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L’Amour qui n’ose pas dire son nom/06

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VI

Les hommes-femmes. — Évolution du caractère de Charlus dans l’œuvre de Proust, parallèlement à l’évolution du sentiment public.

Charlus, cependant, n’est pas quelqu’un de notre génération. Il s’est révélé à nous pour la première fois en 1914 et n’a cessé ensuite de nous étonner, durant plusieurs années, par une audace qui allait grandissant de volume en volume, mais dans le moment même où nous l’entendions parler, où nous le voyions agir, il ne respirait pas le même air que nous. À l’époque où nous fîmes connaissance avec le personnage, peut-être l’ « homme-femme » dont Charlus serait, dit-on, le portrait vivait-il encore, si tant est que ce modèle ait réellement existé, mais le héros, dans le livre, n’en appartient pas moins au passé.

Il y a une chose qu’on ne doit jamais oublier quand on lit Marcel Proust, c’est que son œuvre entière est, à la lettre, une résurrection. La place que ce monument littéraire occupe dans le présent nous le rend si actuel que nous regardons à tort comme nos contemporains des êtres d’autrefois, dont l’auteur, par un prodige de mémoire, nous restitue les traits abolis. Tous les personnages de À la recherche du temps perdu vivent, comme l’indique le titre même de l’ouvrage, à la manière de personnages historiques, ce qu’ils sont justement.

C’est ainsi que Robert Dreyfus nous apprend, dans ses Souvenirs sur Marcel Proust, que l’original du personnage de Swann était un certain M. Haas qui mourut en 1902[1]. D’autre part, rappelons-nous que, lorsque M. de Charlus fait sa première apparition dans la littérature, cet élégant porte « un canotier de paille noire ». Ce détail de costume a son importance. Si on le rapproche du fait que Marcel Proust, qui avait vingt ans en 1891, a poursuivi, dans les premiers tomes de À la recherche du temps perdu, l’évocation de sa jeunesse, on peut affirmer que la conduite de Charlus, au début de l’ouvrage est, de même que sa psychologie, antérieure à 1900.

Ainsi, la position morale du baron à l’égard de ce qu’il appelle lui-même son « vice », est d’abord celle d’une époque où l’inversion était jugée dans l’opinion avec une impitoyable sévérité.

Il y a donc une antithèse singulière entre le personnage de Charlus à quarante ans et l’état d’esprit dont il est en partie responsable : grâce à Charlus, l’inversion a conquis le droit de cité dans la littérature française, et pourtant, Charlus lui-même est encore, dans son âge mûr, un inverti qui se défend de l’être.

Il est vrai que la psychologie du héros se transforme de livre en livre. Dans le dernier ouvrage de Proust, Le temps retrouvé, il est question des idées de Charlus pendant la guerre, de son « défaitisme ». Ainsi l’auteur nous signale le point extrême de l’évolution (1917 environ). Les modifications du caractère s’étendent sur un espace de plus de vingt années, et le changement qui s’accomplit dans Charlus, au cours de cette période, est parallèle à celui que l’on constate dans l’esprit public : c’est, d’une part, chez le baron, un passage progressif de la dénégation au demi-aveu, de la réserve au laisser-aller[2], d’autre part, dans le public, une détente de la réprobation ancienne, un penchant à excuser ce qui naguère encore était condamné sans appel. Mais, et c’est là que l’influence de Proust fut décisive, dès que Charlus se montre, la tendance générale de l’opinion s’accentue, se précipite : ce qui était considéré la veille comme une erreur plus ou moins excusable paraît devenir une chose licite. Bientôt, par suite de l’entraînement de la mode, la tolérance se mue en complaisance ; en même temps que, chez les invertis eux-mêmes, on observe, dès lors, une nouvelle attitude : la peinture du « vice » caché, ayant dépouillé celui-ci de sa clandestinité, semble une licence donnée aux Charlus d’afficher désormais leurs désirs, leurs liaisons, leurs querelles.

Certains abusèrent vite de ces facilités, mais on ne se délivre pas en quelques jours de l’empreinte laissée par des siècles d’opprobre. La psychologie de la honte, du secret, de la prudence, demeure, malgré tout, celle de l’inverti, alors même qu’il est cynique ; je veux dire que le cynisme, chez lui, prend toujours une allure de défi, ce qui est le témoignage d’une libération toute récente dont l’affranchi doute encore puisqu’il éprouve le besoin de l’affirmer, ce qui peut même sembler une dernière révérence faite au blâme ancien, comme le blasphème, en tant qu’il suppose la croyance en Dieu, est un hommage au Seigneur. Il y a seulement dix ans, jamais, à des amis qui ne partageaient pas ses inclinations, alors même qu’ils eussent été ses intimes, un inverti n’aurait osé confier ses bonnes fortunes ou ses peines de cœur. Aujourd’hui, pareil abandon n’est plus rare. Et notez bien que je n’entends pas parler ici de confessions entourées de mystère, de confessions solennelles, mais de récits familiers, d’anecdotes, comme s’en content entre eux, dans les termes les plus crus, les jeunes gens qui aiment les femmes. Cependant, même dans ces confidences amicales faites par des invertis à des normaux, la situation garde encore je ne sais quoi d’inaccoutumé, de tendu, de pénible. Le conteur a de la peine à rester simple, à ne pas exagérer la désinvolture, à ne pas faire parade de ce qu’il eût tenu autrefois sous cent clés. Et, de son côté, le confident, indulgent ou amusé, ne parvient pas toujours à dépouiller, dans son for intérieur, la vieille habitude de considérer comme une étrangeté scandaleuse ce que l’inverti lui représente comme tout naturel.

En somme, bien que les invertis, aujourd’hui, s’appliquent moins que jadis à dissimuler, le personnage de Charlus, l’inverti qui se cache, conserve, au fond, une valeur générale : on retrouve en cette âme l’âme de presque tous les sodomites, telle que la tradition judéo-chrétienne l’a courbée sous le poids de ses malédictions. Du moins n’est-il guère d’ « homme-femme » chez lequel on ne puisse reconnaître quelques traits du fameux baron.

Charlus, d’abord, se croit seul de sa sorte, puis il en arrive à penser, quelquefois, que l’exception est la règle. Cependant, il n’en est pas très sûr. L’insécurité est sa condition. Il vit dans la terreur constante d’être démasqué. Tantôt, il s’imagine que trois ou quatre personnes seulement sont, comme il dit, « fixées sur son compte » ; tantôt, « la connaissance permanente qu’il a de sa faute l’empêche de supposer combien généralement elle est ignorée, combien un mensonge complet serait aisément cru ». Alors, il a des habiletés qui le livrent, des audaces maladroites qu’il prend pour des ruses. Il parle des invertis dans le dessein de donner le change, mais de telle manière qu’il apparaît bientôt « assujetti comme un maniaque et irrésistiblement imprudent comme un coupable ».

J’ignore si Marcel Proust a connu la confession du jeune Italien que l’ami de Zola, le docteur lyonnais, a publiée sous un pseudonyme. Elle est sans valeur littéraire, mais très caractéristique, en ceci qu’elle nous révèle ce qu’un inverti de vingt-trois ans, aux environs de 1895, pensait lui-même de son cas et l’attitude circonspecte qu’il se croyait tenu d’observer à l’égard de l’opinion. De plus, le ton grandiloquent du récit, par l’impression de désuétude qu’il nous donne, nous permet de mesurer le chemin parcouru depuis lors, celui-là même que le personnage de Charlus a suivi au cours de sa transformation. Il est évident qu’aujourd’hui un garçon qui ferait le même aveu jugerait ridicule d’user d’un langage aussi pathétique. Mais, si l’on examine le document de plus près, il apparaît vite que cette emphase est un subterfuge auquel on s’étonne que Zola se soit laissé prendre. Maintenant, il est possible que le simulateur, de son côté, soit dupe à demi de sa ruse. Il est jeune. L’émoi que lui a causé la découverte de son anomalie n’est peut-être pas encore calmé. Quoi qu’il en soit, il ne lui échappe pas que, s’il veut que le romancier s’intéresse à son cas, il faut que lui-même le considère, ou fasse semblant de le considérer comme une malédiction. Alors, il se fait humble, se déclare épouvanté de n’être pas pareil aux autres. Cependant, en dépit de ces précautions, l’orgueil perce dans ses paroles. Car être maudit, c’est encore être choisi, être mis à part du commun. Bref, cette confession boursouflée respire le mensonge. Mais, à ce titre, également, elle mérite d’être étudiée. De page en page, le narrateur perd le contrôle de soi : une histoire comme la sienne, pense-t-il, ne peut manquer de paraître à Zola un témoignage prodigieux. Bientôt, il abandonne toute retenue, il cesse de se lamenter, il se vante. Dès lors, nulle trace de souffrance, ni même de gêne. Plus rien qu’une vanité folle[3]. Le maudit relève le front. Il goûte à étaler ses turpitudes une satisfaction délirante et, à la fin, dans un spasme, il s’écrie : « Je suis heureux ! »

Ces alternatives d’effronterie et de peur, d’abattement et de joie, cette hypocrisie à demi consciente, jusque dans l’intention qui semblait d’abord la plus sincère, qui peut-être même l’était, cette incapacité organique à parler franc, tout cela qui se manifeste assez platement sous la plume d’un jeune garçon sans génie, éclate, amplifié, luxuriant, dans les discours de Charlus, et y atteint à l’épopée. À l’égard des jeunes gens, Charlus affecte une impolitesse, une brusquerie incompréhensibles. C’est l’un de ses masques habituels. Envers ceux qui ne lui plaisent pas et qui cherchent à lui plaire, il a des mépris incroyables. Autre déguisement, sous lequel il savoure l’âcre plaisir d’une revanche. Mais, que paraisse l’objet de ses vœux, et, soudain, à cette dureté atroce, succède une soumission d’esclave. Proust a magistralement noté tout ce qu’il y a d’extrême dans les passions des Charlus. Ce je ne sais quoi d’absolu, que la femme amoureuse apporte souvent dans le don de soi-même se rencontre aussi chez eux, mais sous un aspect plus tragique, à cause de la contrainte sociale et de la fatalité aussi par laquelle ils sont condamnés presque toujours à ne désirer que des êtres qui ne peuvent les aimer, c’est-à-dire des hommes qui, eux, n’ont de goût que pour les femmes. De là, ces maximes du baron sur la jalousie, lesquelles supposent un profond savoir, dû à « une expérience secrète, raffinée et monstrueuse ».

Reprenez ces trois idées de Proust : secret, raffinement, monstruosité. Scrutez-les. Qu’est-ce là d’autre que trois attributs du péché ? D’abord, le péché, par essence, est toujours honteux, au point que, si la honte le quitte, il peut continuer d’être une faute, mais cesse d’être un péché. Le second caractère du péché, c’est qu’il n’est pas simple ; moins il est simple, plus il abonde dans le sens de sa propre nature Enfin, le péché, par définition, est monstrueux, puisqu’il est une déformation apportée à la règle, un gauchissement de la vérité. Ceci posé, force est de reconnaître, si l’on admet la vue judéo-chrétienne, que de tous les actes pervers celui dans lequel les traits généraux du péché se trouvent réunis et représentés avec le plus de force, c’est, après la bestialité, le péché de sodomie. Donc, il n’en est pas qui porte davantage les stigmates de la faute originelle ; de celle-ci, il est la ramification la plus retorse. En même temps, parmi toutes les aberrations de la chair, il n’en est aucune, toujours selon les Livres saints et les Conciles, qui doive se sentir elle-même plus pénétrée de son infamie, plus convaincue du fait qu’elle est une violation de la Loi.

Eh ! diront nos Chevaliers de l’Œillet vert, assez de théologie ! on n’a qu’à rejeter cette tradition hébraïque ! C’est bien à cela, en effet, que beaucoup d’entre eux s’emploient. Toute l’évolution de l’esprit public que j’ai analysée phase par phase ne tend elle-même qu’à ce but. Mais le sentiment intérieur de chacun a plus de peine à changer que le sentiment général, qui est chose sociale et par conséquent plus abstraite. Si, jusqu’à ces derniers temps, Charlus et nombre de ses pareils ne parvenaient pas à se délivrer tout à fait de leur inquiétude, c’est que, tous, tant qu’ils étaient, croyants et incroyants, ils n’avaient pas encore réussi complètement à se défaire de l’idée — ou du pli laissé par l’ancienne idée — qu’ils étaient coupables devant Dieu.



  1. Avec un auteur comme Proust, de telles précisions ne sont pas des futilités. Aussi devons-nous une grande reconnaissance à Robert Dreyfus qui mit au service de sa fine exégèse une documentation unique, correspondance et souvenirs de trente ans d’amitié.
  2. Dès 1905 (point de repère qui nous est suggéré dans Proust par une allusion au coup de Tanger et à la démission du Ministère Delcassé, évènements qui ont lieu à l’époque du récit) M. de Charlus prête à ce qu’il nommait autrefois « vice » « la figure débonnaire d’un simple défaut, fort répandu, plutôt sympathique et presque amusant, comme la paresse, la distraction ou la gourmandise ». (La Prisonnière II, 1923)
  3. « Si mon âme est monstrueuse, je me console en pensant que je suis le produit vicieux et gracieux d’une civilisation raffinée et délicate. La beauté, à mes yeux, tient lieu de tout, et tous les vices, tous les crimes me paraissent excusés par elle… ».