Aller au contenu

L’Antiquaire (Scott, trad. Ménard)/Chapitre VII

La bibliothèque libre.
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 7p. 71-81).


CHAPITRE VII.

LA TEMPÊTE.


Ils se plurent un moment à contempler le spectacle effrayant et nouveau de la vaste mer. Les eaux, en se retirant, leur avaient d’abord permis de suivre les bords élargis du rivage ; mais bientôt elles reviennent envahir la route qu’ils parcourent, et diminuent de moment en moment l’espace qui les sépare.
Crabbe.


La nouvelle de Davie Dibble, qui avait répandu une alarme si générale à Monkbarns, n’était que trop exacte. Sir Arthur et sa fille étaient partis, comme ils se le proposaient, d’abord par la grande route ; mais quand ils eurent atteint le commencement de l’allée bordée de haies, qui d’un côté servait en quelque sorte d’avenue à la maison de Monkbarns, ils aperçurent, à peu de distance devant eux, Lovel, qui marchait à pas lents, comme s’il eût désiré être rejoint par eux. Miss Wardour proposa alors à son père de prendre une autre route, et, comme il faisait très beau, de s’en retourner par les sables, qui s’étendant au dessous d’une chaîne de rochers pittoresques, offraient dans tous les temps un passage plus agréable entre Knockwinnock et Monkbarns que la grande route.

Sir Arthur y consentit volontiers. Il serait assez désagréable, disait-il, d’être rejoint par cet individu que monsieur Oldbuck avait pris la liberté de lui présenter… Avec sa politesse de l’ancien temps, sir Arthur ne possédait pas cette facilité de nos jours à se défaire d’une personne avec laquelle on a passé une semaine, dès le moment où l’on croit que sa connaissance peut devenir importune. Il se résolut donc à envoyer un petit garçon, qui, pour gagner un sou, devait aller au devant du cocher, et le prévenir de ramener la voiture vers Knockwinnock.

Quand ceci fut arrangé et que le petit messager fut parti, le chevalier et sa fille quittèrent la grande route, et, suivant un sentier sinueux sur des hauteurs sablonneuses couvertes de genêts et de joncs, ils atteignirent bientôt le bord de l’Océan. Il s’en fallait de beaucoup que la marée fût alors aussi éloignée qu’ils l’avaient cru, mais ceci ne les alarma pas d’abord, car il y avait à peine dix jours dans l’année où elle approchât assez des rochers pour ne pas y laisser un passage sec. Cependant aux époques de printemps, ou même quand des vents violens accéléraient le flux ordinaire, la mer couvrait entièrement cette route, et la tradition avait conservé le souvenir de plusieurs événemens funestes, arrivés dans ces circonstances. Néanmoins de tels dangers s’étaient présentés si rarement, qu’on les regardait comme peu probables, et ces histoires, de même que d’autres légendes, servaient plutôt à amuser la veillée qu’à empêcher personne de passer par les sables pour aller de Knockwinnock à Monkbarns.

Tout en cheminant avec son père, et jouissant de ce qu’avait d’agréable la fraîcheur de la marche sur un sable ferme et humide, miss Wardour ne put s’empêcher de remarquer que la dernière marée s’était élevée à une hauteur considérable au dessus des traces qu’elle laissait ordinairement. Sir Arthur fit la même observation, sans qu’aucune crainte cependant vînt frapper l’esprit de l’un ou de l’autre. Le soleil reposait alors son disque immense sur les confins du vaste Océan, et dorait en formes bizarres les nuages à travers lesquels il avait voyagé tout le jour, et qui, maintenant accumulés de tous côtés, semblaient annoncer les désastres qui accompagnent la décadence d’un empire ou la chute d’un monarque. Et cependant sa splendeur mourante jetait une sombre magnificence sur cet amas formidable de vapeurs, et donnait à cette masse aérienne la forme fantastique de pyramides et de tours, dont les unes offraient un reflet doré, tandis que les autres étaient couvertes de teintes pourpres, ou d’un rouge sombre et foncé. La vaste mer, s’étendant sous ce dais pompeux et varié, reposait dans un calme presque effrayant, et réfléchissait les rayons éclatans de l’astre à son déclin, et le coloris brillant des nuages au milieu desquels il se couchait. Près du rivage le flot venait bouillonner, et former des vagues étincelantes d’écume qui, imperceptiblement, mais avec rapidité, gagnaient à tous momens sur le sable.

L’esprit tout occupé de cette scène pittoresque, ou peut-être agité par quelque autre sujet, miss Wardour marchait en silence à côté de son père, que sa dignité récemment offensée ne disposait pas à se prêter à la conversation. Suivant les détours de la plage, ils traversèrent l’un après l’autre plusieurs escarpemens, et se trouvèrent enfin sous l’immense chaîne de rochers par laquelle cette côte est en quelques endroits défendue. De longs récifs, qui s’étendaient sous l’eau, et dont l’existence n’était indiquée que par une pointe nue qui paraissait çà et là, et par l’écume des vagues qui venaient se briser sur ceux qui étaient partiellement couverts, rendaient la baie de Knockwinnock fort redoutable aux pilotes et aux maîtres de navires. Les rochers qui bordaient la plage, et qui s’élevaient à la hauteur de deux ou trois cents pieds, offraient dans leurs crevasses, à un nombre infini d’oiseaux de mer, un asile qui semblait hors de l’atteinte de la rapacité de l’homme. Plusieurs de ces tribus sauvages, avec l’instinct qui leur fait chercher la terre avant le commencement d’un orage, se mirent à voler autour de leurs nids avec ce cri perçant et plaintif qui annonce le trouble et l’alarme. Le disque du soleil s’était obscurci tout-à-coup avant qu’il fût entièrement descendu au dessous de l’horizon, et des ténèbres soudaines et prématurées avaient voilé le long crépuscule d’une soirée d’été. Le vent ne tarda pas à s’élever, mais il fit entendre ses gémissemens tristes et lugubres, et agita le sein de l’Océan quelque temps avant de se faire sentir sur la terre. La masse des eaux, devenue sombre et menaçante, commença à se sillonner profondément, ses vagues, soulevées, s’agrandirent, et formèrent des montagnes d’écume qui vinrent couvrir les brisans, ou se heurter contre la plage avec le bruit que fait le tonnerre dans le lointain.

Effrayée de ce changement soudain de temps, miss Wardour se rapprocha de son père, et serra plus fortement son bras. « Je voudrais, dit-elle enfin, mais presque à voix basse et comme si elle eût craint d’exprimer sa terreur croissante ; je voudrais que nous eussions continué de suivre la grande route, ou que nous eussions attendu à Monkbarns l’arrivée de la voiture. »

Sir Arthur regarda autour de lui, mais ne vit point, ou ne voulut pas avouer qu’il voyait les signes d’un orage prochain. « Ils auraient le temps, dit-il, d’arriver à Knockwinnock avant le commencement de la tempête ; » mais la rapidité de son pas, qu’Isabelle avait peine à suivre, indiquait assez qu’il croyait que tous leurs efforts étaient nécessaires pour accomplir cette prédiction consolante.

Ils approchaient alors du centre d’une baie étroite mais profonde, formée par deux rochers escarpés et inaccessibles, dont les pointes s’avançaient en saillie dans la mer comme celles d’un croissant. Aucun des deux n’osait communiquer à l’autre la crainte qu’il commençait à éprouver que les progrès rapides de la marée ne les empêchassent de doubler le promontoire qui était devant eux, ou de reprendre la route qui les y avait amenés.

Comme ils pressaient le pas, aspirant sans aucun doute à échanger la ligne courbe qui les forçait d’adopter les sinuosités de la baie, contre un sentier plus droit et plus direct, quoique moins conforme aux règles de la beauté, sir Arthur aperçut sur la plage une figure humaine qui s’avançait au devant d’eux. « Dieu soit béni, s’écria-t-il, nous pourrons tourner par Halket-Head, cette personne doit y avoir passé. » Ainsi il s’abandonnait à l’expression d’une espérance, après avoir réprimé celle de la terreur.

« Ah ! oui, Dieu soit béni, » répéta sa fille à peine distinctement, et comme exprimant intérieurement la reconnaissance qu’elle éprouvait.

La figure qui s’avançait au devant d’eux leur fit plusieurs signes que la vapeur de l’atmosphère agitée par le vent et par une pluie fine les empêcha de voir ou de comprendre distinctement. Quelque temps avant qu’il les eût joints, sir Arthur reconnut le vieux mendiant à robe bleue, Édie Ochiltree. On dit qu’au moment où le danger devient pressant et commun, les animaux mêmes oublient leurs ressentimens et leurs antipathies. La plage que dominait Halket-Head, diminuant rapidement d’étendue par les envahissemens de la marée poussée par un vent de nord-ouest, était un champ neutre où même le juge de paix et le mendiant vagabond pouvaient se rencontrer avec une mutuelle bienveillance.

« Retournez, retournez, s’écria le mendiant ; pourquoi n’êtes-vous pas retournés sur vos pas quand je vous ai fait signe ?

— Nous croyions, dit sir Arthur avec beaucoup d’agitation, que nous aurions le temps d’atteindre Halket-Head.

— Halket-Head ! la mer couvre en ce moment Halket-Head, et s’en élance comme de la chute de Fyrs[1]. C’est tout ce que j’ai pu faire, il y a vingt minutes, que de le doubler moi-même, l’eau y arrivait par trois pieds à la fois. Peut-être pourrons-nous retourner encore par la pointe de Ballyburgh-Ness. Que Dieu nous protège, c’est notre seule voie de salut. Nous pouvons toujours essayer.

— Grand Dieu, mon enfant ! — Mon père ! mon bon père ! » s’écrièrent à la fois le père et la fille, tandis que la terreur leur donnait des forces et de l’agilité ; ils revinrent sur leurs pas, essayant de doubler la pointe qui forme l’extrémité méridionale de la baie.

« J’ai appris que vous étiez ici, par le petit garçon que vous avez envoyé au devant de votre voiture, dit le mendiant en s’avançant d’un pas vigoureux derrière miss Wardour, et je n’ai pu penser sans frémir au danger que courait cette jeune et délicate demoiselle, toujours si bonne pour les cœurs affligés qui se réfugient auprès d’elle. J’ai donc examiné les progrès des flots, et je me suis dit que si je pouvais arriver à temps pour vous avertir de retourner, tout pourrait encore aller bien. Mais je crains, je crains de m’être trompé, car quel mortel a jamais vu la mer accourir aussi furieusement qu’à présent ? Voyez là-bas le roc de Ratton ; de mon temps je l’ai toujours vu élever sa cime au dessus de l’eau, en bien ! elle en est couverte maintenant. »

Sir Arthur jeta un regard du côté qu’indiquait le vieillard. Il vit qu’un immense rocher qui, généralement même dans les hautes marées, déployait une masse semblable à la quille d’un grand vaisseau, était maintenant tout-à-fait sous l’eau, sans que rien marquât sa place que le bouillonnement et le reflux des vagues qui venaient lutter et se briser contre cet obstacle sous-marin.

« Dépêchez-vous ! dépêchez-vous, ma bonne demoiselle, continua le vieillard, et nous arriverons peut-être encore. Prenez mon bras ; il est maintenant vieux et faible, mais il a déjà essuyé plus d’un orage ; appuyez-vous dessus, ma belle demoiselle ! Voyez-vous là-bas ce point noir au milieu des vagues écumantes ! ce matin il était aussi haut que le mât d’un brick ; il est bien petit maintenant, mais tant qu’il présentera autant d’espace que la forme de mon chapeau, je ne désespérerai pas que nous puissions tourner le Ballyburgh-Ness, malgré l’état où nous nous trouvons. »

Isabelle accepta en silence l’appui que lui présentait le vieillard, et que sir Arthur n’était pas en état de lui offrir. Les vagues s’avançaient alors tellement sur la plage, qu’ils avaient été obligés d’abandonner le chemin solide et uni qu’ils avaient d’abord suivi sur le sable, pour un sentier raboteux qui côtoyait le précipice et qui même en quelques endroits traversait les aspérités existantes sur ses bords. Il aurait été absolument impossible à sir Arthur et à sa fille de découvrir un chemin parmi ces écueils, s’ils n’eussent été guidés et encouragés par le mendiant qui s’y était déjà trouvé dans de hautes marées, quoique jamais, avouait-il, par une nuit aussi effrayante que celle-là.

La nuit était effrayante en effet ; le mugissement de l’orage se mêlait aux cris des oiseaux de mer et retentissait comme la cloche funèbre sur ces trois victimes qui, suspendues entre les deux objets non les plus magnifiques, mais les plus redoutables de la nature, une mer en furie et un abîme sans fond, poursuivaient leur route pénible et dangereuse, souvent battus par le flot écumant et gigantesque qui s’élevait sur la plage au dessus de ceux qui l’avaient précédé. À chaque minute leur ennemi gagnait imperceptiblement du terrain sur eux ! Cependant, ne pouvant se décider à abandonner une dernière espérance de salut, ils fixaient leurs yeux sur le rocher noir que leur avait montré Ochiltree. Il était encore facile à distinguer parmi les brisans, et continua de l’être jusqu’à ce qu’en suivant leur route douteuse ils arrivassent à un détour où une saillie de roc vint tout-à-coup le cacher à leurs yeux. Privés du seul fanal sur lequel ils eussent compté, ils se trouvèrent alors livrés à la double angoisse de l’incertitude et de la terreur. Ils s’efforcèrent pourtant de continuer, mais quand ils furent arrivés au point d’où ils auraient dû découvrir le rocher noir, il avait cessé d’être visible. Ce signal de salut était perdu au milieu de îlots blanchissans qui, se brisant sur la pointe du promontoire, s’élevaient en prodigieuses montagnes d’écume, à la hauteur du mât d’un vaisseau de guerre, contre le front rembruni du précipice. Le vieillard pâlit. Isabelle poussa un faible cri. Son guide prononça d’un ton solennel : « Dieu ait pitié de nous ! » et sir Arthur répéta d’un ton plaintif : « Mon enfant ! mon Isabelle ! périr d’une telle mort !

— Mon père ! mon bon père ! s’écria sa fille en s’attachant à lui ; et vous aussi, ajouta-t elle en regardant le mendiant, vous qui perdez la vie en essayant de sauver la nôtre !

— Elle ne vaut pas la peine d’être comptée, dit le vieillard ; j’ai assez vécu pour être las de la vie ; que ce soit ici ou là-bas, au bord d’un fossé, sur un tas de neige, ou dans le sein d’une vague, qu’importe comment le pauvre mendiant aura fini ?

— Bonhomme, dit sir Arthur, ne pouvez-vous trouver aucun moyen, aucun secours ? Je ferai votre fortune, je vous donnerai une ferme… je…

— Nos richesses seront bientôt égales, dit le mendiant contemplant les progrès des eaux ; elles le sont déjà, car je n’ai pas de terres, et vous donneriez vos champs fertiles et votre baronnie pour une toise carrée de rocher qui se conservât sèche pendant douze heures seulement. »

Tandis qu’ils échangeaient ces paroles, ils étaient arrêtés sur la plus haute saillie de rocher qu’ils eussent pu atteindre ; car il semblait qu’un effort de plus pour aller en avant n’eût servi qu’à hâter leur perte. Là, il ne leur restait donc plus qu’à attendre les progrès lents mais sûrs de l’élément furieux, ressemblant par là en quelque sorte à ces premiers martyrs de l’Église qui, exposés par des tyrans païens pour être livrés aux bêtes féroces, étaient forcés de contempler pendant quelque temps l’impatience et la rage qui agitaient ces animaux tandis qu’ils attendaient que le signal donné pour ouvrir leurs grilles leur permît de s’élancer sur leurs victimes.

Cependant cette pause terrible donna à Isabelle le temps de rassembler toutes les facultés d’un esprit naturellement ferme et courageux, et qui reprit de la force dans cette terrible conjoncture. « Faudra-t-il abandonner la vie, dit-elle, sans tenter un dernier effort ! n’y a-t-il pas de sentier, quel que soit le danger qu’il offre, par lequel nous puissions gravir le rocher, ou atteindre un point assez élevé au dessus de la mer pour que nous puissions y rester jusqu’au matin, ou du moins jusqu’à ce qu’il vienne du secours ? On doit connaître notre situation, et tout le pays viendra bientôt à notre aide. »

Sir Arthur, qui entendit, mais presque sans la comprendre, la question de sa fille, se tourna cependant comme par instinct du côté du mendiant, comme si leurs vies eussent été entre ses mains. Ochiltree réfléchit. « Autrefois, dit-il, je gravissais hardiment les rochers, et j’ai dérobé plus d’un nid de faucon au milieu de ces mêmes rochers noirs ; mais il y a long-temps, bien long-temps de cela, et c’était avec l’aide de cordes, car nul mortel n’aurait pu le faire sans cela ; et quand même j’en aurais une, je n’ai plus le coup d’œil aussi juste, le pied aussi sûr, la main aussi ferme que je l’avais alors. Comment donc pourrais-je vous sauver ? Mais il y avait autrefois un sentier par ici, quoique peut-être en le voyant, vous aimeriez mieux rester où vous êtes. Que le Seigneur soit béni ! s’écria-t-il soudainement, voici quelqu’un qui descend en ce moment même du rocher. » Puis élevant la voix de toute sa force vers celui dont l’intrépidité bravait de pareils périls, il se mit à lui donner toutes les instructions que son ancienne pratique et le souvenir des circonstances locales présentèrent tout-à-coup à son esprit. « Vous y êtes, vous y êtes ! par ici, par ici ! attachez bien la corde autour de la Corne de Crummie ; c’est cette pierre que vous voyez là si noire, tournez-la deux fois autour ; c’est cela : maintenant avancez-vous un peu plus à l’est, encore un peu, jusqu’à cette autre pierre : il y avait là autrefois la racine d’un chêne ; là, c’est cela, arrêtez-vous là, mon garçon, reprenez haleine et reposez-vous ; que le Seigneur vous bénisse ! ne vous pressez pas. Bon ! Maintenant il faut arriver à cette autre large pierre bleuâtre appelée le Tablier de Bessy, et puis je pense qu’avec votre aide et celle de la corde, j’arriverai jusqu’à vous ; ensuite nous pourrons soulever la jeune dame et son père… »

L’intrépide aventurier, d’après les avis du vieil Édie, lui jeta le bout de la corde que le mendiant attacha autour du corps de miss Wardour, l’enveloppant d’abord soigneusement de son manteau bleu pour la garantir autant que possible des injures du temps ; puis se servant lui-même de la corde qui était attachée de l’autre bout, il commença à gravir la surface du rocher, entreprise périlleuse, et capable de donner des vertiges, mais qui, après l’avoir exposé à tomber une fois ou deux, le conduisit enfin sain et sauf sur la large pierre plate auprès de notre ami Lovel. Leurs forces réunies parvinrent à soulever et à déposer Isabelle à l’endroit de salut qu’ils avaient atteint. Lovel descendit ensuite afin de secourir sir Arthur, autour duquel il attacha la corde ; puis remontant à leur lieu de refuge, il réussit, avec l’assistance d’Ochiltree et les efforts que fit sir Arthur pour s’aider lui-même, à l’élever au dessus de la portée des flots.

La certitude d’être arrachés à une mort prochaine et inévitable eut sur eux son effet ordinaire ; le père et la fille se jetèrent dans les bras l’un de l’autre, s’embrassèrent et pleurèrent de joie, quoique leur salut fût accompagné de la perspective de passer une nuit orageuse sur la saillie dangereuse d’un rocher qui présentait à peine assez d’espace pour les quatre infortunés qui, frissonnant et se rapprochant les uns des autres, semblables aux oiseaux de mer qui les entouraient, s’attachaient à ce lieu comme devant leur servir d’asile contre l’élément destructeur qui mugissait au dessous d’eux. Les flots écumeux qui atteignaient graduellement et d’une manière effrayante le pied du précipice, après avoir inondé la plage sur laquelle ils se tenaient quelques momens auparavant, s’élevaient aussi haut que leur lieu de refuge temporaire, et par le bruit étourdissant qu’ils faisaient en battant les flancs des rocs moins élevés, ils semblaient redemander les fugitifs d’une voix de tonnerre, comme des victimes qui leur étaient destinées. C’était, à la vérité, une nuit d’été ; cependant il semblait peu probable qu’un corps aussi délicat que celui de miss Wardour pût résister jusqu’au matin à cette inondation d’écume dont ses membres étaient trempés ; et le battement de la pluie qui tombait alors avec force, accompagnée de longs et violens tourbillons de vent, ajoutait à tout ce que leur position avait de dangereux et de pénible.

« La pauvre demoiselle ! la pauvre et bonne demoiselle ! dit le vieillard. J’ai passé plus d’une nuit semblable, exposé aux injures du temps ; mais Dieu nous soit en aide ! comment la supportera-t-elle ? »

Ces craintes avaient été communiquées à Lovel à demi-voix ; car par cette sorte d’instinct qui fait que les esprits fermes et entreprenans s’entendent et pour ainsi dire se reconnaissent au moment du danger, ils se sentaient l’un pour l’autre une confiance mutuelle. « Je vais gravir de nouveau le roc, dit Lovel ; il fait encore assez jour pour me guider, j’atteindrai la hauteur, et j’appellerai du secours.

— Allez, allez, pour l’amour du ciel ! dit sir Arthur d’un ton désespéré.

— Êtes-vous fou ? dit le mendiant. François de Fowlsheugh, le garçon le plus intrépide du pays pour gravir les rochers et chercher les oiseaux jusque dans leurs nids ; le pauvre diable s’est cassé le cou sur le Dunbuy Slaines. Eh bien ! il ne se serait pas risqué sur le sommet du Halket après le coucher du soleil. C’est par la grâce de Dieu, et même par miracle, que vous n’êtes pas au milieu des flots après tout ce que vous avez risqué. Je ne croyais pas qu’il existât encore un homme qui pût descendre des rochers comme vous l’avez fait. Je doute que j’en eusse été capable moi-même, à cette heure et par ce temps, quand j’avais toute la force et l’agilité de la jeunesse ; mais essayer de remonter à présent, ce serait tenter la Providence.

— Je ne crains rien, dit Lovel, j’ai parfaitement remarqué tous les endroits où je me suis arrêté en descendant, et il fait encore assez jour pour les voir distinctement. Je suis donc certain d’y arriver sans danger. Restez ici, mon bon ami, auprès de sir Arthur et de mademoiselle.

— Si vous y allez, dit le Bedesman résolu, je veux que le diable m’emporte si je n’y vais pas aussi, car entre nous deux nous aurons assez à faire d’arriver au sommet du rocher.

— Non, non, restez ici auprès de miss Wardour ; vous voyez bien que sir Arthur est entièrement épuisé.

— Restez vous-même alors, et j’irai, dit le vieillard ; que la mort épargne le blé vert, et moissonne celui qui est mûr[2] » !

— Restez tous deux, je vous le commande, dit Isabelle d’une voix faible, je suis bien, et puis passer la nuit ici ; je me sens beaucoup mieux. » En disant ces mots la voix lui manqua, et elle serait tombée du rocher si elle n’avait été soutenue par Lovel et par Ochiltree, qui la placèrent moitié couchée, moitié assise à côté de son père entièrement affaissé par une fatigue de corps et d’esprit aussi violente qu’extraordinaire, et déjà assis sur une pierre dans une espèce de stupeur.

— Il est impossible de la quitter, dit Lovel. Que ferons-nous ? Écoutez ! n’entends-je pas un cri ?

— C’est le cri du plongeon[3], je le reconnais bien.

— Non, par le ciel, dit Lovel, c’est une voix humaine. »

Un cri éloigné se fit entendre de nouveau, et malgré le fracas des élémens conjurés, et le glapissement des mouettes dont ils étaient entourés, il arriva distinctement jusqu’à eux. Le mendiant et Lovel y répondirent en donnant à leur voix toute l’étendue qu’il leur fut possible, le premier agitant le mouchoir blanc d’Isabelle au bout de son bâton pour tâcher d’indiquer le lieu où ils étaient. Quoique les cris fussent répétés, il s’écoula quelque temps avant qu’ils répondissent exactement aux leurs, laissant nos infortunés incertains si, au milieu des ténèbres qui s’épaississaient et de l’orage croissant, ils avaient pu parvenir à faire connaître leur lieu de refuge aux personnes qui traversaient les bords du précipice pour leur apporter du secours. Enfin ils reçurent une réponse régulière et distincte à leurs cris, et leur courage fut soutenu par l’assurance qu’ils étaient à portée de se faire entendre, sinon d’être bientôt rejoints par les amis qui venaient les sauver.


  1. Cascade dans le comté d’Inverness en Écosse. Le poète Burns a composé un petit poème sur cette admirable chute d’eau. a. m.
  2. Let death spare the green corn and take the ripe. a. m.
  3. Tammie norie en écossais, et puffin en anglais, pour désigner une espèce de poule d’eau. a. m.