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L’Amour (Verhaeren, Les Forces)

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Les Forces tumultueusesSociété du Mercure de France (p. 21-31).
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L’AMOUR


Vénus, Madeleine, Théroigne de Méricourt.




I


Vénus,
La joie est morte au jardin de ton corps
Et les grands lys des bras et les glaïeuls des lèvres
Et les raisins de fièvre et d’or,
Sur l’espalier géant que fut ton corps,
Sont morts.

Les Cormorans des temps d’Octobre ont laissé choir
Plume à plume, leur deuil, au jardin de tes charmes ;
Mélancoliques, les soirs
Ont laissé choir
Leur deuil, sur tes flambeaux et sur tes armes.

Hélas ! tant d’échos morts et mortes tant de voix !
Au loin, là-bas, sur l’horizon de cendre rouge,

Un Christ élève au ciel ses bras en croix ;
Miserere par les grands soirs et les grands bois !

Vénus,
Sois doucement l’ensevelie,
Dans la douceur et la mélancolie
Et dans la mort du jardin clair ;
Mais que dans l’air
Persiste à s’élargir l’odeur immense de ta chair.

Tes yeux étaient dardés, comme des feux d’ardeur,
Vers les étoiles éternelles ;
Et les flammes de tes prunelles
Définissaient l’éternité, par leur splendeur.

Tes mains douces, comme du miel vermeil,
Cueillaient, divinement, sur les branches de l’heure,
Les fruits de la jeunesse à son éveil ;
Ta chevelure était un buisson de soleil ;

Ton torse, avec ses feux de clartés rondes,
Semblait un firmament d’astres puissants et lourds ;
Et quand tes bras serraient, contre ton cœur, l’Amour,
Le rythme de tes seins rythmait l’amour du monde.


Sur l’or des mers, tu te dressais, tel un flambeau.
Tu te donnais à tous comme la terre,
Avec ses fleurs, ses lacs, ses monts, ses renouveaux
Et ses tombeaux.

Mais aujourd’hui que sont venus
D’autres désirs de l’inconnu,
Sois doucement, Vénus, la triste et la perdue,
Au jardin mort, parmi les bois et les parfums,
Avec, sur ton sommeil, la douceur suspendue
D’une rose, d’automne et d’ouragan tordue.


II


Habille-toi de lin, Vénus, voici le Christ.
Deviens la Madeleine, et laisse en toi descendre,
Mélancoliquement, sa grâce et son esprit.
Humble, ternis tes pieds dans de la cendre ;
Et que tes larges seins immortellement d’or
Et que tes yeux, miroirs de soleil et de fête,
Tes yeux, malgré mille ans d’amour, ardents encor,
Meurent sous les cheveux qui pleurent de ta tête.
La terre exténuée a bu le sang des soirs
Et la détresse crie, aux quatre coins du monde,
Vers le calvaire et vers sa croix de gestes noirs.

Habille-toi de lin et de bonté profonde.
Voici venir le Dieu de la douceur unique,

Voici sa face et le voile que Véronique
T’apporte avec les clous, le suaire et la lance.

Voici l’heure nouvelle et douée du silence :
Pour la première fois, avec ferveur,
L’homme s’en vient baiser les yeux de sa douleur !
Vénus, voici le sang, voici la lie,
Dans le calice ardent des chrétiennes folies ;
Voici le cœur torride et blanc du bien-aimé :
Buissons de feu ! brasiers d’extase !
Pâles ciboires d’or où se transvase,
À l’infini, l’amour immense et affamé !

Brûlures d’âme, au fond de la chair folle !
L’être total, ravagé en aimant,
Sans néanmoins savoir comment
Trouver, pour se donner, la suprême parole !

Sourires clairs en des larmes heureuses !
Bonnes douleurs et tendresses peureuses !
Balbutiements familiers et pieux !
Et tout à coup, ce don de prophétie
Quand l’âme, en un moment, se change en dieu,
Comme l’hostie !


Habille-toi de lin, Vénus, voici le Christ.
Voici ses longues mains impératives
Voici les crins, les clous, les pierres,
Pour y meurtrir et y rouler ta chair ;
Voici l’ivresse et la souffrance alternatives,
Voici les couvents blancs et leurs linceuls de murs
Immensément dressés par la mort allouvie,
Autour des cris et des désirs qui sont la vie ;
Voici la mort muette en des supplices sûrs,
La nuit, sous l’effroi roux d’une lune qui hait ;
Vénus ! voici ton corps et ses bouches de plaies
Qui s’affolent et s’assoiffent de tout l’amour !

Habille-toi de lin, et traîne jusqu’au bout,
Ta sublime douleur d’aimer, à travers tout ;
Bien que déjà naisse le jour
Et que l’étoile soit éteinte
Qui s’arrêta jadis sur Bethléem, la Sainte.


III


Vêts-toi de sang, Vénus, voici quatre-vingt-treize :
Une fuite de rois, sous un couchant de braise,
Et l’échafaud ancré,
Vaisseau rouge, en des marées
De poings houleux et de luttes exaspérées ?

Deviens la Théroigne âpre et tragique,
Dressée au clair des révoltes logiques,
Comme tu fus la sainte et l’amoureuse.
Plus haute encor, ton âme aventureuse,
Avec douceur, jadis, avec rage, aujourd’hui,
Se donne à tous ; tu es, selon le temps, ce cri
D’amour, de charité, ou de justice
Qui part pour l’infni,

À travers joie ou pleurs, à travers sang ou lie,
Le cri toujours jeté, toujours brandi,
Par la fièvre et la folie
Violentes du sacrifice.

La ville est en colère et en tempête,
Toute la haine illumine sa tête,
Des volontés d’éclair passent dans les cerveaux,
Des bras soudains dont les rages fécondent
Apparaissent, pesants de force et de marteaux.
On ne sait quel tonnerre autour des peuples gronde
Et leur donne sa voix et les arme de feux ;
Des fronts dressent leur mur contre l’orgueil des dieux,
Ils entendent, au delà de l’heure, l’appel
De ceux qui connaîtront un temps plus mutuel,
Quand les sceptres seront comme des tiges
D’où tomberont les fleurs de vice et de prestige.

Sois désormais la vie en lutte avec la mort ;
Vénus, verse ta fièvre et ta jeunesse aux foules ;
Sois ses fureurs et sois ses houles
Et sois publique et sois divine encor !
En tous ces bras armés, en ces frustes cervelles,
Le sang du vieux destin monte et se renouvelle.

L’heure est de meurtre et de sang lourde,
On tue au nom de l’avenir sacré, des voix sourdes,
Des voix âpres, des voix folles se fondent,
Autour du berceau rouge, où balbutie un monde.

Vénus, recueille en toi cette ivresse angoissée ;
Que du fond de ta chair et de ton cœur
L’amour afflue et règne enfin dans ta pensée,
Aime l’humanité qui est l’âme meilleure
En tourmente et en vertige vers le bonheur ;
Livre et prodigue-toi à tous ceux qui t’appellent,
Non plus parmi les dieux, ni à genoux,
Devant les Christs — mais debout, parmi nous,
Et simplement humaine et maternelle.