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L’Anaphylaxie/Chapitre IX

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Félix Alcan (p. 154-174).

IX

ANAPHYLAXIE IN VITRO.

Non seulement, dans certains cas, les animaux qui ont reçu du sérum d’anaphylactisés sont anaphylactisés immédiatement, mais encore, si l’on mélange avec l’antigène le sang d’un animal anaphylactisé, on a un liquide qui est extrêmement toxique et qui provoque des accidents immédiats.

C’est ce que j’ai appelé l’anaphylaxie in vitro.

Je crois avoir employé ce terme le premier, et en avoir donné le premier exemple dans mon mémoire de 1907.

« On mélange 58 centimètres cubes du sang d’Achille, anaphylactisé avec la mytilo-congestine, et on l’injecte à Apelle. Apelle est tout de suite assez malade, vomit à 0,006 g (par kg). À 0,02 g il est très abattu, dans un état presque comateux. Quand Apelle a reçu 0,045 g de mytilo-congestine, on le détache pour l’observer. Il est très malade, titube, peut à peine se tenir sur ses pattes, a de la diarrhée, de la défécation, une respiration difficile. Le contraste est saisissant entre son état grave et l’état d’Antisthène, qui reçoit le même jour 0,065 g de mytilo-congestine mélangée à du sérum normal et n’est presque pas malade. »

Mais c’est surtout avec la crépitine que j’ai pu obtenir en 1908, en toute netteté, le phénomène de l’anaphylaxie in vitro. On me permettra de citer cette expérience qui est fondamentale.

« Le 18 juin au matin on prend 274 grammes de sang à Patagonia (jeune chienne qui a reçu 0,0022 g de crépitine le 6 avril et 0,0114 g de crépitine chauffée à 103° le 21 mai). Les 274 centimètres cubes de sang de Patagonia donnent 55 centimètres cubes de sérum peu coloré qu’on mélange avec 40 centimètres cubes d’une solution de crépitine au millième. Après avoir laissé les deux liquides en contact pendant 20 minutes environ, on injecte les 95 centimètres cubes à 3 h. 50 à Mattagrossa, de 10 kilogrammes. Après injection, faite assez rapidement, de 40 centimètres cubes du mélange, Mattagrossa paraît assez malade, avec vomissements intenses, diarrhée et ténesme rectal. On achève l’injection, et, quand les 95 centimètres cubes ont été injectés, on détache Mattagrossa. Elle ne peut se tenir debout, urine sous elle. Les pupilles sont dilatées, les yeux hagards. Cécité psychique absolue. Abolition presque complète des réflexes. Insensibilité profonde. Respiration dyspnéique, asphyxique. Cœur petit, misérable, extrêmement fréquent. Pouls presque aboli. En un mot les accidents d’anaphylaxie ont été absolument caractéristiques, tels qu’on n’en peut observer que dans les cas les plus nets d’anaphylaxie intense. Vers le soir, à 5 h. 30, il y a un peu d’amélioration, mais ténesme rectal intense, avec sang dans les fèces. Le lendemain Mattagrossa est très malade, peut à peine se traîner. Elle meurt dans la nuit du 19 au 20 juin. [Elle avait reçu en crépitine 0,004 g, dose qui n’est jamais mortelle que dix à douze jours après l’injection.] »

Quelquefois l’anaphylaxie prend une autre forme. À Belem, on injecte 0,04 (par kg) de crépitine jaune mélangée au sérum d’Amérigo anaphylactisé depuis 45 jours. Il y a des troubles nerveux assez peu marqués ; mais la congestion intestinale est immédiate et intense, à ce point que, pendant l’injection même, il s’écoule du sang presque pur par le rectum.

Cette expérience est aussi instructive dans un autre sens, parce qu’elle montre que le sang, dans certains cas, contient à la fois l’antitoxine et la toxogénine ; la toxogénine, puisque Belem a eu immédiatement, pendant l’injection même, une diarrhée sanglante ; l’antitoxine, car cette dose de 0,04 g de crépitine jaune, qui est toujours mortelle, ne l’a pas fait mourir. Deux jours après l’injection il était en excellente santé.

Le prurit intense peut se produire aussi par le mélange in vitro du sérum anaphylactique avec l’antigène. Louverture reçoit 0,017 g de crépitine jaune mélangée au sérum d’Atala : d’abord il ne paraît pas malade ; mais, une ou deux minutes après avoir été détaché, il est pris de démangeaisons frénétiques, intenses ; il gratte la terre avec violence, se frotte le museau avec les deux pattes, se roule par terre de tous côtés, se gratte désespérément les flancs avec les pattes. En un mot il est pris d’une agitation pruritique extraordinaire, tout comme s’il avait reçu de la thalassine, et cependant la crépitine ne provoque jamais de prurit, lorsqu’elle est injectée en solution aqueuse à un animal neuf.

Je pourrais citer encore nombre d’expériences, établissant que, selon diverses conditions (et très probablement suivant la quantité de toxogénine qui se trouve dans le sérum), la réaction de l’animal récepteur au mélange fait in vitro de sérum et d’antigène est très variable, allant depuis un très léger prurit (forme légère) jusqu’à un coma rapidement mortel (forme suraiguë).

Il convient de noter que l’expérience, qui réussit si bien avec la crépitine, ne réussit pas du tout avec la congestine des actinies. Mais il suffit qu’avec certains antigènes l’expérience réussisse pour établir d’une manière irréfutable que le sang des animaux anaphylactisés, lorsqu’il est mélangé in vitro avec l’antigène, devient toxique.

Il me paraît difficile d’expliquer le phénomène autrement que par la production d’un poison de synthèse. L’antigène, mélangé à la toxogénine du sérum, provoque la formation d’une substance toxique nouvelle, que j’appellerai l’apotoxine, dont les effets sont tout à fait différents de la toxine.

La toxine a des effets toxiques lents. Elle n’agit qu’au bout d’une dizaine de jours. L’apotoxine a des effets foudroyants, qui apparaissent quelquefois pendant qu’on fait l’injection, et qui se manifestent par des vomissements, une diarrhée sanglante, le coma, le prurit, tous phénomènes faisant absolument défaut après l’injection de la toxine seule.

De même, quand on injecte de l’amygdaline, on n’observe rien. Quand on injecte de l’émulsine, on n’observe rien. Mais, si l’on mélange les deux solutions d’amygdaline et d’émulsine, comme il se développe de l’acide cyanhydrique, on observe, sur l’animal qui reçoit le mélange, les effets foudroyants de l’empoisonnement cyanhydrique.

Ce n’est d’ailleurs pas de la théorie[1] ; c’est l’expression d’un fait ; et il ne me paraît pas possible d’expliquer autrement le déchaînement soudain des phénomènes toxiques par l’injection de ce mélange. Peu importe les noms divers qu’on donnera à la substance, inactive en soi, contenue dans le sang (toxogénine) ou au poison qui résulte de l’union de cette substance avec l’antigène (apotoxine) ; il est de toute évidence, en tout état de cause : 1o que le sang des anaphylactisés est inoffensif ; 2o que ce sang devient offensif par le mélange avec des doses inoffensives d’antigène ; 3o que les effets de ce mélange révèlent l’action d’un poison nouveau, poison foudroyant du système nerveux, qui diffère de l’antigène, et qui diffère de la toxogénine.

L’anaphylaxie in vitro peut être provoquée aussi chez le lapin. Voici quelques expériences de A. Briot qui sont tout à fait décisives.

On mélange à parties égales du sérum de lapins anaphylactisés et du sérum de cheval : ce mélange est extrêmement toxique. Un lapin meurt, après injection de 10 centimètres cubes, en 2 minutes ; un autre, après injection de 10 centimètres cubes, en 10 minutes ; un autre, après injection de 5 centimètres cubes, en 10 minutes ; un autre, après injection de 10 centimètres cubes, est très malade ; un autre, après injection de 5 centimètres cubes, est légèrement malade.

Nicolle et Pozerski ont donné un intéressant exemple d’anaphylaxie in vitro, en employant le suc pancréatique. Le sérum des lapins traités par du suc pancréatique est toxique pour les cobayes lorsqu’il est mélangé in vitro avec du suc pancréatique, alors que ce sérum de lapins sensibilisés est inoffensif quand il n’est pas mélangé avec l’antigène. Il est important de constater aussi que ce sérum doit être frais pour que sa toxicité soit activée par le suc pancréatique.

Des faits analogues ont aussi été observés sur le cobaye par Friedemann, Friedberger, Dœrr et Russ, Dœrr et Moldovan, de sorte que le phénomène de l’anaphylaxie in vitro est devenu classique.

Mais ce qui est singulier dans cette expérience, c’est qu’elle ne réussit pas toujours (au moins chez le chien). Parfois, même avec du sang d’animaux très fortement anaphylactisés, le mélange du sérum avec l’antigène n’est nullement offensif. Ainsi, pour prendre un exemple très net, Santa-Fé, au 92e jour, a présenté des phénomènes extraordinaires d’anaphylaxie foudroyante, et pourtant son sérum mélangé à la crépitine n’a provoqué aucun phénomène immédiat chez Arequipa, quoique la dose de crépitine ait été forte (0,0041 g par kg).

Il faut donc admettre que la quantité de toxogénine contenue dans le sang est extrêmement variable ; les faits d’anaphylaxie passive nous l’avaient déjà appris, et d’ailleurs les nombreux savants qui ont, dans les divers instituts sérothérapiques, préparé des chevaux pour l’obtention d’un sérum antitoxique savent parfaitement que, tout en procédant par des méthodes absolument identiques chez les divers chevaux, l’on a des rendements en antitoxine tout à fait variables.

Il en est de même pour la toxogénine. On peut d’ailleurs admettre que la toxogénine est fixée sur un tissu organique quelconque, et qu’elle n’apparaît dans le sang que lorsqu’elle est en grand excès. Selon toute apparence, c’est dans le tissu cérébral qu’elle doit s’être localisée, et on comprend que dans certains cas il y en a trop peu dans le cerveau pour qu’elle diffuse dans le sang, mais cependant assez pour que l’animal réagisse à l’injection déchaînante.

Je disais en 1909 : « Si l’expérience ne réussit que rarement, c’est que le plus souvent la toxogénine est peu abondante dans le sang. Il est probable qu’elle n’apparaît dans le sang que lorsqu’il y en a un grand excès dans les cellules cérébrales ; car, selon toute vraisemblance, la toxine injectée dans le sang se fixe dans le cerveau pour en disparaître lentement et se transformer lentement en toxogénine.

« On pourrait donc considérer la toxogénine comme étant essentiellement une endotoxine, fixée dans les cellules, spécialement les cellules nerveuses, et se transformant soudain en apotoxine extrêmement toxique, au moment où la toxine entre au contact des cellules cérébrales. »

Aussi ai-je tenté d’extraire la toxogénine des cellules cérébrales, et, dans quelques cas très nets, j’ai réussi.

Un chien est tué par hémorrhagie, puis on fait l’hydrotomie par la carotide, de manière à priver le cerveau du sang qu’il contient. Alors on extrait le cerveau, et on le broie avec du sable jusqu’à formation d’un magma très homogène. À cette bouillie cérébrale bien broyée et mélangée au sable on ajoute trois fois son volume d’eau salée ; on mélange aussi intimement que possible ; puis on centrifuge, puis on filtre, et on filtre à huit ou dix ou douze reprises jusqu’à ce que le liquide, opalescent, passe aussi facilement toujours que de l’eau sur du papier-filtre fin en plusieurs doubles. Je me suis assuré que l’injection de ce liquide cérébral ne détermine pas d’accident. Divers chiens ont reçu 110 cm³, 90 cm³, 68 cm³ de ce liquide cérébral sans présenter aucun phénomène.

Mais l’injection de ce liquide cérébral, mélangé à l’antigène, produit des phénomènes très nets d’anaphylaxie.

Avec le sérum du chien Amérigo qui avait reçu il y a trente-cinq jours de la crépitine jaune, on obtient une anaphylaxie in vitro extrêmement nette. Du sang presque pur s’écoule par le rectum, pendant qu’on injecte le mélange du sérum d’Amérigo mélangé à de la crépitine. Le tissu hépatique d’Amérigo, mélangé à de la crépitine, est sans effet ; mais le tissu cérébral d’Amérigo, mélangé à la crépitine, provoque chez Honduras des accidents immédiats ; dyspnée, angoisse respiratoire, cécité psychique, nystagmus, dilatation de l’iris, ténesme rectal, diarrhée, selles sanglantes, impuissance motrice succédant à la titubation et au vertige, insensibilité presque complète.

Dans un autre cas (Boulogna), l’injection du tissu cérébral de Pizarre, mélangé à de la crépitine, ne provoque pas de notables symptômes immédiats ; mais, une demi-heure après, de très graves accidents éclatent, et l’animal meurt en quelques heures avec une diarrhée sanglante profuse et dans un état de demi-coma.

Enfin, dans un troisième cas (Honolula), le tissu cérébral de Nicaragua, chien anaphylactisé depuis deux mois et demi, fut mélangé à de la crépitine, et l’injection de ce liquide provoque des accidents très graves, coma, impuissance motrice, diarrhée, à la dose très faible de 2,5 cm³. Le même liquide cérébral, injecté à la dose de 5 cm³ à un autre chien, mais sans addition de crépitine, provoque quelques troubles moteurs pendant quinze à vingt secondes ; mais au bout d’une demi-minute il n’en reste plus de trace, tandis que, pendant deux heures, Honolula est sur le flanc, dans un état de paraplégie et de coma assez grave.

J’ai repris l’expérience par une méthode un peu différente ; car, malgré la très rigoureuse filtration, il est possible que le liquide cérébral ainsi obtenu ne soit pas tout à fait par lui-même innocent, quoique j’en aie pu injecter des quantités notables, sans accidents, à des chiens normaux.

Alors, prenant le cerveau de Belem, très bien anaphylactisé, et dont le sang, mélangé à de l’antigène, avait donné nettement la réaction de l’anaphylaxie in vitro, je l’ai d’abord injecté, mélangé à une dose (immédiatement) inoffensive de crépitine, à Arroyo, qui est mort en 13 minutes avec des accidents d’anaphylaxie suraiguë, comme rarement j’en avais obtenu (respirations asphyxiques, dyspnée intense ; le cœur continue à battre, et un liquide sanglant s’écoule par le rectum). Puis, prenant ce qui restait de l’extrait cérébral de Belem, je le précipitai par l’alcool ; le précipité alcoolique, lavé à l’alcool, repris par l’eau et filtré, a été additionné de 0,0022 g de crépitine noire et injecté à un chien (Grenadio). Quelques minutes après l’injection, apparaissent des symptômes éclatants de prurit. Grenadio se gratte partout, se gratte le museau avec les deux pattes, et renifle contre terre en cherchant à se gratter le museau sur le sol. Il se frotte les oreilles avec frénésie, se mordille la queue, se lèche les pattes.

Ce sont des symptômes évidents d’anaphylaxie légère, et par là il est démontré que l’extrait cérébral d’un chien bien anaphylactisé, précipité par l’alcool et repris par l’eau, donne un liquide qui, mélangé à de l’antigène in vitro, développe l’anaphylaxie. La toxogénine cérébrale a été donc précipitée par l’alcool de sa solution aqueuse, et s’est redissoute dans l’eau.

Dans d’autres cas, il est vrai, je n’ai obtenu que des résultats négatifs ; mais cette inconstance des effets ne doit pas surprendre ; car, par les procédés d’extraction empiriques qu’on est contraint d’adopter, on ne reprend sans doute qu’une petite partie de la toxogénine totale.

Ces expériences sur la fixation de la toxogénine par la substance cérébrale ont été confirmées d’une manière ingénieuse par Belin. Chez de petits cobayes nés d’une mère sensibilisée par du sérum de bœuf ou du sérum d’âne, l’encéphale, broyé avec du sérum de bœuf ou du sérum d’âne, donne un liquide qui tue immédiatement des cobayes neufs. Il va de soi que la substance cérébrale de ces petits cobayes, broyée avec de l’eau, était sans effet. D’ailleurs la fixation de la toxogénine par les cellules cérébrales est prouvée aussi par ce fait que le foie, les thyroïdes ou les surrénales, mélangés à du sérum d’âne ou de cheval sont sans nocivité. Belin en conclut que la sensibilisation de la mère amène la sensibilisation du fœtus avec fixation de toxogénine dans les cellules encéphaliques.

Mentionnons aussi les intéressantes expériences d’Achard et Flandin qui, faisant l’extrait cérébral du cerveau de cobayes morts d’anaphylaxie aiguë, ont constaté que cet extrait est toxique, alors que l’extrait cérébral de cobayes normaux ne possède aucune toxicité.

Dans l’excellente analyse qu’il a donnée de l’anaphylaxie, Dœrr discute avec soin cette question de l’apotoxine, et il arrive à une conclusion presque nécessaire ; à savoir que l’hypothèse la plus simple est que l’anaphylactogène (c’est-à-dire la toxogénine) se combine avec l’antigène pour donner un nouveau poison (anaphylaktisches Gift), lequel serait, dans la terminologie que j’ai proposée, l’apotoxine. Il rappelle les expériences de Friedberger sur la déviation du complément dans l’intoxication anaphylactique, et conclut que la preuve qu’il y a un poison anaphylactique est donnée.

Quant à savoir si ce poison anaphylactique, ou apotoxine, est unique ou multiple, il ne se prononce pas. Il fait cependant remarquer que la rapidité avec laquelle se rétablissent les animaux anaphylactisés, lorsqu’ils passent en quelques minutes d’un état très grave à un état voisin de l’état normal, ne ressemble aucunement aux modes d’intoxication par la plupart des poisons. D’ailleurs diverses expériences, sur lesquelles je ne puis insister, font supposer que cette apotoxine est très fragile, et disparaît très vite après qu’elle a été formée. (Voir entre autres une note toute récente de R. Turro et P. Gonzalez.)

En tout cas la théorie d’une toxogénine produisant par sa combinaison une apotoxine, théorie que j’ai formulée en 1907, semble aujourd’hui bien solidement établie, et universellement adoptée.

Nous verrons plus loin qu’il existe une étroite relation, presque une identité, entre l’apotoxine et la précipitine (Friedberger). Quoi qu’il en soit, les dénominations de toxogénine et d’apotoxine semblent absolument justifiées ; car elles rendent compte nettement des phénomènes essentiels de l’anaphylaxie par leur terminologie même.


  1. M. Wolff-Eissnek appelle quelque part cette théorie (?) une théorie embrouillée (verwirrende). J’en conclus qu’il ne l’a pas comprise, ce qui vraiment n’est pas de ma faute.