L’Ancien et le nouveau christianisme

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L’Ancien et le nouveau christianisme
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 86 (p. 834-864).
L’ANCIEN
ET
LE NOUVEAU CHRISTIANISME

I. Les Origines du sermon sur la montagne, 1868; la Justice de Dieu, 1869, par M. Hippolyte Rodrigues. — II. Saint Paul, par M. Ernest Renan, 1869. — III. Histoire du Credo, par M. Athanase Coquerel fils, 1869. — IV. le Christianisme libéral et le miracle, par M. Félix Pécaut, 1869. — V. Le Christianisme moderne, étude sur Lessing, par M. Ernest Fontanès, 1867. — VI. Le Symbole des apôtres, essai historique, par M. Michel Nicolas, 1867. — VII. Histoire des trois premiers siècles de l’église, par M. Edmond de Pressensé, t. V, 1870.

Si la littérature est, comme on l’a dit, l’expression de la société, notre siècle peut passer pour le plus religieux peut-être qui ait jamais été. Nul n’a fait la part plus large aux préoccupations de ce genre dans ses œuvres les plus sérieuses et les plus hautes. Il n’a pas donné au monde une grande religion comme le premier siècle de notre ère, il n’a même pas produit une grande réforme religieuse comme le XVIe siècle; mais, sans parler des livres d’un caractère purement esthétique, comme le Génie du christianisme, il n’en est point où la pensée religieuse ait été plus féconde en œuvres de toute espèce, soit dans l’apologie, soit dans la critique, soit dans la transformation des doctrines et des institutions. Et cette littérature, riche dans le monde catholique, plus riche dans le monde protestant, chez lequel l’activité de la foi compense amplement l’infériorité du nombre, n’est point une simple satisfaction offerte à la curiosité des esprits; elle est l’expression d’un certain état des âmes. Ce n’est point seulement la lumière que le public des lecteurs y cherche sur des problèmes d’histoire ou de philosophie religieuse, c’est aussi et surtout la foi qu’il demande. L’étude de ces questions, faite avec la haute et froide liberté d’esprit qui sied aux recherches historiques, a sans doute une belle part dans une telle littérature; mais cette part, si importante et si honorable qu’elle soit pour le siècle de la critique, n’est qu’un point dans l’immense travail de la pensée religieuse. La plupart des livres de notre temps sur les questions de cet ordre ont pour objet des dogmes, des symboles, des institutions, qu’il s’agit de conserver, de réformer ou de transformer selon l’église, la secte ou l’école à laquelle on appartient.

Un phénomène se produit en ce moment dans le monde chrétien, qui donne un intérêt particulier à la question religieuse. Il semble que l’éternelle lutte entre l’autorité et la liberté y soit entrée dans sa période aiguë, si l’on en juge par les extrémités contraires vers lesquelles certains représentans des deux principes entraînent les sociétés chrétiennes. D’un côté Rome et son concile, c’est-à-dire la concentration la plus absolue de l’autorité, de l’autre le christianisme libéral, c’est-à-dire l’expansion la plus hardie de la liberté en matière de foi, voilà la situation. Assurément cette éclatante antithèse ne doit point être prise comme formule exacte du travail qui se fait dans cet ordre de sentimens et d’idées. La société catholique n’en est pas au Syllabus, pas plus que la société protestante n’en est au programme du christianisme libéral. C’est encore l’orthodoxie, catholique ou protestante, qui gouverne avec plus ou moins de sagesse les foules dans le monde chrétien. Ce qui est vrai, c’est que, dans cette élite de croyans qui se réserve la faculté de penser sur les choses religieuses, le mouvement des esprits tend à cette double conclusion de l’absolue autorité ou de l’absolue liberté.

L’œuvre de transformation qui prend pour titres des noms comme le christianisme libéral, le christianisme moderne, le nouveau christianisme, rencontre deux sortes d’adversaires. Les théologiens, dans le sens orthodoxe du mot, se refusent à reconnaître et même à comprendre l’à-propos de ces ambitieuses épithètes dont certains rêveurs de religions, à leur sens, aiment à relever leurs pensées malsaines ou chimériques. Pour eux, il n’y a pas tel ou tel christianisme, autoritaire ou libéral, ancien ou moderne; il y a le christianisme tout simplement, c’est-à-dire la vérité religieuse absolue, qui ne s’est point développée dans le temps, comme les doctrines philosophiques, par le progrès des individus et des sociétés, mais par une tradition continue, fondée sur une révélation divine, et interprétée par l’église s’inspirant de l’esprit même de Dieu. Dans la loi du Christ comme dans la loi de Moïse, dans les livres des prophètes comme dans les décisions de l’église, c’est toujours Dieu qui parle, et ses communications directes ou indirectes ne cessent jamais d’éclairer l’esprit et de fortifier l’âme des fidèles. Il y a bien une histoire du christianisme, en ce sens qu’il y a un développement de la vérité divine dans le temps et dans l’espace; mais ni le progrès des temps ni la pensée des hommes n’y sont pour rien. Quand un changement se produit d’une époque à une autre, d’un pays à un autre pays, c’est non point à telle doctrine, à telle institution, à tel esprit, à tel génie des temps, des races et des lieux, qu’il faut l’attribuer, mais uniquement à l’intervention de Dieu lui-même, choisissant tel pays pour théâtre, tel peuple et tels individus pour organes de ses communications, soit qu’il les produise sous la forme de grandes révélations, comme pour la loi de Moïse et la loi du Christ, soit qu’il les dissimule sous la forme d’inspirations personnelles, comme il arrive pour les œuvres des prophètes et des pères de l’église. Si donc on a en vue autre chose que cette intervention dans l’histoire du christianisme, on se laisse surprendre par une fausse analogie avec l’histoire des œuvres humaines proprement dites Alors même qu’il serait vrai que Dieu a choisi tel moment des temps anciens pour une de ses révélations, tel moment des temps modernes pour une autre, les mots de christianisme ancien, moderne, libéral, ne pourraient exprimer qu’une pure coïncidence de l’intervention divine avec les diverses époques historiques, sans présomption aucune d’un rapport de causalité entre le développement de la doctrine et le travail de la pensée humaine.

C’est en partant d’un tout autre principe que les philosophes, dans le sens abstrait du mot, s’accordent avec les théologiens pour affirmer que la science et la philosophie n’ont rien à chercher dans l’histoire des doctrines religieuses. Selon eux, — toute histoire de ce genre se réduisant à une suite de superstitions plus ou moins contraires à la raison et à la conscience des sociétés civilisées, ils ne peuvent s’y intéresser que comme à un chapitre des maladies mentales. Quant aux progrès, aux réformes, aux transformations de la pensée religieuse considérée dans son objet, ils n’y attachent aucune valeur, convaincus que le principe des religions, c’est-à-dire l’hypothèse du surnaturel, étant faux, vicie par cela même tout le reste : d’où il suit que l’esprit humain ne saurait mieux faire que de se dégager le plus complètement possible de cette atmosphère de légendes, de rêves et de fictions qui n’ont rien de commun avec une saine manière de connaître et de penser. Dès lors, à quoi bon nous parler, en pleine lumière du XIXe siècle, de réformer, de transformer, d’affranchir la pensée chrétienne, comme si une religion quelconque pouvait être autre chose qu’une servitude et une illusion de l’esprit?..

Ainsi pensaient les théologiens du XVIIe siècle et les philosophes du XVIIIe. La philosophie et même la théologie de notre siècle ont une autre manière de voir sur les questions religieuses. Sauf de rares exceptions, elles sont trop pénétrées de l’esprit historique, qui est le génie même de ce siècle, pour ne pas comprendre que toute doctrine, toute institution, quelle qu’en soit l’origine, subit l’action des temps, des lieux et des sociétés dans lesquels elle vit. Fût-elle tombée du ciel, si absolue, si immuable qu’elle s’affirme dans la conscience de ses croyans, elle n’échappe pas plus que les autres réalités à la loi universelle du devenir. C’est la loi de la vie. Il en est des doctrines comme des langues : tant qu’elles sont vivantes, elles changent. L’immobilité est l’attribut de la mort; la majesté des choses religieuses, quoi qu’on en ait dit, tient à de tout autres caractères. Et non-seulement le christianisme a changé, mais, de même que toutes les autres institutions historiques, il a changé sous l’influence des temps et sous la main des hommes. Il a son histoire, comme toutes les doctrines ou institutions humaines; il a subi l’influence des grands événemens; il a reçu l’empreinte des idées dominantes; il a puisé aux sources de la sagesse profane; il s’est nourri de la substance commune des vérités acquises à la science et à la conscience humaines; il s’est enrichi des inspirations des individus qui en ont fait l’objet de leurs profondes méditations; il a eu ses docteurs de génie, ses héros de la pensée, disons le mot, ses révélateurs, de second ordre, si l’on veut; il a eu ses vicissitudes et ses révolutions; enfin il n’a jamais cessé d’être en communication intime avec l’esprit humain et en rapport direct avec l’état des sociétés au sein desquelles il a vécu. Histoire pleine de mouvement et d’intérêt qui donne aux mots ancien et nouveau christianisme une valeur tellement significative que, s’il est permis à un théologien orthodoxe et à un philosophe abstrait de n’en pas saisir l’importance, il est impossible à un historien d’en laisser échapper le sens!

Autre chose est l’histoire du dogme chrétien, et autre l’histoire du christianisme. La première semble à peu près épuisée; le dogme est complet, trop complet peut-être, si l’on songe à l’immaculée conception, qui a passé à l’état de dogme, et à l’infaillibilité absolue du pape, qui est en voie d’y arriver. La seconde est loin d’être close; nulle science ne peut prévoir quand et comment elle le sera; nulle philosophie même ne peut décider a priori si elle doit l’être jamais, tant il y a tout à la fois de fécondité et d’élasticité dans la pensée chrétienne ! Si la cour de Rome a la prétention de la fixer et de l’enfermer dans les formules de son Syllabus, si la minorité du concile, un peu plus libérale que la cour de Rome, espère en finir par quelques concessions habiles avec l’agitation religieuse du monde chrétien, si enfin les synodes protestans s’imaginent que la révolution dont Luther fut le promoteur s’arrêtera au symbole de la réforme, nous croyons que toutes les autorités plus ou moins officielles et orthodoxes du christianisme catholique et protestant se font illusion. Nul ne peut affirmer que l’esprit de cette grande religion ait dit son dernier mot en l’an 70 du XIXe siècle. Des prophéties de ce genre seraient bien gratuites en présence du travail qui se fait en ce moment dans toutes les églises du christianisme.

Quoi qu’il en soit de l’avenir, l’histoire de la pensée chrétienne, au point où elle est arrivée, est déjà une grande et riche histoire, pleine d’enseignemens de toute nature, où l’abondance des discussions et l’extrême variété des formules peuvent à première vue cacher au regard de l’historien l’ordre simple et vraiment admirable de son développement. Cette histoire nous semble pouvoir se résumar en deux séries de mouvemens en sens contraire dont l’une procède constamment par voie d’addition du simple au composé, et l’autre non moins invariablement du composé au simple par voie de réduction. A partir de la doctrine du Christ, on peut suivre la pensée chrétienne à travers les progrès de son développement et de son organisation, de Jésus à Paul, de Paul à Jean, de Jean aux grands conciles de Nicée et de Constantinople, de ces conciles à la théologie du moyen âge et au gouvernement de la papauté, en observant comment le christianisme se complète et se complique de plus en plus par l’introduction de dogmes et d’institutions moins conformes peut-être à son principe qu’à l’esprit des temps qu’il a traversés. Puis on le voit, sous le souffle de l’esprit moderne, remonter le courant qu’il avait descendu jusque dans les bas-fonds du moyen âge, et retrouver ainsi, à travers la renaissance, la réforme et la philosophie, les pures et hautes sources où il avait primitivement puisé, en laissant au catholicisme romain sa discipline étroite et son dogmatisme scolastique. Voilà comment l’ancien et le nouveau christianisme vont se rejoindre et se confondre sous des noms différens et avec des origines bien diverses. C’est en le ramenant à son principe que les réformateurs et les rénovateurs modernes et contemporains entendent le rajeunir et le renouveler, de manière qu’il puisse être encore la religion de l’avenir. Jusqu’à quel point cette thèse est-elle fondée sur l’histoire du christianisme? L’identité du point de départ et du terme de son développement est-elle aussi réelle qu’il y paraît? La loi de complication et de simplification qu’on croit avoir reconnue dans les deux séries historiques de ce développement ressort-elle véritablement de l’exposé des faits? Tels sont les problèmes historiques que font naître la plupart des publications contemporaines sur la question religieuse, et particulièrement celles qui se rattachent au grand mouvement de réforme qui se développe dans les deux mondes sous le nom de christianisme libéral. Nous avons cru le sujet assez intéressant pour retracer en quelques traits le tableau des phases diverses par lesquelles a passé le christianisme depuis le sermon sur la montagne jusqu’aux prédications des plus hardis docteurs du protestantisme de nos jours.


I.

Nous venons de dire que les réformateurs, même les plus radicaux, qui prêchent le nouveau christianisme, n’entendent pas faire autre chose qu’un retour à l’ancienne doctrine telle qu’elle a dû sortir de la bouche du Christ; mais quelle est cette doctrine? Point obscur sur lequel la critique contemporaine a concentré toutes ses lumières sans être encore arrivée à produire l’évidence. Pourtant, après une discussion qui a eu pour résultat de renvoyer à des origines différentes et postérieures à peu près tout ce qui dans les quatre Évangiles a servi de texte à la théologie chrétienne, l’exégèse de notre temps a conservé presque d’un commun accord, comme enseignement propre du Christ, ce qu’un des successeurs des apôtres, Papias, avait appelé les λόγια, comprenant le sermon sur la montagne, la collection des paraboles, enfin toutes les pensées morales éparses çà et là dans les synoptiques, où semble se révéler la pensée propre et comme l’âme elle-même du Christ. Que l’on pense avec la libre critique que ce fut là toute la doctrine du Christ, ou que l’on persiste à croire, avec la théologie orthodoxe, catholique ou protestante, que le dogme entier, dans sa partie théologique aussi bien que dans sa partie morale, est déjà dans les trois premiers évangiles, il est certain que la doctrine des λόγια est la seule partie vraiment explicite, claire et catégorique du dogme primitif. Tout le reste, alors même qu’on en reconnaît l’authenticité plus que douteuse, n’est, de l’aveu des orthodoxes, que le germe d’une doctrine morale et théologique qui se développera ultérieurement sous l’inspiration de l’Esprit-Saint, disent les uns, sous l’influence de la tradition hébraïque et de la sagesse grecque, disent les autres.

Cet enseignement de Jésus suffit-il à constituer un dogme nouveau? C’est ce qu’il est difficile d’admettre pour peu que l’on songe à la richesse, à la profondeur, à la complexité du dogme chrétien, embrassant dans son encyclopédique synthèse à peu près tous les problèmes moraux, théologiques et même cosmologiques que la philosophie antique avait posés. Quelques maximes de morale éternelle et universelle sur l’amour de Dieu et du prochain, sur l’oubli des injures, sur la justice, sur la charité, sur la pureté de cœur, sur l’exaltation des conditions humbles, des vertus douces, des pensées simples, quelques charmantes ou touchantes paraboles sur la pratique de ces maximes ne font point un dogme dans l’acception rigoureuse du mot. Jésus le sentait bien, et c’est pour cela qu’il a dit : « Je ne viens point détruire la loi, mais l’accomplir. » Ce qui veut dire, surtout avec les explications et les exemples très significatifs du jeune maître, que c’était bien la pratique de la loi, non la loi elle-même, que le Christ se donnait la mission de changer.

Mais cela même, dit-on, n’est-il pas toute une doctrine ? Si l’esprit de l’ancienne loi est resté caché non-seulement aux pharisiens, mais encore à tous les sectateurs de cette loi, s’il a fallu que le Christ vînt pour leur en faire la révélation, toute pleine de vérités sublimes et vraiment inouïes pour ce peuple courbé sous le joug du formalisme sacerdotal, n’est-ce point Là une loi nouvelle ? Où rencontrer dans l’Ancien-Testament ces sentimens, ces accens d’amour, de justice, de charité, de pitié pour les hommes, de tendresse vraiment filiale pour le Père céleste, qui du haut de sa gloire soutient et console ses enfans faibles, souffrans et malheureux ? Quelle sagesse de docteur, quelle âme de prophète a jamais trouvé des paroles semblables ? Cette remarque a du vrai, moins pourtant qu’on ne le croit communément. On sent bien que dans les paroles de Jésus respire le sentiment d’une âme qui ne semble pas avoir son égale pour la pureté et la douceur parmi les docteurs et les prophètes ; mais si l’on admet que le sentiment est nouveau, il faut bien reconnaître que la doctrine est ancienne, même la doctrine du sermon sur la montagne. Le plus savant des hébraïsans de notre temps, l’illustre Munck, avait coutume de dire que ce sermon courait les rues de Jérusalem. C’était peut-être aller un peu loin à une époque où Jérusalem était devenue le foyer du pharisaïsme, où la parole des docteurs y était plus écoutée que la voix des prophètes ; mais dans un pays comme la Judée, où l’enseignement de la loi et des prophètes était si populaire, il n’était pas possible que tous les textes de l’Écriture ne fussent familiers non-seulement aux docteurs, mais aux plus simples et aux plus humbles d’entre les Juifs. Or il n’est pas douteux que la morale évangélique ne soit déjà dans l’Ancien-Testament, non pas en germe, mais formulée en maximes que le sermon sur la montagne reproduit presque textuellement. Deux écrivains juifs contemporains, MM. Joseph Salvador et Hippolyte Rodrigues, ont mis en lumière cette ressemblance, disons mieux, cette identité, par un rapprochement décisif des textes.

Nous nous bornerons à en rappeler quelques-uns, en renvoyant aux tableaux comparatifs de M. Rodrigues le lecteur qui ne se fierait point à ses propres souvenirs. Ce n’est pas sur tel ou tel point seulement de la morale que la Bible peut être rapprochée de l’Évangile, c’est sur tous. S’agit-il de science, même estime pour la sagesse des simples et même sévérité pour celle des docteurs. Si Jésus a dit : Bienheureux les pauvres en esprit, car le royaume des cieux est à eux, ou encore : Je te loue, ô mon père, de ce que tu as caché ces choses aux savans et aux sages, et de ce que tu les as révélées aux petits enfans, un prophète avait dit : Celui qui est humble d’esprit obtient la gloire éternelle[1]. S’agit-il de bonté, même sympathie pour la douceur et la miséricorde, même éloignement pour la dureté. Si Jésus a dit : Bienheureux ceux qui sont doux, car ils hériteront de la terre, un prophète avait dit : Ceux qui sont doux posséderont la terre[2]. Et de même, avant Jésus qui dit : Bienheureux sont les miséricordieux, car miséricorde leur sera faite, le texte ancien avait dit : Celui qui fait miséricorde trouvera la vie, la justice et la gloire[3]. S’agit-il de relever la souffrance et la misère, mêmes accens de pitié et mêmes promesses d’avenir. Si Jésus a dit : Bienheureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés, un prophète avait dit : Dieu guérit les brisés de cœur et panse leurs blessures. S’agit-il de justice, mêmes promesses aux justes et mêmes prescriptions. Si Jésus a dit : Bienheureux ceux qui sont affamés et altérés de justice, car ils seront rassasiés, un prophète n’avait-il pas dit : C’est ici la porte de l’Éternel, les justes y entreront[4] ? Avant Jésus qui a dit : Toutes les choses que vous voulez que les hommes vous fassent, faites-les-leur aussi de même, car c’est la loi, et les prophètes, Hillel avait dit : Ne fais pas à autrui ce qu’il te serait désagréable d’éprouver toi-même ; voilà le commandement principal de la loi[5]. S’agit-il de conscience, même distinction entre les actes et les intentions. Si Jésus a dit : Bienheureux ceux qui sont nets de cœur, car ils verront Dieu, le prophète avait dit : Qui est-ce qui montera en la montagne de l’Éternel, et qui est-ce qui demeurera dans le lieu de sa sainteté ? Ce sera l’homme qui a les mains pures et le cœur net[6]. Avant Jésus disant : Quiconque regarde une femme pour la convoiter a déjà commis dans son cœur un adultère avec elle, Job avait dit : J’avais fait accord avec mes yeux ; comment aurais-je donc arrêté mes regards sur une vierge ? S’agit-il de charité, mêmes maximes presque en termes identiques sur l’amour du prochain, sur le pardon des injures poussé jusqu’à la plus entière abnégation, sur l’assistance due à nos ennemis. Avant Jésus, qui dit : Si quelqu’un te frappe à la joue droite, présente-lui aussi l’autre, Jérémie avait dit : Il est bon de donner sa joue au frappeur et de se rassasier de l’injure[7]; Ésaïe avait dit : J’ai exposé mon dos à ceux qui me frappaient et mes joues à ceux qui me tiraient le poil ; je n’ai point caché mon visage en arrière des opprobres et ses crachats[8]. Enfin» si Jésus a dit : Aimez vos ennemis et bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous haïssent et priez pour ceux qui vous persécutent, l’ancienne loi n’avait-elle pas dit : Ne conserve pas de haine dans ton cœur, ne garde point de rancune, ne te venge point et aime ton prochain comme toi-même[9]? Si ton ennemi a faim, donne-lui à manger; s’il a soif, donne-lui à boire[10]. Si tu rencontres le bœuf de ton ennemi ou son âne égarés, tu ne manqueras pas de les lui ramener[11]. Ce que je demande de vous, dit l’Éternel, c’est de partager votre pain avec celui qui est affamé, de couvrir celui qui est nu, de consoler celui qui est affligé. Y a-t-il dans l’Évangile une plus belle et plus profonde parole que celle-ci : je verrai ta face par la charité[12]? Enfin s’agit-il de la sincérité de la prière, si Jésus a dit : Mais toi, quand tu prives, entre dans ton cabinet, et, ayant fermé ta porte, prie ton père qui te voit dans ce lieu secret et te récompensera publiquement, ne trouve-t-on pas ceci dans l’Ecclésiastique : — il ne considère pas que l’œil du Seigneur voit toutes choses., et que c’est bannir de soi la crainte de Dieu de n’avoir que cette crainte humaine et de n’appréhender que les yeux des hommes?

De ces rapprochemens, que la théologie orthodoxe connaît mieux que nous, quelle conclusion tirer? Est-ce à dire que Jésus n’aurait été qu’un interprète éloquent de la loi et des prophètes, comme le pensent MM. Salvador et Rodrigues? C’est aller bien loin. D’abord, si cette conclusion ressort du tableau comparatif de ce dernier, n’est-ce point parce qu’il a mêlé un peu indiscrètement aux textes de la Bible, les seuls décisifs, des textes du Talmud dont la date ne peut être fixée d’une manière assez précise pour qu’ils aient la même valeur que les premiers? On peut bien, à la rigueur, citer parmi les textes antérieure aux Évangiles les sentences d’Hillel, précurseur de Jésus, docteur bien connu pour sa large façon d’interpréter la loi, pourvu que l’authenticité des paroles qui lui sont attribuées ait été préalablement établie; mais il y aurait des réserves à faire pour la plupart des autres citations empruntées au Talmud, et il faut bien reconnaître que ce livre est une source trop confuse de doctrines de toute origine et de toute date pour pouvoir appuyer la thèse de l’identité de la doctrine hébraïque et de la doctrine évangélique. C’est ainsi, par exemple, que la doctrine de la pureté de cœur, si marquée dans les Évangiles, à peine sensible dans l’Ancien-Testament, n’est guère explicite que dans le Talmud.

D’ailleurs, n’y eût-il pas de raison de contester l’antériorité des textes talmudiques cités par M. Rodrigues, il faudrait encore avouer que tous ces textes réunis ne témoignent pas d’une complète identité. Nulle part le dieu de la Bible et du Talmud ne reçoit le beau et doux nom qui révèle toute une doctrine dans les enseignemens évangéliques. S’il n’est plus le Jéhovah terrible et jaloux de Moïse, si les livres des prophètes et surtout du Talmud lui reconnaissent déjà la bonté, la miséricorde, l’amour, qui sont les attributs distinctifs du dieu des Évangiles, il n’est pas encore le père. Aussi, quelque juste et bon qu’il soit pour toutes sas créatures, et en particulier pour les hommes qu’il aime et assiste quand ils en sont dignes, il reste toujours l’objet de leur crainte, de leur respect, de leur adoration, non de leur filial amour. Alors même que dans l’antiquité Dieu est conçu comme un père, c’est le père de la famille antique, qu’on vénère, qu’on n’ose pas aimer. Aimer Dieu est un mot évangélique et chrétien; il est bien sorti du cœur de l’incomparable prophète qui s’est appelé Fils de Dieu, et qui n’a jamais compris ni exprimé les rapports de Dieu et de ses créatures autrement que sous la forme des relations intimes et presque familières qui subsistent entre un père et ses enfans. Et Jésus avait la parfaite conscience que c’était là toute sa doctrine : aimer Dieu comme un père et les hommes comme des frères; quant au reste, il n’avait nul besoin de dogmatiser. La loi n’était-elle pas là avec ses commandemens et ses pratiques? Pour Jésus, la bonne nouvelle était non point une loi nouvelle, mais simplement l’ancienne loi comprise et pratiquée dans l’esprit des prophètes et des vrais fils de Dieu. Le messie ne se sentait point une autre mission.


II.

Tout cela expliqué et convenu, il reste vrai que, réduit pour la théologie à ce sentiment de filiale tendresse pour le père céleste de toutes les créatures, pour la morale à un recueil de maximes pratiques, l’enseignement de Jésus n’a encore aucun des caractères d’un dogme véritable, c’est-à-dire d’un corps de doctrines qui se tiennent entre elles, et forment un tout complet fortement organisé. Qui a fait cette œuvre vitale pour l’avenir du christianisme? Ce n’est pas Jacques, le chef vénéré de la première communauté, dite l’église de Jérusalem, qui resta obstinément attachée aux pratiques de l’ancienne loi. Ce n’est pas Pierre, le grand nom sur lequel devait reposer plus tard tout l’édifice de l’organisation de l’église romaine. Les quelques lettres qui leur sont attribuées, alors même que l’authenticité n’en serait pas contestable, n’ont point une valeur doctrinale suffisante pour qu’il soit possible d’y voir soit le germe d’un dogme nouveau, soit même le simple complément de l’enseignement du Christ. Le véritable ouvrier de cette œuvre, c’est Paul. Celui-ci ne fut pas seulement l’apôtre des gentils, en ce qu’il leur porta le premier la nouvelle doctrine, affranchie des proscriptions de l’ancienne loi; il mérita d’être appelé le second fondateur du christianisme, dont il constitua et formula réellement le dogme en tout ce qu’il contient d’essentiel. S’il entrait dans le plan de ce travail d’exposer la doctrine contenue dans les épîtres, il nous serait facile de justifier ce titre en faisant voir comment la plupart des grands dogmes du christianisme y ont leur principe et souvent même leur formule. Il nous suffira de dire qu’à partir de Paul la tradition chrétienne est devenue une forte et originale doctrine qu’on ne peut plus confondre ni avec l’ancienne loi ni avec cette espèce de morale universelle résumée dans le sermon sur la montagne, qui pourrait s’appeler la morale même de la conscience humaine, tant il serait facile d’en retrouver les élémens dans ce qu’un historien contemporain a eu l’heureuse idée de nommer la Bible de l’humanité! L’enseignement de Paul fait entrer, fait descendre, si l’on veut, la sagesse du Christ dans les formules d’une théologie qui servira désormais de texte aux plus subtiles discussions. Il lui fait donc perdre quelque chose de sa haute généralité et de son adorable sérénité; mais à ce prix il lui communique le caractère et la vertu d’un dogme. Et ce dogme, il l’a si nettement conçu, si solidement construit, que les pères et les docteurs des temps postérieurs n’ont rien trouvé à y changer, ni quant au fond des doctrines, ni quant à l’enchaînement logique des formules. On a pu enrichir la théologie chrétienne d’une nouvelle doctrine, plus élevée et plus profonde, dont le symbole de Nicée sera la formule; on n’a pas touché à la doctrine de Paul. Et quand la réforme, qui ne goûtait que médiocrement la théologie trop peu unitaire pour elle du grand symbole, voudra en revenir au christianisme primitif, c’est dans les épîtres de Paul qu’elle s’établira, comme dans le fort même de la pensée chrétienne. C’est que cette doctrine, aussi logique que pratique, était une tout autre discipline pour les esprits et les âmes que les mystiques monologues du livre de l’Imitation ou que la transcendante théologie de l’évangéliste Jean.

Lorsqu’on rapproche, ainsi que le fait M. Renan, la laide et chétive personne de ce docteur juif, élevé dans les écoles de la vieille loi et ayant toutes les passions, tous les instincts de sa race, de l’idéale figure du grand prophète qui semble n’avoir conservé aucune des misères de l’humanité, l’idée d’une déchéance de la pensée religieuse vient naturellement à l’esprit. Et si l’on ajoute à ce rapprochement tout personnel la comparaison des doctrines, et qu’à celle de Jésus, si large et si douce, on oppose celle de Paul, si forte, mais si dure, on se prend à regretter que la religion de la charité et de l’amour ait trouvé pour interprète le docteur du péché originel, de la grâce, de la prédestination, de l’infériorité de la femme, de l’impureté du mariage. Toutefois, en face d’une telle œuvre, d’un tel rôle et même d’un tel personnage, l’histoire ne permet pas de s’abandonner à ce genre d’impression tout esthétique. Que la sagesse de Jésus ait été de tout temps et soit surtout aujourd’hui la haute lumière du christianisme, que son amour pour Dieu et pour les hommes en soit le plus pur sentiment, cela n’est pas douteux; mais disons encore une fois que, s’il y a là l’esprit d’une religion, il n’y en a pas le corps, à proprement parler. Autant qu’il nous est permis d’en juger à travers les obscurités et les fictions de la légende, si Jésus a été le prophète inspiré, Paul a été le docteur de la nouvelle religion; en tout cas, il en a été le premier et le plus grand. Il ne faut d’ailleurs jamais oublier que l’histoire fait toujours tort à ses personnages en les laissant voir dans toute leur réalité, tandis que la légende idéalise et transfigure les siens. Ce que M. Havet a si bien dit de Socrate nous est revenu à la pensée à propos du portrait de l’apôtre Paul tracé par M. Renan. La réalité, physique ou morale, garde toujours quelque chose de laid, d’incorrect ou d’insignifiant qui lui nuit, alors surtout qu’on la confronte avec un idéal quelconque.

Où Paul a-t-il trouvé cette doctrine que ne contient pas la tradition évangélique? Ce serait, s’il faut l’en croire, dans une révélation toute personnelle. La vérité lui est apparue dans sa vision de Damas, telle que n’a pu la voir aucun de ceux mêmes qui ont connu et entendu Jésus vivant. C’était là, comme on sait, le grand sujet de débat entre Paul et les apôtres, compagnons de Jésus. Comment pouvait-il porter la parole au nom du Christ, lui qui ne l’avait jamais vu ni entendu? C’est à cette objection que répondait Paul par le miracle de sa révélation particulière. Pour la critique qui connaît les textes de l’ancienne loi et qui sait combien le jeune docteur y était versé, la véritable révélation de Paul fut la méditation profonde et persévérante de cette loi éclairée par toute la science des maîtres qu’il entendit. Toute la doctrine de Paul repose sur le dogme du péché originel. C’est ce péché qui a vicié la nature humaine. Depuis la faute d’Eve et d’Adam, toute œuvre de l’homme fut mauvaise. La grâce de Dieu seule a pu justifier et sauver ceux dont il a bien voulu faire ses élus. Depuis l’arrivée du Christ, cette grâce est devenue le don de tous les hommes qui ont la foi au messie rédempteur, à sa mort, à sa résurrection, à sa doctrine. C’est la foi, non les œuvres, qui justifie et sauve toute nature humaine, impuissante par elle-même à faire un acte de justice et une œuvre de salut. Et comme toutes ces âmes également vouées par leur nature au mal et à la damnation n’ont aucun mérite personnel qui puisse leur valoir le don de la grâce, il s’ensuit que Dieu la répand sur qui il veut, et que les hommes sont véritablement prédestinés au bien ou au mal, au salut ou à la damnation, la grâce étant le principe de tout mérite. On voit comment tout se tient et s’enchaîne dans cette complète et compacte doctrine de la chute. Or ce dogme qui est le pivot de toute la doctrine paulinienne, Paul ne l’a pas trouvé sur le chemin de Damas, il l’a trouvé dans la Bible elle-même, où il est déjà le principe de toute l’ancienne loi. Au fond, Paul n’a inventé aucun des grands dogmes de sa doctrine, ni la chute par le péché originel, ni la perversité radicale de la nature humaine à la suite de ce péché, ni la justification par la grâce, ni la prédestination, ni l’infériorité naturelle de la femme. Seulement il a renouvelé la vertu de tous ces dogmes en les faisant entrer dans la loi nouvelle qu’il définit d’un mot : la foi à Jésus-Christ, le verbe incarné de Dieu. Voilà comment la bonne nouvelle est devenue un dogme, et le messie un rédempteur.

La pensée chrétienne ne pouvait s’arrêter au Symbole des apôtres. En quittant la Judée avec Paul et sus compagnons, la nouvelle prédication tombait au milieu des visions du gnosticisme oriental et des théories de la philosophie grecque. La docte culture des platoniciens qui passaient des écoles de la philosophie dans les églises de la nouvelle religion ne pouvait pas plus se contenter de la théologie de la Bible et des épîtres que la mystique ivresse des gnostiques qui se faisaient chrétiens. Aux uns et aux autres, il fallait de plus hauts sommets et de plus vastes horizons. Aussi voyons-nous la doctrine nouvelle se développer et se compliquer de plus en plus en s’enrichissant de conceptions de la plus haute portée métaphysique. Si l’on peut dire que Paul avait eu le pressentiment de ce magnifique progrès quand il a cité aux Athéniens le vers d’Aratus : en Dieu nous avons la vie, le mouvement et l’être, il est difficile de reconnaître soit dans les trois premiers Évangiles, soit dans les Actes des apôtres, soit dans les épîtres de Paul, le dogme de la divinité de Jésus-Christ, et encore moins le dogme de la Trinité. C’est l’Évangile de Jean, d’une date postérieure et d’un esprit bien différent, qui ouvre à la foi des nouveaux docteurs des perspectives où la théologie alexandrine devait se complaire et se plonger de plus en plus. C’est dans ce livre mystique qu’apparaissent les premiers linéamens de cette doctrine savante et profonde qui sera élaborée par les pères alexandrins, puis formulée par les grands conciles de Nicée, de Constantinople, d’Éphèse, de Chalcédoine. Cette nouvelle doctrine du Verbe et de la nature divine en trois personnes, en embrassant dans une seule formule les trois aspects de la divinité que la philosophie contemporaine exposait et définissait à sa façon, était bien faite pour attirer à la nouvelle religion des philosophes et des théologiens qui devaient y retrouver leur propre tradition. Sans aller jusqu’à se perdre dans le néoplatonisme, comme l’eussent fait quelques pères trop alexandrins, le christianisme des Clément, des Augustin, des Athanase, laissait pénétrer par l’Évangile de saint Jean les idées platoniciennes dans le nouveau dogme, de manière à absorber dans son symbole tout ce qui pouvait, à la rigueur et au prix de grandes subtilités théologiques, se concilier avec la tradition chrétienne. C’était une transformation bien grave et bien radicale, puisque l’église tout évangélique de Jérusalem n’a jamais pu l’accepter, et que les Juifs, fidèles gardiens de la tradition hébraïque, y ont vu une sorte de retour au paganisme par l’altération profonde du dogme de l’unité de Dieu; mais le christianisme naissant ne pouvait aspirer à conquérir le monde sans s’assimiler ce que la pensée humaine avait conçu de plus élevé et de plus profond sur les problèmes théologiques. C’est une vue bien fausse de la réalité historique que celle d’une certaine théologie professant avec Pascal que le christianisme n’est devenu le maître de l’humanité que parce qu’il l’a en tout contredite. L’introduction dans une certaine mesure des doctrines gnostiques et platoniciennes est un des exemples frappans de la méthode contraire.

On a fait beaucoup de recherches et d’hypothèses sur l’origine de cette transformation. — Naturellement les théologiens la font remonter à fa Bible, ne voulant voir dans tous ces changemens que le développement normal d’une simple et même tradition fondée sur la double révélation de Moïse et de Jésus. Comme leur siège est toujours fait d’avance, ils ne se laissent point déconcerter dans leur explication par l’analogie, l’identité même parfois des formules, et par la culture philosophique des pères qui ont élaboré le dogme formulé par le concile de Nicée. Les philosophes expliquent la transformation de la théologie chrétienne en la rattachant à Platon et aux écoles platoniciennes. Un savant critique de notre temps, Bunsen, a cherché, entre ces deux hypothèses contraires, une solution ingénieuse en imaginant pour Jésus, comme on l’avait fait pour Platon, une espèce d’enseignement ésotérique qui n’aurait trouvé sa véritable expression que dans le quatrième Évangile[13] : hypothèse bien peu conforme à tout ce que les synoptiques nous apprennent de la manière toute simple et toute populaire de vivre et d’enseigner qui paraît propre à Jésus. Se figure-t-on le nouveau messie tenant, indépendamment de ses prédications aux foules et de ses entretiens familiers avec ses disciples, une école de profonde et subtile exégèse, comme le ferait le rabbin le plus raffiné, et formant des docteurs en théologie dont un seul aurait révélé tout à coup le secret du maître, après avoir laissé si longtemps la parole aux autres disciples de Jésus? Qu’on se représente le Christ assis parmi les docteurs du concile de Nicée. Nous avons peine à comprendre comment il se fut trouvé au courant des subtiles formules dont ces sortes de discussions étaient hérissées. Le mot de Socrate sur Platon nous revient à l’esprit : que de choses ce jeune homme me fait dire ! Dans cette Trinité que proclama le concile, Jésus eût-il reconnu le Père céleste et son Fils bien-aimé? Il est permis d’en douter. Il n’eût pas même avoué Paul pour son disciple.

Quoi qu’il en soit de ces hypothèses, origine biblique, origine grecque, origine secrète, la pensée théologique qui commence à Jean et aboutit au concile de Nicée marque une phase nouvelle et décisive dans l’histoire du dogme chrétien. On peut dire que cette phase fut l’apogée de son développement métaphysique. Bien que l’église, avec cette sagesse pratique qui lui a rarement fait défaut, n’ait pas cru pouvoir suivre en tout les grands théologiens alexandrins, bien qu’elle n’ait accepté ni la doctrine de la rédemption universelle, ni la doctrine de la glorieuse résurrection des corps déjà transfigurés par saint Paul en corps de lumière, ni le haut et sévère spiritualisme d’Origène, il est visible que le souffle de Platon et de ses disciples orientaux pénètre, anime et soulève jusqu’aux sommets les plus élevés de la métaphysique les docteurs les plus orthodoxes du temps, sauf l’école de Tertullien. On sent que, si l’église n’eût obéi qu’à l’esprit qui l’inspirait alors, elle n’eût pas consacré des doctrines dignes d’un autre âge, comme le dogme naïf et tout populaire de la résurrection des corps, le dogme impitoyable des peines éternelles, le dogme révoltant des supplices de l’enfer. Quant au dogme étrange et si puissant de la transsubstantiation dans le sacrement de l’eucharistie, s’il répugnait absolument à l’esprit platonicien, il n’était que trop conforme à ce mysticisme oriental qui n’a jamais tenu compte des lois de la nature. Un tel changement de substance, c’était un de ces mystères dont la métaphysique des pères alexandrins devait le plus aisément s’accommoder.

Après les premiers conciles œcuméniques, le dogme ayant reçu sa constitution à peu près complète, il semble que l’histoire en soit finie, et qu’il n’y ait plus qu’à suivre celle de l’organisation et de la discipline de l’église. L’histoire du dogme continue encore pourtant, sinon pour le fond, du moins pour l’enseignement des doctrines. Les grands théologiens dont les discussions ont préparé le concile de Nicée avaient, au milieu de leurs subtiles distinctions, conservé, avec le sentiment platonicien, le sens des plus hautes vérités religieuses. C’était plutôt l’enseignement de Jean qui les inspirait que celui de Jésus ou de Paul; mais c’était encore le souffle vivifiant de la pensée chrétienne. Quand cette pensée tomba dans la barbarie du moyen âge, elle ne trouva plus d’autre méthode d’exposition et d’enseignement que le péripatétisme. On sait ce qu’en fit le génie d’Aristote entre les mains de ses interprètes de la Sorbonne et des universités du moyen âge. Le nom de scolastique dit tout en fait de distinctions, de divisions et de discussions verbales. Si des docteurs tels que saint Anselme et saint Thomas ont pu maintenir la pensée chrétienne dans sa haute portée, c’est que tous deux avaient un esprit assez élevé et assez profond pour comprendre ce que dans le génie de Platon et d’Aristote il y a de plus assimlable à cette pensée. Encore peut-on se demander si la théologie trop aristotélique de saint Thomas eût été du goût de Paul, de Jean et des pères de l’église. Ne parlons pas du Christ lui-même, qui n’a jamais laissé échapper l’occasion de montrer son antipathie pour toute espèce de scolastique. S’il n’eût pas chassé de son église les honnêtes docteurs en Sorbonne, comme il l’avait fait pour les marchands du temple, il est à croire que l’auteur du sermon sur la montagne et des paraboles de l’Évangile n’eût pas mis le pied dans ces sortes d’écoles, où l’esprit de son enseignement ne s’était guère plus conservé que la lettre.

Certes il y a loin de la doctrine des Évangiles et des épîtres à la théologie scolastique; mais de la primitive église à l’église catholique gouvernée par la cour de Rome il y a peut-être plus loin encore. En lisant les historiens du christianisme, et particulièrement M. Renan, on rêve volontiers de ces heureuses et charmantes petites sociétés chrétiennes, d’une allure si libre, d’une foi si active, d’une pratique si simple, en comparaison de la forte et minutieuse discipline, de la muette et passive obéissance, qui caractérisent le gouvernement de nos grandes sociétés catholiques du moyen âge. La vérité est que le christianisme naissant n’a pas plus d’église organisée que de dogme formulé. Il subit la loi de toutes les choses qui sont de ce monde ou qui y vivent; il lui fallut se former avant de se développer, et se développer avant de s’organiser. La bienheureuse anarchie des premières sociétés chrétiennes peut être enviée par les croyans libéraux comme l’idéal des sociétés religieuses dans la plus large acception du mot; mais à ce moment cet état religieux fut bien plutôt l’effet d’une nécessité historique provisoire que d’une théorie bien arrêtée sur le libre essor des consciences religieuses. Aussitôt que la société chrétienne eut pris quelque développement et multiplié le nombre de ses églises, elle éprouva le besoin d’une discipline plus précise et d’une sorte de gouvernement; central. Quand le christianisme fut devenu sous Constantin la religion de l’empire, les évêques exerçaient déjà une véritable autorité sur les consciences des fidèles. Il est à remarquer que les conciles, sauf celui de Jérusalem, qui n’en eut guère que le nom, ne se réunirent qu’ à partir de ce moment sous le patronage plus ou moins impérieux des césars de Byzance : grand danger pour l’indépendance de l’église. La monarchie religieuse était dans les nécessités du temps. Si elle n’eût pas eu pour chef un pape à Rome, elle en aurait eu un dans la personne des empereurs à Constantinople. On le vit bien plus tard par les exemples de l’église d’Orient et de l’église russe, soumises, l’une aux césars du Bas-Empire, l’autre aux tsars de Moscou et de Saint-Pétersbourg. Tous les empereurs de Constantinople se mirent à dogmatiser, à commencer par Constantin. Il se permet de condamner Arius, sauf à embrasser plus tard sa doctrine, et en quels termes le condamne-t-il? « Constantin vainqueur, grand, auguste, aux évêques et aux peuples de la Judée: Arius doit être noté d’infamie. » Rien de plus curieux que sa lettre aux deux grands adversaires du concile de Nicée. —-« Je sais quelle est votre dispute. — Toi, patriarche, tu interroges tes prêtres sur ce que chacun pense d’un texte de la loi ou plutôt d’une question oiseuse. — Toi, prêtre, tu proclames ce que tu n’aurais jamais dû penser, ou plutôt ce que tu devais taire. L’interrogation et la réponse sont également inutiles; tout cela est bon pour occuper les loisirs ou exercer l’esprit, mais ne doit jamais arriver à l’oreille du vulgaire... Pardonnez-vous donc réciproquement l’imprudence de la question et l’inconvenance de la réponse. » Ne dirait-on pas un préteur romain fermant la bouche aux deux parties plaignantes? Son fils Constance y mettait moins de formes encore. « Quelle partie es-tu de l’univers, écrit-il à l’évêque de Rome Libérius, toi qui seul prends le parti d’un scélérat (Athanase), et romps la paix du monde et de l’empire? »

La constitution de la discipline et l’organisation de l’église furent l’œuvre des conciles présidés par les papes, tandis que le gouvernement de la chrétienté fut la fonction propre de la papauté. Les adversaires de cette institution n’y ont vu que l’avènement d’un gouvernement monarchique succédant à une espèce d’organisation démocratique et républicaine de l’église primitive. Ils n’ont point assez compris qu’elle fut aussi une garantie nécessaire et urgente de l’indépendance de l’église chrétienne, qui, pour triompher plus facilement et plus vite du paganisme, s’était placée d’elle-même sous la main du despotisme impérial. Si la liberté des consciences religieuses devait souffrir plus tard de l’autocratie de la cour de Rome s’inspirant plus des traditions de la politique et de la diplomatie que des pensées et des sentimens de la vraie religion du Christ, la liberté de l’église se trouva bien alors et même toujours d’une institution qui, en élevant l’évêque de Rome au-dessus de tous les autres et en lui donnant pour siège l’ancienne capitale du monde connu, affranchissait le gouvernement des affaires spirituelles du joug des pouvoirs politiques, quels qu’ils fussent, monarchiques, aristocratiques ou démocratiques. Quoi qu’il en soit, la transformation de l’église chrétienne fut complète. Si l’on veut juger de tout le chemin parcouru pour arriver du christianisme primitif au catholicisme actuel, qu’on rapproche du concile de Jérusalem le concile de 1869, où doit, dit-on, se proclamer enfin le dogme de l’infaillibilité personnelle du souverain pontife en la personne de Pie IX, et par là se réaliser complètement le principe de la monarchie absolue appliquée au gouvernement d’une société spirituelle : admirable couronnement de l’édifice auquel il ne semble guère que le fondateur ait songé, pas plus que ses premiers apôtres !

Voilà, en un résumé sommaire, l’histoire du christianisme depuis son avènement jusqu’au moyen âge. Il est bien difficile de ne voir que la parole, la main et l’esprit de Dieu dans le développement d’une Institution où l’erreur, l’obscurité, la superstition, la persécution, ont une trop large part pour que la trace de l’infirmité humaine ne s’y laisse point apercevoir jusque dans le dogme lui-même. Toutefois, de quelque façon qu’on explique cette histoire, soit qu’on ne mette en jeu que des causes humaines selon la méthode philosophique, soit qu’on fasse intervenir les causes surnaturelles selon la méthode théologique, il est constant que le christianisme a obéi, dans son développement sur le théâtre du temps et de l’espace, à la loi de toutes les institutions humaines, qu’il a passé, doctrine et gouvernement, par toutes les phases des choses qui naissent, croissent, s’organisent et s’établissent définitivement. Après l’avoir suivi dans le mouvement d’expansion qui l’éloigné de plus en plus de son origine, il nous reste à le suivre dans le mouvement de réduction qui l’en rapproche incessamment sous l’influence des temps modernes.


III.

Nous sommes vers le milieu du XVe siècle, après la prise de Constantinople. L’église romaine ne connaît plus ni hérésie ni résistance dans le monde qui lui appartient. Le dogme est fixé depuis longtemps. L’enseignement du dogme est réglé dans ses moindres détails par la méthode scolastique. La discipline est elle-même organisée et réglementée dans ses plus minutieuses prescriptions. La société catholique ressemble à une immense armée qui s’ébranle ou s’arrête, combat ou se repose, sur la consigne de ses chefs. Malheur à qui parle, pense et prie autrement que ne le veut le formulaire ! Le silence même est suspect chez ceux dont l’église attend une confession complète ou une profession de foi. Rien n’est plus imposant que ce gouvernement muet, absolu, infaillible, des consciences, où le mot d’ordre à peine sorti de la bouche d’un homme va retentir jusque dans les parties les plus reculées du monde chrétien sans qu’une voix puisse protester. Et comme si cette discipline ne suffisait pas, la cour de Rome a son infatigable police de l’inquisition pour rechercher et dénoncer les délits d’hérésie et de sorcellerie à d’impitoyables juges qui condamnent et font brûler des milliers de victimes. Tout à coup se lève sur ce monde l’astre de la renaissance, qui, chassant les dernières ténèbres du moyen âge, inonde de lumière l’aurore des sociétés modernes. Devant les arts et les sciences de l’antiquité, l’art gothique et la science de l’école tombent dans le discrédit. Et ce n’est pas le monde savant et lettré seulement qui accueille, admire et dévore ces œuvres merveilleuses de correction classique, de grâce naturelle, de forte pensée, de goût exquis, de langage incomparable, dont l’esprit humain semblait avoir perdu le secret; c’est aussi le monde religieux, c’est surtout la cour de Rome et ses premiers dignitaires italiens.

Ce n’est pas à dire assurément que la renaissance ait fait la réforme. Le protestantisme, il ne faut pas l’oublier, est né d’une simple question d’administration, le don des indulgences; se bornant à changer la discipline, il garda le dogme à peu près entier. La grande réforme qu’il accomplit fut d’affranchir la conscience religieuse de la tutelle qui pesait si lourdement sur elle, et qui ne lui laissait aucune initiative, soit de pensée, soit de sentiment, devant la parole de Dieu interprétée et formulée par l’autorité de l’église. Or tout était là, au moins en principe. Qu’importait que la nouvelle religion ne touchât point au credo, si le dogme entier était livré désormais à la libre interprétation des Écritures par la raison et la conscience des croyans? Sans doute, comme il n’y a pas d’église sans autorité, l’église réformée eut, elle aussi, son concile et son symbole dans la confession d’Augsbourg; mais le principe de l’initiative individuelle avait été tellement affirmé devant le principe contraire de l’autorité officielle, que nul effort de l’orthodoxie protestante, si ce mot peut être appliqué à la réforme, ne put en arrêter l’essor, même du vivant des grands réformateurs. C’était la porte ouverte à la liberté en matière de foi. L’avenir montrera que nulle nécessité de discipline ne pouvait la fermer; mais pour le moment la réforme, à n’en considérer que la portée doctrinale, se réduisit à une très faible simplification du dogme. Le culte des saints, le culte de la Vierge, le culte des reliques, enfin, ce qui est plus grave, l’eucharistie, voilà les principaux objets de la réforme en ce qui concerne le dogme proprement dit. Luther n’était pas seulement un chrétien fervent, c’était un théologien consommé qui n’entendait pas qu’on touchât à l’arche sainte de la doctrine. Il était plus convaincu que Léon X et les beaux esprits de sa cour de la justice des peines éternelles, de l’efficacité de la grâce, de la prédestination des élus et des damnés, de l’existence et de la puissance du diable, des maléfices des sorciers, de la présence réelle de Jésus-Christ dans l’hostie. La plus grande hardiesse dogmatique de la réforme fut de substituer dans le sacrement de l’eucharistie la consubstantiation à la transsubstantiation, essayant ainsi de concilier la conservation de la substance matérielle avec la présence de la personne divine. La cour de Rome ne prenait pas feu comme Calvin sur la question des hérésies, et si elle laissait encore brûler des hérétiques, comme Bruno et Vanini, par les tribunaux de l’inexorable saint-office, on peut croire qu’elle n’y mit pas la même ardeur que Calvin dans le procès de Michel Servet. Sur les choses de religion, elle n’avait guère plus de colère que d’enthousiasme; sa passion était ailleurs.

C’est qu’en effet la réforme avait une tout autre pensée que celle d’entamer le dogme. L’esprit qui la suscita était trop chrétien pour toucher à autre chose que l’organisation de l’église. La foi religieuse des peuples qu’avait entraînés la voix de Luther ne demandait rien de plus. Les sciences de la nature étaient à naître, et la philosophie était encore livrée aux disputes de l’école ou engagée dans les subtils commentaires des érudits sur les livres de l’antiquité. Le dogme chrétien, tel que l’avaient fait l’ancien et le Nouveau-Testament, la théologie alexandrine et la théologie scolastique, n’avait encore été positivement contredit ni par les révélations des sciences de la nature et des sciences historiques, ni par les intimes révélations de la conscience moderne. Il y a plus : c’est qu’en émancipant la conscience, la réforme ranima et fortifia la pensée chrétienne, étouffée par la scolastique ou énervée par la renaissance. La foi des nouveaux croyans en revint à la doctrine de Paul qu’avait tempérée le sens tout pratique de l’église romaine, et même jusqu’à la théologie de l’Ancien-Testament. Luther et Calvin reprirent avec une vigueur, une âpreté que l’église catholique semblait avoir oubliée, les doctrines du serf arbitre, de la grâce omnipotente, de la justice rigoureuse du Dieu fort, doux pour ses justes, terrible à ses ennemis.

Mais quand le jour eut commencé à se faire dans la philosophie par le progrès des sciences naturelles, dans la conscience par le progrès des sciences morales, il fallut bien que l’esprit de réforme dans le monde chrétien s’attaquât au dogme lui-même, et en retranchât comme inutile tout ce qui ne lui permettait de s’accommoder ni à la science ni à la conscience modernes. Comment en effet conserver cette théologie barbare de l’Ancien-Testament qui confond dans sa cruelle justice, la Bible dit dans sa vengeance, les enfans avec les pères, les innocens avec les coupables? Comment conserver cette psychologie et cette morale de Paul qui font du péché une question d’espèce et non d’individu, et qui enlèvent l’homme tout le mérite de ses œuvres en le reportant à Dieu? Comment prendre à la lettre les miracles et autres faits de l’histoire biblique devant la révélation scientifique des lois immuables de la nature? Et ne devenait-il pas bien difficile de conserver cette mystérieuse théologie du symbole de Nicée quand déjà toute haute spéculation métaphysique tombait dans le discrédit? Était-il possible à ce lourd navire du christianisme scolastique de voguer dans les eaux nouvelles d’une mer aussi orageuse que le monde moderne, si l’on ne trouvait moyen d’en alléger le poids et d’en simplifier les facultés de locomotion? Le nouveau christianisme dut donc abandonner toute la cosmogonie et une partie considérable de la théologie de l’ancienne Bible, les dogmes fondamentaux de la doctrine paulinienne, et enfin les grands mystères de la nature divine qu’il trouvait, sinon contradictoires, du moins inutiles à la saine vie religieuse. Rendons justice à l’esprit net et résolu du XVIIIe siècle. Il essaya peu de subtiliser ou d’équivoquer avec les textes; il fit loyalement le sacrifice de toute la partie du dogme chrétien qui se trouve en contradiction avec l’expérience, l’histoire, la raison, la conscience, ne conservant guère que ce qui en fait la vérité et la vertu. Lorsque Kant, Lessing, plus tard Schleiermacher et toute cette grande école de théologie allemande parlent du christianisme, c’est presque toujours en ce sens. Leur christianisme est celui qui soutient, fortifie, purifie et console les âmes bien plutôt que celui qui engage les intelligences dans les mystérieuses profondeurs de sa métaphysique, ou enlace les volontés dans les liens de sa discipline. En cela, cette école a ouvert largement la voie au christianisme qui devait plus tard pousser la réforme jusqu’à l’entière suppression du dogme en ne conservant que la morale, et encore la morale réduite à l’idéal de la vie et de l’enseignement du Christ. Tel semble aussi avoir été l’esprit, sinon la doctrine explicite, de la partie généreuse du clergé français qui embrassa les principes et les espérances de la révolution. C’est en s’attachant au côté moral et purement évangélique de la doctrine que des prêtres comme Faucher et Grégoire voulaient réconcilier le christianisme avec les principes de raison, de liberté, de justice, de fraternité, que cette révolution avait inscrits sur son programme. En ce sens, il est vrai de dire que le XVIIIe siècle resta chrétien en cessant d’être catholique, et que sur cette partie de la société qui fut gagnée à la philosophie la religion conserva encore un certain empire.

Ce travail de simplification qui ramenait déjà le dogme vers son origine fut arrêté, au début du XIXe siècle, par un mouvement tout opposé dont le but et le terme devaient être au contraire la complète réintégration de la pensée chrétienne dans la science et la philosophie modernes. L’éclectisme de cette époque s’évertua partout, en Angleterre, en France comme en Allemagne, à montrer, par une ingénieuse méthode d’interprétations et d’explications, que toute science et toute philosophie étaient au moins en germe au fond du christianisme; le tout était de bien entendre les textes. C’est ainsi que la Genèse fut mise d’accord avec la géologie de certains savans anglais, que le symbole de Nicée prit place dans la métaphysique de Schelling et de Hegel, que la dure doctrine de saint Paul elle-même trouva son explication et sa justification dans la philosophie mystique de certaines écoles contemporaines. Le monde savant fut tout étonné d’apprendre qu’il y a une astronomie, une géologie, une histoire chrétiennes, comme il y a une théologie et une morale de ce nom. C’est qu’en effet toutes les sciences prenaient un aspect particulier, au nouveau point de vue où se plaçaient les éclectiques de nos jours. Cette méthode a eu d’abord un grand succès, grâce au génie des hommes et aux dispositions du temps; mais ce succès ne pouvait être qu’éphémère, parce qu’une pareille manière de procéder était contraire au véritable esprit du XIXe siècle, esprit critique s’il en fut. D’ailleurs la méthode n’était pas nouvelle; elle a un nom bien connu dans l’histoire philosophique et religieuse de l’esprit humain. Le néoplatonisme l’avait essayée pour le paganisme avec une ardeur, une persévérance, un éclat, un insuccès définitif, qu’il est inutile de rappeler. Pour un siècle comme le nôtre, si sévère dans ses méthodes, si instruit dans les choses de la nature et de l’histoire, ce genre de spéculations n’était plus de la science, c’était quelque chose qui tenait tantôt du rêve mystique, tantôt du compromis politique, tantôt de l’exégèse alexandrine.

Pur accident que cet éclectisme malgré toutes les apparences de la réalité ! La loi qui gouverne l’histoire moderne du christianisme reprit bientôt son empire ; le progrès d’épuration et de simplification s’accentua de plus en plus; la critique souffla sur ces échafaudages si laborieusement et parfois si artistement construits. La science sérieuse n’entendit plus se prêter à ce qu’il faudrait regarder comme un jeu d’esprit, si ce n’était l’illusion d’une foi libérale qui veut être de son siècle en même temps que de son église. L’esprit de réforme qui travaille aujourd’hui les sociétés chrétiennes ne perd plus son temps et son génie à concilier les contradictions ou à confondre les différences. D’une main ferme et hardie, les docteurs qu’il inspire séparent, dans le christianisme, la morale du dogme, c’est-à-dire, à leur sens, le vrai du réel, l’essentiel de l’accidentel, l’éternel et l’immuable du temporaire et du variable. A l’histoire du passé, ils renvoient toutes les parties du dogme proprement dit, depuis la théologie paulinienne et alexandrine jusqu’à la théologie scolastique, ne gardant que ce qui fait à leurs yeux le fond, l’essence, l’esprit même du christianisme, la douce et haute doctrine de Jésus. Et encore, comme il est difficile de ne pas retrouver dans cet enseignement si pur et si parfait quelques réminiscences témoignant du génie étroit du peuple auquel le Christ appartient, les docteurs du christianisme libéral réduisent leur religion à l’idéal plutôt qu’à la réalité évangélique, et, sans nier celle-ci, ne conservent de la légende que la figure d’un Christ vraiment divin, en ce qu’il n’aurait plus rien de commun avec les misères de l’humanité. Que le Christ ait été réellement l’homme que les Évangiles nous racontent, l’école, ou, si l’on veut, l’église dont nous parlons, n’en fait point un article essentiel de sa religion. L’idéal lui suffit, et, n’en trouvant pas un plus riche et plus élevé dans la conscience moderne, elle le propose à la foi du présent, à la foi de l’avenir, comme ; l’idéal même de la conscience humaine.

Nul n’a mieux défini ce christianisme que M. F. Pécaut, l’un de ses plus nobles et de ses plus graves docteurs. « Ce n’est pas que nous attachions, dit-il, à ce nom de chrétiens un prix superstitieux ni une sorte de vertu magique ; mais, qu’on le veuille ou non, notre idéal moral et religieux est dans ses traits essentiels le même que l’idéal de Jésus, et nous sommes sa postérité… La gloire ineffaçable de l’Évangile, son attrait immortel, c’est toujours d’être la bonne nouvelle, la nouvelle de la grâce, de l’esprit de vie qui nous assure de l’amour de D’eu, et nous affranchit de la servitude du remords et du mal. C’est là une révélation appelée par l’âme humaine, et par conséquent écrite dans ses tablettes intimes : les voyans s’essaient à la lire en eux-mêmes, et de siècle en siècle ils apprennent chez divers peuples à déchiffrer le nom du Père jusqu’à ce que Jésus, en le prononçant tout haut, fasse tressaillir d’une allégresse féconde la vieille terre fatiguée de longs efforts. De là, comme d’une source généreuse, s’échappent en filets d’eau vive les meilleurs sentimens qui vont désormais féconder la civilisation chrétienne, l’humilité, la confiance, l’espoir inébranlable, la dignité intérieure, le dévoûment obscur même envers les méchans. Conçoit-on aujourd’hui une idée religieuse supérieure à celle-là ? Qui voudrait la répudier ? qui oserait en dépouiller ses frères et s’en dépouiller soi-même ? Elle est le dernier fond de nous-mêmes, si humaine, si naturelle, mais si profonde et si malaisée à lire pour l’œil profane que les hommes ravis l’ont crue surnaturelle et surhumaine[14] ! » Voilà pourquoi le chrétien libéral va s’asseoir à l’école de Jésus : non de Jésus le messie, le Verbe éternel, la deuxième personne de la Trinité, mais de Jésus le Fils de l’homme, le maître doux et humble de cœur qui donne le repos à l’âme, le maître que l’amour du Père et la tendresse pour les plus petits d’entre ses frères élevèrent à une telle hauteur morale qu’il se sentit le fils bien-aimé pour lequel le Père céleste n’eut pas de secrets en tout ce qui est pureté, bonté et sainteté. C’est là le vrai, l’éternel Jésus, celui qui a fondé la religion sur la conscience et ouvert à l’humanité les portes de la cité du ciel. Est-ce l’esprit de Dieu qui parle par cette bouche, ou l’esprit de Satan, comme le veut l’église romaine? Si le sentiment chrétien n’est pas là, où sera-t-il donc? Si ce n’est pas le langage des vrais enfans de Dieu, où le trouvera-t-on? Pour nous qu’on peut accuser, il est vrai, d’avoir une mesure un peu large en ces sortes de choses, nous croyons qu’il y a bien des manières d’être chrétien. On peut l’être selon l’esprit ou selon la lettre. On peut l’être avec Jésus, avec Paul, avec Jean, avec les théologiens alexandrins, avec les docteurs en Sorbonne, avec la tradition tout entière, ainsi que l’ordonne l’église catholique. Ne semble-t-il pas qu’être chrétien avec le Christ tout seul, en ne s’inspirant que de son esprit et de ses exemples, c’est l’être de la meilleure, de la plus chrétienne manière? Qu’on nous dise qu’il n’y a qu’une élite d’âmes essentiellement religieuses auxquelles une telle inspiration puisse suffire pour vivre dans le christianisme, et que, pour le reste, tout l’appareil du dogme et de la discipline traditionnelle est nécessaire, nous n’en disconvenons pas. Sur ce terrain, bien des manières de voir peuvent se concilier. Ce qui nous paraît dur et presque odieux, c’est l’intolérance des amis de la lettre envers les amis de l’esprit, c’est qu’il soit possible de dire qu’en se rapprochant du foyer de toute foi religieuse, l’âme du Christ, pour s’y réchauffer, s’y ranimer, s’y purifier de plus en plus, on s’éloigne de la religion du Christ.

Telle doctrine, telle église : l’absolue liberté sous la loi ou plutôt sous l’esprit du Christ. Là où il n’y a plus de dogme, à proprement parler, il ne peut plus y avoir de discipline et de gouvernement. Chaque croyant est son prêtre à lui-même, comme sa véritable Bible est sa propre conscience éclairée par la lumière de l’idéal évangélique. Au fond, ce n’est pas une église, mais une société de libres croyans qui s’enseignent, se dirigent et se soutiennent les uns les autres ; c’est bien la société des frères du libre esprit dans la plus moderne acception du mot. D’où que l’esprit souffle, il est toujours le bienvenu; on le reçoit et on s’en pénètre sans demander aux inspirés d’autres titres à la confiance de tous que l’excellence de leur nature ou la supériorité de leur sagesse. Quant aux Écritures, pour cette nouvelle église, tout grand ou beau livre est une bible; il suffit qu’il réponde à ce qu’il y a de plus pur, de plus saint dans la conscience de chacun. C’est bien toujours l’âme du Christ qui fait la vie religieuse des nouveaux chrétiens; mais entre elle et eux nul intermédiaire, nul enseignement traditionnel, nulle autorité qui impose ses décisions. Plus de pape, ce n’est point assez dire; plus de concile, plus de synode, plus de symbole même convenu entre tous. C’est le règne de cette divine anarchie dont la primitive église n’avait été qu’une très faible image, et qui est l’idéal même de toute société vraiment spirituelle.


IV.

On voit ce que devient le christianisme, de simplification en simplification, depuis la réforme jusqu’à nos jours, de même qu’on a vu ce qu’il était devenu, de complication en complication, depuis son avènement jusqu’à la réforme. Ce double spectacle fait naître des réflexions bien différentes, selon qu’on le contemple en chrétien orthodoxe, en chrétien libéral, ou en historien. Où le chrétien orthodoxe ne trouve qu’à admirer dans la période ancienne de l’histoire de cette religion et à déplorer dans la seconde période, où le chrétien libéral, au contraire, ne trouve que des regrets pour l’une et des espérances pour l’autre, l’historien philosophe s’attache à comprendre et à expliquer tout ce qu’il y a de nécessaire dans ce double mouvement en sens contraire de la pensée religieuse. Avec le chrétien orthodoxe, il accepte le dogme entier, non plus comme une seule et même révélation dont toutes les parties sont également conformes à l’idéal même du christianisme, mais comme une succession de doctrines correspondant chacune à une fatalité historique de son existence. Laissant au croyant libéral le point de vue de l’idéal, et s’en tenant, en sa qualité d’historien, au point de vue da la réalité, il trouve que le christianisme, eu égard à l’état des sociétés qu’il devait conquérir, ne pouvait le faire qu’en s’accommodant aux instincts, aux besoins, aux habitudes, aux nécessités de la nature humaine, à tel ou tel moment de son histoire. C’est ainsi qu’il comprend comment, pour devenir une religion dans le sens positif du mot, il a fallu que le christianisme passât de la morale de Jésus à la théologie de Paul, comment, pour devenir la religion de la partie la plus métaphysique et la plus mystique de la société ancienne, il a fallu qu’il passât de la doctrine de Paul à la haute théologie de l’Évangile de Jean et du symbole de Nicée. C’est ainsi enfin qu’il comprend que, pour devenir la religion du moyen âge, il a dû descendre de ces hauteurs spéculatives dans les nécessités pratiques d’une discipline aussi minutieuse que rigoureuse. Comme toutes les institutions dont l’histoire montre le développement, le christianisme n’avait pas le choix des moyens pour se répandre, s’établir et se conserver ; quels que fussent son origine et son génie propre, il n’avait pas plus la liberté de ses allures que toute autre institution humaine. Il ne pouvait échapper à la loi qui régit le développement de toute chose dans le temps et dans l’espace ; l’idéal ne se réalise qu’à des conditions qui ne permettent pas toujours de maintenir la pureté du principe ou de l’origine. Voilà comment l’historien philosophe se trouve d’accord avec le chrétien orthodoxe sur la légitimité des dogmes et des institutions dont s’est enrichi ou compliqué, si l’on veut, le christianisme primitif.

Mais il est bien autrement d’accord avec le chrétien libéral. Ici ce n’est plus la nécessité historique qu’il a en vue, c’est la lumière même de l’idée qui le fait se reconnaître dans le mouvement religieux tout opposé qui s’est produit depuis la fin du moyen âge jusqu’à nos jours. La nécessité, si ce mot peut être employé, du progrès qui relève la religion du Christ, tombée dans les ténèbres et les barbaries du moyen âge, n’est plus une loi extérieure et matérielle de la réalité ; c’est une loi intérieure et toute spirituelle de l’idée qui, trouvant une nature meilleure et mieux préparée, soit dans les individus, soit dans les sociétés des temps modernes, se développe de plus en plus librement, se réalise de plus en plus complètement, à mesure qu’elle se sent plus soutenue par l’état de civilisation qui correspond à son expansion. Donc, sans partager les regrets du chrétien libéral en tout ce qui concerne le passé, l’historien philosophe comprend et juge comme un continuel progrès, dans le sens absolu du mot, le travail d’épuration et de simplification qui se fait dans les âmes et dans les églises chrétiennes à partir de la renaissance, qui rend la liberté à la foi religieuse par la réforme de Luther, qui dégage la doctrine du Christ, soit des subtilités du symbole alexandrin, soit des rigueurs du dogme paulinien, pour la montrer au monde moderne dans toute la pureté de sa lumière et dans toute la force de sa vertu. S’il ne peut être hostile ou même indifférent à l’histoire des dogmes et des institutions qui ont servi à l’établissement du christianisme, combien sera-t-il plus sympathique à l’histoire des luttes soutenues et des efforts tentés pour l’affranchir des servitudes qui pèsent aujourd’hui sur lui, et le ramener à ce haut idéal de toute conscience vraiment chrétienne qui se confond par certains côtés avec l’idéal même de la conscience moderne !

Quel peut être l’avenir du christianisme libéral dans les sociétés actuelles? S’il ne s’agissait que de telle ou telle réforme tentée par tels hommes, à tel moment donné, en vue de créer telle église, toute prévision serait téméraire. Que sont devenues toutes les réformes si ardemment prêchées par les néo-catholiques de notre pays qui ont voulu secouer le joug de la discipline romaine ou de la théologie scolastique? On sait les infructueux efforts tentés en ce sens par Lamennais, Buchez, Bordas-Dumoulin, Huet. Que deviendra le mouvement dont les apôtres du protestantisme libéral se sont faits les promoteurs? Il semble que tout concoure au succès d’une telle entreprise, le dévoûment des hommes, la faveur des circonstances, la simplicité essentiellement populaire de la doctrine. N’est-ce pas la religion des simples de cœur et d’esprit telle que l’enseignait Jésus au peuple de Galilée? On n’y fait appel ni à la théologie, ni à la métaphysique, ni à l’érudition, ni à la critique, ni à aucune science d’école; on n’y parle qu’à la conscience, qui, seule, doit répondre. Sentir, aimer, tout le nouveau christianisme est là; sentir la vérité intime, la vérité du cœur, c’est-à-dire le beau, le juste, le bien, l’aimer dans la personne du Christ.

Nous ne sommes pas de ceux que la passion de la pure philosophie rendrait indifférens à un tel progrès de la vie religieuse. C’est un beau dessein que de faire du nom du Christ le symbole même de la conscience humaine, et d’envelopper l’enseignement populaire de la morale dans l’auréole d’une telle tradition. On ne fera pas de si tôt une humanité philosophique. Si l’on pouvait faire une pareille humanité religieuse, ne semble-t-il pas que la philosophie pourrait attendre patiemment le jour de son complet triomphe, s’il doit venir jamais? Quel rêve que celui des chrétiens libéraux! Le christianisme leur apparaît comme l’arbre qui devait et qui peut encore couvrir le monde. Cet arbre, planté sur le Golgotha pour le supplice de Jésus, arrosé de son sang, enveloppé de la bénédiction divine comme d’une atmosphère vivifiante, s’il eût été abandonné à la vertu de sa sève naturelle et de la grâce d’en haut, eût touché le ciel tout d’abord, et bientôt embrassé le monde dans l’universelle expansion de ses rameaux. La forte et savante culture d’un Paul, d’un Jean, des pères alexandrins, des docteurs scolastiques, en fit l’arbre robuste que l’histoire nous donne à contempler, aux profondes racines plongeant en terre, au tronc massif et court, aux rameaux serrés et entrelacés, à la rude écorce, au feuillage si touffu qu’il intercepte les rayons de lumière. Et comme, avec une pareille constitution, la sève ne pouvait monter, elle dut se porter aux extrémités des branches au lieu de se concentrer au cœur de l’arbre pour le pousser à son plus haut développement. Et alors, après la brillante végétation alexandrine, après la solide organisation scolastique, soit défaut de circulation, soit mauvaise direction de la sève, l’arbre s’énerve et se courbe sous le poids des branches qui le tirent à terre; il couvre le monde du moyen âge d’une ombre épaisse sous laquelle tout s’engourdit ou dort. Qu’avait à faire la réforme pour redresser l’arbre et lui faire reprendre son essor vers les hautes régions? Rappeler la sève au tronc en coupant les branches mortes ou trop basses. C’est cette œuvre commencée par les premiers réformateurs que continue le christianisme libéral, en dégageant de plus en plus l’arbre de tout ce qui l’empêche de s’élancer vers le ciel. C’est ainsi qu’il deviendra l’arbre de vie sous lequel la foi religieuse de l’humanité retrouvera l’air, la lumière et les parfums qui fortifient sans enivrer, qui calment sans endormir.

Ce rêve sera-t-il une réalité ? Dieu seul et ses prophètes le savent; mais il est une chose que trois siècles de progrès nous enseignent avec certitude : c’est que le monde religieux s’achemine vers l’idéal rêvé par ses plus libres enfans. Parce qu’on le voit encore en immense majorité attaché au dogme et à ses plus minutieux détails, on en conclut qu’il n’a pas changé, qu’il ne changera pas, que l’orthodoxie de Rome, d’Augsbourg ou de Genève le tient enfermé dans ses étroites formules. C’est une erreur. Pour qui y regarde de près, il est manifeste que l’esprit se fait jour de plus en plus dans les consciences chrétiennes de notre temps, à travers la lettre qui l’a si longtemps opprimé. Si l’on veut juger de l’importance du mouvement religieux qui se produit au sein des sociétés modernes, il ne faut pas s’en tenir aux hardies entreprises qui éclatent tout à coup pour rentrer dans le néant; il faut suivre la lente et. sûre évolution qui se fait dans les âmes les plus esclaves de la lettre en apparence. Tout est resté debout, tout paraît également ferme dans le dogme chrétien tel que l’autorité l’impose à ses croyans; mais il n’y a guère qu’un lieu, même dans le monde catholique, où l’on ne voie pas qu’il a ses parties mortes et ses parties vivantes, que ces dernières seules en font la vertu et peuvent en assurer l’avenir. Malheur aujourd’hui surtout à qui oublie que la lettre tue et l’esprit vivifie ! Il semble que le véritable génie des temps nouveaux échappe également aux conservateurs du passé et aux révolutionnaires de l’avenir, à voir l’illusion des uns et le découragement des autres. Notre siècle a le goût de la tradition et du progrès tout à la fois. Il reste fidèle à l’une en gardant la lettre; il sert l’autre en s’inspirant de l’esprit. Il est visible qu’il se dégoûte ou se défie de plus en plus des coups de théâtre et des brusques changemens de scène qu’on appelle révolutions dans l’histoire des sociétés humaines. C’est l’évolution qui paraît devoir être la forme préférée du progrès moderne. Nous ne savons ce que l’avenir réserve au monde religieux. Nous voyons bien le christianisme libéral redoubler d’efforts et étendre ses conquêtes; nous le voyons en Amérique, avec Channing, Parker et leurs disciples, entraîner des foules et fonder des églises nouvelles; nous le voyons en Europe rayonner dans tous les grands centres de la vie religieuse, à Paris, à Strasbourg, à Genève, la ville de Calvin, à Londres, à Berlin, à Florence. Nous ne serions pas surpris pourtant si ce mouvement ne descendait pas de la haute et libre société des fils de l’esprit dans les profondeurs du monde religieux, et si l’immense majorité des chrétiens catholiques ou protestans gardait les formules de l’orthodoxie, tout en s’éclairant des lumières de la science et en se pénétrant des sentimens de la conscience moderne.

Il serait téméraire à nous de scruter les consciences catholiques et chrétiennes de notre temps, de prétendre y voir plus clair que les croyans eux-mêmes; mais il nous semble que la foi n’y est plus tout d’une pièce comme dans le passé. La foi de nos pères au moyen âge et même aux premiers siècles des temps modernes embrassait dans une seule et même affirmation, invincible et absolue, tous les articles du dogme; rien alors n’y blessait la conscience, n’y révoltait la raison. Aujourd’hui il se fait, comme à son insu, une distinction, sinon une séparation, au fond de la conscience religieuse. On accepte tout ce qu’impose l’autorité de l’église; mais on fait réellement deux parts du dépôt de la tradition : l’une qui comprend tout ce qui ne répond plus ni à la raison ni à la science ni à la conscience de notre temps, l’autre dont l’éternelle et universelle vérité ne sera jamais en retard des progrès de la civilisation moderne. Certes nul ne peut se dire catholique s’il ne professe sincèrement la croyance à l’éternité des peines, à la résurrection des corps, au péché originel, au mystère d’un Dieu triple et un, et même à beaucoup d’autres dogmes de moindre importance; mais combien de croyans attachent à ces choses la vraie foi, la foi du sentiment? On y croit parce que c’est la loi de l’église; mais le cœur du chrétien est ailleurs, il est à ces idées de pureté, de justice, de fraternité, d’amour, que respire l’enseignement évangélique, et que le croyant retrouve dans les plus nouvelles inspirations de la conscience moderne. C’est sinon la seule, du moins la foi vraiment vivante des âmes religieuses de notre temps; l’autre n’est qu’une foi de tradition qu’on affirme, qu’on affirmera peut-être toujours, mais qu’on ne sent pas vivre dans son cœur.

Voilà de ces révolutions que l’on ne comprend point à Rome, pas plus aujourd’hui que du temps de Luther, que l’on ne peut comprendre, parce Rome est le siège du romantisme plutôt que du christianisme. Le mot est de l’évêque d’Orléans, et il a encore plus de portée que ne lui en attribue celui qui l’a laissé échapper dans un accès de découragement.

Tu regere imperio populos, Romane, memento.


Le vers du poète est encore vrai : la Rome chrétienne a toujours laissé la théologie aux docteurs des universités et des ordres religieux, gardant pour elle la science du droit canon et l’art de gouverner. Malheureusement pour elle, ni cette science profonde ni cet art consommé ne suffisent à diriger le monde chrétien dans les circonstances actuelles. Il en est de la démocratie religieuse comme de la démocratie politique; il leur faut à toutes deux pour vivre de plus en plus de liberté et de lumière, de moins en moins de discipline et de gouvernement. C’est au moment où les sociétés civilisées aspirent à se gouverner elles-mêmes que l’église romaine arrive à la plus absolue formule du gouvernement personnel. Il ne faut pas être prophète pour prédire qu’un pareil régime ne sera pas plus la loi des sociétés religieuses que des sociétés politiques de l’avenir. L’esprit du christianisme libéral prévaudra sur le génie tout politique du catholicisme romain, non par un schisme qui n’est plus d’un temps trop peu ardent pour les questions de dogme, mais par une transformation lente et continue de la conscience religieuse tendant à se confondre de plus en plus avec la conscience morale des sociétés modernes. Quand des protestans comme M. de Pressensé, quand des catholiques comme MM. Dupanloup et Gratry en viennent à prendre pour leur propre église le nom même de christianisme libéral, qui est le symbole des plus hardies réformes du jour, on sent que ce n’est pas la cour de Rome qui arrêtera l’essor de la pensée religieuse. « C’est dans la liberté et par la liberté que la grande bataille du christianisme a été livrée et gagnée à son âge héroïque, au travers même de l’oppression extérieure et de la persécution. Je ne connais pas d’autre moyen de reconquérir le monde aujourd’hui[15]. »

Rome n’est pas de cet avis. Certes il y a bien des degrés dans le christianisme libéral; la liberté des catholiques ne peut se donner carrière comme celle des protestans; mais Rome, qui s’entend en discipline, les comprend tous dans cette maladie universelle qu’on appelle l’esprit du siècle, ne sentant pas que le vrai danger qui menace son église aujourd’hui, c’est le sommeil léthargique d’une foi passive et servile. On dit que ce ne sont pas les libres penseurs qui lui causent le plus de déplaisir en ce moment; nous le croyons sans peine, et d’autant plus qu’elle n’a jamais eu de goût ni pour la mystique théologie ni pour la science scolastique de ces barbares d’Occident, Germains ou Gaulois de tous les temps, qui lui semblent vouloir toujours monter à l’assaut du Capitole. Quand la finesse italienne n’en sourit pas, elle s’en inquiète, sachant par une longue expérience combien l’érudition des uns et l’éloquence des autres la gênent ou la troublent dans les manœuvres de son habile diplomatie. Ce sont des enfans pour cette grande maîtresse dans l’art de gouverner, mais des enfans terribles dont le trop violent amour pour l’église du Christ a plus d’une fois agité et ébranlé l’église de Rome. Telle est sa défiance de la discussion que, depuis l’avènement des temps modernes, elle n’a pas senti le besoin de rallier autour d’elle les plus hautes lumières et les meilleures forces qu’elle trouvait dans son propre sein, et que, pour son grand combat contre l’esprit moderne, elle a compté sur l’inquisition, sur les jésuites, sur la faveur des princes, sur l’habileté et la patience de sa diplomatie, sur tout enfin, excepté les conciles. Ne se fiant qu’à sa propre sagesse, voilà plus de trois siècles que Rome gouverne et administre son empire sans leur concours, et, maintenant qu’elle vient d’en réunir un, c’est pour faire proclamer un dogme qui frappe désormais l’institution d’impuissance. Alors, n’entendant plus ces désagréables contradictions qui vont avoir leur dernier écho dans l’assemblée actuelle, elle pourra vivre ou dormir en paix, comme l’oiseau qui cache sa tête sous son aile à l’approche de l’ennemi. C’est que Rome n’aime pas le bruit et l’éclat, même des écrivains et des orateurs qui défendent sa cause. Ce qu’elle aime, ce n’est ni le grand cœur d’un Lamennais, ni l’âme généreuse d’un Lacordaire, ni le noble et libéral esprit d’un Montalembert, ni la haute et large prédication d’un père Hyacinthe, ni l’ardente polémique d’un Gratry, ni la placide dialectique d’un Maret, ni la belle et forte éloquence d’un Dupanloup, ni surtout la sagesse un peu mondaine d’un Darboy, ni même l’acre humeur et la verve mordante d’un Veuillot; c’est l’obéissance muette chez tous ses sujets, sans distinction aucune de caractère et de talent. Seulement, si la grande satisfaction d’être maîtresse chez elle lui coûte l’empire du monde catholique, Rome aura eu le sort de toutes les puissances qui ne comprennent pas que désormais dans la liberté seule est le salut de toute autorité.


É. VACHEROT.

  1. Proverb. XXIX, 23.
  2. Psaum. XXXVII, 11.
  3. Proverb. XXI, 21.
  4. Psaum. CXVIII, 20.
  5. Hillel, Talmud-Sabbat, 30 b.
  6. Psaum. XXIV, 3 et 4.
  7. Jérém. III. 30.
  8. Ésaïe, I, 6.
  9. Lévit. XIX, 17, 18,
  10. Proverb. XXV, 21.
  11. Exod. XXIII, 4, 5.
  12. Psaum. XVII, 15.
  13. Ed. Bunsen, The hidden Wisdom of Christ, London 1865. Voyez l’article remarquable de M. Émile Burnouf dans la Revue du 1er décembre 1865.
  14. Voyez les numéros de janvier et de février de l’Alliance libérale de Genève. — Conférences de M. Pécaut.
  15. De Pressensé, Histoire des trois premiers siècles de l’église chrétienne, t. V, avant-propos.