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L’Amour qui n’ose pas dire son nom/01

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I

Un fait nouveau dans la littérature française : apparition du personnage de Charlus en 1914. — Sodome et Gomorrhe ou « l’Édit de Nantes » des non-conformistes.

En 1914, apparaît dans notre littérature un bizarre personnage : le baron de Charlus, prince des Laumes et autres lieux, de son prénom Palamède, ou plus familièrement Mémé. L’année précédente, on avait bien déjà entrevu sa silhouette dans le premier roman d’un écrivain, alors cher seulement à quelques amis, Marcel Proust, mais c’est dans l’été de 1914, exactement la veille de la mobilisation, dans un fragment du même auteur, publié par la Nouvelle Revue française du 1er août, que cet inquiétant héros fait, cette fois, dans les Lettres, une entrée qu’on peut dire solennelle : vêtu avec une élégance recherchée mais sévère, frappant son pantalon d’une badine, tantôt distrait et hautain, tantôt dardant des œillades profondes et investigatrices sur des inconnus de la plus basse espèce, à la condition qu’ils soient jeunes et de figure agréable, ou bien réprimandant d’un ton sec, pour des motifs futiles, les adolescents admis à l’honneur de lui être présentés, et, soudain, leur pinçant l’oreille ou le menton, avec un rire vulgaire et des mots tels que « petite fripouille ».

En 1919, Marcel Proust obtient le prix Goncourt : il devient illustre, et Palamède aussi, du même coup. Un an et demi plus tard, paraît la première partie de Sodome et Gomorrhe, qui est quelque chose comme l’Édit de Nantes des non-conformistes : de même que, jadis, les Protestants dans l’État, les voici, à partir de ce jour, reconnus officiellement, et non plus parqués dans un secteur réservé, en quelque « enfer » de bibliothèque, mais domiciliés au cœur même de la Cité des livres, dans les plus beaux quartiers.

En effet, jusqu’à cette date, le baron s’était montré relativement discret. Entendez que le créateur de cet être d’imagination, de ce Charlus si insolent, Marcel Proust, s’était borné à nous faire soupçonner les mœurs du personnage, en nous dépeignant ses manières. Chaque trait relevé, chaque tic, n’avait encore que la valeur d’un indice et d’un sous-entendu. On eût dit que, par ses regards jetés autour de lui comme des coups de sonde, Palamède, le vieil uraniste, nous interrogeait sur le point de savoir si nous supporterions le vice dévoilé aussi facilement que nous tolérions le vice caché. Ce n’était pas que Proust, qui joue ici le rôle de démiurge, hésitât lui-même. Dès 1913, en nous montrant, dans Du côté de chez Swann, à quels jeux sacrilèges Mlle Vinteuil mêle la photographie de son père, il nous avait assez fait voir qu’il était homme à ne reculer devant rien. Dans la chambre tapissée de liège, calfeutrée de bourrelets, où, la nuit, assis dans son lit, ce visionnaire malade forgeait fébrilement, entre deux crises d’asthme, à la lueur d’une lampe de chevet, les fantômes en lesquels il transposait les images de sa vie passée, que lui importait l’accueil que nous réserverions aux créatures de ses veilles ? Non qu’il ne se souciât point de l’opinion d’autrui : nul n’y eut davantage égard. Non qu’il fût indifférent à ce qui pouvait diminuer ou accroître sa renommée : il aimait la gloire. Mais trop forte était en lui la poussée du monde qu’il enfantait, trop ardente la remontée de ses souvenirs, pour qu’il fût entièrement maître de ce bouillonnement. C’est pourquoi il semble que, plus encore que Proust lui-même, c’est Charlus, ce phantasme échappé au magicien, ce mythe déjà plus vivant, plus agissant que son auteur, c’est Charlus qui, d’abord, prit des précautions avec nous, jusqu’à cette année de 1921, où, sûre de la complicité des uns, de l’indulgence des autres et de la moquerie promise à ceux qui ne manqueraient pas de s’indigner, Sodome, en France, s’est démasquée.

Voilà ce qui constitue le fait nouveau. Cela, positivement, ne s’était encore jamais vu.

Dans une prosopopée, maintenant célèbre, et d’ailleurs magnifique, Proust évoquait toute une secte immense, avec son cérémonial, ses emblèmes, son langage secret, avec ses stigmates physiques et ses tares morales, ses notes d’infamie et ses marques d’honneur, et son inquiétude éternelle, son orgueil sans borne, son amertume incurable. Charlus, désormais, n’était plus seul : une espèce entière, la sienne, l’environnait, laquelle comprenait plusieurs races, de nombreuses classes, une multitude de variétés. La déviation de l’instinct, dès lors, n’apparaissait plus comme une exception, comme une singularité, une fantaisie d’aristocrate dégénéré : elle devenait une sorte d’obédience à une autre règle, une religion réformée. Cette Église nouvelle réunissait dans ses rangs des rois et des laquais, beaucoup de laquais, des ducs et des cochers de fiacre, des artistes et des maîtres d’hôtel, des « liftiers » semblables à des enfants de chœur, et le marchand de marrons du coin, le petit tailleur-concierge de l’entresol, le sergent de ville du carrefour, le pompier qui passe… La rue montrait brusquement un envers inattendu, et après la rue, la cité, et après la cité, le globe. De partout, à l’appel du thaumaturge, claquemuré, là-bas, dans son logis, suffoquant et écrivant, toussant et raturant, couvrant cahiers sur cahiers de sa fine écriture, de partout sortaient d’étranges pélerins qui échangeaient des clins d’yeux, des sourires, se rassemblaient, s’avançaient, enseignes déployées.

Peut-être, si j’avais été beaucoup plus jeune, la stupeur que me causa cet évènement eût-elle été moins profonde. Je ne parle pas du point de vue moral, mais du point de vue strictement objectif, ou, si l’on veut, historique. En effet, étant né en 1877, j’avais dix-huit ans en 1895, à l’époque du procès d’Oscar Wilde. Or, je gardais un souvenir très précis de ce qu’était, à la fin du siècle dernier, non seulement dans la masse du public, mais dans les milieux artistiques et littéraires, l’attitude de l’opinion à l’égard des mœurs qui avaient valu au poète anglais, dans son pays, une condamnation à deux ans d’emprisonnement avec travaux forcés.

Le verdict, chez nous, avait paru dur, mais, sauf quelques rares esprits très affranchis, lesquels passaient pour vouloir se distinguer à toute force par une originalité de mauvais aloi, sauf aussi évidemment ceux qui faisaient partie du troupeau dont Wilde était le bouc émissaire (et ceux-là se taisaient), personne ne contestait la réalité de la faute, ni son caractère ignominieux, ni la légitimité de la répression. Tout au plus regrettait-on généralement que tant d’hypocrisie se fût mêlée à la brutalité de la vindicte sociale. Mais quand d’aucuns, dont Marcel Schwob, voulurent susciter en France un mouvement protestataire, dans l’espoir d’obtenir un adoucissement de peine pour le malheureux écrivain, leurs efforts échouèrent complètement. Pourtant, Wilde avait — ou plutôt avait eu avant son désastre — bien des amis à Paris, où il avait fait de fréquents séjours. Presque tous se dérobèrent. Jules Renard, à cette occasion, note, dans son Journal : « Je veux bien signer la pétition pour Oscar Wilde, à la condition qu’il prenne l’engagement d’honneur… de ne jamais plus écrire ». Ainsi, cet honnête homme s’en tire par une boutade. De même, Alphonse Daudet se récuse. La plupart ne voulaient à aucun prix qu’on leur parlât de cette histoire. Certains allaient jusqu’à penser : « C’est bien fait ! »

À cette répulsion visant l’anomalie en elle-même, se joignait, aux environs de 1895, un interdit d’ordre littéraire : en même temps que les pratiques de la Venus Urania étaient universellement réprouvées, il eût paru absolument inconcevable, et la pudeur publique alors n’aurait pas supporté, qu’un auteur s’avisât de décrire de telles aberrations ou d’en analyser le processus psychologique ouvertement. Je souligne ce dernier mot, il est essentiel. Car, dès avant 1895, les travaux d’approche avaient commencé ; et, postérieurement à cette date, le cheminement s’était poursuivi, mais il était demeuré souterrain.

Sans doute, quand parut cette décisive première partie de Sodome et Gomorrhe, publication qui produisit un peu l’effet d’un pavillon planté par un explorateur sur une terre nouvelle, l’alerte fut vive, mais la curiosité, cette fois, y était pour une si grande part, les yeux émerillonnés ou amusés l’emportaient tellement en nombre sur les mines scandalisées, que le moraliste, le plus souvent, eût été bien empêché de distinguer la moindre trace d’alarme dans toute cette agitation. C’est alors qu’il eût été piquant de mesurer la différence qu’il y a entre ce qui se dit dans le monde et ce qui s’écrit. Aussi bien, est-ce dans les milieux mondains que l’émoi et le divertissement, presque toujours réunis et stimulés l’un par l’autre, atteignirent le plus haut degré. Le téléphone, qui joue le premier emploi aujourd’hui dans la diffusion des potins, ne faillit point à son rôle. Les sonneries électriques, partout, ne cessaient de retentir, marquant par leur trépidation cette impatience que tant de gens avaient de se demander : « Eh ! bien, qu’en pensez-vous ?… C’est inimaginable !… » L’édition s’enleva en quelques jours. Parfois, après un déjeuner intime, quelqu’un, avisant le livre sur une table, faisait (mezza voce, à cause des domestiques en train de servir le café) lecture des passages jugés les plus affreux, c’est-à-dire les plus excitants. Que de rires, d’exclamations, de réflexions bouffonnes ! Et comme, vite, on en venait à ajouter encore au texte ! La méchanceté, traditionnelle aux salons et qui, quoique bien vieille, y est toujours verdissante, trouvait là aussi son compte. Bref, le succès de Proust devenait du meilleur Proust : il avait de ses bonnes pages la luxuriance, la proportion quasi-épique dans l’abondance du détail, l’ampleur minutieuse d’une fresque peinte avec un petit pinceau. Car chacun voulait avoir les clefs de l’ouvrage, on murmurait des noms, et les anecdotes se brochaient sur les anecdotes, et cela n’en finissait plus.

Que pouvaient, dans ce torrent de bavardages, les voix de nos censeurs ? Elles semblèrent isolées, tant elles avaient peu d’échos. L’intérêt de l’œuvre, il est vrai, était prodigieux. Le talent triomphait, qui seul est capable de donner au document vie et autorité.

Mais, à l’espèce de fureur avec laquelle on s’engoua de l’ouvrage, n’y a-t-il pas une autre raison encore ? Il faut qu’une nourriture soit attendue pour qu’on se jette sur elle à ce point. Jadis, l’aube surprenait nos aïeules dévorant La nouvelle Héloïse sans qu’elles eussent, de toute la nuit, éteint leur chandelle. Aujourd’hui, l’on fait son régal de Sodome et Gomorrhe. Ce qui ne signifie pas que les mœurs, au xviiie siècle, étaient beaucoup meilleures que maintenant. Mais, peut-être, dans la corruption, la femme avait-elle plus de part au jeu. Là, comme en amour, elle n’eût point admis qu’on la reléguât si souvent au rôle de comparse ou même au rang de spectatrice. Je ne sache pas que de jeunes garçons aient jamais franchi l’enceinte du Parc aux Cerfs, si ce n’est en qualité de gâte-sauce ou de galopin de cuisine. Oh ! sans doute, il y avait, tout comme à présent, des ducs qui étaient « bougres » et des « bougres » qui étaient princes[1]. Mais les bourgeois, d’ordinaire, avaient de la « bougrerie » une horreur qui, de père en fils, s’était transmise à leur descendance jusqu’à ces derniers temps, celle-là même que nous retrouvons en 1895, étouffant dans les cœurs toute pitié à l’égard d’Oscar Wilde. Cependant, depuis quelques années, il s’était produit, dans ce domaine longtemps réservé, une sorte de relâchement du secret. On ne s’y affichait pas encore tout à fait, mais on s’y surveillait moins. Et cela, les gens du monde n’avaient pu l’ignorer. L’ayant constaté, ils souhaitaient inconsciemment que quelqu’un eût l’audace de l’écrire. De plus, tous comptant des irréguliers parmi leurs relations, l’irrégularité était devenue pour eux une mine de conversations, une source de commérages, de quoi combler le grand vide de leur oisiveté et les distraire de leur ennui. C’est dans ce sens que Sodome et Gomorrhe (qui aurait dû s’appeler simplement Sodome, Gomorrhe n’ayant dans l’ouvrage qu’une valeur de trompe-l’œil ou de paravent qui permet à l’auteur certaines dissimulations) c’est dans ce sens, dis-je, que l’œuvre de Marcel Proust répondait à une attente.

À partir de ce jour, il est donc exact qu’il y eut, dans la littérature, dans ce qu’il est convenu qu’on y peut ou n’y peut pas dire, quelque chose de changé. La comparaison qu’il m’était permis de faire entre ce nouvel état d’esprit et celui qui régnait dans ma jeunesse, fut le point de départ de mes réflexions.



  1. On sait que les Albigeois, en même temps qu’ils furent accusés d’avoir introduit dans le Midi de la France, l’hérésie des Bogomiles bulgares, des « Bougres », comme on disait, étaient également soupçonnés d’avoir adopté les mœurs de cette secte. D’où le nom de « bougrerie » sous lequel la sodomie est désignée au moyen-âge. L’appellation se retrouve encore au xviiie siècle, quoique teintée alors d’archaïsme.