L’Amour qui n’ose pas dire son nom/08

La bibliothèque libre.
Bernard Grasset (p. 102-113).
◄  VII
IX  ►

VIII

L’amitié épurée et l’amitié pure. — Un exemple d’amitié pure, à la mode antique : Montaigne et La Boëtie.

Cette amitié épurée qui s’obtient par une transformation progressive, quelquefois douloureuse, de l’amour homosexuel, il ne faut pas la confondre avec l’amitié telle que nous l’entendons couramment aujourd’hui.

L’amitié qui est pour nous la vraie, l’amitié dès le principe étrangère au désir, l’amitié pure, les anciens ont mis des siècles à en former nettement l’idée : c’est que ce mouvement de l’âme, qui diffère de l’amour mais qui passe cependant en chaleur la sympathie banale et l’altruisme impersonnel, n’est pas un sentiment simple, comme l’appétit sensuel ou comme l’attachement de la mère à son fruit. En raison de cette complexité, par le seul fait qu’il était un mélange d’éléments divers : attirance instinctive, parenté morale, affinité intellectuelle, etc., ce sentiment de l’amitié proprement dite offrait aux sophistes une incomparable matière à gloses et à discriminations.

Chez les Grecs, comme on sait, le même mot signifie à la fois « amitié » et « affection » en général. Aussi, les philosophes eurent-ils beaucoup de peine (et de joie, puisqu’ils ne laissaient pas d’argumenter) à dégager l’amitié au sens étroit de l’amitié au sens large, laquelle comprenait tout élan qui porte l’être à aimer. Longtemps après que l’analyse eût isolé l’amitié pure, le langage conserva les vestiges de l’ancienne confusion. De celle-ci des traces ont passé dans notre langue, qui sont visibles chez nos classiques. Mme de Sévigné, La Fontaine, disent souvent « amitié » où maintenant nous dirions « amour »[1]. Cette forme archaïque, de vieilles personnes, non sans grâce, l’employaient encore dans ma province, lorsque j’étais enfant, et je ne suis pas assuré que, de nos jours, l’usage en ait complètement disparu.

Quelque difficulté que la notion d’amitié pure ait eue à conquérir son indépendance, on la trouve déjà dans Aristote exactement définie. Mais la civilisation antique tout entière étant uniquement masculine, l’amitié pure elle-même garde, chez les anciens, la marque de cet état social. Elle demeure homosexuelle, entendez que, de ce sentiment supérieur, seuls les hommes entre eux sont jugés capables. De liens aussi parfaits l’autre sexe est exclu comme indigne, et cela doublement : pas d’amitié possible entre un homme et une femme, et quant à l’amitié entre femmes, rien que d’en parler, c’est dérision.

Le type le plus noble de cette amitié antique, d’essence pure, mais qui tient le sexe féminin à l’écart, c’est au xvie siècle, et en France, que nous le rencontrons. Il est illustre. Je veux parler du commerce intime que Montaigne entretint avec La Boëtie, durant quatre années, jusqu’à ce que la mort les eût séparés.

Sexuellement, les deux amis sont, sans aucun doute, ce qu’on appelle des normaux. Montaigne a bien dit quelque part, d’après Aristote, qu’il est prudent qu’un mari ne chatouille pas sa femme trop lascivement, de peur que le plaisir ne la fasse sortir hors des gonds, mais c’est seulement envers leur épouse légitime qu’il conseille aux hommes pareille retenue, car jusqu’à son mariage, avant et pendant sa liaison avec son cher Étienne, lui-même avait été fort passionné pour les filles. Quant à la Boëtie, nous savons que, s’il était stoïcien de caractère, il n’en était pas moins très amoureux du sexe faible et qu’il aima caresser sa propre femme autant qu’une maîtresse, tout au rebours, précisément, de ce que Montaigne préconisait comme une condition de paix dans un ménage. De la Boëtie rappelons-nous le fameux sonnet qui se termine par ces vers si éloignés du pyrrhonisme des Essais, (ils sont classiques de prosodie et de langue, mais d’un sentiment, d’un « individualisme », au fond, tout romantique) :

Que celui aime peu qui aime à la mesure.

Donc, voici deux amis, qui, sensuellement, ont un goût vif pour les femmes et qui cependant prennent pour règle entre eux que toute intrusion de l’autre sexe dans leurs rapports doit être rigoureusement bannie. Ainsi, après des siècles de chevalerie, la femme a bien pu devenir reine dans le domaine de l’amour, mais, dans l’ordre de l’amitié, ce qui, au xvie siècle se continue encore et triomphe, c’est la tradition du Portique.

Chez Montaigne surtout. Fortement nourri aux lettres anciennes, il est, par certains côtés, lui-même un ancien. Paillard et misogyne à la fois, tel est l’homme, et entêté dans son parti-pris. Il a perdu sa virginité de si bonne heure (sans doute avec quelque fille-suivante de sa mère) qu’il ne pouvait se rappeler à quel âge. Les joies du lit, ou les accointances buissonnières à la campagne, lui semblaient aussi naturelles, aussi simples et honnêtes que les plaisirs de la table. Mais, son pourpoint une fois rajusté, il retrouve à l’égard des femmes sa méfiance et son dédain. Non pas qu’il considère, en principe, que la volupté et l’union des âmes ne doivent pas être confondues. Au contraire, cette alliance lui paraît idéalement désirable. « L’amitié, dit-il, en serait plus pleine et plus comble[2] ». Malheureusement, l’amitié avec une femme est un rêve irréalisable. « Ce sexe, par nul exemple, n’y a encore pu arriver, et cette autre licence grecque est justement abhorrée par nos mœurs ».

Étienne, lui, amoureux de Mademoiselle de la Boëtie, sa compagne, n’avait point à l’égard du sexe féminin un mépris si enraciné. Mais il n’en est pas moins ferme sur l’article qui interdit aux femmes de s’immiscer dans les relations de deux amis. Le récit de ses derniers moments, tel que nous le lisons dans Montaigne, éclaire d’une lumière qui peut sembler aujourd’hui assez étrange cette subordination de l’amour conjugal à l’amitié masculine.

Atteint de dysenterie, ayant avec sa femme quitté Bordeaux pour sa maison des champs, la Boëtie, dès qu’il voit son mal empirer, mande auprès de lui Montaigne qui accourt aussitôt. L’ami arrivé, l’épouse, d’elle-même, s’efface. Dans la chambre du malade, une sorte de transmission des pouvoirs a lieu. Mademoiselle de la Boëtie, dans les larmes, prie Montaigne de la remplacer au chevet de son mari. Celui-ci, d’ailleurs, l’ordonne, car déjà, il le sent bien, son agonie commence : « Bonsoir, ma femme, allez-vous en. » Sur ce, l’épouse soumise, (et physiquement aimée, ne l’oublions pas) se retire incontinent. Montaigne demeure seul avec Étienne. Ainsi, à l’heure suprême, quand les sentiments qui remplissaient les jours apparaissent soudain confrontés dans leur hiérarchie réelle, ceux-là mêmes qui, la veille encore, faisaient ces époux accordés et ce ménage heureux, ne viennent qu’au second rang. Que dis-je ! un mot poli leur donne congé, coupant court à leurs plaintes. Les voici de l’autre côté de la porte, avec les importuns et les choses futiles. Pourtant, il semble que la volupté aurait eu quelque droit à ne pas s’éloigner de cette couche qui fut celle de ses nuits. Eh ! bien, non, son office est terminé, on la renvoie comme une servante.

Mais, auprès du lit, l’Amitié est restée debout. « Mon frère, tenez-vous auprès de moi, s’il vous plaît. » Nul discours, nulle vaine lamentation, dans ce poignant tête-à-tête. Le curé du village, appelé par convenance, est déjà venu et reparti. Dieu lui-même est exclu courtoisement de cette fin stoïcienne. De temps en temps, le moribond s’arrête de râler ; il appelle son ami, et l’ami répond : « Je suis là. » Le râle, alors, reprend plus calme, comme si l’agonisant se remettait en route réconforté, vers son dernier gîte d’étape. Et voici le terme de la course, et, dans l’instant où l’âme s’échappe, un nom, un seul, toujours le même, prononcé deux fois, comme un adieu à la terre, comme une affirmation solennelle de la vie devant l’inconnu de la mort : « Michel ! Michel ! »

Nous savons, de reste, par les Essais, que ce sentiment personnel, original, non imité, à la mesure d’aucun autre pareil, ce sentiment enfin tout romantique, sans lequel, selon la Boëtie, il n’est point d’amour véritable, Montaigne, pour sa part, le transportait dans l’amitié, de telle sorte qu’il aurait pu reprendre à son compte les maximes romanesques d’Étienne, en les appliquant à leur liaison. Cet esprit, par ailleurs si pondéré, perd toute modération dès qu’il s’agit du sentiment qui le lie à son ami. Le pyrrhonien, ici, cesse de dire : « Que sais-je ? » Il se montre passionné, violent, excessif. Une entente comme celle qui l’unissait à son « frère », « il faut, déclare-t-il, que tant de choses se rencontrent pour la bâtir, que c’est beaucoup si la fortune y arrive une fois en trois siècles ».

Comme certaines grandes amours, cette amitié, on s’en souvient, était née d’un coup de foudre. Sans doute, il y avait eu conjonction « d’esprit à esprit », et, de ce choc, l’étincelle avait jailli. Mais il ne s’agit point ici uniquement d’accord intellectuel ; toutes les sérieuses et solides raisons que les deux hommes avaient de s’entendre, voire de s’admirer, ne suffisent point à expliquer la promptitude du mouvement qui les précipita l’un vers l’autre. Montaigne lui-même a reconnu qu’il y avait, au fond de cet enthousiasme, quelque chose d’indéfinissable ; et il est beau de voir comment, pour dépeindre son cas, cette tête positive trouve les mots qui conviennent, ceux qui s’ajustent, par leurs nuances, aux états mystiques du cœur : « Si on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne peut s’exprimer qu’en répondant : parce que c’était lui, parce que c’était moi. Nous nous cherchions avant que de nous être vus… je crois par quelque ordonnance du Ciel. Nous nous embrassions par nos noms ; et à notre première rencontre qui fut par hasard en une grande fête et compagnie de ville, nous nous trouvâmes si pris, si connus, si obligés entre nous, que rien dès lors ne nous fut si proche que l’un à l’autre ».

Peut-être pensera-t-on que, quoique toute tendance homosexuelle, même latente, doive être écartée du débat, un certain magnétisme physique ne laissa pas d’avoir sa part d’action dans la merveille d’un accord tout ensemble aussi plein et aussi instantané. Sans doute, ce que nous nommons sympathie ou antipathie, cette impression subite, confuse et néanmoins déterminante que nous éprouvons à la vue d’un inconnu ou à l’audition de sa voix est quelque chose qui ne se peut séparer des corps, qui tient à eux, ou du moins les traverse, comme une irradiation des âmes. Donc, pendant cette fête où Montaigne et la Boëtie se virent pour la première fois, un courant entre eux s’établit, rapide et dru, relié à leur enveloppe charnelle, et tout à fait indépendant de leur raison ou des idées qu’ils échangèrent. On conçoit que, s’ils eussent été des esprits purs, la relation d’une âme à l’autre eût été plus directe encore, elle eût été immédiate. Mais comme ils étaient des hommes, cela même qu’il y avait en eux de supérieur, d’immortel peut-être, ne pouvait s’exprimer ni communiquer que par l’intermédiaire de leurs sens. Ceci dit, c’est à ce rôle subalterne que les sens se bornèrent dans la formation brusque de cette noble amitié. Au surplus, comme pour rendre un tel lien plus spirituel, plus idéal encore, il semble que la nature n’avait pas doté la Boëtie d’un grand charme extérieur. Sa personne, au premier abord, offrait plutôt quelque « mésavenance », que corrigeait cependant une « brave démarche ». Et Montaigne non plus n’était pas un Adonis.

Mais, dans cette affection où la sensualité occupe si peu de place, une puissance n’a pas cessé d’agir, sans laquelle le sentiment n’aurait pas eu tant de vivacité, tant de feu. Cette animatrice, c’est la jeunesse. Montaigne avait vingt-six ans lorsqu’il rencontra la Boëtie, lequel était de trois années seulement plus âgé que lui. Quatre ans plus tard, Étienne mourait. C’est dans ce temps très court et dans leur plus bel âge que se place leur alliance : ainsi doit-elle à la chaleur du sang la soudaineté avec laquelle elle est née, et sa force.

Quand Montaigne commence d’écrire son livre, il approche de la quarantaine, et voici déjà neuf ans qu’Étienne n’est plus. Donc, ce n’est pas à proprement parler l’auteur des Essais que la Boëtie connut et aima, c’est un autre Montaigne, un Michel doué, certes, dès cette époque, d’un grand front bien meublé, mais un Michel encore tout fougueux, tout bouillonnant, plus déluré que méditatif, point livresque, faisant volontiers ses écoles hors des grimoires, dans toutes les occasions de la vie. De plus, lorsque, dans ses écrits, le Montaigne qui est le nôtre parle de son amitié pour la Boëtie comme il le ferait d’une véritable passion, ce sont des souvenirs qu’il évoque, ceux d’un temps où il n’avait pas encore délibérément choisi le doute pour oreiller à sa tête bien faite. De là cet accent qui détone d’avec la prudence ordinaire du ton, cette note qui n’est évidemment pas dans le clavier du scepticisme, émue, véhémente, pleine d’amers regrets, regret de l’incomparable ami disparu, regret aussi des flammes éteintes[3].



  1. Dans la fable des Deux Pigeons, l’ambiguïté n’est pas seulement verbale. Sainte-Beuve l’a finement noté, et la malice lui paraît charmante. Les deux pigeons, dit-il, « sont-ce deux époux ? sont-ce deux frères ? On ne sait pas bien. Ce pourrait être deux amis. Il se trouve, à la fin, que le poète a songé à des amants ». Proust aurait pu donner de la fable une autre interprétation encore.
  2. Remarquez que, dans cette hypothèse, Montaigne, tout comme un ancien, confond amitié et amour, ou plutôt incorpore l’amour à l’amitié ; l’amitié étant, des deux sentiments, celui qui seul serait assez large pour pouvoir théoriquement contenir l’autre ; ou bien, l’amitié étant la chose essentielle, l’amour la chose surajoutée.
  3. Au nombre des amitiés masculines, ardentes et pures, nouées dans la jeunesse, on peut citer encore la liaison de Michelet avec un camarade de son âge, Paul Poinsot, lequel mourut à vingt-trois ans. « Cette amitié, écrit Michelet, a quelque chose dirai-je de romantique ? qui ne se trouve ordinairement que dans l’amour. Je cherche à m’expliquer cette touchante et singulière conformité d’âme. C’est une méprise du Démiourgos qui a réalisé deux fois l’exemplaire éternel de la même âme, pour parler comme Platon ».

    J’ai lu quelque part (mais sans avoir pu contrôler si le fait est exact) que Madame Michelet aurait refusé le Panthéon pour son mari en donnant comme une des causes de son refus que Michelet était enterré près de Poinsot.

    Ce sentiment de l’amitié exaltée, Gœthe aussi l’a connu. Tout différent est le cas de Wagner et de Louis II de Bavière. D’un côté, chez le malheureux prince (prototype éclatant de l’inverti scrupuleux, esthète et mystique), un délire sensuel, mélangé d’admiration extasiée et empoisonné de remords. De l’autre, chez le grand musicien, « adorateur de la femme », lequel avait dépassé la cinquantaine à l’époque où Louis II, âgé de dix-huit ans, l’appela auprès de lui, une courtisanerie intéressée, l’égoïste sentiment d’une faveur exceptionnelle, mettant fin aux soucis d’argent, aplanissant soudain toutes les voies devant l’œuvre prodigieuse à accomplir ; peut-être aussi une revanche de l’orgueil, la satisfaction d’être, après tant de déboires, recherché par un Roi ; le sincère bonheur, enfin, de l’artiste déjà grisonnant, qui se mire soi-même, avec tout son génie, dans l’adulation d’un jeune homme extraordinaire.