenir un traitement plus doux ?

Lucie

En cessant de m’offrir ce qui n’est plus à vous.

Florame

Ce cœur brûlé d’amour touche si peu le vôtre ?

Lucie

Je ne m’enrichis point des dépouilles d’une autre.

Florame

Quel reproche honteux faites-vous à ma foi ?

Lucie

Celui qu’un Inconstant doit attendre de moi.

Florame

Donc de ma flamme ailleurs j’ose porter l’hommage ?

Lucie

Il ne m’est pas permis d’en dire davantage.
Quoique je sois d’un sexe estimé peu discret,
Florame, j’ai promis de garder le secret.

Florame

Quelqu’un auprès de vous me rend mauvais office,
Mais en vain pour me perdre on use d’artifice,
Je vous aile, Lucie, et le Ciel m’est témoin…

Lucie

Vous vous justifierez quand il sera besoin.
Laissez-moi seule ; ici ma gloire se hasarde,
D’un et d’autre côté je vois qu’on vous regarde,
Et dans ces lieux enfin un plus long entretien
M’est de grand préjudice, et ne vous sert de rien.

Florame

Que cette retenue est contraire à ma joie !
J’obéis, mais encor, que faut-il que je croie ?

Lucie

Que malgré la rigueur qu’à tort vous m’imputez,
Je vous estime autant que vous le méritez.

Florame

Qu’au moins un peu d’amour suive une telle estime.

Lucie

Prétendre au bien d’autrui seroit commettre un crime.
Je vous l’ai déjà dit.

Florame

Ce discours éclairci…

Lucie

Il vous paroit obscur, je le veux croire ainsi,
Mais si votre âme enfin s’en trouve inquiétée,
Vous pouvez à loisir consulter Dorotée,
Elle en sait le mystère, adieu.


Scène II

FLORAME, LICAS.

Florame

Tout est perdu.
D’où peut-elle savoir cet Hymen prétendu,
Où contre mes désirs mon Père me destine ?

Licas

Est-il rien si secret, Monsieur, qu’on ne devine ?

Peut-être Dorotée en a fait vanité.

Florame

Non, elle en craint l’issue aussi de son côté,
Et si j’en puis juger aux troubles de son âme,
Ce n’est que par devoir qu’elle accepte ma flamme.

Licas

Quel est donc votre espoir ?

Florame

D’aimer et de mourir
Plutôt qu’au changement je songe à recourir.
Le récit de mes maux pourra toucher Lucie.

Licas

Oui, mais où lui parler sans que l’on nous épie ?
Comme son Frère et vous vous êtes ennemis,
Chez elle aucun accès ne vous sera permis,
Et la voir seulement au temple, ou dans la rue,
Où chacun est témoin d’une telle entrevue,
N’est pas pour l’obliger d’écouter à loisir…

Florame

Je ne le vois que trop, et c’est mon déplaisir.
Aussi n’est-ce pas là que j’ose enfin prétendre,
Qu’après tant de refus elle voudra m’entendre.
Sa suivante gagnée à force de présents
Depuis huit jours près d’elle est de mes Partisans,
Et ce soir au signal trouvant la porte ouverte,
Je hâterai, Licas, mon triomphe ou ma perte.
Dans sa chambre à ses pieds j’irai dans mon transport
Demander un arrêt ou de vie ou de mort,
Sûr de voir aujourd’hui son amour ou sa haine
Par l’un ou l’autre effet mettre fin à ma peine.

licas.
Licas

Mais quand vos cœurs unis auroient mêmes souhaits,
L’apparence qu’Éraste y consente jamais ?

Florame

Ces petits différents où pour peu l’on s’engage,
Souvent pour s’assoupir veulent un Mariage.

À cela prêt, Licas, poussons l’affaire à bout.

Licas

S’il arrive d’ailleurs…

Florame

Tu mets un si partout,
Souffrez au moins que l’espoir entretienne ma flamme.
Mais qui dans cette allée amène cette dame ?
C’est Dorotée. Ô Dieux ! Coulons-nous doucement.


Scène III

DOROTEE, LISETTE.

Dorotée

La promenade est belle, et ce lieu fort charmant.

Lisette

Voici l’heure à peu près qu’on y voit le beau monde.

Dorotée

Aux rendez-vous publics d’ordinaire il abonde,
Et surtout, nos galants prennent soin chaque jour
D’y venir débiter leur gazette d’amour,
C’est-à-dire, Lisette, autant de menteries…

Lisette

Donc le bureau d’adresse en est aux Tuileries ?

Dorotée

Tu dis vrai, c’est ici qu’on nous en vient conter,
Et j’y suis comme une autre à dessein d’écouter.
Les hommes sont trompeurs, mais quoi qu’on puisse faire,
Il faut quitter le monde, ou tâcher de leur plaire,
Puisque enfin la beauté n’est qu’un triste ornement
Si de la complaisance elle n’a l’agrément.
Les plus charmants attraits qui parent un visage
Sans cette qualité n’ont qu’un appas sauvage,

Ce sont trésors cachés qui ne servent de rien.
Pour moi, j’ai ma méthode, et je m’en trouve bien,
À plaire aux yeux de tous mon esprit s’étudie,
Je tâche d’être belle afin qu’on me le die,
Et fais fort peu d’état de ces dons précieux
Dont le farouche éclat ne frappe point les yeux.
Ce n’est pas toutefois que je sois si facile,
La plainte auprès de moi, n’est jamais fort utile
C’est en vain qu’on affecte une fausse langueur,
L’amour par les soupirs n’entre point dans mon cœur.
L’orgueil de notre sexe élevant mon courage,
D’un air impérieux j’en soutiens l’avantage,
Et ne le croyant né que pour donner des lois,
À qui porte mes fers j’en fais sentir le poids,
Sur ses propres désirs je règne en souveraine,
C’est sans abaissement que je flatte sa peine,
Et qu’après un longtemps que l’on m’a fait sa cour,
Un peu d’espoir permis est le prix de l’amour.

Lisette

Vous vous y gouvernez d’une étrange méthode.

Dorotée

C’est comme il faut aimer pour aimer à la mode ;
Pour peu qu’on se relâche, on expose son cœur
Aux suprêmes mépris d’un insolent vainqueur.
Un Amant que l’on flatte, enflé de sa victoire,
De ses soumissions perd bientôt la mémoire,
Pour en avoir raison il le faut gourmander,
Et s’il n’est à la chaîne on ne le peut garder.

Lisette

Et dans cette rigueur vous trouvez votre compte ?

Dorotée

Je t’avouerai, Lisette, avec un peu de honte…
Mais comme un jour t’acquiert mon inclination,
Reçois ma confidence avec discrétion.

Lisette

Si ce jour est trop peu pour vous marquer mon zèle,
Le temps vous fera voir que je vous suis fidèle,

Et que votre secret est sûr entre mes mains.

Dorotée

Sache donc qu’aujourd’hui les hommes sont si vains,
Que depuis plus d’un mois peut-être ou davantage,
De trois Amants à peine ai-je reçu l’hommage,
Puisque sur l’un des trois la qualité d’époux,
Quoique encore incertaine, attire mon courroux.
En faveur de Florame un Père m’assassine,
J’en estime le bien, et l’esprit, et la mine,
Mais par quelques serments qu’il m’engageât sa foi,
L’esclave me fait peur qui doit être mon Roi.
Éraste aussi m’en veut, un galant d’importance,
Et propre en un besoin à mourir de constance,
Mais si fort hors de mode et du temps de jadis,
Qu’il te disputeroit à tous les Amadis.
Il est vrai que depuis, la défaite d’Oronte
D’un triomphe si bas efface bien la honte.

Lisette

Ce cavalier vous sert ?

Dorotée

Quoi, sais-tu quel il est ?

Lisette

Je l’entends estimer.

Dorotée

Lisette, qu’il me plaît !
L’air en est noble, aisé, la mine peu commune,
Une humeur enjouée et jamais importune,
L’esprit aussi charmant que le port gracieux,
S’il parle galamment, il écrit encor mieux,
À son propre mérite il doit toute sa gloire,
Et connoît ce qu’il vaut sans trop s’en faire accroire.
Je sens presque pour lui déjà je ne sais quoi,
Et s’il continuoit à soupirer pour moi,
Encor que de mon cœur la garde me soit chère,
Je pourrois me résoudre enfin à m’en défaire.
Par là juge, Lisette, où j’en suis aujourd’hui
Lisette, montrant deux billets qu’elle tient.|c}}
L’un de ces deux billets ne vient donc pas de lui,

Puisque sans demander seulement à les lire…

Dorotée

Donne-les moi, Lisette, et te prépare à rire.
Étant prête à sortir quand je les ai reçus,
Il m’a suffi pour lors d’en lire le dessus ;
Mais quoique Oronte ait part à la galanterie,
La pièce à mon avis vaut bien que l’on en rie.
Sache qu’Éraste et lui m’offrent ici leurs vœux,
Et qu’à la même lettre ils répondent tous deux.

Lisette

Comment ?

Dorotée

C’est assez de quoi faire un assez plaisant conte.
J’écrivois ce matin un Billet pour Oronte,
Et voyant que pour l’autre il sembloit fait exprès,
J’ai voulu l’obliger sur l’heure à peu de frais,
J’ai transcrit le billet, et sans cérémonie
Régalé son amour d’une belle copie.
Son pauvre esprit sans doute y répond de travers,
Voici sa lettre, ouvrons. Ô Dieu ! Ce sont des vers,
J’ignorois qu’il en fît.

Lisette

Ce sont vers de ménage,
Chacun communément en fait pour son usage.

Dorotée, lit.

Transparente beauté dont le cœur est ouvert…
Le ridicule mot dont ce lourdaud se sert !
Et qui me faites voir jusqu’au fond de votre âme…
C’est fort bien commencer à dépeindre sa flamme.
Laissons-là son billet, et voyons le second.
Sans doute en galant homme Oronte me répond,
Et je gagerois bien, avant que d’en rien lire,
Que la moindre pensée est digne qu’on l’admire ;
Son style du premier sera bien différent.

Lisette

L’autre croyoit bien dire avec son Transparent.

Dorotée, lit.

Transparente Beauté…

Lisette

Le mot est bon, je pense,

Puisque Oronte lui-même use de transparence.

Dorotée

Dont le cœur est ouvert… Que veut dire ceci ?
C’est le même.

Lisette

En effet je le croirois ainsi.

Dorotée

N’importe, il faut tout voir, et que je les confronte,
Tiens, lis celui d’Éraste, et moi celui d’Oronte.

Lisette, lit.
lit.

Transparente Beauté dont le cœur est ouvert,
Et qui me faites voir jusqu’au fond de votre âme,
Je confesse à ce coup que je suis pris sans vert,
Voyant qu’à peine encor vous y logez ma flamme.
Je la croyois pour elle un Palais assuré,
Où vous songez bientôt à la traiter en Reine,
Car enfin j’ai pour vous souffert, gémi, pleuré,
Et ma langueur en est une preuve certaine.
Je ne veux pas pourtant supputer avec vous,
Ce que vous proposez irait à votre honte,
Si pour chaque tourment dont j’ai senti les coups,
Il vous falloit tirer une ligne de compte.
De mes brûlants soupirs vous riez toutefois,
Quoiqu’en foule souvent vous connoissiez qu’ils sortent,
Votre cœur toujours ferme en dédaigne le poids,
Mais tout légers qu’ils sont, gardez qu’ils ne l’emportent.

Dorotée

La pièce est concertée, il le faut avouer ;
Mais Oronte lui seul me fait ainsi jouer,
Éraste est trop grossier…

Lisette

Ma pensée est la vôtre.
Et son style est-il bien différent de l’autre ?

Dorotée

Sans rien faire paroître il faut dès aujourd’hui…
Mais Dieux, voici mon Père.

Lisette

Oronte est avec lui.

Dorotée

Comme il te connoît peu, demeure ici, Lisette,
J’épierai de plus loin l’heure de sa retraite.
Toi, lorsque tu verras partir notre Vieillard,
Joins Oronte, et l’arrête en ce lieu de ma part.

Lisette, abaissant sa coiffe.

Elle me laisse à faire un joli personnage.


Scène IV

ARGANTE, ORONTE, LISETTE.

Argante

Enfin j’en ai donné ma parole pour gage,
Dorotée est promise, et l’Hymen arrêté
Doit bientôt sous ses lois ranger sa liberté.
Il semble cependant que vous brûliez pour elle,
Dans la rue à tous coups vous faites sentinelle,
Un voisin le remarque, un voisin en discourt ;
Sur un amour si vain, Oronte, tranchez court,
Je tiendrois à bonheur de vous avoir pour Gendre,
Mais l’affaire d’accord vous n’y pouvez prétendre.

Oronte

Si dans votre quartier on me voit chaque jour,
J’y connois cent Beautés à qui parler d’amour,
Et ce seroit en vain que votre âme éclaircie…

Argante

Je sais qu’on parle encor de vous et de Lucie,
Mais comme elle est voisine, et l’honneur délicat,
Ne me contraignez point à faire plus d’éclat,
Et cessant pour huit jours seulement d’y paroître,
Étouffer un bruit sourd qui commence de naître.
Adieu, songez, de grâce, à me rendre content.

Oronte, seul.

La remontrance est belle et l’avis important.
Combien de visions accompagnent cet âge !


Scène V

ORONTE, LISETTE.

Lisette

St, st, mon Cavalier, tournez un peu visage.

Oronte

Qui m’appelle ?

Lisette

C’est moi ; ne me voyez-vous pas ?

Oronte

Un nuage importun me cache vos appas,
Et pour moi cette coiffe est un supplice extrême.
Est-ce ainsi que l’on doit agir lorsque l’on s’aime ?

Lisette

Le compliment est doux, et c’est bien débuter.
Nous nous aimons l’un l’autre ?

Oronte

Il n’en faut point douter.

Lisette

Et bien, je le crois donc puisque vous me le dites.
C’est réciproquement l’effet de nos mérites,
Mais j’avois jusqu’ici vécu sans le savoir.

Oronte

Je suis moi-même encor à m’en apercevoir,
Mais on tient que l’Amour par sa toute-puissance
Se glisse dans nos cœurs sans que même on y pense.
Et si cette maxime est valable, en ce cas
Nous pouvons nous aimer, et ne le savoir pas.

Lisette

Vous ne manquez jamais à trouver vos défaites.
Ce n’est pas d’aujourd’hui que je sais qui vous êtes,

Et que j’ai reconnu que votre affection
D’ordinaire est un peu sujette à caution.
Me trompai-je ?
Elle lève sa coiffe.

Oronte

Ah, c’est toi ; l’agréable surprise !
Lisette, qu’aujourd’hui le Ciel me favorise !
Te revoir est un bien que j’estime…

Lisette

Tout doux,
Je sais trop de quel bois on se chauffe chez vous.
Écoutez seulement un message qui presse.

Oronte

Un message. Et de qui ?

Lisette

C’est de votre maîtresse.

Oronte

Ce sera donc de toi.

Lisette

Sans doute, il est bon là
Dorotée…

Oronte

Il suffit, j’entends fort bien cela.

Lisette

Souffrez…

Oronte

Non, non, je vois le sujet de ta plainte.
Pour elle assurément tu me crois l’âme atteinte,
Mais ne t’alarme point ; quoi que l’on t’en ait dit,
Je lui trouve assez peu de beauté que d’esprit,
Ses grâces la plupart sont grâces empruntées,
Et tu vaux à mes yeux cinquante Dorotées.

Lisette

Vous pensez vous railler, Monsieur, mais sur ma foi,
J’en vaux bien tout au moins une pire que moi.

Oronte

Je meure si tes yeux n’ont sur moi tant d’empire
Que…

Lisette

J’en crois plus encor que vous n’en sauriez dire,
Et n’en fais point ici la sucrée avec vous.
Mon visage a des traits qui ne sont pas si doux,
Mais d’ailleurs leur rudesse est assez réparée
Pour ne me croire pas tout à fait déchirée.
Cet air n’est pas tant sot, ce port est peu commun,
Et la coiffe abattue on me prend pour quelqu’un.
Voyez.

Elle abaisse sa coiffe.

Oronte

Ta gaie humeur soutient ta bonne mine.


Scène VI

ORONTE, LISETTE, CLITON.

Cliton

N’est-ce point là mon Maître avec ma coquine ?

Lisette, bas.

Si Cliton me connoît, que dira-t-il de moi ?

Cliton

Il faut qu’il lâche prise, ou qu’il dise pourquoi.
Monsieur, et vite et tôt, j’en suis tout hors d’haleine ;

Oronte

Qu’as-tu ?

Cliton

Déjà peut-être ils ont gagné la plaine.

Oronte

Qui ?

Cliton

C’est pour s’aller battre ; et vite, à leurs secours.

Oronte

Et de qui ?

Cliton

De Florame et d’Éraste.

Oronte, à Lisette.

J’y cours,
Un moment me ramène.

Cliton, à Lisette.

Ah, gueule revêtue !
Les plumets donc aussi vous donnent dans la vue !

Oronte

Viens donc vite, Cliton, et marchons sur leurs pas.

Cliton

C’est assez que de vous.

Oronte

Viens.

Cliton

Moi, je n’irai pas,
S’il falloit dégainer ?

Oronte

Maraud, me veux-tu suivre ?

Cliton, à Lisette.

On t’épargne un beau coup, j’allois t’apprendre à vivre.

Lisette, seule.

Contre moi sa colère aura peine à tenir.
Mais que fait ma Maîtresse à ne point revenir ?
Pour aller la rejoindre il faut faire retraite.


Scène VII


Dorotée, rentrant par l’autre côté du théâtre la coiffe abattue.

Je ne vois plus paroître Oronte ni Lisette.
J’éprouve en ce rencontre un bizarre destin,
Qu’un Père m’ait contrainte à rebrousser chemin,
Et que par un mépris que je ne puis comprendre,
Oronte cependant n’ait pas daigné m’attendre.
Mais il revient.


Scène VIII

ORONTE, DOROTEE, CLITON.

Oronte

Maraud, s’il t’arrive jamais…

Cliton

Mais, Monsieur, si Lucie…

Oronte

Il n’est ni si, ni mais.

Cliton

Que faire donc ? Par signe eussiez-vous pu connoître
Qu’elle veut cette nuit vous voir par sa fenêtre,
Et si je n’eusse ainsi mis l’alarme au quartier…

Oronte

Pourquoi n’attendre pas ?

Cliton

J’eusse pu l’oublier,
Vous savez déjà que je suis d’assez courte mémoire.

Oronte

Tais-toi, demeure-là.

Cliton, regardant Dorotée.

Qui l’eût jamais pu croire ?
La gueuse encore l’attend. Pauvre souffre-douleur !

Oronte, à Dorotée.

D’un zèle trop aveugle excuse la chaleur,
Notre alarme étoit fausse, et je reviens encore
Te jurer que je meurs pour toi, que je t’adore,
Qu’en vain de Dorotée on m’ose croire épris,
Qu’elle n’est à mes yeux qu’un objet de mépris.
C’est une beauté fade, et pour moi, je confesse
Que j’ai peine à la voir sans tomber en foiblesse.

Cliton

Au Diable devant moi le mot qu’elle répond.

Oronte

Ton obstiné silence à la fin me confond,
Et sans trop de rigueur tu ne peux davantage
Tenir ainsi caché l’éclat de ton visage.
Dussent mes foibles yeux s’en laisser éblouir,
Il faut…

Il lève sa coiffe.

Dorotée

Gardez, Monsieur, de vous évanouir.

Oronte

Quoi, Madame, c’est vous ?

Dorotée

Qui vous sers de risée.

Cliton

Que vois-je là ? Lisette est métamorphosée !

Oronte

Le Ciel sait…

Dorotée

Il ne sait que ce qu’il doit savoir,
Et moi, je ne vois rien que ce que j’ai cru voir.
Vous me paraissiez tel que vous devez paroître,
Je vous reconnois fourbe, et vous le devez être,
Votre sexe en naissant en prête le serment.

Oronte

Je pourrois appeler de votre jugement,
Mais si quelques effets démentent nos paroles,
Nous n’en apprenons l’art qu’à hanter vos écoles.

Dorotée

Si je voulois parler de vos légèretés…

Oronte

Peut-être dirions-nous tous deux des vérités ;
Mais n’écoutez point tant l’ardeur qui vous emporte.
Vous savez ce que vaut un homme de ma sorte ;
Sans parler de pardon ni de crimes commis,
Demeurons quitte à quitte, et vivons bons Amis.

Dorotée

Moi, qu’ainsi je m’oublie après un tel outrage !

Oronte

Vous courrez le hasard d’y perdre davantage,
Et refusant l’accord que j’ai su proposer,
Vous aurez de la peine après à m’apaiser.

Dorotée

De vrai, je suis d’avis que je vous satisfasse.

Oronte

Mais je vous offre ici la pais de bonne grâce.

Dorotée

Ce n’est pas sans sujet que je suis en courroux.

Oronte

Ce n’est pas sans raison que je me plains de vous.

Dorotée

Témoin ce qu’à présent vous venez de me dire.

Oronte

Témoin ce qu’aujourd’hui vous avez su m’écrire.

Dorotée

Vous pensiez cajoler une autre à mes dépens ?

Oronte

Vous, d’une double lettre avoir le passe-temps ?

Dorotée

Ne me reprochez point un simple tour d’adresse
Par où de votre amour j’ai connu la foiblesse.
Croyant qu’Éraste et vous ne vous déguisiez rien,
Pour guérir mes soupçons j’ai trouvé ce moyen,
Et la trahison seule avec trop d’injustice
Vous en a fait sitôt découvrir l’artifice.

Oronte

Et je vous porté d’abord de rudes coups ;
Non que j’aie ignoré que je parlois à vous,
Mais je l’ai fait exprès pour vous faire connoître
Qu’en fourbant, quelquefois on se joue à son maître,
Et que si vous songez jamais à me duper,
Je saurai bien encor par où vous attraper.

Dorotée

L’excuse est assez froide.

Oronte

Examinez la vôtre.

Dorotée

Enfin vous avez pu me prendre pour une autre,
Selon les lois de d’amour c’est un crime d’État,
Je n’examine rien après cet attentat,
Et veux, pour satisfaire à ma gloire offensée,
Vous bannir de mes yeux comme de ma pensée.
C’est vous traiter encor trop favorablement.

Oronte

Il faudra se résoudre à ce bannissement,
Mais perdant un Sujet de si haute importance,
Je prévois votre Empire en grande décadence.

Dorotée

Je le relèverai, perdez-en le souci.

Oronte

Votre seul intérêt me fait parler ainsi.
Croyez-le, je vous aime, et n’ai point d’autre envie
Que de suivre vos lois tout le temps de ma vie.

Dorotée

Et qui m’en répondra ?

Oronte

Vous, si vous m’écoutez.

Dorotée

Voyons donc, votre fourbe à quoi vous l’imputez.

Oronte

L’innocence jamais n’est assez manifeste
Que quand…

Dorotée

Ce soir chez moi vous me direz le reste :
Là, pour mieux m’assurer de vos intentions,
J’attendrai vos respects et vos soumissions.
Adieu.

Oronte

Cette retraite est bizarre et bien prompte.

Cliton

Sur le point de se rendre elle en a fui la honte,
Et cru qu’il valoit mieux attendre que la nuit…
Mais je commence enfin à voir ce qu’elle fuit.
Ne le demandez plus puisque Éraste s’avance.


Scène IX

ORONTE, ERASTE, CLITON.

Eraste

Ami, vous puis-je dire un mot en confidence ?

Oronte

Vous savez qui je suis.

Eraste

J’ai su confusément
Que Florame en secret depuis peu fait l’Amant.
Par beaucoup de raisons que je ne puis vous dire,
Je tâche à découvrir l’objet de son martyre,
Mais comme j’aurois peine à l’épier toujours,
Ne me refusez point ici votre secours.
Il vous voit, il vous aime, et je ne saurois croire
Qu’il vous cache un amour qui ne va qu’à sa gloire.
De grâce, en ma faveur tâchez de le savoir.

Oronte

Je vais tout de ce pas y faire mon pouvoir.

Eraste

Adieu donc, je vous quitte.


Scène X

ORONTE, CLITON.

Cliton

Avez-vous grande envie
Qu’il sache que Florame est épris de Lucie ?

Oronte

Non, mais de voir Florame, et de lui faire peur
De ce qu’Éraste croit qu’il brûle pour sa Sœur.
Ce soir, dis-tu, je suis attendu de Lucie ;
Et s’il craint une fois qu’Éraste ne l’épie,
Manquant au rendez-vous de peur de tout gâter,
Je serai libre alors d’aller lui protester.

Cliton

Mais l’autre rendez-vous, comment y satisfaire ?
Car Dorotée enfin prétend…

Oronte

Laisse-moi faire.
Tu me verras, Cliton, mettre bon ordre à tout,
Quand j’en aurois un cent, j’en viendrois bien à bout.

ACTE III



Scène I

ORONTE, CLITON.

Oronte

Tu ne dis mot, Cliton ; quelle mélancolie
Fait qu’avec moi ce soir ta belle humeur s’oublie,
Je t’entends soupirer, et te plaindre à tous coups.

Cliton

Ah, Monsieur, que ne suis-je aussi content que vous !

Oronte

Il est vrai qu’affranchi d’accompagner Florame,
Qui manque au rendez-vous où l’appeloit sa flamme,
J’y vais de mon côté l’esprit assez content.

Cliton

Je voudrois bien, Monsieur, en pouvoir dire autant,
Mais d’un étrange mal je sens la rude attaque.

Oronte

De quel mal ?

Cliton

Mon humeur est hypocondriaque,
Et ce mal d’autant plus me tient avant au cœur,
Que peu de Médecins savent guérir l’honneur.

Oronte

Je te crois ; mais Cliton, confesse-moi la dette,
Tu te fâches de voir que je serve Lisette ?

Cliton

Au contraire, Monsieur ; si je suis en courroux
C’est bien plutôt de voir qu’elle se sert de vous.

Oronte

Simple, ne vois-tu pas que c’est ton avantage
Qu’à ses perfections je daigne rendre hommage,

Que par là son mérite est en son plus beau jour,
Et que ma passion ennoblit ton amour ?

Cliton

C’est ce que j’appréhende, et que par votre adresse,
Vous ne m’alliez donner des lettres de Noblesse.
J’ai peu d’ambition, Monsieur, et franchement
Je me passerois bien de l’ennoblissement.

Oronte

C’est fort mal reconnoître une faveur si grande.

Cliton

Vous m’en faites cent fois plus que je n’en demande.

Oronte

Va, ne te fâche point, avant qu’il soit huit jours
Je pourrai te laisser paisible en tes amours ;
Ce temps en ma faveur fera bien des miracles,
Et de ma part alors tu n’auras plus d’obstacles.

Cliton

Oui, mais pour m’obliger, jusques à ce beau jour
Vous me ferez l’honneur d’ennoblir mon amour ?
Je vous devrai beaucoup.

Oronte

Plus que tu ne peux croire.

Cliton

Vos générosités vous mettront dans l’Histoire.

Oronte

Cliton, sans la flatter, Lisette a des appas
Dont, quelque effort qu’on fasse, on ne se défend pas ;
À toute autre Beauté mon amour la préfère,
Et comme elle me plaît autant qu’elle peut faire,
Crois que c’est en user modestement
Que de te l’emprunter pour huit jours seulement.

Cliton

Puisque vous y trouvez de si grands avantages,
Prenez-la pour toujours, et redoublez mes gages ;
Aussi bien d’aujourd’hui j’en suis fort dégoûté.
Vous avez à tel point enflé sa vanité,
Que par mépris, la Gueuse oubliant sa promesse,
Ne m’a point averti du nom de sa Maîtresse.

Oronte

Quoi, Maraud, est-ce là le respect que tu dois
À celle dont mon cœur pour aimer a fait choix ?

Cliton

Ah, j’ai tort ; mais Monsieur, quoique je la révère,
Comme un Objet fameux pour avoir su vous plaire,
Et qu’après le haut rang où votre amour la met,
Je n’en doive parler que la main au bonnet,
Si dans quelque logis jamais je la rencontre,
Ou qu’en passant chemin le hasard me la montre,
Ne puis-je point alors en toute humilité,
Avec tous les respects dûs à sa qualité,
Pour la remercier de ses humeurs gaillardes,
Lui donner seulement trois ou quatre nasardes ?

Oronte

Alors tu pourras prendre avis de ton courroux ;
Mais c’est ici le lieu de mes deux rendez-vous,
Et je suis fort trompé si je ne vois paroître,
Malgré l’obscurité, Lucie à sa fenêtre.
Cliton, qu’elle me plaît !

Cliton

Mais Lisette encor plus ?

Oronte

Non pas, quant à présent.

Cliton

Vous me rendez confus.
Pour le moins Dorotée…

Oronte

Encor moins que Lisette.

Cliton

Je ne sais donc comment vous avez l’âme faite,
Tout maintenant…

Oronte

Vois-tu ? Dans mon affection
Je me repois fort peu d’imagination.
La Beauté la plus vive et la plus élégante
Ne me chatouille plus sitôt qu’elle est absente.

Mille attraits surprenants pourront m’avoir blessé,
Qu’à trente pas de là c’est autant d’effacé ;
D’un moindre éclat présent mon âme possédée
Ne conserve aucun trait de sa première idée,
Et comme, quelque Objet dont je suive la loi,
Je ne l’aime jamais que pour l’amour de moi,
Mon cœur prend aisément une forme nouvelle,
Et celle que je vois est toujours la plus belle.

Cliton

Donc, Lisette cessant de s’offrir à vos yeux…

Oronte

Celles que je verrois me plairoient beaucoup mieux.
Mais il faut s’avancer, et la voix adoucie,
Montrer un cœur soumis aux charmes de Lucie.

Cliton

Quand vous faites dessein de lui parler si doux,
Vous souvenez-vous bien que vous êtes jaloux ?

Oronte

Tu me fais à propos souvenir de mon rôle,
Je vais sur le plaintif accorder ma parole.


Scène II

ORONTE, LUCIE, CLITON.

Oronte

Êtes-vous là, Madame ?

Lucie, à sa fenêtre.

Est-ce Oronte ?

Oronte

Oui, c’est moi,
Qui vous reprocherois votre manque de foi,
Si je ne vous croyois trop juste et raisonnable
Pour perdre un malheureux s’il n’étoit pas coupable.

Lucie

Oronte, prenez-vous plaisir à m’alarmer ?
Moi, je vous puis trahir, et ne vous plus aimer !

Oronte

Ah, ne présumez pas que je m’en ose plaindre,
Ma douleur par respect saura mieux se contraindre,
Pour grands que soient les maux dont je reçois les coups,
Ils me sont précieux puisqu’ils viennent de vous.
Posséder votre cœur m’étoit un bien insigne,
Vous m’en voulez priver, je n’en étois pas digne.
Je viens de votre bouche en écouter l’Arrêt,
Et lui sacrifier mon plus cher intérêt,
Heureux, si mon malheur ayant fait tout mon crime,
Vous m’ôtez votre amour sans m’ôter votre estime.

Lucie

Quelle mortelle atteinte à ce cœur amoureux !
Vous parlez de coupable, et puis de malheureux.
Ah, ne me tenez point en suspens davantage,
De grâce, expliquez mieux un si triste langage,
Et du moins, pour vous plaindre avec quelque couleur,
Sachons quel est ce crime, ou quel est ce malheur.

Oronte

Vous souffrez qu’en secret un Rival vous adore,
Mon malheur, le voilà ; mon crime, je l’ignore ;
Mais je ne me puis voir sitôt abandonné
Sans m’estimer coupable autant qu’infortuné.
En effet, je croirois mériter mon supplice
Si je vous soupçonnois de la moindre injustice ;
De votre changement je n’accuse que moi,
Vous m’avez dû punir, mais je ne sais pourquoi.

Lucie

La surprise où me jette un reproche semblable…

Oronte

Ah, c’est trop différer à perdre un misérable,
Chercher à l’adoucir, c’est redoubler mon mal.
Dites qu’on me préfère un plus digne Rival,
Que c’est par mes défauts qu’éclate son mérite,
Que de vos premiers feux votre gloire s’irrite,

Qu’afin de m’avertir de votre nouveau choix,
Vous me souffrez ici pour la dernière fois,
Et que loin de vos yeux, pour plaire à votre envie,
Je dois aller traîner ma déplorable vie.
Ce coup à mon amour sera rude, il est vrai,
Mais dussé-je en mourir, je vous obéirai,
Avec tant de respect, que ma triste présence
Ne vous reprochera jamais votre inconstance.

A Cliton.

Jouai-je bien mon rôle ?

Cliton

Admirablement bien ;
Vous feriez au besoin un grand Comédien.

Lucie

Ce discours me surprend jusques à me confondre,
J’en perds la liberté même de vous répondre,
Et ne vois aucun jour à me justifier,
Lorsque vous vous plaignez sans rien spécifier.
Si j’ose toutefois dire ce que j’en pense,
Votre douleur, Oronte, a beaucoup d’éloquence,
Et je la croirois moins, quoi que vous m’ayez dit,
L’effet d’un cœur atteint, qu’un jeu de votre esprit.
La douleur véritable, encor que violente,
N’a pour son truchement qu’une œillade mourante.
Elle fuit du discours le détour odieux,
Et c’est par les soupirs qu’elle s’explique que le mieux.
Mais enfin s’il est vrai que je sois une ingrate,
Nommez-moi ce Rival pour qui ma flamme éclate,
Et pour ne rien omettre à convaincre ma foi,
Dites ce que ses soins ont obtenu de moi.

Oronte

Vus contraindrez longtemps les secrets de votre âme
Si pour les découvrir vous attendez Florame,
Quoiqu’il montre pour vous beaucoup de passion,
Il manquera ce soir à l’assignation ;
Quelque obstacle imprévu l’empêche de s’y rendre,
Et c’est ce que demain il viendra vous apprendre.

Lucie

Il suffit.

C’est donc là ce qui vous rend jaloux ?
À Florame aujourd’hui j’ai donné rendez-vous ?

Oronte

Je l’en ai vu tantôt dans une joie extrême.

Lucie

Vous le savez de lui sans doute ?

Oronte

De lui-même.
Mais hélas ! Jusqu’où va votre aveugle rigueur !
Vous vouliez devant moi lui donner votre cœur.
C’est peu que votre amour comble le sien de joie,
Pour mourir de douleur il faut que je le voie.

Lucie

À vos lâches soupçons n’avoir rien refusé,
C’est mériter fort peu d’être désabusé,
Et toute autre en ma place après un tel reproche…

Bas.

Mais je pense entrevoir un homme qui s’approche,
C’est mon Frère, sans doute, il faut dissimuler.

Haut.

Vous ne pourrez, Monsieur, aujourd’hui lui parler,
L’heure n’est point réglée, et je ne puis vous dire
Dans quel temps de la nuit mon Frère se retire.
Tous les soirs il me quitte, et ne revient que tard,
Adieu.

Elle ferme la fenêtre.

Oronte

Quel contretemps !

Cliton

Il est assez gaillard.

Oronte

Pour en trouver la cause en vain je m’examine.

Cliton

Pour fin que vous soyez, Monsieur, on vous affine ;
Dans l’esprit de fourber on voit que vous parlez,
Et l’on vous plante là pour ce que vous valez.

Oronte

Tais-toi, j’entends quelqu’un.


Scène III

ORONTE, FLORAME, CLITON.

Cliton

Qui vive ?

Florame

Ami d’Oronte,
C’est Florame.

Oronte, bas.

Tant pis, ce n’est pas là mon compte.
Quoi, vous ici ? Tantôt nous avions concerté
Que…

Florame

J’y viens seulement par curiosité,
Par certain mouvement d’une secrète envie,
Sans dessein toutefois de parler à Lucie.
Mais je la viens d’ouïr qui vous disoit adieu ?

Oronte

Oui.

Florame

Quel sujet si tard vous amène en ce lieu ?

Oronte

L’ardeur de voir Éraste avecque diligence,
Et de vous soulager dans votre impatience ;
Sûr que quelques soupçons qu’il ait de votre amour,
Pour l’en guérir sur l’heure il ne faut qu’un détour.
Ma peine cependant s’est trouvée inutile,
Et j’apprends de sa Sœur qu’il est encore en ville.

Florame

Sans lui nier que j’aime, il est d’autres moyens…

Oronte

Quels ?

Florame

J’y rêve.

Oronte

Cliton, vois-tu bien que j’en tiens ?
Lucie aime Florame, et pour le satisfaire,
Le voyant, elle a feint qu je cherchois son frère.
Qu’il fait bon se fier à ce sexe changeant !

Cliton

La meilleure en effet ne vaut pas grand argent.

Florame

Pour voir sur quelque Objet sa croyance arrêtée,
J’aime mieux hasarder celui de Dorotée ;
Peignez-lui son amour si fort sur mon espoir…

Oronte

Qu’espérez-vous par là ?

Florame

Tout, s’il l’approfondit.
Il pourra découvrir qu’elle m’est destinée.

Oronte

Est-ce elle dont pour vous on traite d’Hyménée ?

Florame

Elle-même, jugez s’il me doit importer…

Oronte

Ami, de chez Lucie on peut nous écouter.
Éloignons-nous, ailleurs vous saurez ma pensée.

Cliton, à Oronte.

Du second rendez-vous l’heure sera passée,
Songez à vous, Monsieur.

Oronte

N’en sois point en souci
Je saurai m’en défaire à trente pas d’ici.


Scène IV

DOROTEE, LISETTE.

Dorotée

J’espère voir par là sa fourbe découverte.
Mais qu’il tarde à venir !

Lisette

La porte est entrouverte,
Et d’ici là dehors la lumière paroît.
Croyez-vous qu’il y manque, ou qu’il passe tout droit ?

Dorotée

Ne pouvant me payer que d’une foible excuse,
Il peut…

Lisette

Non, en tel cas qui ne dit mot s’accuse.
Allez, ne croyez point qu’il manque assez d’esprit…

Dorotée

Lorsque tu lui parlas, qu’est-ce donc qu’il te dit ?

Lisette

Que vous le ravissiez, qu’il vous falloit attendre,
Et peut-être à dessein s’est-il voulu méprendre.
Encor, qu’en croyez-vous tout de bon ?

Dorotée

Je ne sais.
Mais il est excusable enfin s’il m’a dit vrai,
Et si c’est une fourbe, il l’a si bien conduite
Que je brûle de voir quelle en sera la suite.
Cependant je ne sais ce qui doit m’arriver,
Je me cherche en moi-même, et ne me puis trouver ;
Mais la porte a fait bruit.

Lisette

C’est Oronte sans doute.

Dorotée

Va fermer après lui de peur qu’on nous écoute.

Lisette, bas.

Me trouvant avec elle, il sera bien surpris.


Scène V

DOROTEE, ERASTE, LISETTE.

Eraste

Objet le plus charmant dont on puisse être épris.

Dorotée

Éraste, où venez-vous, et quelle est votre audace ?

Lisette, bas.

Voici bien du ménage, un autre a pris la place.

Eraste

Trouvant la porte ouverte, et vous oyant parler,
À cette aimable voix l’amour m’a fait voler.

Dorotée

Mon Père que j’attends la fait tenir ouverte.
Retirez-vous, de grâce, ou vous causez ma perte,
Il est ici tout proche, et reviendra soudain.

Eraste

Hélas !

Dorotée

Ah, remettez vos hélas à demain.

Eraste

Quoi, sans compassion…

Dorotée

Mais je l’ai de moi-même.
Songez-vous que je suis dans un péril extrême ?
Le temps presse, sortez ; qui vous peut arrêter ?
Vous êtes né, je crois, pour me persécuter.
Me regardez-vous toujours sans rien dire ?

Eraste

Qu’est-ce qu’on ne dit point lorsque le cœur soupire !

Dorotée

C’est un triste plaisir d’écouter des soupirs
Quand on en peut prévoir de si grands déplaisirs.

Sortez vite, vous dis-je, et vous coulez de sorte
Que… mais il est trop tard, je l’entends à la porte,
Il frappe ; et bien, voyez, que fera-t-on de vous ?

Eraste

Je suis prêt, s’il le faut, d’essuyer son courroux.

Dorotée

Que plutôt mille fois…

Lisette

Pour vous tirer de peine,
Jusqu’au fond du jardin souffrez que je le mène.
Là, vous n’en craindrez rien.

Dorotée

L’avis est assez bon.
Va, mais ouvre en passant.


Scène VI

ORONTE, DOROTEE.

Oronte

Demeure-là, Cliton.

Oronte entre seul, et Cliton demeure à la porte.

Quoi, tout est disparu ? Certes cela m’étonne,
J’oyais ici du bruit, et n’y vois plus personne.
En user de la sorte est fort mal procéder,
Je ne suis pas venu pour vous incommoder.

Dorotée

Il semble qu’aujourd’hui vous m’ayez entreprise.

Oronte

Mon humeur est d’agir toujours avec franchise,
Et j’ai peine à souffrir qu’avecque tant de soin
Vous vous cachiez de moi sans qu’il en soit besoin.
Quel que soit cet amant, qu’il paraisse, n’importe,
Ma passion pour vous n’en sera pas moins forte.

Ce seroit mal répondre à ce que vous valez,
Que ne vous pas aimer comme vous le voulez.
Le change a des attraits capables de vous plaire ?
Je vous dois adorer inconstante et légère,
Autrement m’opposant à l’humeur qui vous plaît,
Je ne regarderois que mon seul intérêt,
Et confondant l’amour, par un abus extrême,
Bien loin de vous aimer, je m’aimerois moi-même.

Dorotée

C’est fort bien vous tirer d’un pas assez glissant,
Que venir m’accuser pour vous faire innocent ;
Le trait est d’habile homme, et bien digne d’Oronte.

Oronte

Un reproche si doux ne vous fait point de honte.

Dorotée

Vos sentiments pour moi sont hauts et relevés.

Oronte

Mais je vous vois agir comme vous le devez.
Il est vrai, parmi nous il n’est point de mérite
Qui d’un plus ferme amour ne vous confesse quitte,
De tous côtés en foule on vous offre des vœux,
Il n’appartient qu’à vous de faire des heureux,
Et je tiens qu’en effet vos grâces sont perdues
Quand sur un seul Objet elles sont répandues.
Un trésor si charmant, d’un prix si relevé,
Ne fut jamais un bien pour un seul réservé.
Pour moi, dont vos beautés ont captivé l’hommage,
J’aspire à votre cœur, mais ce n’est qu’au partage,
Je ne prétends point posséder tout entier,
Et me contenterai de servir par quartier.

Dorotée

Parlons plus clairement, que voulez-vous me dire ?

Oronte

Qu’un Rival avant moi vous contoit son martyre,
Et que si vous avez ensemble à conférer,
Je n’y mets point d’obstacle, et vais me retirer.

Dorotée

De cette lâcheté votre esprit me soupçonne,
Qu’autre que vous chez moi…

Oronte

J’ai l’oreille assez bonne,
Et discerne aisément dans la voix que j’entends
Si…

Dorotée

Vous avez raison, j’aurois bien pris mon temps.
Vous n’aviez pas de moi ce soir parole expresse ?

Oronte

Pour satisfaire à tous vous avez trop d’adresse,
Et par un seul billet qui sait répondre à deux,
Peut d’un seul rendez-vous exaucer bien des vœux.

Dorotée

Quoi, sur ce fondement vos lâches défiances…

Oronte

Non, non, j’en parle encor sur d’autres apparences.
En frappant, certain bruit m’a fait juger d’abord
Que ce seroit hasard si je vous plaisois fort ;
On marchoit, on parloit, et si je ne m’abuse,
J’ai pu entr’ouïr dans une voix confuse,
Le voilà, je l’entends, qu’est-ce qu’on en fera ?
Je n’en croirai pourtant que ce qu’il vous plaira.

Dorotée

Et je prendrois plaisir à vous laisser tout croire,
Si ce honteux soupçon n’offensoit pas ma gloire.
Mais apprenez enfin, pour ne vous tromper pas,
Que j’avois fait tenir ma Suivante ici bas,
Et que tandis qu’en haut j’avois l’œil sur mon Père…
Mais la voici qui vient éclaircir ce mystère.


Scène VII

ORONTE, DOROTEE, LISETTE.

Dorotée

Lisette approchez-vous.

Oronte, bas.

Dieux, qu’est-ce que je vois ?
Lisette sert ici !

Dorotée, bas à Lisette.

Prends la faute sur toi,
Il m’importe.

Oronte, bas.

Voici mes amours éventées.

Lisette, bas à Oronte.

Vaux-je encore à vos yeux cinquante Dorotées ?

Dorotée, haut à Lisette.

Qui vous entretenoit quand Oronte a frappé ?

Lisette

Moi ?

Dorotée

Vous-même ? Croyez qu’on ne s’est point trompé.

Lisette

Me prend-on…

Dorotée

Point d’excuse.

Lisette

Ah, ma chère maîtresse.

Dorotée

Un Amant vous parloit ici ?

Lisette

Je le confesse.

Cliton commence à paroître aussitôt qu’il entend la voix de Lisette.

Nous avons l’un pour l’autre un peu d’affection,
Mais par ma foi, ce n’est qu’à bonne intention,
Il sera mon mari.


Scène VIII

ORONTE, DOROTEE, CLITON, LISETTE.

Cliton

Ah, ah, bonne hypocrite,
Ton Mari ?

Lisette

Quoi, Cliton !

Oronte, à Cliton qui prend la chandelle de dessus la table.

Où t’en vas-tu si vite ?
Dis.

Cliton

Chercher ce mari qu’on s’est attribué,
Je reviendrai sitôt que je l’aurai tué.

Oronte

Arrête ta folie.

Cliton

Dans mon infortune…

Oronte

Console-toi, Cliton, la chance en est commune.

Dorotée

Êtes-vous satisfait ?

Oronte

Oui, si vous le voulez.

Argante, derrière le théâtre.

À la porte, Lycante, ou nous sommes volés.

Cliton

Monsieur, nous voilà pris.

Dorotée

Ô disgrâce mortelle !
Mon Père vient ici, prends vite la chandelle,
Et coule avec moi dans mon appartement.
Vous, sauvez mon honneur.

Cliton

Diable, du sauvement !
Elle nous laisse seuls.

Oronte

Il y va de ma gloire
De voir…

Cliton

Gagnons au pied si vous m’en voulez croire,
Autrement il viendra quelque méchant garçon
Qui nous étrillera de la bonne façon.
Mais c’en est déjà fait.


Scène IX

ARGANTE, ORONTE, CLITON.

Argante sort.

Argante, l’épée à la main.

Que vois-je ? C’est Oronte.
Ô Fille dont l’amour me couvrira de honte !
Meurs, lâche suborneur.

Oronte

Modérez ce courroux.

Cliton, à genoux devant Argante.

Avant que de tuer, Monsieur, écoutez-nous.

Argante

Quelle excuse jamais…

Oronte

La mienne est trop valable,
Pour être malheureux, je ne suis point coupable.
Des Beautés de Lucie éperdument épris,
Cette nuit avec elle Éraste m’a surpris,
Et ne pouvant alors mieux faire ni l’un ni l’autre,
Des murs de son jardin j’ai sauté dans le vôtre.

Cliton

Jamais en moins de temps je ne fis tel chemin.

Argante

Il est vrai qu’on a fait du bruit dans le jardin,
Et qu’ayant mis soudain la tête à la fenêtre,
J’ai vu marcher quelqu’un que je n’ai pu connoître ;
Mais quoique cette excuse ait assez de couleur,
Il ne me suffit pas dans un si grand malheur.
J’en veux, pour l’intérêt de toute ma famille,
Lire la vérité sur le front de ma fille,
Son trouble ou son repos me la feront sa voir.
Je reviens.

Cliton

Ah, Monsieur, donnons-lui le bonsoir.

Oronte

As-tu peur ?

Cliton

Moi ? Non pas, mais j’ai peu de courage.
Partout flamberge au vent vous trouvez bien passage.
Vous vous échapperez, et le pauvre Cliton,
On l’enverra dormir à grands coups de bâton.

Oronte

Écoute, on parle ici.

Argante, parlant à Éraste qu’il a trouvé dans sa maison, et fermant la porte pour l’empêcher de voir Oronte.

Demeurez-là de grâce.

Cliton

Il ferme cette porte ; ah, tout mon sang se glace.

Argante, à Oronte.

Vous m’aviez bien dit vrai, sortez vite, et sans bruit,
Votre ennemi… J’en tremble.

Oronte

Et bien ?

Argante

Il vous poursuit.

Oronte

Qui ?

Argante

Le demandez-vous ? Éraste.

Oronte

Quoi ?

Argante

Lui-même,
Je l’ai vu là-dedans.

Oronte, à Cliton.

Voilà le stratagème.
Par quel rare moyen je m’en suis éclairci !

Argante

Vous nous perdez tous deux si vous restez ici,
Hâtez-vous de sortir.

Oronte, à Cliton.

Vois quelle est ma fortune.

Cliton

Consolez-vous, Monsieur, la chance en est commune.

Argante, seul.

Enfin d’un grand malheur j’ai su me garantir,
Appelons ici l’autre, et le faisons sortir.


Scène X

ARGANTE, ERASTE.

Argante, ouvrant la porte qu’il avoit fermée en rentrant.
.

Éraste.

Eraste, bas.

Je ne sais quel est tout ce mystère.
M’avoir ainsi surpris, et me voir sans colère !

Argante
.

Je pardonne à l’ardeur qui chez moi vous conduit ;
Mais si vous m’en croyez, ne faites point de bruit.
De pareils accidents demandent le silence.

Eraste
.

Ne pensez pas…

Argante
.

Je sais ce qu’il faut que je pense.

Eraste
.

Je doute si…

Argante
.

Non, non, je suis assez discret.

Eraste
.

Peut-être…

Argante
.

De ma part, soyez sûr du secret,
Adieu.

Eraste
.

Mais…

Argante
.

Il est temps que chacun se retire,
Sortez.

Eraste
.

Je n’entends rien à ce qu’il me veut dire.

Argante, seul.
.

M’en voici dégagé, j’en tremble encor d’effroi,
Je les ai découverts bien à propos pour moi.
Qu’à présent dans la rue ils chamaillent à l’aise,
Ils s’y battront longtemps avant qu’il m’en déplaise,
Et si d’autres que moi ne les vont séparer,
Ils auront tout loisir de bien s’entre-bourrer.
{{acte|

IV}}


Scène I

ORONTE, CLITON.

Oronte

Que tu raisonnes mal ! Quoi, tu te figures…

Cliton

Moi ? J’y perds mon latin et toutes ses mesures,
Et pourrois raisonner jusques au Jugement.
Que j’y perdrois encor tout mon raisonnement.

Oronte

Confesse que je sais, Cliton, comme il faut vivre.

Cliton

Vous allez si beau train qu’on ne vous sauroit suivre ;
Quant à moi, j’y renonce. Après les rudes coups
Que vous reçûtes hier à vos deux rendez-vous,
Qui n’auroit pas juré que dans votre colère
Vous eussiez dû maudire et l’Amour et sa Mère,
Soupirez et gémir tout le long de la nuit,
Ne sortir de trois jours, et peut-être de huit,
L’esprit chargé d’ennuis, le cœur gros d’amertume ?
Cependant vous voilà plus gai que de coutume,
Vous chantez, vous dansez, vous faites l’entendu,
Et vous semblez n’avoir ni gagné ni perdu.
Votre façon d’agir est bien hétéroclite.

Oronte

En quoi te surprend-elle ? On me quitte, et je quitte.

Cliton

Si l’on montre pour vous quelques légèretés,
On ne vous rend, Monsieur, que ce que vous prêtez.
Et Maîtresse, et Suivante, et blanche, et brune, et blonde,
Vous vous accommodez de tout le mieux du monde,
Votre haut appétit en prend à gauche, à droit,
Et rien à votre goût n’est trop chaud ni trop froid.

Oronte

C’est aimer à peu près comme il faut que l’on aime.

Cliton

Aussi commence-t-on à vous aimer de même

Oronte

Je ne m’en fâche point.

Cliton

À vous parler sans fard,
Je crois que votre amour est quelque amour bâtard.

Oronte

Il est vrai que sur lui je garde assez d’empire.

Cliton

Plus je vous examine, et plus je vous admire.
Tantôt l’œil vif et gai vous faites le Galant,
Tantôt morne et pensif vous faites le dolent ;
Ici l’air enjoué vous contez des merveilles,
Là de soupirs aigus vous percer les oreilles,
Je m’y laisse duper moi-même assez souvent,
Vous pleurez, vous riez, et tout cela du vent.
Quels tours de passe-passe !

Oronte

Et mon humeur t’étonne ?

Cliton

Je n’en connu jamais de si Caméléonne,
Chaque objet lui fait prendre un jeu tout différent.

Oronte

C’est ainsi que l’amour jamais ne me surprend,
Je le brave, et par là rendant ses ruses vaines,
J’en goûte les douceurs sans en sentir les peines.

Cliton

Quoi, donner tout ensemble et reprendre son cœur,
C’est amour ?

Oronte

C’est amour, Cliton, et du meilleur.

Cliton

Mais l’Amour, n’est-ce pas une ardeur inquiète,
(Car si j’y suis Grec depuis que j’en tiens pour Lisette.)

Un frisson tout de flamme, un accident confus,
Qui brouille la cervelle, et rend l’esprit perclus,
Une peine qui plaît encor qu’elle incommode ?

Oronte

C’est l’amour du vieux temps, il n’est plus à la mode.

Cliton

Il n’est plus à la mode ?

Oronte

Il est lourd et grossier.

Cliton

Que faut-il faire donc pour le modifier ?

Oronte

Ma conduite aisément te lèvera ce doute.
Examine-la bien.

Cliton

Ma foi, je n’y vois goutte ;
Si vous voulez m’instruire, il faut mieux s’expliquer.

Oronte

Écoute pour cela ce qu’il faut pratiquer.
Avoir pour tous Objets la même complaisance,
Savoir aimer par cœur et sans que l’on y pense,
En conter par coutume et pour se divertir,
Se plaindre d’un grand mal et n’en point ressentir,
En faire adroitement le visage interprète,
N’avertir point son cœur de quoi que l’on promette,
D’un mensonge au besoin faire une vérité,
Se montrer quelquefois à demi transporté,
Parler de passion, de soupirs et de flammes,
Et pour ne risquer rien en pratiquant les femmes,
Les adorer en gros toutes confusément,
Et les mésestimer toutes séparément.
Voilà la bonne règle.

Cliton

Ô la haute science !
Vous savez de l’amour tirer la quintessence.
N’importe, pour Lisette avisez, tout ou rien,
Songez pour elle-même à lui vouloir du bien,
Autrement…

Oronte

Sans colère ; un jour ou deux peut-être
Me feront consentir à t’en laisser le Maître,
Je ne suis pas encor dépourvu tout à fait,
Dorotée est fidèle, et j’en suis satisfait.

Cliton

Mais Éraste caché fait assez voir qu’on l’aime ?

Oronte

J’ai su toute l’intrigue.

Cliton

Et de qui ?

Oronte

De lui-même,
Que retournant chez lui hier soir assez tard,
Il s’étoit à sa porte arrêté par hasard,
Que la trouvant ouverte, et la croyant entendre,
Seule avec sa Suivante il l’avoit pu surprendre,
Et qu’à peine il goûtoit un entretien si cher,
Que son Père frappant on l’avoit fait cacher.
Vois s’il m’en doit rester quelque scrupule en l’âme.

Cliton

Vous êtes né coiffé.

Oronte

Le bon est pour Florame.
S’il brûloit de savoir qui possède son cœur,
C’étoit pour Dorotée, et non pas pour sa Sœur,
Si bien que lui contant par quelle tyrannie
Lui donnant Dorotée on l’arrache à Lucie,
Je l’ai vu prêt soudain de répondre à ses vœux,
S’il rompoit un Hymen si contraire à ses feux.
Là Florame passant, bons Amis, et sans peine,
À l’amour qui les pique ils ont donné leur haine,
Et par ce doux accord leurs différents cessés,
Devant moi sans contrainte ils se sont embrassés.

Cliton

De sorte que Lucie à Florame est acquise ?

Oronte

Oui, son Frère y consent, et par mon entremise.

Cliton

Vous ne la verrez plus ?

Oronte

Moi ? Comme auparavant.

Cliton

Mais elle vous endort d’un espoir décevant,
Et tandis qu’autre part sa franchise arrêtée
Fait voir…

Oronte

J’en crus bien hier autant de Dorotée,
Et cependant, Cliton, je le crus faussement.

Cliton

Mais celle-ci, Monsieur, vous fourbe apparemment.

Oronte

Peut-être suis-je encor trompé par l’apparence.

Cliton

Quoi, vous croyez Florame assez…

Oronte

Vois qu’il s’avance ;
J’en puis fort aisément sur l’heure être éclairci.


Scène II

ORONTE, FLORAME, CLITON.

Oronte

Vous voilà satisfait, tout vous a réussi ?

Florame

Oui, mais ce n’est pas tout d’avoir gagné le Frère,
Votre secours, Ami, m’est encor nécessaire.
En vain j’ai cru secret mon hymen prétendu,
Ce bruit pour mon malheur n’est que trop répandu,
Et l’aimable Lucie en est persuadée,
Jusqu’à croire ma flamme une flamme fardée.
Vous, que notre amitié fait lire dans mon cœur,
Voyez ce cher Objet, combattez sa rigueur,

Chassez de son esprit un soupçon qui m’outrage,
Et ne dédaignez pas d’achever votre ouvrage.

Oronte

Est-ce pour me jouer que vous parlez ainsi ?
Si vous aimez Lucie, elle vous aime aussi.
Vous donner rendez-vous à l’insu de son Frère
C’est da la passion une preuve assez claire.
Et vous osez vous plaindre ? Ah, vous me surprenez.

Cliton, bas.

Lui sait-il finement tirer les vers du nez ?

Florame

Puisque vous rien cacher seroit commettre un crime,
Sachez que son amour ne passe point l’estime,
Et que ce rendez-vous qui me fait croire heureux,
N’étoit qu’un trait hardi de mon cœur amoureux.
À de telles faveurs bien loin qu’elle consente,
J’avois par mes présents suborné sa Suivante,
Qui, sans qu’elle en sût rien, me devoit hier au soir
Donner chez elle entrée, et me la faire voir ;
Et ce fut la raison qui me rendit facile
À quitter un dessein plus dangereux qu’utile ;
En vain sans cet abus vous m’en eussiez prêté.

Oronte

Je vous croyois sans doute un peu plus avancé ;
Mais ayant su lever le plus fâcheux obstacle,
Nous n’avons pas besoin de consulter l’Oracle,
La victoire est à nous, et j’ose m’en vanter.

Florame

Vous ayant pour second j’aurois tort d’en douter.
Cependant son accueil, après l’aveu d’un frère,
Me va faire savoir ce qu’il faut que j’espère.


Scène III

ORONTE, CLITON.

Oronte

Et bien, Cliton ?

Cliton

J’entends.

Oronte

Parle, ai-je été trompé ?

Cliton

Pas trop.

Oronte

Et l’apparence ?

Cliton

Elle m’avoit dupé,
Lucie est toute à vous ; mais quoi qu’on puisse dire,
Vous êtes en adresse un redoutable Sire,
Et le diable qui met vos péchés en écrit,
S’il n’en oublie aucun, doit avoir de l’esprit.
Qui tombe entre vos mains, garde le stratagème.
Enfin Lucie…

Oronte

Enfin doutes-tu si je l’aime ?

Cliton

Fort bien. Et Dorotée ?

Oronte

Encore plus que jamais.

Cliton

Vous allez donc bientôt laisser Lisette en paix ?

Oronte

Oui, sa maigre beauté n’a plus rien qui me tente,
On la souffre au besoin quand la place est vacante ;
Faute de mieux…

Cliton

De mieux ? Ah, Monsieur, parlez bien.
Hors pour un pis-aller Lisette ne vaut rien,
Et c’est faute de mieux qu’à la montre elle passe !


Scène IV

ORONTE, LISETTE, CLITON.

Il fouille dans sa poche.

Lisette

Vraiment, Monsieur Cliton, vous avez bonne grâce.
Lisette un pis-aller ? C’est tout ce qu’elle vaut ?

Cliton

Me voici bien logé.

Oronte

Laisse-là ce Maraud ?
Piqué de jalousie à cause que je t’aime,
Il tâche à te noircir.

Cliton

Moi ? Monsieur.

Oronte

Oui, toi-même.

Cliton

Voyez le filoutage.

Lisette

Ainsi…

Cliton

Foi de Cliton.

Lisette

Va, j’ai trop bien ouï.

Cliton

Tu m’as changé le ton.

Lisette

C’est donc faute de mieux qu’à la montre je passe ?

Cliton

Je l’ai dit en fausset, et tu l’as pris en basse ?

Oronte

Si tu veux l’écouter, il parlera toujours.

Cliton

Que je puisse…

Oronte

Tais-toi.

Cliton

Voici de ses détours,
Charge tout, j’ai bon dos.

Oronte

Donc, aimable Lisette,
Tu fais si peu d’état d’une amour si parfaite ?
Si longtemps sans me voir ! Ah, ce m’est un tourment…

Lisette

Je le crois.

Cliton, bas.

Gardons-nous de l’ennoblissement.

Oronte

Ton agréable humeur prend tout en raillerie,
Mais je te suis en vain suspect de flatterie.
Crois-moi, quand quelque Objet peut s’acquérir mes soins ;
Que j’y songe deux fois…

Lisette

Vous l’aimez pour le moins.
Voyez, j’aide à la lettre.

Oronte

Ah, douter de ma flamme,
C’est…

Lisette

Non, non, je me crois bien avant dans votre âme,
Mais votre amour pourtant n’est chez moi qu’en dépôt,
Et je cours grand hasard de le rendre bientôt.
Ma Maîtresse…

Oronte

Tu crois que sa beauté me pique,
Va, si mon soin jamais à la servir s’applique…

Lisette

Vous la vîtes donc hier pour la dernière fois ?

Oronte

Je m’y forçai pour toi, vois ce que tu me dois.

Lisette

Pour moi ?

Oronte

Rien n’est plus vrai.

Lisette

C’est là donner des vôtres.

Oronte

Quoi, tu ne me crois point ?

Lisette

Vous en savez bien d’autres.

Oronte

Ah non, encor un coup je te jure ma foi
Que je ne la vis hier que pour l’amour de toi.
J’ai pour son entretien une haine mortelle ;
Mais ayant découvert ta retraite chez elle,
Quoique assuré d’y voir un Objet odieux,
J’y courus sur l’espoir de te parler des yeux ;
Tu n’eusses pas manqué d’entendre ce langage ?

Lisette

Que vous êtes subtil et fait au badinage !
Vous la trouvâtes seule ?

Oronte

Aussi pour m’en venger,
Je ne m’étudiai qu’à le faire enrager.
J’eus des respects pour elle aussi rares qu’étranges,
Et pensai l’accabler à force de louanges ;
Mais elle me perdoit, tant mon style étoit haut.

Lisette

Vous pourrez aujourd’hui réparer ce défaut,
Elle veut vous parler, et je viens vous le dire.
Dépêchez, suivez-moi.

Oronte

Tu prends plaisir à rire.

Lisette

Non, elle vous attend, et doit vous avertir
Lorsque vous la verrez…

Oronte

Je n’y puis consentir.

Lisette

Il le faut ; voulez-vous lui laisser quelque ombrage
Que j’aie osé manquer à faire son message ?

Oronte

J’aurai bien à souffrir.

Lisette

Allez, j’y prendrai part.

Oronte

Je n’irai qu’à regret, je te parle sans fard,
Et je crois qu’aisément tu te le persuades ;
Mais dans cette entrevue observe mes œillades,
Au moindre mot d’amour jette les yeux sur moi,
Et quoi que je lui dise, explique tout pour toi.

Lisette

Je n’y manquerai pas, votre affaire vaut faire.

Oronte

Tu railles.

Lisette

Comme vous.

Oronte

Ah, je t’aime, Lisette,
Et pour te faire voir que dans ton entretien
Je trouve et mes plaisirs et mon souverain bien,
Que vivre sous tes lois est ma plus grande gloire,
Tiens…

Lisette

Vous m’en diriez tant que je vous pourrois croire.

Oronte

Le temps découvrira ce qui semble caché.

Cliton

Ma noblesse s’avance, on conclut le marché.
Je n’en puis plus, holà.

Oronte

Quel Démon te possède ?

Cliton

Presque à tous accidents vous savez bon remède,
Daignez ma faire grâce, et m’accorder un point.

Oronte

Qu’est-ce ?

Cliton

Faites, Monsieur, que je n’enrage point.

Oronte, apercevant Lucie.

Si… mais, que vois-je ?

Cliton

Bon, voici quelque ressource.

Lisette, bas.

La fâcheuse rencontre ! Il resserre sa bourse.

Oronte, à Lisette.

Quoi que j’ose conter ne t’en étonne pas,
Nous en rirons ensemble.

Lisette, bas.

Il faut franchir le pas,
L’espoir de son présent à tarder me convie.


Scène V

ORONTE, LUCIE, LISETTE, CLITON.

Oronte

Je puis donc vous revoir, adorable Lucie ?

Lucie

La joie en est commune, et c’est avec regret
Que je vous dois quitter la douceur du secret.
Vous étiez, je m’assure, en haute confidence ?

Oronte

Quoi, vous me soupçonner de quelque intelligence,
Et croyez sa rencontre un secret entretien ?
Cliton sait…

Cliton

Oui, mon Maître est un amant de bien.

Lucie, montrant Lisette.

Donc ce nouvel Objet qui paroît à ma honte…

Cliton

Il lui parloit d’amour, mais c’étoit pour mon compte.

Oronte

Si vous croyez ce fou…

Lucie

Je sais ce que je vois,
Et suis bien résolue à n’en croire que moi.

Oronte

Quoi donc, c’est tout de bon que vous jurez ma perte ?

Lucie

La persécution que pour vous j’ai soufferte,
Quand un Frère obstiné pour Florame aujourd’hui…

Oronte

Aussi sans vanité vaux-je un peu mieux que lui,
L’obéissance irait à votre préjudice,
Et vous vous obligez en me rendant justice.

Lucie

Gardez que pour punir votre présomption,
Je n’ose enfin la rendre à son affection.

Oronte

Quitte de trois soupirs à grossir l’ordinaire.
Mais consultez-vous bien avant que d’en rien faire,
Surtout, de votre cœur obtenez-en l’aveu.

Lucie

Quoi, ma perte en effet vous toucheroit si peu ?

Oronte

Quoi, vous vous trahiriez, et j’aurois la folie
De me donner en proie à la mélancolie ?
S’en pique désormais qui voudra s’en piquer.
La douleur hier au soir me pensa suffoquer,

De Florame et de vous ayant su la pratique,
Je vins au rendez-vous, confus, mélancolique,
J’y pleurai, j’y gémis, soupirai de mon mieux,
Et fis ce que je pus pour mourir à vos yeux ;
Mais j’en trouve l’usage un peu trop incommode,
Et tiens qu’il n’est rien tel que d’aimer à la mode.

Lucie

Dites à votre mode, en trompeur, en ingrat.

Oronte

L’amour en est plus gai s’il est moins délicat,
Et quand on s’y résout, jamais de jalousie,
Jamais…

Lucie

Donc sans raison mon âme en est saisie,
Et je dois démentir le rapport de mes yeux ?

Oronte

Les détourner à gauche est quelquefois le mieux.
Faisons que cette règle entre nous soit commune
Vivons à cœur ouvert, sans défiance aucune,
L’un l’autre sans soupçon croyons-nous sur la foi,
Je n’en n’ai point de vous, n’en ayez point de moi.
Quand je vous le dirai, croyez que je vous aime,
Quand vous me le direz, je le croirai de même ;
Tant qu’ainsi nous vivrons notre marché tiendra,
Au moindre changement notre marché rompra.

Lucie

Le véritable amour a des lois plus sublimes,
Nous en ferions un monstre en suivant ces maximes.

Oronte

Les suivant comme il faut, nous ferions seulement
Qu’il seroit un plaisir, et non pas un tourment.

Lucie

Ah ! Qui dans son amour voit le moindre partage,
S’il n’en meut de douleur, doit manquer de courage.

Oronte

S’il falloit qu’en effet cette maxime eût cours,
Nous serions en danger de mourir tous les jours.

Est-il légèreté comparable à la vôtre ?
Tout le sexe est changeant, hier l’un, aujourd’hui l’autre.

Lucie

Feignez pour mieux fourber de craindre ce malheur ;
Mais combien après tout en sont morts de douleur ?
À ces fâcheux revers combien n’ont pu survivre ?

Oronte

L’exemple est dangereux, je renonce à le suivre.

Lucie

Pour un si bel effort votre cœur est trop bas.

Oronte

L’entreprenne qui veut, je lui cède le pas.
Quand je mourrois pour vous d’angoisse et de martyre,
Et que deux ou trois jours on vous entendroit dire,
C’étoit un brave Amant, c’est pour moi qu’il est mort,
Hélas ! J’en ai regret : J’y gagnerois très fort.

Lucie

N’est-ce rien qu’acquérir une illustre mémoire ?

Oronte

Me préserve le Ciel d’une si triste gloire.

Lucie

Cependant, vous direz encor que vous m’aimez ?

Oronte

Consultez-en mon cœur, ce cœur que vous charmez.


Scène VI

ORONTE, ERASTE, LUCIE, LISETTE, CLITON, LISTOR.

Oronte s’en va par un côté, et incontinent après, Lucie s’en va par l’autre.

Eraste, à Listor.

Ils s’adorent, te dis-je, on me l’a fait connoître.

Lucie, abaissant sa coiffe.

Voici mon Frère, Ô Dieux !

Eraste

Mais je le vois, le traître !

Listor

Une Dame avec lui…

Eraste

Je n’en saurois douter,
C’est Dorotée.

Lucie, à Oronte.

Enfin songez à me quitter.

Erastz, montrant Lisette à Listor.

Cette nuit au jardin conduit par sa suivante,
Je la reconnois trop.

Oronte, à Lucie.

Faut-il que j’y consente ?

Lucie

Oui, je veux qu’avant moi vous partiez de ce lieu,
Ne perdez pas de temps, et me dites adieu.

Oronte

J’obéis. Toi, Cliton…

Cliton

Que faut-il encor faire ?

Oronte

Arrête ici Lisette, et l’oblige à se taire,
Promets-lui pour cela tout ce que tu voudras.

Listor, à Éraste.

Elle s’en va.

Eraste

L’ingrate ! Il faut suivre ses pas,
Car sans doute à dessein sa Suivante est restée
Afin de me nier que ce soit Dorotée ;
Mais la suivant de loin je rends vains tous ses traits.


Scène VII

CLITON, LISETTE.

Cliton

De quel air me prendrai-je à faire le mauvais ?

Lisette

Cliton.

Cliton

Point de quartier.

Lisette

Quoi, tu fais le sévère ?

Cliton

Va te pourvoir ailleurs.

Lisette

Tu gardes ta colère,
Cliton ?

Cliton

Oui, je la garde, et la garderai bien.

Lisette

Regarde-moi.

Cliton

Non.

Lisette

Mais…

Cliton

Je n’en rabattrai rien.

Lisette

Tu m’abandonnerois, toi que met hors de mise
Ton poil déjà grison, et ta nasillardise ?
Tu m’abandonnerois, moi que tu ne vaux pas,
Moi dont un monde entier adore les appas,
Moi dont tu vois l’amour à l’envi poursuivie
Faire qu’on te regarde avec un œil d’envie,

Enfin moi qui m’abaisse à t’aimer…

Cliton

Enfin toi
Qui rends ma bourse nette, et te moques de moi.

Lisette

C’est aussi par tes dons qu’on me voit si poupine.

Cliton

Diable je t’appréhende, et ta chienne de mine.
À présent devant moi tu prends des libertés
Qui refroidissent bien mes libéralités,
Chacun t’en vient conter.

Lisette

Oui, mais pour des paroles,
Sans rien donner de plus, j’attrape des pistoles.

Cliton

Et par cette raison je m’en dois consoler ?

Lisette

Cliton, parlons François au lieu de se quereller.
Tu connois mon humeur, tu connois ma méthode,
J’aime à changer d’habits, j’aime à suivre la mode,
J’achète tous les jours quelque meuble nouveau,
Je fais couper, tailler, et toujours du plus beau.
Tantôt cher le Mercier, tantôt chez la Lingère,
Et tant que j’ai de quoi je ne l’épargne guère.
Vois-tu bien ? Cela coûte, et tant d’ajustement
Ne se fait ni par sort ni par enchantement.
Tes gages, quels qu’ils soient, à peine sont capables
De me fournir de gants et de nippes semblables,
Et si je ne souffrois qu’on m’en contât un peu,
Je viendrois au rabois, ou je jouerois beau jeu.

Cliton

C’est bien fait, mais viens ça, dis-moi quels avantages
Jusqu’ici j’ai trouvés à te donner mes gages.
Pour toi de jour en jour ma passion s’accroît,
Et je ne t’ose encor toucher le bout du doigt.

Lisette

Ne suffit-il pas de savoir que je t’aime ?

Cliton

Tu m’aimes !

Lisette

En douter, c’est te tromper toi-même,
Tu le vois trop.

Cliton

J’ai donc la berlue en amour.

Lisette

Je soupire pour toi plus de dix fois par jour.

Cliton

C’est un grand réconfort à soulager une âme.

Lisette

Estimes-tu si peu ces marques de ma flamme ?

Cliton

C’est toujours mieux que rien, mais parlons franchement.
L’Amour, comme tu sais, est un enfant gourmand.
Et pour rassasier sa faim trop convoiteuse,
Je trouve des soupirs une viande bien creuse.

Lisette

Je perds temps avec toi, tu n’aimes qu’à jaser,
Et tes sottes raisons ne font que m’amuser.
Adieu.

Cliton

Dis-moi, ta langue est-elle mercenaire,
Et pour vingt écus d’or te voudrois-tu bien taire ?

Lisette

Au lieu d’une cent fois.

Cliton

L’effort est grand pour toi.

Lisette

J’en viendrai bien à bout, repose-t’en sur moi.
Peux-tu me les donner ?

Cliton

Oui, j’en ai charge expresse,
Si tu retiens ta langue auprès de ta Maîtresse.
Mon Maître…

Lisette

Je tairai son infidélité.
Voyons donc ton argent.

Cliton

Il n’est pas bien compté.

Lisette

Quoi ! Les vingt écus ne sont qu’en espérance ?

Cliton

J’en répons, que t’importe !

Lisette

Ô la bonne assurance !
Va, crois que de ce pas je vais la détromper.

Cliton

Garde aussi qu’il ne sache à son tour t’attraper.

ACTE V



Scène I

ARGANTE, DOROTEE.

Dorotée

Mais du moins attendez que mon âme étonnée
Ait pu se disposer à ce triste Hyménée,
Et sans précipiter…

Argante

Vous espérez en vain
M’obliger par prière à changer de dessein,
Je vois quel est le vôtre, et je lis dans votre âme.
J’ai donné ma parole au Père de Florame,
Il faut que je la tienne, il m’en presse, et je veux,
Que dès demain l’Hymen vous unisse tous deux.

Dorotée

Mais vous voyez de moi qu’il tient si peu de compte,
Qu’à peine…

Argante

C’est l’effet du bruit qui court d’Oronte.
On dit qu’il vous en veut, et Florame alarmé
Semble craindre aujourd’hui de n’être pas aimé,
Je le remarque trop à son inquiétude ;
Et comme ce faux bruit lui porte un coup bien rude,
Pour le faire avorter et le voir satisfait,
De cet heureux Hymen je dois presser l’effet.
Songez-y donc, adieu, je vais trouver son Père,
Pour aviser ensemble à ce qu’il faudra faire.

Dorotée, seule.

Vous résoudrez en vain cet Hymen odieux,
Dans le choix d’un Mari je ne crois que mes yeux.
Mais Lisette revient ; Amour prends ma défense.


Scène II

DOROTEE, LISETTE.

Dorotée

J’attendois ton retour avec impatience.
Et bien, l’as-tu trouvé ? Que t’a-t-il répondu ?
Parle.

Lisette

Je l’ai trouvé tout ensemble et perdu.

Dorotée

Il auroit refusé d’écouter ton message ?

Lisette

Vous ne connoissez pas encor le Personnage.
Il sait trop pour cela comme on vit aujourd’hui.

Dorotée

Dis-moi donc promptement, que croirai-je de lui ?
Sait-il que je l’attends ? Viendra-t-il ? Le verrai-je ?

Lisette

Sans doute qu’il viendra, mais gardez-vous du piège,
Et si vous m’en croyez, rendez-lui de grand cœur
Fleurette pour fleurette, et douceur pour douceur.
Ne vous engagez point plus avant qu’il s’engage.

Dorotée

Qui te peut obliger à tenir ce langage ?
Est-il fourbe ? Inconstant ?

Lisette

Je ne sais ce qu’il est.
Mais vous en jugerez, écoutez s’il vous plaît.
Nous nous sommes l’un l’autre aborder dans la rue,
Où me riant au nez aussitôt qu’il m’a vue,
Avecque tant de joie il est vers moi couru
Qu’à bon escient pour vous je l’ai jugé féru.
Même chose à l’ouïr ; d’abord, toute assurance
De ne sortir jamais de votre obéissance,

Mais à peine pour vous il me vantoit son feu,
Qu’une Dame arrivant, c’est là le beau du jeu.
Sans dire quoi ni qu’est-ce, au mépris de sa flamme,
Le causeur est allé lui chanter même gamme,
Et sur l’heure à mes yeux sans autre compliment
S’est mis à cajoler fort gracieusement.

Dorotée

Quoi, devant toi l’ingrat auroit eu l’impudence
De mettre lâchement au jour son inconstance,
De lui parler d’amour ?

Lisette

Oui, vous dis-je, à mes yeux.

Dorotée

Il fourbe donc, le traître ?

Lisette

Il s’y connoît des mieux.

Dorotée

Mais cette Dame enfin qu’est-elle devenue ?
Achève.

Lisette

Après l’avoir longtemps entretenue,
Tout à coup (mais sans doute ils l’avoient concerté)
Ils ont tiré tous deux chacun de leur côté.

Dorotée

Et pour savoir son nom tu ne l’as point suivie ?

Lisette

Je l’ai tâchée, Madame, et j’en brûlois d’envie,
Mais le valet d’Oronte a rompu mon dessein,
Qui m’ayant su couler quelque douceur en main
Pour arrhes qu’il feroit encore tout autre chose,
M’a promis monts et vaux moyennant bouche close ;
Mais moi, Sachons un peu pour qui vous me prenez,
Puis lui jetant soudain ses écus d’or au nez,
Va, maroufle, ai-je dit, je ne suis point traîtresse,
Et ne sais ce que c’est que vendre ma Maîtresse.
Si j’ai besoin d’argent, sans lui manquer de foi,
Elle en a de réserve et pour elle et pour moi.
Alors si contre lui j’eusse cru mon courage…

Dorotée

Ton zèle me ravit.

Lisette

Je pétillois de rage.
Moi, vous trahir ! Vous vendre ! Ô qu’il s’adressoit bien !
Il auroit pu m’offrir…

Dorotée

Va, tu n’y perdras rien.
Admire cependant aux termes où nous sommes
Combien j’avois raison de haïr tous les hommes,
Puisque Oronte, en faveur de qui ce triste cœur
Relâchoit un orgueil qui fait tout mon bonheur.
Cet Oronte me fourbe, il me joue, il me brave,
Et pris en d’autres fers, feint d’être mon esclave.
Mais qu’à propos sa feinte a su se découvrir !
Avec ce lâche Amant j’étois prête à m’ouvrir,
À prendre son avis pour rompre un Hyménée…

Lisette

Vous l’espérez en vain, la parole est donnée.
Votre Père vous presse, et pourra tout sur vous.

Dorotée

Il a beau me presser, malgré ces rudes coups…

Lisette

Mais Florame lui plaît, il le souhaite, il l’aime.

Dorotée

Florame en un besoin m’y servira lui-même.
Pour rechercher jamais cette triste union,
Il est trop averti de mon aversion.
En vain de nos Vieillards l’impuissante manie
Veut sur nos volontés user de tyrannie,
Dans toutes nos froideurs l’un et l’autre d’accord,
De leur autorité nous craignons peu l’effort.
Mais qui ferme la porte, et que prétend-on faire ?


Scène III

DOROTEE, LUCIE, LISETTE.

Lucie, avec sa coiffe abattue.

Madame, sauvez-moi des poursuites d’un frère.
Il tache à me connoître, et son esprit jaloux
De quelque promenade est peut-être en courroux.
En vain par cent détours, allant de rue en rue,
J’ai cru que dans la presse il me perdroit de vue,
Il m’a toujours suivie, et marchant sur mes pas
M’a contrainte à la fin, pour ne me perdre pas,
D’entrer ainsi chez vous, où j’implore votre aide
Pour trouver à ma crainte un assuré remède.
Connaissez qui le cherche.

Dorotée

Ah, Lucie, est-ce vous ?

Lucie

C’est moi que le chagrin d’un Frère trop jaloux…
Mais il frappe déjà ; pour me servir d’asile,
Feignez de revenir maintenant de la Ville.
Je vous laisse ma coiffe.

Dorotée

Il faut donc vous cacher.

Lucie

J’entre ici.

Lisette, à Dorotée.

Savez-vous…

Dorotée

Veut-on se dépêcher ?
Qu’on ouvre.

Lisette, allant ouvrir.

Elle a beau faire, elle payera la dette.

Dorotée

Que croira-t-il de moi ?


Scène IV

ERASTE, DOROTEE, LISETTE.

Lisette sort, et rentre sur la fin de la Scène.

Dorotée, donnant sa coiffe à Lisette comme feignant de revenir de la Ville.

Prends ma coiffe, Lisette.

Eraste

Pardonnez un abord qui me rendra suspect
De manquer envers vous d’amour et de respect,
Je suis mon désespoir, et ne retiens qu’à peine
Les flots impétueux du courroux qui m’entraîne.

Dorotée

Votre mauvaise humeur aujourd’hui me surprend,
Je croyois votre esprit dans un calme si grand,
Qu’aux plus rudes assauts toujours inébranlable,
Du moindre emportement vous fussiez incapable.

Eraste

Je le suis pour tout autre, et trop d’amour pour vous
Est cause…

Dorotée

Quoi, je suis l’Objet de ce courroux ?

Eraste

Niez l’ingrat mépris dont vous payez ma flamme,
Niez que mon rival puisse tout sur votre âme,
Que de vos trahisons mes yeux soient les témoins.

Dorotée

Croyez-moi, vous rêvez, Éraste.

Eraste

Mais du moins
Vous tomberez d’accord qu’on peut vous avoir vue
Dans quelque confidence au milieu de la rue ?

Dorotée

Moi ?

Eraste

Je vous ai suivie après vos adieux faits,
J’en crois mes yeux.

Dorotée

Vos yeux…

Eraste

Ils ne mentent jamais.
Mais pour vous mieux convaincre, et vous couvrir de honte
Peut-être il suffira de vous nommer Oronte.

Dorotée

Oronte ?

Eraste

Oui, cet amant avec qui vous étiez,
Qui vous faisois sa cour, et que vous écoutiez.
Le nierez-vous encor ?

Dorotée, bas.

Je sers donc ma Rivale !
Ô Ciel ! Quelle surprise à la mienne est égale !

Eraste

De votre trahison ce silence est l’aveu.
Enfin j’ouvre les yeux pour éteindre mon feu,
J’adorois une ingrate, et le Ciel favorable,
Pour me désabuser, me l’a fait voir coupable.

Dorotée

C’est aller trop avant, mais par bonté, je crois
Que vous ne savez pas que vous parlez à moi,
Et veux bien excuser les chaleurs indiscrètes
Qui vous font oublier qui je suis, qui vous êtes,
Et qui de ce reproche armant votre courroux,
Ne vous permettent pas de bien penser à vous.

Eraste

Je n’y pense que trop, et si je vous accuse…

Dorotée

Quoi, vous continuez ! J’en suis pour vous confuse,

Votre raison, Éraste, est sans doute en défaut,
Mais sachons qui vous porte à prendre un ton si haut.
Oronte, dites-vous, a su touchez mon âme ?
Est-ce un crime pour moi que d’estimer sa flamme ?
Que vous ai-je promis qui m’en doive empêcher ?
Quels serments violés m’osez-vous reprocher ?
Si pour grande faveur vous comptez une lettre,
À votre vanité cessez de trop permettre.
J’aime à donner la baye, et pour la pousser loin,
J’écrirois cent billets s’il en étoit besoin.
Vous régalant ainsi je n’ai cherché qu’à rire,
Les termes en font foi, vous n’avez qu’à bien lire.

Eraste

Quoi, me railler encor ! C’est donc là tout le fruit
Qu’une flamme si pure à la fin m’a produit ?
Après deux ans perdus en devoirs, en services…

Dorotée

Ces devoirs quelquefois tiennent lieu de supplices.

Eraste

Votre orgueil envers moi ne se peut démentir,
Vous me tirez d’erreur, et j’en veux bien sortir.
De l’infidélité ne craignez point la honte,
Abandonnez Éraste, et vivez pour Oronte.
Je romps mes tristes fers que j’estimai si doux,
Et pour ne rien garder qui me parle de vous,
Ce billet, dont l’appas avoit pu me surprendre,
J’en faisois un trésor, je m’ose à vous le rendre.

Dorotée

Ce sera m’obliger, donnez donc promptement.

Eraste

Oui, je vous le rendrai, n’en doutez nullement,
Je cours chez moi, Madame, et je vous le rapporte.


Scène V

DOROTEE, LISETTE.

Lisette

Et bien, le Ciel enfin vous rit de bonne sorte ?
Celle dont je parlois, la rivale Beauté
À qui le fourbe Oronte a si bien protesté,
Elle est entre vos mains, la voulez-vous plus belle ?

Dorotée

Je le sais, cependant je soutiens sa querelle.

Lisette

J’en ai tantôt souffert, mais à présent il faut…

Dorotée

Elle pourroit t’ouïr, ne parle point si haut.

Lisette

Madame, elle n’a garde, elle est trop éloignée.
Jusque dans le jardin sa crainte l’a menée.
Où pour vous rendre grâce elle attend mon retour ;
Je l’y viens de quitter.

Dorotée

Pour venger mon amour,
Et donner prompt obstacle aux desseins de mon traître.
Il faut adroitement… mais que vois-je paroître ?


Scène VI

DOROTEE, LISETTE, CLITON.

Cliton rentre.

Cliton

Lisette.

Lisette

C’est Cliton. Ton Maître tarde bien.

Cliton

Peut-il entrer ?

Lisette

Oui, va.

Cliton

Mais…

Lisette

Qu’il ne craigne rien.
Le bonhomme est sorti, qu’il vienne.

Dorotée

Enfin, Lisette,
Tu vois qu’en mes filets l’un et l’autre se jette.
Si leur amour est né du mépris de mes feux,
Je saurai d’un seul coup me venger de tous deux.

Lisette

Mais suivant les transports de votre jalousie,
Gardez…

Dorotée

Dans le jardin va retrouver Lucie,
Puis lorsque tu croiras qu’Oronte soit ici,
Fais-l’en sortir soudain pour y venir ici,
Et sur le point d’entrer arrête-la de sorte
Qu’elle nous puisse entendre étant à cette porte.
Il ne manquera pas de me parler d’amour,
Alors, laisse-moi faire, à beau jeu beau retour.

Lisette

L’appas est délicat, vous l’y pourrez surprendre.

Dorotée

Va donc vite, aussi bien je crois déjà l’entendre.
Le voici.


Scène VII

ORONTE, DOROTEE, CLITON.

Cliton

Quoi, Monsieur…

Oronte

Oui, je te le promets,
J’y renonce, et Lisette est à toi désormais.

Cliton

De bon cœur ?

Oronte

De bon cœur et sans réserve aucune.

Cliton

Grand merci, maintenant poussez votre fortune.

Oronte, à Dorotée.

Quelque cher que me soit l’honneur que je reçois,
Je veux mal aux bontés que vous avez pour moi,
Puisque attendu de vous, l’on peut mettre en balance
Si je viens par amour, ou bien par complaisance,
Et que votre ordre exprès peut faire présumer
Que c’est vous obéir, et non pas vous aimer.

Lisette, paraissant avec Lucie qu’elle oblige incontinent de rentrer.

Un Cavalier, madame, est encore avec elle ;
Demeurez.

Lucie

C’est Oronte ! Ah ! L’ingrat ! L’infidèle !

Dorotée

Me surprendre d’abord avec ce compliment,
C’est prévenir ma plainte assez adroitement.

Vous-même apprenez-moi ce qu’il faut que j’en croie.

Oronte

Vous le pouvez connoître à l’éclat de ma joie.

Dorotée

J’en soupçonne l’adresse.

Oronte

Avec peu de raison.

Dorotée

Souvent un beau dehors cache une trahison.

Oronte

Pour plus de sûreté n’en croyez que vous-même,
Consulter votre cœur, il sait si je vous aime.

Dorotée

Il m’en fait donc secret.

Oronte

Moins que vous ne pensez,
Si vous daignez l’entendre il vous en dit assez ;
Et d’ailleurs ce devoir dont mon amour s’acquitte…

Dorotée

Peut-être étant forcé n’est pas de grand mérite.

Oronte

L’hommage que je rends aux yeux qui m’ont blessé
Passeroit-il chez vous pour un devoir forcé ?
Cet hommage si pur, sans mélange, sans tache,
Et qui n’a rien en soi de honteux ni de lâche ?

Dorotée

Vous l’élevez bien haut.

Oronte

N’en ai-je pas sujet
Puisque de mon amour vos vertus sont l’objet,
Qu’en vous est le motif qui fait que je vous aime,
Et que c’est seulement à cause de vous-même ?

Dorotée

Je puis donc m’assurer qu’il durera toujours,
Ce rare et digne amour qui de moi prend son cours,
Car encor que du temps le pouvoir soit extrême,
Me peut-il faire enfin cesser d’être moi-même ?

Oronte

Aussi me feriez-vous un outrage mortel,
D’attendre moins de moi qu’un hommage éternel.

Dorotée

Vous en parlez, ce semble, avec tant de franchise,
Que j’ai quelque sujet de craindre une surprise.

Oronte

Quoi, vous vous défiez de ma sincérité ?

Dorotée

On hasarde à tout croire avec légèreté.

Oronte

Mais un espoir fondé sur de si grands mérites
Trahit qui le soutient en souffrant des limites,
Il doit se tout promettre, et sur ce ferme appui
Prétendre à tous les cœurs qu’il croit dignes de lui.

Dorotée

C’est ainsi qu’aussitôt que le vôtre soupire,
Il se tient assuré de tout ce qu’il désire ?

Oronte

C’est ainsi que sans crainte et sans émotion
Je vois briguer sous-main votre inclination ;
Je vous rends mes respects, Éraste vous proteste,
Vous avez de bons yeux, qu’ai-je à douter du reste.

Dorotée

Vos mérites vous sont un présage assuré
D’emporter la balance, et d’être préféré.

Oronte

D’une ou d’autre façon je sais me satisfaire.
Je me donne à l’objet dont le choix me préfère,
Et quand l’heure d’un tel choix ne tombe point sur moi
L’on montre une âme basse, et je reprends ma foi.

Dorotée

M’accuseriez-vous bien d’une telle bassesse,
Et ce reproche adroit est-ce à moi qu’il s’adresse ?

Oronte

Un peu trop de scrupule à votre amour est joint.
Des termes si communs ne vous regardent point

Mais j’entends du bruit.

Dorotée, contrefaisant l’étonnée.

Où ?

Oronte

Vous semblez inquiète,
Vous regardez…

Dorotée

De l’œil je cherche ici Lisette,
Il m’a semblé la voir.

Oronte

Vous l’avez vue aussi.

Dorotée

Qu’est-elle devenue ?

Oronte

Elle est entrée ici,
Je m’en vais l’appeler.

Dorotée, feignant de l’arrêter avec empressement.

Dieux ! Que voulez-vous faire ?

Oronte

Vous rendre de mon zèle une preuve légère.

Dorotée

Toujours d’un vif soupçon votre amour est taché,
Mais croyez-vous que chez moi si quelqu’un est caché,
Sans m’en avoir parlé, ma Suivante est capable…

Oronte

Madame, qui vous dit que vous soyez coupable ?
C’est parler cette fois vous-même contre vous.

Dorotée

J’ai lieu de craindre tout d’un naturel jaloux.
Vous m’accusâtes hier, et depuis ce reproche…

Oronte

Trouvez bon seulement que Lisette s’approche.

Dorotée, l’arrêtant toujours.

Sous ce prétexte feint vos soupçons imprudents
Veulent…

Oronte

Souffrez…

Cliton

Sans doute Éraste est là-dedans.
Tenez ferme, Monsieur, ayons-en l’âme nette,
Pour n’être plus leurrez d’un Mari de Lisette.

Dorotée

Suivez votre caprice, et ne montrez ici…

Oronte

Vous vous alarmez trop. Lisette.


Scène VIII

ORONTE, DOROTEE, LUCIE, LISETTE, CLITON.

Lucie

La voici.
Rassurez votre esprit, c’est à tort qu’il s’étonne.

Cliton

Voici bien des Marchands, la foire sera bonne.

Oronte

Quels embarras jamais furent moins espérés !

Cliton

Vous avez l’esprit bon, vous vous en tirerez.

Lucie

Et bien, perfide Amant ?

Dorotée

Et bien, Amant volage ?

Lucie

Entre nous tour à tour votre cœur se partage !

Dorotée

Trompeur.

Lucie

Parjure.

Dorotée

Fourbe.

Lucie

Âme double et sans foi.

Dorotée

Lâche.

Lucie

Traître.

Oronte

Est-ce assez déclamé contre moi ?

Lucie

Après tant de serments, tant de promesses fausses…

Cliton

De crainte d’accident, Monsieur, tirons nos chausses.
Si la moindre des deux nous sautoit au collet,
Adieu, ce seroit fait du maître et du valet.

Dorotée

Enfin la vérité malgré toutes vos feintes…

Oronte

De grâce, dites-moi le sujet de vos plaintes.

Lucie

Quoi, nos plaintes, ingrat, peuvent vous étonner.

Oronte

Parlez, car je n’ai pas le don de deviner.

Lucie

Nier des trahisons qui sont en évidence,
À l’infidélité c’est joindre l’impudence.

Oronte

Ne me condamnez point sans me dire pourquoi.

Dorotée

Vous ne m’avez pas dit que vous brûliez pour moi,
Que votre passion alloit jusqu’à l’extrême ?

Oronte

Je vous le dis encor de nouveau, je vous aime.

Lucie

Quoi, vous l’aimez, parjure, après m’avoir cent fois
Juré que votre cœur se rangeoit sous mes lois ?
Qu’un fort amour pour moi…

Oronte

Je vous le dis encore.

Lucie

Vous m’aimez ?

Oronte

Je vous aime.

Dorotée

Et moi ?

Oronte

Je vous adore.

Lucie

Voyez l’effronterie ; à nos yeux nous jouer !

Oronte, à Lucie.

Mais vous cherchez en vain à ne pas l’avouer,
Vous me connoissez trop pour douter de ma flamme.

Dorotée

Pourquoi donc m’en conter si Lucie a votre âme ?

Oronte

Par amour.

Dorotée

Quel amour !

Oronte

Véritable.

Dorotée

Et comment !

Oronte

J’aime par connoissance, et non aveuglément.
Ma raison se rendant de surprise incapable
Sans rien chercher de plus je m’attache à l’aimable.
Et le trouvant en elle ainsi qu’il est en vous,
Je confonds un amour dont l’appas m’est si doux,
Et crois, sans me noircir vers l’une ni vers l’autre,
Qu’honorer son mérite est rendre hommage au vôtre.

Dorotée

Mais comme on est réduit à choisir tôt ou tard,
Qui vaincra de nous deux ?

Oronte

C’est un secret à part.

Dorotée

Il faut se déclarer.

Oronte

Votre ordre en vain m’en presse,
Celle qui me perdroit en mourroit de tristesse.

Lucie

Vous pouvez sans scrupule ailleurs vous engager.
Vraiment, vous valez bien qu’on y daigne songer.

Oronte

Ah, vous en osez donc faire la dégoûtée ?
Voilà mon choix est fait, je suis à Dorotée

Lucie

Je lui cède sans peine un bien si précieux.

Oronte

Me déclarant pour vous, vous en parleriez mieux.

Lucie

En effet, son bonheur est fort digne d’envie.

Oronte

Toujours d’un faux orgueil la disgrâce est suivie,
Vous verrez ce que c’est que de m’avoir perdu.

À Dorotée.

Vous, à qui désormais tout mon amour est dû,
Croyez…

Dorotée

Un choix si prompt me met en défiance.

Oronte

Votre cœur est d’accord de cette préférence,
N’en faites point la fine, il la croit mériter.

Dorotée

Votre inégale humeur me fait toujours douter ;
Vous en contez partout.

Oronte

Et n’est-ce pas la mode ?
Voyez, si tel qu’il est, mon cœur vous accommode.


Scène IX

ARGANTE, ORONTE, FLORAME, ERASTE, DOROTEE, LUCIE, LISETTE, CLITON.

Eraste, entrant avant Argante.

Voici votre billet, infidèle ; mais quoi,
Ma Sœur avecque vous !

Argante, entrant avec Florame.

Je répons de sa foi,
Je suis père.

Florame

Ah, plutôt que la vouloir contraindre…

Argante

Enfin de vos froideurs j’ai sujet de me plaindre.
Si certains bruits confus vous mettent en souci
Jusqu’à vous alarmer de voir Oronte ici,
Sachez ce qui l’amène, et qu’aimé de Lucie…

Lucie

De moi ? Que dites-vous ? C’est ce que je dénie,
Mon amour est un bien qu’il ne peut espérer.

Florame, à Argante.

Souffrez donc qu’aujourd’hui j’ose me déclarer.
Lucie étant l’objet à qui j’ai pu prétendre,
J’estime en vain l’honneur de me voir votre Gendre,
Je ne puis l’accepter sans infidélité,
Mais Éraste…

Eraste, à Florame.

Non, non, le sort en est jeté,
Mon cœur de cette ingrate abhorre l’Hyménée
Cependant je tiendrai ma parole donnée,
Venez en voir l’effet, et remenez ma Sœur.

Florame, à Argante.

Adieu, ne soyez point jaloux de mon bonheur.


Scène X

ARGANTE, ORONTE, DOROTEE, LISETTE, CLITON.

Argante, à Oronte.

Que veux dire ceci ? Lucie aimer Florame !
Et quoi n’est-elle pas l’objet de votre flamme,
Et surpris cette nuit dans un doux entretien,
N’avez-vous pas sauté de son jardin au mien ?

Oronte

Puisque enfin il est temps que je vous désabuse,
Apprenez que l’amour m’a fourni cette excuse.

Argante

Quoi, voir de nuit ma Fille, et tous deux tant oser…

Oronte

Ne vous emportez point.

Argante

À moins que l’épouser…

Oronte

J’y consens ; il faut bien qu’enfin je me marie.
Pourrions-nous autrement finir la Comédie ?

Dorotée

Vous réduire à l’hymen ! Qui l’auroit pu prévoir ?

Oronte

C’est la fin de mon rôle, il faut bien le vouloir.

Cliton

Cette conclusion est encore imparfaite ;
Il faut, pour bien finir, que j’épouse Lisette…

Dorotée

L’aimes-tu ?

Cliton

Je m’en meurs, Madame.

Dorotée

Elle est à toi.

Cliton, à Lisette.

Ah, mignarde.

Lisette

Non, non, il tient encore à moi
Peux-tu m’entretenir l’état de Demoiselle ?

Cliton

Que trop.

Lisette

As-tu de quoi ?

Cliton

N’en soit point en cervelle.

Lisette

J’en doute.

Cliton

C’est à tort.

Oronte

Va, nous t’en assurons.

Lisette

Voyons compter l’argent, et puis nous parlerons.