L’Antéchrist et le Christianisme

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L’ANTECHRIST
ET
LE CHRISTIANISME

L’Antéchrist, par M. E. Renan, membre de l’Institut; Paris, Michel Léry, 1873.


I.

M. Renan poursuit la tâche laborieuse qu’il s’est prescrite, et continue de raconter les origines du christianisme. Les circonstances au milieu desquelles ce grand travail approche de son terme diffèrent singulièrement de celles où il fut commencé. On se rappelle la tempête que souleva la Vie de Jésus. Ce fut un des momens saillans du second empire. Le régime de compression auquel la France était alors soumise avait jusqu’à un certain point épargné les hautes études, à la condition, bien entendu, qu’elles n’eussent rien à démêler avec les intérêts d’un pouvoir toujours dominé par des considérations où les progrès de la science elle-même n’entraient pour rien. M. Renan apprit à ses dépens ce qu’il en coûtait d’effleurer en passant certaines questions sur lesquelles les âmes dévotes ou feignant de l’être, — celles-ci surtout, — sont d’une susceptibilité de sensitive. Professeur au Collège de France, dans cet asile héréditaire de la science libre, il fut suspendu, puis destitué, pour une phrase qui aurait pu être prononcée du haut de bien des chaires chrétiennes à la grande édification des auditeurs. Le second empire a eu cette singulière fortune de faire continuellement des concessions de détail au parti clérical, dont il recherchait toujours l’appui, et de préparer par sa politique étrangère la plus radicale des révolutions religieuses de notre siècle, celle qui supprime le pouvoir temporel des papes.

Ce n’est pas tout. Dans l’avenir et quand on pourra mieux apprécier la vitalité des germes déposés pendant cette période césarienne dans la conscience de la nation française, peut-être faudra-t-il dater de la seconde dictature napoléonienne le commencement d’une véritable réforme dans la manière de traiter scientifiquement les questions religieuses. L’heure était favorable pour ramener l’attention sur des sujets beaucoup trop longtemps négligés par ceux-là mêmes qui auraient dû servir d’éclaireurs à la pensée française. On osait à peine s’occuper de politique. La peur chez les uns, le découragement chez les autres, chez d’autres encore un grossier matérialisme social hautement avoué, avaient à peu près éteint l’esprit public. Le libéralisme politique était condamné à l’un de ces recueiliemens prolongés qui sont le devoir et la consolation des vaincus, et d’où ils peuvent espérer de ressortir mieux trempés et plus forts. C’est dans cette retraite forcée qu’un certain nombre d’hommes éminens s’avisèrent d’examiner de près les faces religieuses de la société dont la marche semblait contraire à toutes les prévisions raisonnées, et c’est ainsi que la critique religieuse, née en France au XVIIe siècle avec Richard Simon et les théologiens de Saumur, mais depuis longtemps exilée, fit parmi nous une brillante rentrée[1]. Elle fut saluée, comme on pouvait s’y attendre, par les anathèmes des partis dont elle dérangeait les commodes théories. Elle n’obtint ni les bonnes grâces du pouvoir, ni la popularité, dont elle devra toujours se passer, mais elle fit son chemin, et depuis lors elle est devenue partie intégrante de la vie intellectuelle nationale. Le silence de la place publique s’est fait autour d’elle; nous sommes loin des jours où la Vie de Jésus de M. Renan fournissait un thème favori aux dissertations de la presse périodique et quotidienne. Tant mieux pour la critique religieuse en elle-même, à qui tant de bruit ne vaut rien ! C’est un ordre d’études essentiellement désintéressé qui se plaît dans la tranquillité et que troublent les clameurs, même quand elles sont sympathiques. Les événemens tragiques que nous avons vus se dérouler ont achevé de lui procurer ce genre d’avantages ; mais le silence à l’abri duquel marche une science que le vulgaire ne peut suivre n’est pas du tout synonyme d’abandon. C’est seulement après de longs jours de cheminemens paisibles, après qu’une lente infiltration a familiarisé les esprits avec des résultats accueillis d’abord par des négations plus passionnées que réfléchies, c’est seulement alors que l’on peut mesurer la puissance d’un levain réformateur. Comme le dit quelque part ce livre dont nous allons parler, les pensées les plus hardies finissent par se faire accepter, pourvu qu’elles subissent longtemps sans répondre les objections des conservateurs.

Après avoir retracé l’histoire du fondateur du christianisme et des premiers temps apostoliques, M. Renan est arrivé au moment le plus grave, le plus fertile en conséquences de tout genre, du Ier siècle de l’église, au règne de Néron, à l’incendie de Rome, à la première grande persécution, à l’épouvantable guerre juive. C’est le moment en effet où la chrétienté, disséminée dans le monde païen, prend enfin conscience d’elle-même, de la solidarité qui relie ses membres dispersés, et se décide à couper le câble qui la rattachait encore au judaïsme. Néron, par ses folies et ses cruautés, se trouve avoir plus fait pour la fondation définitive de l’église chrétienne que les empereurs les plus bienveillans pour elle. La sanglante persécution dont il fut l’auteur donna son baptême de sang à la petite secte chrétienne, elle la tira de sa profonde obscurité, et en fit une puissance officielle avec laquelle l’empire crut nécessaire de se mesurer. À cette rude école, la conscience chrétienne acquit de sa force indomptable des notions qu’elle ne devait plus perdre. La ruine de Jérusalem et du temple juif, consommée par les lieutenans impériaux, fit une évidence palpable de ce qui n’avait été jusqu’alors qu’une théorie audacieuse, proclamée sans doute par l’apôtre Paul, mais tenue pour suspecte par la majorité méticuleuse des premières communautés. Tous comprirent désormais que l’Évangile et la loi juive étaient choses complètement distinctes, que celle-ci pouvait tomber, perdre son caractère obligatoire, sans que l’Evangile lui-même en souffrît la moindre atteinte. Il faut qu’on le sache bien : si cette distinction n’était pas enfin devenue claire comme le jour à tous ceux qui portaient le nom chrétien, jamais le christianisme n’eût fait ses merveilleuses conquêtes. Il serait demeuré obscur, inerte, végétant mesquinement comme une petite société de pieux rêveurs, sans prise sérieuse sur le monde, et il n’est pas certain que nous en connaîtrions aujourd’hui l’existence. On a depuis longtemps remarqué l’étonnant silence de Josèphe, l’historien juif, sur la personne de Jésus, son œuvre et ses disciples. Ce silence s’explique depuis qu’une connaissance plus exacte de son temps et des mobiles qui dirigeaient sa plume nous a révélé sa tendance systématique à taire devant ses lecteurs grecs et romains tout ce qui avait trait aux idées messianiques de ses compatriotes. Cette explication toutefois exige un complément : Josèphe ne pouvait compter sur l’effet d’un pareil silence qu’à une condition, c’est que ses lecteurs eux-mêmes ne distinguassent pas clairement les chrétiens des juifs. Si, au moment où il écrivit, c’est-à-dire dans un temps où la transformation de la chrétienté s’opérait au sein des communautés, mais ne frappait pas encore les yeux des indifférens, les chrétiens avaient été ostensiblement séparés du judaïsme, il eût été forcé d’en parler, pour les condamner probablement et les maudire, mais il n’aurait pu se taire.

Ces rapports mal définis de l’Evangile avec la religion juive furent la grande cause de désunion parmi les chrétiens des premiers jours. Jésus avait disparu sans trancher la question. Deux choses sont certaines pour nous, qui pouvons aujourd’hui la juger avec une entière impartialité. Il est évident que les principes religieux de Jésus n’avaient qu’à être appliqués avec quelque rigueur pour substituer une religion vraiment universelle à la religion locale et nationale du peuple juif; mais il ne l’est pas moins que cette application n’avait pas été faite de son vivant, qu’il avait reconnu au peuple juif une certaine primauté, une sorte de droit d’aînesse dont il ne tenait qu’à ce peuple de s’assurer les avantages, qu’il avait vécu lui-même sous la loi juive, que ses premiers disciples en étaient les dévots observateurs, qu’en un mot, si l’esprit de son enseignement donnait raison à Paul proclamant la déchéance de la loi, la forme, la lettre, fournissaient des argumens spécieux à ceux qui, comme Pierre, n’osaient pas, ou, comme Jacques, ne voulaient à aucun prix s’émanciper des obligations légales. Ce différend était fort grave. La loi juive était à la fois religieuse, morale, civile et rituelle. Elle réglementait la vie tout entière. Elle prétendait diriger la vie conjugale, les travaux professionnels, les transactions commerciales, jusqu’aux alimens quotidiens et à la manière de les préparer. Celui qui l’adoptait pour sa loi souveraine se condamnait par cela même à vivre au milieu du monde romain à peu près comme vivrait parmi nous un moine persistant à observer les règles de son couvent tout en restant dans la société. Aussi ce genre de vie n’était-il praticable que là où les Juifs de naissance ou prosélytes formaient un noyau assez considérable pour réaliser les conditions matérielles et sociales d’une telle existence. Les juiveries du temps formaient quelque chose d’analogue aux communautés moraves, ces couvens industrieux d’hommes et de femmes mariés soumis à une discipline spéciale. Le mouvement prononcé qui portait tant d’esprits vers le monothéisme et les religions orientales valait au judaïsme des convertis assez nombreux, surtout parmi les femmes. Toutefois ce n’étaient que des exceptions bien rares au sein de l’énorme masse païenne, et jamais les multitudes n’auraient consenti à se laisser façonner par une règle de vie aussi étrangère à leurs habitudes. Ceux pourtant qui s’étaient crus obligés de l’adopter et dont la faiblesse mystique trouvait du charme dans ces rites gênans ou bizarres, aussi bien que les Juifs de naissance, accoutumés à mettre sur la même ligne leur foi et leur loi, tous ceux-là criaient au scandale quand ils entendaient Paul et son école prêcher un évangile dégagé de toute forme légale. Ce n’est pas le livre des Actes des apôtres, livre de conciliation et de diplomatie ecclésiastique, rédigé systématiquement de manière à gazer les disputes, qu’il faut consulter pour se faire une idée nette de ce conflit qui déchira la primitive église ; ce sont les épîtres authentiques de Paul lui-même, ce sont les très vieilles traditions conservées par les communautés judæo-chrétiennes de Palestine, ce sont les documens rangés plus tard parmi les apocryphes parce que leur contenu déplaisait à l’orthodoxie régnante, c’est en particulier l’Apocalypse, qui relègue tout simplement les pauliniens ou les chrétiens émancipés de la loi juive parmi les fils de Satan et les disciples de Balaam. Quand on a pu, en réunissant toutes ces données, reconstituer la situation telle qu’elle fut réellement depuis la mort de Jésus jusqu’à la fin du Ier siècle, on sait ce qu’il faut penser des idylles traditionnelles chantant la paix, la concorde, l’unité de croyance dont la chrétienté première aurait joui sous la houlette apostolique.

Les années se succédaient, on comptait déjà plus de trente ans depuis la disparition du maître, et cette controverse continuait avec peu de variations. Tout au plus pouvait-on remarquer un certain relâchement dans la rigueur légaliste des judæo-chrétiens, qui n’en maintenaient pas moins fermement leur principe, et de charitables condescendances chez Paul, qui consentait à supporter quelques « faiblesses » de la foi. On était encore loin d’un véritable traité de paix. Les apôtres vieillissaient, plusieurs même avaient déjà disparu. La génération contemporaine de Jésus voyait ses rangs s’éclaircir tous les jours, et, malgré les progrès notables que, sous ses deux formes rivales, le christianisme faisait en Syrie, en Asie-Mineure, en Grèce et à Rome, malgré quelques scènes sanglantes en Palestine, la situation se résumait dans une sorte de piétinement sur place qui n’avait rien de brillant ni de stimulant, — lorsqu’une sinistre nouvelle vint secouer toutes les imaginations. Rome, la grande Rome, avait été aux trois quarts brûlée, l’épouvantable incendie avait été allumé, propagé par des mains criminelles, et l’empereur Néron faisait décapiter, crucifier, dévorer, griller vifs des milliers de chrétiens formellement accusés d’être les incendiaires.

Ce fut pour la grande masse païenne la première révélation éclatante de l’existence d’une religion dite chrétienne. Pour la première fois il fut évident qu’être Juif ou chrétien n’était pas la même chose. Les Juifs proprement dits en effet furent épargnés par la justice impériale. Ils se préparaient pourtant à une lutte désespérée contre l’empire; mais de ce côté encore le christianisme allait se montrer profondément distinct de la religion nationale dont il était issu. Tandis que les Juifs de Palestine, exaspérés par les envahissemens de la politique romaine, exaltés jusqu’à l’extravagance par leurs attentes messianiques, croyaient préluder à la conquête du monde en chassant les aigles romaines de la terre-sainte et en proclamant leur indépendance, les chrétiens qui vivaient parmi eux, n’espérant rien d’une entreprise à laquelle devait manquer la bénédiction céleste, quittaient Jérusalem et les environs pour se réfugier dans la région transjordanique, et y attendre paisiblement les grandes choses qui allaient venir. Cependant les armées romaines rentraient victorieusement en Palestine. Les défenseurs de l’indépendance reconquise perdaient du terrain tous les jours. Jérusalem était cernée ; mais les défenseurs étaient nombreux, courageux, fanatiques. Et puis une autre série de nouvelles éclatantes tenait en suspens l’Occident et l’Orient. Il n’y avait plus de Césars. Les légions des provinces fabriquaient tous les jours un empereur de leur façon. Néron était mort, du moins avait disparu. L’œuvre gigantesque des Jules et des Auguste semblait à la veille de s’écrouler. La révolte obstinée des Juifs faisait l’effet de préluder à l’insurrection générale des nationalités opprimées. Le monde n’a peut-être jamais passé par une anxiété plus universelle et plus poignante.

Telle est la situation d’où sortit l’Apocalypse, le livre saillant de ce moment critique. L’incendie de Rome en l’an 64, l’atroce persécution qui sévit sur les chrétiens de la capitale, l’insurrection juive, la mort mystérieuse de Néron en 68, l’ébranlement général qui la suivit, telles sont, selon le terme usité en critique, les suppositions de ce chant de terreur et de rage, qui devait si longtemps épouvanter les âmes pieuses en leur annonçant la prompte venue de l’antechrist.


II.

M. Renan est artiste aussi bien qu’historien. Cette double qualité est tout le contraire d’un défaut. L’histoire est, elle aussi, une grande artiste, dont les combinaisons imprévues, incohérentes seulement en apparence, sont en réalité commandées par une loi interne qui les coordonne, en fait la beauté et en détermine le vrai sens. Pour discerner cette loi au-dessous et au travers du flux des événemens, il faut le coup d’œil de l’artiste, celui qui permet de saisir les harmonies et les transitions des choses disparates sans cesser d’apercevoir les contrastes. Telle est la différence qui distingue du simple érudit le véritable historien. L’érudition permet d’entasser les noms, les dates, les faits, mais ne suffit pas pour les reconstituer en un tout organique. D’autre part, il est de soi-disant historiens qui ne sont que des artistes, manquant d’érudition, trop confians dans leur faculté divinatrice et spéculant sur le vide. M. Renan a l’avantage d’unir l’intuition de l’artiste, sans laquelle on ne peut faire d’histoire vivante, et cette érudition qui fournit à l’intuition son matériel indispensable. Comme pourtant on n’est jamais parfait et que l’on pèche toujours un peu du côté où l’on penche, je serais tenté de lui reprocher de subordonner parfois ses conclusions d’historien à ses préférences d’artiste. Le sujet proprement dit du livre qu’il vient de publier était, heureusement pour lui, assez dramatique pour éveiller toutes ses facultés, et suffisamment éclairé par l’érudition contemporaine pour le garantir contre toute erreur grave. Je n’en dirais pas autant des questions de moindre importance groupées autour du sujet de l’Apocalypse ou de l’antechrist, sujet qui fait le fond de l’ouvrage. Autant l’Apocalypse me paraît bien expliquée et admirablement commentée, autant j’aurais de réserves et même d’objections formelles à opposer à plus d’une explication présentée comme résolvant certains problèmes adjacens.

M. Renan aime les transitions qui servent à fondre les nuances contraires, c’est-à-dire qu’il se plaît à signaler l’un après l’autre les momens indicateurs de la tension qui finit par se résoudre en catastrophe; mais est-il toujours assez sévère quand il s’agit d’accepter ou de repousser les documens que la tradition lui fournit comme pouvant marquer les étapes successives de ce mouvement des choses? On dirait qu’il éprouve un vif déplaisir toutes les fois qu’il se voit forcé de se rendre aux argumens de la critique en éliminant de son matériel disponible tel livre ou tel fait traditionnel qui pourrait servir à sa manière d’écrire l’histoire. Il semble qu’on lui enlève des fils nécessaires à sa trame. C’est la grande raison qui explique ce qu’on a souvent appelé ses timidités en matière de critique biblique. Un tel jugement surprend beaucoup les personnes peu familières avec ce genre de recherches, mais il est certain qu’à tous les yeux compétens M. Renan se conduit envers les traditions officielles comme un conservateur presque méticuleux. Il cherche toujours à les sauver de son mieux. Il préfère recourir à des procédés harmonistiques dont tout son talent ne parvient pas à dissimuler l’invraisemblance, plutôt que de se résigner à des sacrifices complets de textes ou de légendes. Comme pourtant il est animé d’un grand désir d’impartialité, il vient un moment où les objections sont si pressantes qu’elles emportent sa résolution, et alors il s’exécute loyalement, mais ce n’est jamais sans effort. Déjà dans sa Vie de Jésus sa répugnance à reconnaître le caractère purement idéaliste du quatrième évangile l’avait entraîné à de fâcheux compromis avec la logique de l’histoire. Dans le livre de l’Antéchrist, nous avons à relever des complaisances qui étonnent chez un penseur aussi libre, et qui s’expliquent seulement par cette tendance conservatrice dont nous croyons avoir indiqué le secret mobile.

Par exemple, le savant auteur se trouve en face de plusieurs questions que la critique contemporaine s’accorde de plus en plus à résoudre dans un sens négatif. Les épîtres aux Éphésiens et aux Colossiens sont-elles authentiques, c’est-à-dire réellement écrites par l’apôtre Paul? La première épître dite de Pierre est-elle, comme la seconde l’est certainement, un de ces nombreux traités pseudonymes si fréquens au sein de tous les partis dans cette période de l’histoire? Est-il vrai que l’apôtre Pierre ait été à Rome et y ait subi le martyre? Faut-il croire que l’apôtre Jean y a été aussi, qu’il a été plongé dans l’huile bouillante, et qu’ayant échappé aux suites inévitables, dirait-on, d’un pareil supplice, il a vécu longtemps après comme une sorte de patriarche au milieu des églises d’Asie-Mineure? Sur tous ces points, on reconnaît bien la probité scientifique de l’auteur, qui ne cherche pas à nier la force des objections, mais on le voit plus contrarié que charmé de devoir la reconnaître. En tout cas, il s’ingénie à trouver des moyens termes qui lui permettent de conserver au moins la substance de ces faits dénaturés ou grossis par la légende. Ainsi M. Renan ne se dissimule pas que la manière dont les épîtres aux Éphésiens et aux Colossiens présentent la personne et l’œuvre du Christ ne ressemble guère à la christologie des épîtres certainement authentiques. — Admettons, nous dira-t-il, que les hommes apostoliques variaient souvent et pouvaient user trois ou quatre théories dans leur vie. — Voilà une bien forte consommation; avaient-ils donc tant de théories à leur disposition? Et cela nous fera-t-il mieux comprendre comment à un homme du ciel, d’origine supra-terrestre, mais très positivement homme, un seul et même écrivain substitue, sans avoir l’air de s’en douter, un principe cosmique, un être métaphysique central dans lequel se résolvent les antinomies universelles? Ailleurs, pour sauver la première épître attribuée à Pierre, on nous invite à supposer que le secrétaire de l’apôtre s’est complu en la rédigeant à emprunter des locutions, des phrases entières, au langage, déjà connu et passé à l’état de monnaie courante, de l’apôtre des gentils. Ainsi s’expliqueraient les étonnantes analogies de style et d’idées que l’on remarque entre cette épître et celles qu’il faut attribuer à Paul ou à son école. L’hypothèse risque fort de ne pouvoir être prise au sérieux, et il suffit de la presser un peu pour aboutir à cette conclusion, que ceux qui nient formellement l’authenticité de cette épître sont tout près d’avoir raison.

L’équité nous ordonne, il est vrai, d’ajouter que M. Renan ne s’aventure dans ce genre d’explications que contraint et comme à regret. Il s’exprime toujours comme s’il ne présentait que des probabilités dont il se garderait bien de jurer. Ses conclusions critiques sont une série de peut-être, et dans son groupement historique il compte plutôt sur la vraisemblance de l’ensemble que sur la solidité des matériaux isolés dont il se sert pour le construire. Il cherche à faire une voûte dont les pierres s’appuieront l’une sur l’autre. Chacune d’elles séparée des autres tomberait infailliblement; c’est le rapprochement qui les maintient. La méthode en elle-même est fort légitime, nous avouerons même qu’elle est à peu près inévitable dans un travail historique de ce genre; mais cela n’ôte pas à la critique le droit de contester la solidité de certains blocs très faiblement cimentés, et par conséquent celle de la voûte tout entière.

La question fort intéressante du séjour de l’apôtre Pierre à Rome est aussi dans ce livre l’objet d’une discussion détaillée. On connaît la prétention traditionnelle : l’apôtre Pierre, peu d’années après la mort de Jésus, se serait transporté à Rome en qualité de prince des apôtres et de vicaire du Christ, il y aurait fondé, organisé et dirigé comme évêque la première église romaine, et au bout de vingt-cinq ans d’épiscopat ou plutôt de papauté il aurait subi le martyre quelques jours après le grand incendie. M. Renan, tout en manifestant un certain dépit contre les écrivains protestans qui ont battu cette tradition en brèche, leur donne cependant raison quant au principal. Il reconnaît comme démontré que ni Pierre ni aucun apôtre n’a fondé l’église chrétienne à Rome, que Pierre n’en a jamais été l’évêque, et qu’il n’a pu se trouver dans cette ville que de l’an 62 à l’an 64, c’est-à-dire un peu moins de trois ans. Nous lui accorderons que cela aurait dû suffire aux controversistes protestans qui ont nié avec trop d’acharnement un séjour quelconque de Pierre dans la ville impériale et qui ont envoyé cet apôtre, sur la fin de sa carrière, à Babylone, en se fondant sur une très mauvaise exégèse de la première épître qui porte son nom. Il faut donner complètement raison à M. Renan quand il fait observer que dans un écrit chrétien de ce temps-là le nom de Babylone, présenté sans commentaire, ne peut signifier autre chose que Rome. Nous irons plus loin. Il est certain que de très bonne heure on crut dans l’église chrétienne au séjour et à la mort de Pierre dans la ville impériale. La tradition sur ce double point paraît déjà incontestée au milieu du IIe siècle. Néanmoins l’épître de Clément Romain, écrite à Rome à la fin du Ier siècle, et qui logiquement aurait dû signaler un tel fait, pour elle très important, a tout l’air de l’ignorer. Le silence absolu des épîtres aux Philippiens, aux Éphésiens, aux Colossiens, des épîtres dites pastorales elles-mêmes, quelque opinion que l’on ait de l’authenticité de ces écrits, le silence non moins complet de l’Apocalypse, que tout portait à en parler, demeure pour nous incompréhensible. Il n’est pas moins surprenant que l’un des plus anciens garans de la tradition contestée, l’évêque Denys de Corinthe, affirme comme la chose du monde la plus simple que son église et celle de Rome peuvent se glorifier d’avoir eu toutes les deux Pierre et Paul pour fondateurs. Pourtant il est très certain que Pierre n’eut rien à faire avec la fondation de l’église de Corinthe ; mais l’évêque Denys aurait-il osé invoquer avec cet aplomb un fait contraire à l’opinion générale ? Il faut donc expliquer comment une telle tradition a pu se former et acquérir promptement le caractère catholique ou d’adoption universelle.

Deux circonstances très importantes auraient dû entrer plus qu’elles ne le font en ligne de compte dans la discussion que M. Renan consacre à élucider cette obscure question. C’est d’abord l’extrême facilité avec laquelle des traditions d’apparence très positive se formaient sur des bases très fugitives, très vagues, au sein d’églises fréquemment dispersées par la persécution et dont le personnel, après la reconstitution, différait notablement de celui qui les composait auparavant. Alors surtout l’imagination poétique, le goût du symbole, le penchant au mythe, jouaient un premier rôle. La chaîne des souvenirs directs avait été rompue, quelques réminiscences peu précises avaient seules échappé à la destruction ; c’est là-dessus que l’imagination travaillait. La complaisance des âmes pieuses pour les suppositions qui flattent leurs croyances est infinie, et cette observation suffit déjà pour expliquer comment à Rome non-seulement, mais encore en Grèce, en Égypte, en Asie-Mineure, en Palestine, partout où il y eut des communautés importantes souvent battues par l’orage, il naquit un si grand nombre de légendes dont aujourd’hui tous s’accordent à reconnaître la nature apocryphe. La seconde circonstance que nous tenons à rappeler et qui vient se greffer, pour ainsi dire, sur la première, ce fut l’habitude, encouragée par la lecture de l’Ancien-Testament, d’identifier les partis et les tendances avec leurs chefs reconnus. Toutes les fois que nos habitudes plus précises nous feraient dire « le parti de Pierre, » ou « les disciples de Paul, » le langage chrétien du temps disait simplement «Pierre » ou « Paul. » Si à Corinthe cette confusion est parachevée vers l’an 170, avec quelle facilité plus grande pouvait-elle s’opérer à Rome, où les origines étaient bien plus obscures, où, — l’épître aux Romains en fait foi, — les deux tendances chrétiennes avaient coexisté dès les premiers jours, où enfin dès l’an 64 une épouvantable catastrophe avait momentanément anéanti la communauté! En résumé, nous dirons avec M. Renan qu’il sera toujours impossible de prouver que l’apôtre Pierre n’a pas fait le voyage de Rome dans la courte période qui va de la fin de 61, date approximative de l’épître aux Philippiens, au mois de juillet 64, moment du grand incendie. Pourtant il y a loin de là à une démonstration de ce voyage; on s’explique sans trop de peine comment la tradition qui l’atteste a pu se former de très bonne heure sans reposer sur des faits réels, et par conséquent les allusions que l’on croit trouver dans la première épître de Pierre et le quatrième évangile, écrits du milieu du IIe siècle, ne sauraient modifier ce jugement. Il serait sans doute plus agréable pour l’historien d’avoir un plus grand nombre de faits certains à décrire ou à commenter. La rencontre à Rome des deux apôtres rivaux, tous deux vieillis dans leur ministère, et qui ne s’étaient pas revus depuis les pénibles scènes d’Antioche, parle d’elle-même à l’imagination. Il serait séduisant de pouvoir affirmer avec certitude qu’enfin ils se comprirent, se rapprochèrent et scellèrent de leur sang martyr une réconciliation commandée par les devoirs les plus impérieux, par les intérêts les plus pressans. Les documens font défaut, et même il faut ajouter que l’acharnement contre la doctrine et la personne de Paul si longtemps déployé par ceux qui se vantaient de suivre la doctrine de Pierre n’est pas de nature à faire croire que leur chef, avant de mourir, aurait donné l’exemple de la fusion.

Arrivons à la légende qui concerne l’apôtre Jean. Ici encore on peut s’étonner de la voir presque consacrée par l’autorité de M. Renan. Quand on ne croit pas aux miracles, on n’admet pas non plus qu’un homme plongé par des tortionnaires dans l’huile bouillante ait pu sortir sain et sauf d’un pareil bain. La supposition que Jean aurait compté parmi les malheureux que Néron fit enduire de poix pour éclairer ses jardins, que par une cause inconnue il aurait échappé au dernier supplice, et que telle serait l’explication de cette immersion légendaire in oleum îgneum, cette supposition n’est pas plus admissible que la légende elle-même. Il y a plutôt au fond d’une telle tradition, comme au fond de plusieurs autres remontant à la même époque, un besoin superstitieux de confirmer quelques paroles de Jésus[2] qui n’exigeaient nullement une confirmation de ce genre. C’est une tendance analogue qui a engendré une autre légende, mentionnée dans les Soliloques d’Augustin, d’après laquelle le même apôtre aurait bu un breuvage empoisonné sans en ressentir le moindre mal. Il serait de nouveau très surprenant que l’Apocalypse, où la personne de l’apôtre Jean est placée sur le premier plan, ne contînt aucune allusion à un genre de martyre aussi exceptionnel. Quant à la thèse soutenue aujourd’hui par plusieurs critiques éminens, entre autres par le professeur Scholten, de Leide, d’après laquelle il faudrait aussi ranger parmi les légendes le séjour prolongé de cet apôtre à Éphèse, où il aurait atteint les dernières limites de l’âge, nous avouerons que nous ne savons trop à quoi nous résoudre. On peut beaucoup alléguer pour et contre. Il y a toutefois un fait bien curieux et qui longtemps avait échappé aux investigations de la critique, c’est que, d’après une assertion de Papias, auteur chrétien de la première moitié du second siècle, l’apôtre Jean aurait été tué par les Juifs[3]. Or la tradition veut qu’il se soit éteint paisiblement à Éphèse. Tous les élémens qui se rapportent à cette période obscure de la fin du siècle apostolique sont donc bien difficiles à tirer au clair, et malgré les prudentes réserves dont s’entoure M. Renan nous craignons qu’il n’ait encore beaucoup trop affirmé.


III.

Les erreurs ou les faiblesses de détail que nous venons de signaler n’influent en réalité que très peu sur la justesse générale des conclusions de M. Renan. Sa peinture des hommes et des choses sous le règne de Néron est admirable. Ici nous sortons des questions péniblement débattues par des érudits qui bataillent sur des textes écourtés, incohérens, ambigus, et nous entrons enfin sur le domaine largement éclairé de l’histoire positive. La personne de Néron et l’Apocalypse vont former désormais les deux objets solidaires de cette étude historique. Ce qui ne manque pas d’un certain piquant, c’est qu’à l’heure où nous sommes, de ces deux énigmes, l’empereur et le livre, c’est sans contredit le livre, si longtemps considéré comme l’idéal de l’indéchiffrable, qui s’explique le mieux, le plus aisément et à la plus grande satisfaction de l’esprit.

Nous rangeons la personne de Néron parmi les énigmes de l’histoire, et ce n’est pas sans motifs. Ce dernier des Césars a laissé le souvenir de l’un des plus infâmes scélérats couronnés qui aient jamais existé, et pourtant on ne peut pas s’en tenir à cette impression pure et simple d’horreur quand on étudie de près son caractère et son règne. Nos historiens classiques, se bornant à répéter Tacite, Suétone et les pères de l’église, énuméraient ses crimes, racontaient ses folies, mais ne songeaient guère à comprendre cet étrange personnage. Le sujet valait pourtant la peine d’être examiné plus à fond. Qu’un homme complètement nul par l’intelligence, dominé par de mauvais instincts, devienne la plus malfaisante des bêtes féroces quand il est en possession d’un pouvoir illimité, ce n’est pas ce qui peut surprendre ; mais, vu de près, Néron n’est pas un esprit médiocre dans le sens vulgaire du mot; du moins à de certaines médiocrités ou plutôt à d’effrayantes lacunes il joignait des talens réels et même des qualités. Il faut seulement observer que, vers la fin de son règne, ses hideuses débauches l’avaient abruti. Il est fort probable que la haute idée qu’il avait de lui-même comme artiste et acteur n’était pas tout à fait une illusion. Si le hasard de la naissance ne l’avait pas poussé au trône impérial, il aurait peut-être marqué parmi les virtuoses ou les tragédiens goûtés de son temps. Ce qu’il y a de plus positif à dire sur son compte, c’est qu’il aimait passionnément à faire sensation. Il recherchait l’inoui en tout, dans ses dépravations comme dans sa politique. Très peu guerrier par tempérament, il visait à suppléer par des projets bizarres, gigantesques, ce qui lui manquait du côté de la gloire militaire. Il voulait élever des palais immenses, percer l’isthme de Corinthe, créer des mers artificielles, rebâtir Rome de fond en comble. Sa préoccupation constante était de « faire grand, » n’importe à quel prix. Il est à présumer que c’est sur cette pente qu’il devint cruel, soit qu’il ne reculât devant aucune des conséquences de sa passion-maîtresse, soit qu’il trouvât quelque chose de délectable dans le genre colossal de ses forfaits. Notons qu’avec tout cela ce monstre aima et fut aimé. Au milieu des cyniques débauchés qui remplissaient sa cour, on distingue des figures de femmes qui font l’effet de venir d’un autre monde, hautaines et fières comme Poppée, douces et affectueuses comme Acté, et qui l’aimèrent. Il fut surtout regretté des basses classes. Son règne dura sans encombre sérieux de 55 à 68, par conséquent dura treize ans. Il est avéré que, s’il n’avait pas perdu la tête lors du soulèvement des légions de province, il aurait pu, avec les prétoriens, qu’un peu d’énergie eût enlevés, et d’autres cohortes obstinément fidèles au nom de César, barrer victorieusement la route aux troupes révoltées. La prompte chute de Galba, son successeur, fut en réalité une sorte de réaction néronienne. Othon, Vitellius, dans l’espoir d’affermir leur pouvoir naissant, déclarèrent qu’ils le prendraient pour modèle. Qu’on explique comme on voudra cette aberration prolongée du sens populaire, il reste toujours que celui qui réussit à la créer en sa faveur ne peut être sans autre forme de procès relégué dans la catégorie des hommes purement médiocres.

M. Renan a consacré une étude minutieuse à ce caractère étrange, dont les contradictions ont quelque chose de provoquant. C’est un cas véritable de tératologie morale. Cette étude comptera certainement parmi les plus fortes qui soient sorties de sa plume. Le côté acteur et romantique de ce césar de théâtre lui paraît avec raison le trait prédominant de cette sombre physionomie. « Qu’on se figure, dit-il, un homme à peu près aussi sensé que les héros de M. Victor Hugo, un mélange de fou, de jocrisse et d’acteur, revêtu de la toute-puissance et chargé de gouverner le monde. Il n’avait pas la noire méchanceté de Domitien, l’amour du mal pour le mal; ce n’était pas non plus un extravagant comme Caligula; c’était un romantique consciencieux, un empereur d’opéra, un mélomane tremblant devant le parterre et le faisant trembler, ce que serait de nos jours un bourgeois dont le bon sens aurait été perverti par la lecture du poète moderne, et qui se croirait obligé d’imiter dans sa conduite Han d’Islande et les burgraves. »

On frémit pour l’humanité en sondant la corruption qui régnait alors à Rome dans toutes les classes, mais surtout dans la classe riche, ayant les moyens de satisfaire ses fantaisies. L’exemple partait de la cour; cependant une des circonstances atténuantes que l’on peut faire valoir en faveur de Néron, c’est la facilité avec laquelle il trouva des complices qui n’avaient certes pas besoin de son exemple pour se jeter à corps perdu dans la fange. Il y avait par exemple une bande d’oisifs, recrutée dans la fine fleur de la jeunesse dorée, qui s’appelaient les « chevaliers d’Auguste » et qui passaient leur temps à imaginer, pour amuser l’empereur, des farces nocturnes dont la moindre serait de nos jours passible de la cour d’assises. Celui qui fut plus tard l’empereur Othon faisait partie de ces charmans chevaliers du brouillard. La mode était de s’encanailler et d’imiter ainsi le césar histrion qui recherchait de préférence les suffrages de la lie du peuple. Ce qui est instructif, c’est que Néron poussa fort loin l’art de la mise en scène pour capter les applaudissemens populaires, que nul ne fut la dupe des artifices qu’il mit en œuvre dans ce dessein, mais que tous, du moins la grande multitude, donnèrent volontairement dans le piège. Néron avait des claqueurs qu’il dressait lui-même, il inventait de faux triomphes où il paradait comme le plus glorieux des césars, il payait des artistes pour qu’ils se fissent battre par lui dans des concours publics; on le savait, il ne s’en cachait guère, et pourtant cela lui réussissait. Lorsque la connivence de la multitude vient ainsi au-devant du charlatanisme officiel, il faut tout craindre. C’est à qui des gouvernans ou des gouvernés se trompera le plus effrontément. Ceux-ci dans leurs acclamations, ceux-là dans leurs proclamations savent également qu’ils mentent, mais l’apparence leur suffit. Ainsi se forme une atmosphère de convention qui ôte chaque jour un peu plus le sentiment des réalités. La folie du prince se répercute en milliers d’échos dans les consciences, elle y puise de nombreux stimulans, tout est facile, tout réussit, tout sourit, le vaisseau vogue à la dérive sur une mer tranquille, sous un ciel d’azur, aux mille bruits de l’orgie, et le sinistre concert va crescendo jusqu’au moment où l’ivresse universelle est brusquement dissipée par un coup de tonnerre. On se réveille en sursaut, le navire fait eau de toutes parts, on court aux pompes, il est trop tard, et le vaisseau où retentissait l’instant d’auparavant la bacchanale du plaisir sombre dans l’abîme, ensevelissant avec lui ceux qui le montaient, et qui, suivant la forte expression d’un père de l’église, « coulent bas avec toute leur sécurité, » cum tota securitate decidunt.

Pour en revenir à Néron, signalons la dégénérescence accomplie sous son règne du théâtre antique, qui, même dans son meilleur temps, n’avait jamais brillé par la moralité. Jamais pourtant le plaisir du théâtre ne fut plus recherché, jamais on n’avait tant fait pour surexciter les imaginations; mais l’art vrai perdait tout ce que gagnait la fantasmagorie. Le goût se détournait des grandes œuvres pour s’attacher à ce qui chatouillait la sensualité ou ébranlait rudement des nerfs usés. Le « tableau vivant » faisait fureur. On représentait au naturel les mythes les plus féroces ou les plus obscènes, ou bien on inventait de sales intrigues pour fournir des prétextes aux scènes de mœurs les plus dévergondées. Les combats de gladiateurs, cette honte ineffaçable du théâtre romain, étaient devenus de vraies scènes d’abattoir. Cinquante mille spectateurs entassés dans les arènes venaient y contracter le goût du sang humain. Il ne faut donc pas s’étonner que les crimes de Néron révoltèrent si peu le sentiment général. D’abord la plupart de ses victimes appartenaient à l’aristocratie de la naissance ou du rang. La populace ne calculait guère ce qu’on perdait à la mort d’hommes tels que Sénèque, Thraséas, Soranus, Burrhus, Lucain, Pétrone lui-même. Poppée enceinte tuée d’un coup de pied par Néron[4], à qui elle reprochait de rentrer trop tard d’une course de chars, Poppée n’était aux yeux de la multitude qu’une belle courtisane comme il y en avait tant. Les détails du meurtre d’Agrippine ne furent pas connus du grand public; d’ailleurs Agrippine était fort impopulaire.

Ce qui caractérise aussi ces momens d’égarement de la conscience publique, c’est l’insouciance pour les vieux souvenirs. Tout ce qui ne se traduit pas par une sensation immédiate de douleur ou de plaisir physique est considéré comme insignifiant ou ridicule. De là vient que de telles époques sont ordinairement marquées par de grands travaux publics, dont la postérité parfois profite hygiéniquement, mais dont le mode d’exécution froisse les sentimens les plus respectables. C’est encore un genre dans lequel Néron voulut se distinguer. Il aimait à démolir et à construire, surtout construire de l’énorme. La vieille Rome lui déplaisait. Les beaux monumens ne manquaient pas à la cité impériale, mais il y avait d’immenses quartiers composés de rues sinueuses, étroites, de maisons entassées dont l’architecture incorrecte prêtait à rire aux raffinés du temps. Néron avait élevé provisoirement, mais avec l’intention d’en faire un monument définitif, un nouveau palais impérial qu’il appelait la « Maison dorée. » « Avec ses portiques de trois milles de long, dit M. Renan, ses parcs où paissaient des troupeaux, ses solitudes intérieures, ses lacs entourés de perspectives de villes fantastiques, ses vignes, ses forêts, elle couvrait un espace plus grand que le Louvre, les Tuileries et les Champs-Elysées réunis. » Ce n’était pourtant là qu’une partie de ses rêves architectoniques. Son idée fixe était de rebâtir Rome et de lui léguer son nom : elle s’appellerait désormais Neropolis. Seulement ce n’était pas d’une exécution facile. Il y avait en grand nombre et précisément dans les plus vieux quartiers des sanctuaires, des areœ, des lieux saints qu’on ne pouvait songer à détruire par décret. Le patriotisme et la superstition s’unissaient pour en demander la conservation quand même. Néron doit avoir assez longtemps ruminé dans sa grosse tête comment il pourrait s’y prendre pour tourner cet obstacle. On prétend que plus d’une fois l’idée de déblayer le terrain au moyen d’un incendie général hanta son imagination. Il aimait à voir représenter l’incendie de Troie et à jouer lui-même un rôle dans les pièces tragiques où figurait cette catastrophe légendaire. Un jour, il avait vanté le bonheur de Priam, qui avait pu voir sa capitale et son empire disparaître ensemble dans les flammes; une autre fois, comme on citait un vers d’Euripide dont le sens est : moi mort, que la terre et le feu se confondent ! — Non, s’était-il écrié, mais moi vivant! — On se souvint de ces sinistres facéties lorsqu’un terrible désastre leur eut fourni un commentaire.

Le 19 juillet de l’an 64, un violent incendie éclata dans Rome. Alimenté par les matières inflammables qui se trouvaient accumulées dans le quartier marchand où il avait pris, le feu courut de maisons en maisons, de rues en rues, avec une rapidité prodigieuse. Il monta et descendit les collines, dévora des quartiers tout entiers, défia six jours et sept nuits les efforts de la population pour l’éteindre, s’arrêta un moment devant un abatis de maisons qu’on avait sapées dans l’espoir de lui barrer la route, se ralluma et persista pendant trois jours encore. Des quatorze quartiers qui composaient la ville, trois furent entièrement consumés, de sept autres il ne resta que des murs noirs et branlans. Une pareille catastrophe éveilla de graves soupçons. On crut avoir remarqué que tout n’avait pas été naturel dans la marche du fléau. On prétendit que le feu avait pris à plusieurs maisons à la fois séparées par de longs espaces, que des soldats, des hommes de la maison impériale, des agens de la police urbaine, au lieu de songer à l’éteindre, l’avaient attisé et s’étaient opposés aux efforts que l’on faisait pour l’arrêter. Bientôt une rumeur étrange circula dans les rangs populaires. On disait que cet incendie était l’œuvre de l’empereur lui-même, qui avait voulu se procurer de cette façon sommaire la ville neuve de ses rêves. On ajoutait même que, transporté de plaisir à la vue du spectacle que lui offrait sa capitale se tordant dans les flammes, il avait pris sa lyre, et que du haut d’une tour il avait chanté un poème élégiaque sur l’incendie de Troie.

Ce dernier trait paraît apocryphe. Néron n’était pas à Rome quand l’incendie commença, il était à Antium, et il n’en revint que plusieurs jours après, quand le drame allait finir, au moment où sa Maison dorée provisoire était atteinte à son tour. Ce qui est certain, c’est qu’il s’empressa de tirer bon parti du désastre. Il voulut déblayer les ruines à ses frais, mais il ne fut permis à personne d’approcher les murs démolis. La Maison dorée se releva, encore agrandie des terrains avoisinans que l’incendie avait éclaircis. Les nouveaux quartiers furent construits conformément aux alignemens et aux dessins qu’il avait préparés. Lui seul semblait heureux de ce qui faisait le deuil de tous. Il est vrai qu’en cette occurrence il pouvait encore escompter jusqu’à un certain point l’indulgence de la basse classe. Celle-ci vivait à peu près comme les lazzaroni napolitains de nos jours, et probablement se trouva beaucoup mieux sous les abris qu’on improvisa pour loger les victimes de l’incendie que dans les bouges infects où elle s’entassait la nuit; mais il y a une mesure à tout : même au milieu d’une population corrompue il est une pudeur publique qu’on ne brave pas impunément. D’ailleurs il ne faut pas oublier qu’il y avait encore à côté de la tourbe une bourgeoisie marchande, une plèbe honnête, cette pars populi integra dont parle Tacite, et nombre de vieilles familles qui se trouvaient cruellement frappées dans leurs intérêts et dans leurs affections. Les morts se comptaient par centaines. Le patriotisme pleurait la ruine de tant de monumens petits et grands qui consacraient les meilleures gloires de la vieille Rome. Néron sentit que cette fois sa popularité avait subi une atteinte sérieuse, et il voulut la refaire.

Est-il réellement coupable de cet incendie? L’ordonna-t-il, le prépara-t-il formellement? Capable de l’ordonner, il l’était; très heureux d’en tirer parti, il l’était encore. Cependant il faut se défier un peu des récits évidemment passionnés de Tacite[5], de Suétone et des autres historiens très prévenus contre les Césars. Son absence de Rome au moment où le feu commença ses ravages ne se concilie pas bien avec l’hypothèse d’un complot organisé par Néron. On serait plutôt tenté de croire qu’une fois l’incendie déclaré, il envoya des instructions équivoques, interprétées comme toujours par le zèle de subalternes qui savaient bien comment ils feraient plaisir au prince, et dont il résulta tout au moins que les mesures prises contre le fléau furent ou contrariées ou mollement exécutées. En tout cas, même réduit à ces proportions plus vraisemblables, le crime n’en retombe pas moins de tout son poids sur sa tête. Un incendie ordinaire ne compte pas dans l’histoire d’une ville telle que Rome; c’est la durée exceptionnelle de celui-là, ce sont les incalculables ravages qu’il causa qui lui donnent sa signification néfaste, et lors même que directement ou indirectement Néron se serait borné à favoriser la prolongation du fléau, la voix populaire et l’histoire ont rendu un verdict légitime quand elles l’ont dénoncé comme l’empereur incendiaire.

Il s’agissait donc pour lui de se relever dans l’estime du peuple romain. Pour cela, ce qu’il pouvait faire de plus habile, c’était de donner satisfaction à quelque mauvaise passion populaire, tout en rejetant sur d’autres l’accusation qu’il savait dirigée contre lui. Son infernale astuce le servit à merveille. Il est probable que déjà les chrétiens avaient été dénoncés à son animadversion par son entourage, et, sans accuser les Juifs comme tels, on peut supposer que les charlatans, magiciens, astrologues orientaux, qui foisonnaient à sa cour et parmi lesquels il y avait des Juifs, l’avaient entretenu des nouveaux sectaires et de leurs croyances. Poppée inclinait fortement au judaïsme, si même elle ne s’y convertit pas. Néron, cela est certain, eut connaissance des idées messianiques des Juifs; parmi les chimères dont il aimait à se repaître, il faut noter celle d’un grand empire oriental dont le chef commanderait au reste du monde et dont il lui était réservé par les destins d’être le fondateur. On lui avait parlé d’un royaume de Jérusalem qui supplanterait un jour l’empire romain, des astrologues le lui avaient promis, et lorsqu’il se vit à la veille de tomber, il se raccrocha un instant à l’espoir qu’on lui accorderait le gouvernement de l’Egypte ou du moins qu’on le laisserait partir pour l’Orient. Les chrétiens à cette époque n’avaient encore que très peu modifié le messianisme juif. La principale différence était que pour eux le vrai messie était déjà venu, sous une forme très humble, mais qu’il reviendrait sous peu dans la gloire et pour établir sa domination sur tous les peuples de la terre. Néron dut trouver fort désagréable qu’on réservât à un autre le trône qu’il avait érigé pour lui-même dans les fumées de son imagination.

De plus il faut bien reconnaître que les chrétiens donnaient sans le vouloir une certaine apparence aux accusations que Néron eut l’art de diriger sur eux. Leur innocence pour quiconque les connaissait de près était évidente. Sans parler de leurs principes, même ce qu’il y avait de fantastique dans leur attente d’un changement prochain et radical de toutes choses les eût détournés absolument d’un pareil attentat. Tacite lui-même, qui les déteste autant qu’il les méprise, qui les croit capables de tout, affirme leur non-culpabilité dans l’affaire de l’incendie. Il reste pourtant que leur rigorisme moral, leur opposition systématique aux corruptions et aux plaisirs cruels qui étaient entrés dans les mœurs, leur aversion pour le théâtre, leur dédain du monde visible et de ses pompes, leur refus, souvent public et parfaitement incompris, de rendre hommage aux dieux et aux symboles de la religion nationale, tout les désignait à la malveillance populaire. Ils avaient l’air de haïr le genre humain. Quand l’incendie eut pris les proportions que l’on sait, ils ne déguisèrent pas, on peut l’affirmer, des sentimens qui durent paraître bien étranges. C’était un des articles de la croyance messianique que le monde présent périrait bientôt et périrait par le feu. Devant ces flammes que des agens invisibles semblaient activer pour détruire entièrement la capitale de ce monde, ils durent se croire à la veille du grand bouleversement qu’ils avaient prédit. Peut-être jugèrent-ils qu’il était inutile de concourir à l’extinction d’un feu que nul pouvoir humain ne pouvait arrêter. Leur attitude, commentée par la malveillance, probablement quelques imprudences de paroles, servirent de base à l’accusation, et ce qui est affreux, c’est qu’à la vue des tortures inouïes qui leur furent infligées, les plus sages, les plus éclairés, ceux même qui les savaient innocens du crime spécial qu’on leur imputait, en prirent leur parti d’un cœur léger en se disant qu’après tout, s’ils étaient injustement condamnés sur ce chef déterminé, ils méritaient les derniers supplices à cause de toutes les infamies que supposait leur genre de vie. Néron voulut non-seulement donner le change à l’opinion en lui désignant des coupables, il chercha de plus à se la ramener. Pour cela, il n’y avait pas de moyen plus sûr que d’amuser son bon peuple à un degré qui n’eût pas encore été atteint. Déjà la dépravation du goût en matière de représentations scéniques avait porté la foule à considérer les supplices des criminels comme un élément fort intéressant des plaisirs de l’amphithéâtre. Les tribunaux étaient devenus les pourvoyeurs de l’arène. Quand le personnel faisait défaut à Rome même, on dirigeait sur la capitale les condamnés des provinces. Grâce à Néron, le peuple romain put s’en donner à cœur joie ; on lui servit des supplices de chrétiens tant qu’il en voulut. Il en vit défiler couverts de peaux de bêtes, qu’on livrait à des dogues affamés; d’autres furent mis en croix; d’autres enfin fournirent la matière vile à un divertissement de nouvelle invention. Les bourreaux les revêtirent de tuniques résineuses, les attachèrent à des poteaux, et quand la nuit fut tombée, on alluma ces réverbères d’un nouveau genre. Néron d’ailleurs fit grandement les choses. Il invita la foule dans ses beaux jardins du Transtevère, qui couvraient l’emplacement de la place Saint-Pierre d’aujourd’hui. Les incendiaires étaient ordinairement brûlés vifs; il n’était encore venu à l’idée de personne de les faire servir à des illuminations publiques. C’est ce qui arriva cette fois. A la lueur de ces torches vivantes, au milieu des acclamations populaires, on vit passer l’empereur travesti en cocher et conduisant lui-même son char triomphal. Ce ne fut pas tout. La coutume s’était déjà introduite d’utiliser les condamnations capitales pour représenter au naturel certains mythes antiques. On pouvait voir de cette manière Hercule consumé sur le mont OEta, Orphée déchiré par les ours, Pasiphaé en butte aux entreprises de son taureau. Néron sut trouver encore du neuf dans ce genre ignoble. Des femmes chrétiennes durent parader nues dans l’arène pour jouer le rôle des Danaïdes ou celui de Dircé liée aux cornes d’un taureau. C’est ainsi que l’empire romain reconnut pour la première fois l’église chrétienne.

Néron réussit-il à reconquérir sa popularité perdue? Il y a lieu de le croire quand on pense aux regrets que sa chute inspira à la vile multitude; mais il résulta pourtant de l’incendie de Rome et des soupçons dont il fut l’objet un ébranlement des esprits au loin et au large qu’il ne put conjurer, et qui encouragea ses ennemis. De ce moment datent les grandes conspirations aristocratiques dont la première, celle de Pison, put être comprimée dans Rome même, mais qui fut suivie d’autres plus redoutables. La classe éclairée fut désormais unanime à penser qu’il fallait à tout prix débarrasser la terre d’un pareil monstre. Quant à lui, moitié dégoût du séjour de Rome, moitié vanité d’artiste en quête de nouveaux succès, il se promena en Grèce, où il fit admirer sa belle voix. Les adulations dont il fut l’objet chez les descendans dégénérés des contemporains de Périclès le comblèrent de joie. Athènes pourtant eut la pudeur de son magnifique passé. Elle ne put se décider à lui envoyer une députation pour implorer la faveur d’une représentation impériale, et Néron n’osa se présenter de son chef; mais partout ailleurs il remporta le prix de tous les concours, il acquit la conviction, si chère aux artistes amateurs, que, s’il était réduit à vivre de ses ressources personnelles, son talent de chanteur lui vaudrait une mine d’or, et il déclara que les Grecs seuls lui donnaient des auditoires dignes de lui. Quand enfin, en 67, il daigna rentrer dans Rome, ce fut pour célébrer son triomphe avec une pompe inouïe et étaler dans le grand cirque les dix-huit cent huit couronnes qu’il croyait avoir gagnées.

Cependant ces jours de fête scandaleux touchaient à leur terme. La situation militaire de l’empire n’était pas bonne. La Bretagne, domptée à grand’peine, était frémissante, les régions du Rhin en pleine agitation, la Judée en pleine révolte et les armées romaines repoussées de l’Euphrate. Néron ne s’en préoccupait guère. Ce qui lui donna plus de souci, ce furent les nouvelles qui lui parvinrent des provinces occidentales. La Gaule avait pris son parti depuis longtemps de la conquête romaine; elle devenait peu à peu la première des provinces par la richesse, l’industrie, le goût des beaux-arts, et l’influence politique. Il semble que le sentiment de la dignité de l’empire était devenu général et puissant chez elle, une espèce de nouveau patriotisme. Ce furent les légions gallicanes qui le 15 mars 68 répondirent à l’appel de l’Aquitain Vindex en proclamant la déchéance de Néron. L’impérial artiste était alors à Naples. Il revint à Rome, où il apprit bientôt que les légions d’Espagne, commandées par Galba, fraternisaient avec celles de Gaule. Néron ne sut rien opposer de sérieux à ses adversaires. D’une folie il passait à une autre, mêlant à tout des citations des poètes grecs et d’absurdes conjectures sur les destinées qui pouvaient encore l’attendre en Orient. Cependant le péril grandissait d’heure en heure. Comme il arrive dans les révolutions nées du mépris, et que ceux même qu’elles contrarient sentent inévitables, le misérable voyait le vide se faire autour de lui. Des inscriptions injurieuses couvraient déjà les murs. La populace, ravie de voir du nouveau, lâchait, elle aussi, son empereur. Quand Néron apprit que les prétoriens eux-mêmes, gagnés par la contagion insurrectionnelle et scandalisés de son inaction, allaient se prononcer à leur tour, il comprit qu’il n’avait plus qu’à fuir. On sait comment, traqué dans sa dernière retraite, il se fit tuer par un affranchi au fond de la caverne où il avait cru pouvoir se cacher. Sa dernière heure fait à la fois rire et frémir. Il trouva encore moyen de citer un vers de tragédie grecque au moment où les cavaliers envoyés pour se saisir de lui approchaient de sa cachette; ne pouvant se décider à se frapper de ses propres mains, il demanda qu’un de ses familiers se tuât avant lui pour lui donner du courage. Ce vœu suprême naturellement ne fut pas exaucé. Enfin, avant d’expirer, il put encore lancer cette exclamation étourdissante : « fidélité, qu’es-tu devenue! »


IV.

On eût bien étonné cet amateur des sensations fortes, si l’on avait pu lui prédire sous quels traits un obscur pamphlétaire de cet Orient, où il désirait tant se rendre, allait buriner son impériale personne et sous quelle forme il devait ressusciter aux yeux des érudits dix-huit siècles après sa mort. Il se pourrait après tout qu’il eût encore trouvé un certain plaisir de vanité dans la prévision que son nom resterait l’expression de la méchanceté idéale. Ce serait encore une manière de faire sensation, et n’est pas l’antechrist qui veut. Tel est le service qu’allait lui rendre l’auteur de l’Apocalypse. Quelques mois s’étaient à peine écoulés depuis sa disparition que les communautés chrétiennes d’Asie se passaient un livre mystérieux tout rempli de l’horreur qu’inspirait encore l’empereur déchu et des idées étranges qui n’avaient pas tardé à germer autour de son nom.

Dans la Revue du 1er octobre 1863, un travail entièrement consacré à l’étude de l’Apocalypse a résumé les résultats obtenus par la critique moderne sur ce livre si longtemps resté sans explication plausible ; qu’il nous soit permis d’en rappeler les points principaux.

L’Apocalypse dite de Jean fait partie d’une nombreuse famille de livres qui fleurit depuis le IIe siècle avant notre ère jusqu’au IIIe après elle. La tendance commune de ces écrits est de soumettre l’histoire antérieure à une symétrie numérique et d’annoncer, pour relever le courage abattu des bons, le prochain triomphe de la vérité divine et du droit sur l’erreur et l’oppression sataniques. Comme ces livres, juifs ou chrétiens, tout pénétrés d’idées messianiques, sont écrits dans les momens où la persécution sévit contre les justes, et que cette guerre déclarée à la bonne cause est toujours faite au nom d’un souverain quelconque, — que ce soit Antiochus, Hérode ou tel autre persécuteur royal des saints, — ce persécuteur concentre sur sa personne toutes les haines, toutes les malédictions des pieux persécutés, son pouvoir ne peut être qu’un don du diable, il est le grand adversaire du royaume de Dieu, en un mot il est l’antechrist. Eh bien ! dans l’Apocalypse johannique l’empire romain est la puissance de Satan, et Néron, son chef, est l’antechrist. C’est ce que deux indices irréfutables et se confirmant mutuellement mettent en pleine lumière. Le premier est un passage à la fois très clair d’intention et très énigmatique de forme, où l’auteur apocalyptique désigne en toutes lettres l’empereur Néron comme « la bête » monstrueuse que Satan a suscitée pour faire la guerre à Dieu, au Christ et à ses saints; nous disons en toutes lettres, mais conformément à une méthode rabbinique fondée sur la valeur numérique des lettres de l’alphabet hébreu. Tout le monde sait que dans les langues anciennes il n’y avait pas de chiffres distincts des lettres; les nombres s’exprimaient par une lettre ou un assemblage de lettres, comme nous le voyons encore dans l’usage des chiffres romains. On partait de là dans les écoles rabbiniques pour désigner des mots et surtout des noms propres par l’équivalent de la somme obtenue en additionnant leurs lettres. Or dans le passage de l’Apocalypse sur lequel l’auteur appelle l’attention très particulière de ses lecteurs (XIII, 18), il est dit que la bête porte un nom d’homme et que le nombre de ce nom est 666. Si maintenant on écrit en hébreu les deux mots César Néron et qu’on additionne les lettres dont ils sont formés, on obtient exactement 666. — La seconde preuve est fournie par une allusion plusieurs fois réitérée au fait paradoxal que cette bête au chiffre mystérieux a disparu, blessée à mort, et que pourtant elle vit, elle va revenir et porter au comble les maux des fidèles. Tant qu’on ne songea pas à rapprocher ces assertions bizarres de la personne de Néron, il fut impossible d’en comprendre un mot. Au contraire tout s’explique à merveille du moment que « la bête, » morte et pourtant vivante, n’est autre que Néron. Ce fut en effet le destin de ce maniaque d’être encore plus redouté dans les années qui suivirent sa mort qu’il n’avait pu l’être de son vivant. Comme nous l’avons dit, le peuple de Rome fut loin d’être unanime dans la joie que sa chute inspira à tous ceux qui avaient encore quelque souci de la dignité humaine. Les classes inférieures le regrettèrent beaucoup, et comme elles se faisaient une haute idée de son esprit, de ses ressources, comme les circonstances de sa mort étaient restées obscures et qu’on n’avait point vu son cadavre, comme enfin ses spéculations fantasques sur la gloire qui l’attendait en Orient avaient fini par transpirer dans le public, beaucoup s’imaginèrent que, trompant ses ennemis par des artifices dont il était seul capable, il avait réussi à gagner l’Asie, et que, réfugié derrière l’Euphrate, il n’attendait que le moment propice pour revenir à la tête d’une armée formidable. Malheur à ses ennemis ! Ils seraient impitoyablement punis. Malheur à Rome ! Cette fois elle serait brûlée tout entière pour lui faire expier sa défection. Le centurion qui, selon Tacite, consentit sur sa prière instante à ne pas lui couper la tête, ne se doutait guère des suites qu’allait avoir sa condescendance. Le fait est que le vulgaire opposa obstinément aux assertions de ceux qui disaient Néron bien mort cet argument que, si ses ennemis n’avaient pas exposé publiquement son cadavre ou du moins sa tête, c’est qu’il leur avait échappé. Aussi vit-on surgir plusieurs faux Nérons que les historiens de l’empire énumèrent. Un surtout, qui ressemblait physiquement à Néron, mit tout en émoi pendant quelque temps l’Asie-Mineure, l’Archipel et la Grèce. C’est vers l’automne de l’an 68 qu’apparut ce prétendu Néron, qui était, selon les uns, un esclave échappé du Pont, selon d’autres, un Italien. Il avait les gros yeux, la chevelure épaisse, le regard farouche de l’empereur défunt. Comme lui, il jouait habilement de la cithare et chantait. Il réunit une bande de vagabonds, de déserteurs, d’esclaves évadés, et se fit avec eux pirate et pillard. Quand Calpurnius Asprenas, chargé par Galba d’aller gouverner la Galatie et la Pamphilie, toucha avec deux galères à Cythnos, que l’imposteur avait choisie pour repaire, ses soldats furent un moment indécis. Le faux Néron faisait de chaleureux appels à leur fidélité au nom des Césars. Calpurnius n’hésita pas, il le fît enlever, mettre à mort, puis il promena sa tête à travers l’Asie avant de l’envoyer à Rome, tant il croyait nécessaire de désabuser les populations. Il n’y réussit toutefois que très imparfaitement. Rien n’a la vie dure comme ces bizarreries de l’imagination populaire. Les chrétiens surtout furent opiniâtres, bien que de bonne heure la signification du nombre 666 en lettres hébraïques se fût perdue dans l’église. L’idée que l’antechrist était l’empereur Néron, et qu’il pouvait reparaître d’un moment à l’autre pour engager la lutte décisive contre le royaume de Dieu, se maintint obstinément dans la tradition. C’était encore une croyance populaire au temps de Sulpice Sévère, c’est-à-dire à la fin du IVe siècle[6].

M. Renan n’avait pas à découvrir le sens vrai de l’Apocalypse. La démonstration dont nous résumons ici les élémens essentiels était faite depuis plus de trente ans par des théologiens protestans, auxquels il n’avait qu’à l’emprunter. On peut bien le dire aujourd’hui, elle n’a jamais rencontré de réfutation sérieuse, elle n’a soulevé que des dénégations sans preuve, des dépits et des colères; mais il faut ajouter que M. Renan lui a donné le suprême degré de l’évidence par les confirmations intéressantes ou ingénieuses que son érudition personnelle lui a permis de glaner de tous les côtés. L’Apocalypse, ce rêve si complètement étranger au monde réel, est de tous les livres du Nouveau-Testament celui qui gagne le plus à être rapproché des documens de l’histoire dite profane. Il y a des fragmens entiers de Tacite, de Suétone, de Dion Cassius, de Zonaras, etc., qui lui servent de commentaires directs. Et cela non-seulement pour la thèse centrale de l’identité de l’antechrist et de Néron, mais aussi pour des passages qui n’ont aucun rapport nécessaire avec cette idée-mère du livre. Par exemple, on peut remarquer l’endroit où, s’adressant aux fidèles de Laodicée, le voyant de Patmos leur reproche de mettre une confiance orgueilleuse dans leurs richesses temporelles. C’est Tacite, sans s’en douter assurément, qui nous fournit l’explication. Laodicée, huit ans auparavant, — c’est lui-même qui le raconte, — avait été détruite par un affreux tremblement de terre; mais cette ville opulente se releva d’elle-même par ses propres ressources. Cette circonstance frappa beaucoup les esprits dans un siècle où les tremblemens de terre furent d’une grande fréquence et où beaucoup de villes en souffrirent. On conçoit aisément que les Laodicéens tirèrent une certaine vanité de l’aisance avec laquelle, sans rien demander à personne, ils avaient restauré leur ville détruite, lorsque d’autres cités moins éprouvées devaient aller mendier à Rome les aumônes de la pitié impériale.

C’est encore l’histoire profane du temps qui nous apprend ce que c’était que le a nom de blasphème » que l’auteur de l’Apocalypse voyait écrit sur les sept têtes du monstre, objet de son horreur. C’est le titre d’Auguste, en grec Sébaste, le surnom d’Octave, qui signifie vénérable, digne des honneurs divins, et qui plus que tout autre devait scandaliser les monothéistes rigides. Néron avait reçu de la bassesse populaire plus d’adulations de ce genre qu’aucun autre empereur avant lui. Pendant sa longue tournée, récente encore, en Grèce, il avait été l’objet d’ovations positivement idolâtres. A Rome même, un sénateur alla jusqu’à proposer de lui ériger un temple où il serait adoré de son vivant, ce qui était encore inoui. Il est donc tout simple que l’auteur de l’Apocalypse ait attribué à Néron revenant plus orgueilleux et plus terrible que jamais le dessein de se faire adorer par tout l’univers.

En qualité d’hébraïsant et d’orientaliste, M. Renan a pu réduire à néant, non pas des objections, mais des difficultés soulevées par ceux dont l’interprétation scientifique de l’Apocalypse contrariait les vues favorites. Ainsi des doutes un peu subtils avaient été émis sur la véritable orthographe hébraïque du mot César; les citations de M. Renan démontrent qu’ils n’ont pas l’ombre d’un fondement. On avait dit que ce n’était pas la coutume chez les Juifs et en Asie d’accoler les deux noms César et Néron ; il se trouve au contraire que telle était précisément l’habitude des chrétiens d’Asie, et qu’en particulier les monnaies asiatiques du temps, celles que l’auteur canonique dut manier lui-même, ont pour légende : Néron César[7].

Parmi les nombreuses énigmes du livre, il en est une que M. Renan n’a pu deviner à sa pleine satisfaction. C’est celle qui concerne « le faux prophète, » qui séduit les hommes par sa parole et ses prodiges, qui parle comme la Bête et pour elle, qui engage à l’adorer et qui porte « deux cornes » comme « l’Agneau » ou le Christ, c’est-à-dire qui joue un rôle de faux Christ et de prétendu révélateur. Impossible, comme on l’a voulu quelquefois, de songer à Tibère Alexandre, le juif apostat, vendu à la cause romaine, tout dévoué aux césars, mais qui n’eut rien d’un thaumaturge ni d’un prêcheur ambulant. On a beau chercher dans l’histoire contemporaine, on ne trouve que deux noms propres qui pourraient à la rigueur convenir à cette incarnation du prophétisme infernal, Simon le Magicien et saint Paul; mais le premier est bien légendaire. On peut se demander s’il a jamais été autre chose que le décalque malveillant du second. Quant à saint Paul, il est certain que l’auteur judæo-chrétien n’est pas plus doux pour les pauliniens que pour les païens; il va même quelque part jusqu’à assimiler la doctrine libérale de Paul à celle de Balaam, le prophète séducteur du peuple d’Israël. Là-dessus quelques commentateurs modernes n’ont pas hésité à soutenir qu’en réalité le faux prophète de l’Apocalypse est bel et bien l’apôtre des gentils rabaissé jusque-là par le fanatisme judaïsant. Le fait est que par la suite, dans la tradition judœo-chrétienne, on voit la passion théologique aller jusqu’à confondre systématiquement Paul et Simon le Magicien, devenu, lui aussi, le type du faux prophétisme et du faux messianisme. Cependant il faut avouer que les détails concrets manquent au rapport qu’on voudrait établir entre saint Paul et le faux prophète de l’Apocalypse. Paul, il est vrai, en vertu de ses principes plus larges, recommandait à ses disciples vis-à-vis du gouvernement impérial plus de déférence et de soumission que le patriotisme d’un Juif exalté n’en pouvait accorder; mais de là à le représenter comme prêchant la césarolâtrie au profit de Néron, il y a un abîme, et il faudrait de fortes preuves pour admettre que l’odium theologicum ait pu aller aussi loin chez les contemporains de l’apôtre. M. Renan pense que le personnage ainsi désigné a été plus probablement une célébrité locale, promptement oubliée, qu’il faudrait chercher du côté de ces devins, goètes, thaumaturges, magiciens, qui pullulaient à cette époque, mais sans espérer de retrouver son nom propre. C’est encore le parti qui nous paraît le plus sage, bien que l’explication qui prétend voir l’apôtre Paul dans le faux prophète apocalyptique ait pour elle des raisons plus spécieuses qu’on ne le croirait à première vue.

Reste la question d’authenticité. L’Apocalypse se donne elle-même pour l’œuvre d’un serviteur du Christ appelé Jean, et d’assez bonne heure nous voyons ce Jean désigné dans l’église chrétienne comme l’apôtre de ce nom, compagnon de Jacques et de Pierre et devant survivre à tous les autres témoins oculaires de la vie de Jésus. Il est vrai que de bonne heure aussi (cette affirmation est contestée. Cependant l’opposition se tait pour un temps, puis elle reparaît dans la portion la plus éclairée et la plus libre de l’église des premiers siècles, celle qui gravitait autour d’Antioche et d’Alexandrie; mais on ne peut pas faire un très grand fonds sur cette négation, très habilement développée du reste par l’évêque alexandrin Denys. Il est trop visible que ce qui la domine, c’est le vif désir d’éliminer de la liste des livres saints un écrit où la doctrine millénaire est positivement enseignée[8]. La fixation de l’orthodoxie fit oublier cette question avec bien d’autres jusqu’au réveil de la critique religieuse. La même répugnance contre le millenium poussa beaucoup de protestans plus ou moins rationalistes à nier l’authenticité apostolique de l’Apocalypse. On démontrait, et cela n’était pas difficile, qu’il n’y avait pas moyen d’assigner un même auteur au quatrième évangile et à la vision de Patmos, et, cet évangile étant regardé comme l’œuvre certaine de l’apôtre Jean, l’Apocalypse devait avoir été écrite par un autre. Les choses changèrent lorsqu’il fut prouvé que le quatrième évangile avait été écrit au IIe siècle, et non par l’apôtre Jean, et la critique de Tubingue se prononça pour cette raison même en faveur de l’authenticité de l’Apocalypse. Depuis, le problème a été examiné de nouveau sous ses différentes faces, et la critique indépendante incline désormais à penser que, semblable en ce point à toutes les apocalypses, la nôtre est pseudonyme. Seulement cette pseudonymie viendrait se heurter contre une difficulté sérieuse, s’il est vrai que l’apôtre Jean fût encore de ce monde quand elle fut écrite, et qu’il eût survécu de longues années à la publication des visions rédigées sous son nom; mais toutes ces traditions johanniques prêtent le flanc à des objections nombreuses. M. Scholten par exemple croit pouvoir démontrer que Jean était déjà mort quand l’Apocalypse fut écrite. M. Renan, fidèle à sa prudence habituelle, refuse de se prononcer catégoriquement; toutefois il penche fortement en faveur de l’authenticité. Il se fonde principalement sur la teneur des messages insérés dans l’Apocalypse à l’adresse des églises d’Asie, lesquels, dit-il, ne peuvent provenir que d’un écrivain qui les connaissait bien et pouvait leur parler avec autorité. Nous devons faire observer d’abord que l’auteur de l’Apocalypse pouvait en effet très bien connaître les églises d’Asie, mais que cela ne prouve en rien son identité avec l’apôtre Jean; en second lieu que, parlant au nom d’un apôtre ou plutôt du Christ lui-même, dont il se disait le secrétaire, cet auteur n’avait aucun besoin d’user de ménagemens en s’adressant à ses lecteurs chrétiens. Ne voyons-nous pas de nos jours, dans les communautés protestantes, des exaltés sans aucun mandat censurer avec la dernière âpreté, comme si Dieu lui-même parlait par leur bouche, leurs coreligionnaires, leurs consistoires et leurs pasteurs? Du reste M. Renan ne se dissimule pas que bien des choses, à l’intérieur du livre lui-même, ne conviennent que fort mal à l’apôtre Jean. A plusieurs reprises, l’auteur parle des apôtres comme quelqu’un qui ne fait pas lui-même partie du collège apostolique. On ne reconnaît guère dans ses descriptions du Christ glorifié l’un de ceux qui auraient vécu dans l’intimité de Jésus. Devinerait-on enfin l’ancien pêcheur de Béthesda sous les traits de ce scribe versé dans les subtilités du rabbinisme, si habile dans l’art de rédiger des visions emboîtées méthodiquement l’une dans l’autre, dans un livre où tout est réfléchi, calculé, taillé sur le patron des apocalypses antérieures? L’hypothèse qui sourit à M. Renan, d’après laquelle Jean aurait, sinon écrit, du moins accepté et approuvé l’Apocalypse, lèverait bien des difficultés si l’apôtre vivait encore; mais, on le voit, il en est ici comme lorsqu’il s’agissait de la première épître de Pierre : tout en combattant les adversaires de l’authenticité, M. Renan est tout près de passer dans leurs rangs.


V.

C’est surtout à l’Apocalypse qu’il faut appliquer l’aphorisme qui veut que les livres aient des destinées. Voilà un traité qui n’assignait pas au monde plus de trois ans et demi d’existence, et qui aujourd’hui, après plus de dix-huit siècles, est encore étudié de près par les rêveurs, qui y cherchent des prédictions sur l’avenir qui nous attend. Ce même livre prédit la ruine totale, irrémédiable, à bref délai, de cette Rome qui n’est pour lui que la « grande prostituée : » c’est Rome surtout, Rome devenue ville sainte, qui contribuera le plus à le conserver et à le maintenir sur la liste des livres canoniques. Il dénonce les châtimens les plus terribles à quiconque oserait retrancher ou ajouter un seul mot à son texte authentique : il est de tous les livres du Nouveau-Testament celui dont le texte a le plus souffert des injures du temps et des copistes, ce qui n’a rien d’étonnant, puisqu’on le copiait régulièrement sans en comprendre deux lignes de suite. Il promet des révélations positives, lumineuses, et il devient le type des livres indéchiffrables. Enfin il prétend énoncer des prédictions surnaturelles, et les démentis pleuvent sur tout ce qu’il prédit. Le monde ne montra pas la moindre velléité de finir aussi promptement qu’on l’avait dit à Patmos. Néron était mort, bien mort, et ne revint pas. La liste des empereurs bons ou méchans continua de se dérouler absolument comme si l’écrivain canonique ne lui avait pas défendu de dépasser le nombre huit. En un mot, tous ceux de ses premiers lecteurs qui comprirent son symbolisme, pour eux transparent, durent, au bout de quatre ou cinq ans, s’avouer que la révélation de Patmos n’avait rien révélé du tout. Cela expliquerait bien, observe M. Renan, le silence qui se fait autour d’elle pendant les sept ou huit dizaines d’années qui suivent la publication. Il faut que l’intelligence nette des énigmes dont elle se compose se perde; il faut que le temps ait fait oublier les circonstances très particulières au milieu desquelles ce livre vit le jour, que par conséquent les interprètes puissent se faire illusion sur le sens de ses nombreux symboles, pour qu’il recouvre une certaine popularité. Depuis lors, toutes les fois que la scène du monde est ébranlée par de grandes commotions, toutes les fois surtout que la persécution sévit, l’Apocalypse retrouve son prestige, chaque siècle croit s’y reconnaître, et les âmes ardentes y lisent ce qu’elles espèrent.

Entre autres prédictions démenties par l’événement, il y en eut une qui dut infliger des déceptions cruelles à ceux qui avaient compris et partagé les idées de l’auteur, je veux parler de la prédiction qui annonçait que le temple de Jérusalem échapperait à la destruction. Ce serait en effet ne rien comprendre à l’Apocalypse que de borner les préoccupations qui l’inspirent au duel de l’empire et de l’église chrétienne. L’auteur est juif tout aussi bien que chrétien. Il unit encore, dans ses croyances comme dans son cœur, les deux causes que tout allait séparer de plus en plus, le judaïsme et l’Évangile. Pendant qu’il écrivait son livre passionné, les événemens se précipitaient en Judée. Depuis l’an 66, le peuple juif était en pleine insurrection contre l’empire romain, et malgré les cruels revers qui avaient suivi un moment de facile triomphe, il s’opiniâtrait dans cette lutte démesurée. Jérusalem était assiégée, cernée, mais défendue avec une constance, un héroïsme sans exemple. Le récit de ce siège mémorable et de ses sanglantes péripéties est encore une des belles parties de l’ouvrage de M. Renan. Il est impossible de décrire d’une manière plus colorée à la fois et plus réelle les passions formidables qui bouillonnèrent pendant deux ans à l’intérieur de la malheureuse cité, éternel objet d’admiration et d’horreur. L’auteur de l’Apocalypse ne doit pas avoir connu l’état de la ville assiégée, rien du moins n’indique dans son livre qu’il en ait eu connaissance. S’il est vrai, comme M. Renan le présume, qu’on n’abordait guère à Patmos qu’en allant de Rome en Asie-Mineure ou vice versa, il se pourrait fort bien qu’il fût venu de Rome quand il séjourna dans cette île[9]. La manière dont il se représente l’issue de la guerre qui se déroule sur le sol sacré de la Palestine est bien conforme à son double caractère de juif et de chrétien. Les juifs-chrétiens de Jérusalem avaient fui la ville menacée dès le commencement de la guerre; leur foi en Jésus comme vrai messie ne leur permettait pas de se faire illusion comme le reste de leurs compatriotes sur ce qui attendait le peuple insurgé. Lors même que les paroles de Jésus concernant la ruine de Jérusalem, rapportées par les Évangiles, auraient subi post eventum quelques modifications de nature à les faire cadrer plus étroitement avec les faits accomplis, il est rationnel de penser qu’il avait émis à plusieurs reprises de sinistres prévisions sur le sort réservé à son pays aveuglé : elles étaient dans la logique de sa pensée et formaient le complément naturel de sa prédication repoussée. C’est ce qui explique l’émigration en masse de ses disciples vers les régions transjordaniques au début même des hostilités. L’auteur de l’Apocalypse connaît cette fuite. Il sait même que Satan, furieux de voir ses victimes en passe de lui échapper, a voulu leur barrer le chemin au moyen d’un fleuve aux eaux tumultueuses. Ce détail apocalyptique est indirectement confirmé par Josèphe, qui parle aussi de fuyards quittant Jérusalem à l’approche des armées romaines et contrariés dans leur fuite par une crue exceptionnelle du Jourdain. Notre auteur est donc rassuré sur le sort de ses amis, qui sont pour lui l’élite du véritable Israël. Quant à la ville assiégée, elle est toujours à ses yeux la ville sainte, le temple n’a pas déchu de sa dignité comme sanctuaire incomparable de la seule vraie religion. Seulement ceux qui le fréquentent ont en majorité commis une faute grave. Ils persistent à méconnaître le vrai messie, ils acceptent ainsi la solidarité avec ceux qui l’ont crucifié. Ils ont donc mérité un châtiment. Jérusalem sera forcée par l’assiégeant, une partie notable de ses habitans périra; mais, éclairés par cette rude leçon, les autres Juifs se convertiront, la victoire des gentils sera de courte durée, et surtout le temple, ce lieu sacro-saint, demeurera vierge de toute souillure. L’ennemi n’y pourra pénétrer, et les élus marqués par l’ange y passeront en toute sécurité le temps de la grande crise. C’est ainsi que le prophète de Patmos croit pouvoir concilier sa foi chrétienne et son attachement au judaïsme. Il prévoit un châtiment, mais non pas une ruine totale.

Comme il est dangereux de prédire! Le temple de Jérusalem, bien loin d’offrir un refuge aux élus, servit de repaire à Jean de Gischala et à ses sicaires. Le meurtre et le carnage en sortirent pendant des mois; puis il fut brûlé par les vainqueurs dans un dernier assaut, et une fois de plus la réalité brutale vint écraser le rêve dont le seul défaut était de s’attacher à des poutres et à des pierres. Si, au lieu du temple construit de main d’homme, l’écrivain de Patmos eût un peu plus pensé à ce temple de l’esprit, toujours debout, toujours imprenable, toujours ouvert à l’innocence méconnue et au bon droit persécuté, il eût annoncé une vérité sublime que tout depuis eût confirmée.

Il n’en reste pas moins que le règne de Néron fut décisif dans les destinées de l’église chrétienne. En la persécutant avec la dernière atrocité sans comprendre les Juifs dans ses décrets sanguinaires, puis en se voyant forcé de faire la guerre au peuple juif, tandis que les chrétiens restaient spectateurs, non pas indifférens, mais pacifiques, d’une révolte religieuse au moins autant que politique, Néron fit plus que tout autre, plus que saint Paul lui-même, pour couper l’espèce de cordon ombilical qui retenait encore la religion nouvelle au giron qui l’avait enfantée. Circonstance à bien noter : c’est très insensiblement que ces conséquences se firent valoir. Rien ne démontre mieux l’existence d’une logique latente des idées générales engendrées par les événemens que la divergence à peu près inconsciente, mais toujours plus marquée, qui s’établit depuis lors entre le juif et le chrétien. Dans les documens remontant aux années qui suivent de près la ruine de Jérusalem et du temple, on ne voit aucune trace bien claire de ce raisonnement, qui nous paraît aujourd’hui si simple : les faits prouvent que Paul avait raison, le temple est détruit, la loi est devenue impraticable dans ses prescriptions rituelles les plus impérieuses; pourtant l’Évangile subsiste et n’a reçu aucune atteinte : donc ne nous occupons plus de la loi, qui est morte, ni de ses exigences, qui sont périmées. C’est lentement, sous l’influence pénétrante, mais inaperçue, des faits accomplis, que le point de vue de la majorité chrétienne changea. C’est peu à peu que l’église chrétienne se transforma sans s’en rendre compte, se croyant même toujours identique à ce qu’elle avait été aux premiers jours, et devint ce qu’il fallait qu’elle fût pour conquérir le monde ancien. Voilà comment Néron l’antechrist se trouve avoir été le plus puissant ouvrier de l’édifice élevé à la gloire du Christ.

M. Renan parle quelque part « du grand artiste inconscient qui semble présider aux caprices apparens de l’histoire. » J’avoue sans difficulté que, s’il était possible de s’arrêter à cette conception d’une force suprême, intérieure aux choses, qui, sans savoir ce qu’elle fait, nous donne à chaque heure de la durée les spectacles les plus étonnans et les plus imprévus, il serait infiniment plus facile de comprendre les horreurs, les monstruosités qui figurent dans le drame universel. Il est possible, à ce point de vue hégélien, de concevoir que des fous furieux comme Néron, que d’odieux scélérats comme Tigellin, que des esprits passionnés, étroits, pleins de fiel comme l’auteur de l’Apocalypse, servent d’acteurs et de décorateurs aux tragédies de l’histoire ; mais comment pourrions-nous en rester là? Comment ne pas sentir l’aiguillon qui nous pousse bon gré mal gré à une conception plus haute encore? Comment admettre que cette logique interne, si rigoureuse, si fidèle à elle-même, procédant à coups sûrs par des voies pour nous si étranges, comment admettre que tant d’esprit soit aveugle, et par cela même inférieur à notre pauvre petite logique, dont au résumé le seul talent réel consiste à reconnaître sous le caprice apparent la marche majestueuse de l’idée immanente? Plus les moyens par lesquels s’en opère la réalisation semblent heurter notre sens du vraisemblable et jeter le défi à notre courte sagesse, plus il est inadmissible que cette logique souveraine émerge de l’inconscience. Un aveugle ne marche pas d’un pas si sûr. Disons plutôt que nous en savons assez pour discerner toujours mieux, à mesure que nous sommes plus éclairés, les traces d’une volonté toute-puissante qui dirige les hommes et les choses vers le but fixé par une pensée éternelle, mais que nous en savons trop peu pour juger avec compétence les procédés qu’elle met en œuvre. Sans doute il faut bien que l’erreur, que le mal, que le crime aient leur place dans le plan divin des choses, il le faut, puisqu’ils sont, et il serait vain de faire intervenir ici, à titre d’explication, le libre arbitre, ce non ens de la philosophie des surfaces. Jamais des millions de libres arbitres ne pourraient produire quoi que ce soit qui ressemble à des lois souveraines ou à une logique de l’histoire; ils ne pourraient donner que des millions de caprices incohérens. En tout cas, il resterait à dire d’où proviennent les inclinations qui poussent l’homme aux écarts monstrueux, les matériaux qui lui permettent de s’y abandonner, les lois psychologiques qui régissent le développement dans le sens du mal tout aussi souverainement que le progrès dans le sens du bien. Il faudrait toujours, de quelque manière qu’on s’y prît, finir par les rattacher à la cause suprême et leur appliquer le mot du poète :

Puisque ces choses sont, c’est qu’il faut qu’elles soient;


mais ne nous bornons pas à reconnaître le droit philosophique du mal à l’existence. N’étendons pas un seul instant pour cela le voile de l’indulgence sur ce qui mérite la note d’infamie. Le mal et le crime, s’ils sont abstraitement nécessaires, s’ils dérivent de la constitution de l’humanité, s’ils sont très souvent la douloureuse condition du progrès, n’en sont pas moins pour cela le mal et le crime. Le méchant n’en a pas moins droit au malheur qu’il s’attire. La répulsion que nous cause la vue des monstres est un fait naturel aussi, parfaitement légitime sur le domaine moral, et, sans attribuer à une vieille parole une valeur métaphysique à laquelle elle ne saurait prétendre, il est toujours permis d’attacher un sens profond à cette sentence d’un sage des anciens jours : « l’Éternel pense en bien ce que l’homme fait en mal. »


ALBERT REVILLE.

  1. Qu’il nous soit permis de rappeler ici l’article qui parut dans la Revue du 1er novembre 1859 sous ce titre : De la Renaissance des études religieuses en France.
  2. Par exemple Matth., XX, 23.
  3. L’ouvrage de Papias est perdu, mais il fut souvent lu et cité par d’autres écrivains, et le passage relatif à la mort de Jean est reproduit par un chroniqueur da IXe siècle nommé George Harmatolus,
  4. Cependant Néron l’aimait beaucoup, peut-être en raison même d’une certaine hauteur d’attitude et de parole qu’elle gardait avec lui. Il fut désolé de sa mort, et chercha à se donner le change en la remplaçant par des créatures qui lui ressemblaient physiquement. C’est surtout depuis lors qu’il tomba dans les derniers bas-fonds de la bestialité.
  5. Par exemple, comme l’observe judicieusement M. Renan, on peut voir que Tacite commence par ne pas oser accuser formellement Néron (Ann., XV, 38); plus loin au contraire il parle de sa culpabilité comme d’une chose avérée.
  6. N’est-il pas aussi très curieux qu’aujourd’hui encore le nom de l’antechrist en arménien soit Néren ? Nous renvoyons au travail cité plus haut ceux qui seraient désireux de connaître les interprétations nombreuses, toutes plus impossibles les unes que les autres, que l’on a tentées du nombre satanique 666. Cette liste s’est depuis augmentée d’une hypothèse nouvelle, et qui fait frémir! S’il fallait établir le calcul au moyen de l’alphabet grec, des unitaires anglais se feraient fort de montrer que les deux mots grecs trias en, c’est-à-dire la trinité, donnent précisément par l’addition de leurs lettres le nombre 666.
  7. Il est toutefois un détail sur lequel la perspicacité de M. Renan me semble en défaut. Parmi les indications que l’auteur de l’Apocalypse donne à mots couverts pour mettre ses lecteurs sur la voie, on remarque le passage où il est dit que les sept têtes du grand monstre (l’empire romain) suscité par Satan pour s’opposer au règne de Dieu sont sept empereurs (XVII, 10), que cinq sur les sept sont tombés, que le sixième règne, que son successeur n’est pas encore venu, mais qu’il ne subsistera que peu de temps. En effet, dans la supputation du voyant, le monde actuel n’a plus que trois ans et demi de durée; par conséquent le septième, exigé par la symétrie septimale, ne devra régner que très peu de temps. Il résulte de ce calcul que Néron a été le cinquième empereur, et que, lors de son retour, il sera le huitième (Ibid., II). Or, en comptant les empereurs à partir de Jules César inclusivement, comme le fait M. Renan, Néron serait le sixième (Jules César, Auguste, Tibère, Caligula, Claude, Néron), et c’est ce que le système du livre ne permet pas d’admettre. Il est vrai que plusieurs historiens ont compté les empereurs en y comprenant Jules César. Ce n’était pourtant pas le calcul officiel, ni même le calcul rationnel. En fait comme en droit, Auguste fut le premier empereur; César ne fut que dictateur. Le triumvirat qui s’établit après sa mort prouve que l’empire n’était pas encore considéré comme une institution définitive. C’est ainsi que raisonne Tacite (Ann., I, 1; Hist., I, 1, 90. Voyez aussi Florus, I, Prol., et IV, 3; Zonaras, Ann., X, 32; Hippolyte, De Antichr., 50). Nous avons seulement ainsi les sept sébastes, dont le nom est un blasphème. D’ailleurs, au point de vue juif, l’ère de l’opposition satanique au règne de Dieu commence avec Auguste, qui, par la déposition d’Archclaüs, place la Judée sous la domination directe de Rome. Les Juifs, dans la guerre de César contre Pompée, prirent le parti du premier, qui s’en montra reconnaissant.
  8. On sait que le millenium est la doctrine d’après laquelle le Christ doit revenir pour régner visiblement sur la terre pendant mille ans, à la fin desquels aura lieu le jugement universel et dernier.
  9. Mais pourquoi ne supposerait-on pas aussi qu’il vint s’y établir tout simplement dans l’idée que, dans cette île où se croisaient les navires venant de Rome ou y allant, il serait au meilleur endroit pour apprendre à la fois les nouvelles de Rome et celles d’Asie?