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L’Aristocratie italienne

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L’Aristocratie italienne
Revue des Deux Mondes, période initialetome 15 (p. 580-616).

FAMIGLIE CELEBRI ITALIAE
Di Pompeo Litta. – Milan, 1819-1846

Quiconque cherche à embrasser d’un coup d’œil l’histoire de l’Italie ne peut se défendre d’abord d’une impression de surprise en présence de tant de faits exceptionnels et de brillans contrastes. Quel pays a poussé plus loin l’activité politique ? Où a-t-on vu surgir plus d’états, se produire plus d’idées en moins de temps ? Mais ce qui est surtout frappant, c’est le triomphe de l’individu sur la nation, c’est le nombre d’hommes supérieurs qui s’élèvent du sein de ces masses si désorganisées, si asservies, et divisées par tant d’intérêts. Nulle terre n’a été plus féconde en individualités glorieuses, nulle aussi n’a semblé plus contraire à l’établissement de nationalités durables, à toutes les tentatives qui avaient pour but l’indépendance et l’unité politiques. Ce grand contraste qui domine toute l’histoire de l’Italie, il est curieux de l’étudier dans les annales de son aristocratie. L’aristocratie italienne n’est, après tout, que l’expression la plus haute de cette vie individuelle qui a toujours étouffé, au-delà des Alpes, le développement de la vie nationale. À toutes les époques, elle a présenté des types qui semblaient personnifier la supériorité de l’individu sur la nation. D’abord ce sont les tyrans, qui, avec une ville pour point d’appui, visent à la royauté italienne. Rien ne leur coûte pour atteindre ce but, spoliations, trahisons, assassinats, et quelques-uns parviennent ainsi à improviser une monarchie qui disparaît avec eux. Après les tyrans, ce sont les condottieri. Ceux-ci promènent à travers l’Italie des hordes indisciplinées ; ils menacent tous les états, et devant eux les états se désarment ; bien plus il les adoptent, et ces milices nomades finissent par concentrer en elle la force militaire de l’Italie. Après les condottieri, l’Italie entre dans une ère étrange de décadence politique et d’énergie intellectuelle. Jamais le contraste des individus et de la nation n’a été plus frappant. C’est au moment où l’Italie est attaquée, envahie, asservie, qu’elle voit naître Léon X, Machiavel et Michel-Ange. A chaque défaite, elle enfante un chef-d’œuvre ; les désastres se succèdent, et les grands hommes se multiplient. Préciser le rôle qu’a joué l’aristocratie durant ces trois périodes, c’est le plus sûr moyen de découvrir les causes qui ont empêché la formation de l’unité italienne. Ces trois types, le tyran, le condottiere, le politique du XVIe siècle, méritent chacun une étude spéciale : aujourd’hui nous ne voulons contempler que dans ses grandes lignes l’histoire dont ils représentent les phases principales. L’étude des faits généraux doit précéder celle des individus et des épisodes. Une savante publication nous servira de guide dans cette première évocation des types de l’aristocratie italienne.

En 1814, un officier italien, M. Litta, ne sachant que faire pour occuper ses loisirs, eut l’idée de publier les généalogies des grandes familles de son pays[1] M Litta se bornait à dresser des arbres généalogiques ou il encadrait mille petites biographies sans une page de théorie, sans un mot de préface pour toute explication des planches offraient les portraits, les monumens et les mausolées de chaque famille. L’Autriche ne prit aucun ombrage de cette publication : le culte des armoiries n’avait rien qui pût lui déplaire. Quant à l’aristocratie italienne, elle accueillit l’œuvre de M. Litta avec une nonchalance imperturbable, comme un hommage qui lui était dû. Cet hommage n’était cependant qu’un pamphlet aussi violent que volumineux, écrit de la meilleure foi du monde. Ecartant les diplômes, M. Litta cherchait avec une sorte de brusquerie militaire les titres de la noblesse, il voulait les découvrir dans les généalogies. Par malheur, de même que la famille est l’antithèse de la société, la généalogie est l’antithèse de l’histoire. Cherchez dans la famille les idées, les principes des grandes révolutions ; cherchez dans la généalogie le prestige et l’autorité de la noblesse : vous ne les y trouverez pas. Etre irrationnel, la généalogie ne nous offre qu’une succession de noms et d’événemens au milieu desquels une seule loi se fait jour, celle de l’égoïsme qui préside à toutes les alliances, pour former souvent les combinaisons les plus bizarres et les moins prévues. Au milieu d’un pareil chaos, on comprend que les révolutions historiques n’apparaissent plus que comme des accidens qui s’ajoutent aux hasards de la naissance. C’est pour le généalogiste que les héros deviennent des hommes, que les petites causes prennent le pas sur les grandes ; la généalogie décompose tout, et dans cette analyse impitoyable la pensée périt, les conquêtes deviennent des brigandages, tandis que l’avènement de toute aristocratie cesse d’être une justice relative pour devenir une injustice absolue. Trompé par le point de vue qu’il adopte, M. Litta détruit à son insu la noblesse par les nobles, l’histoire par la généalogie : il traîne un à un dans ses tables tous les hommes, toutes les gloires du moyen-âge. Papes, condottieri, cardinaux, tous apparaissent en robe de chambre devant l’implacable chroniqueur. Le fou rire s’empare bientôt du lecteur ; les anecdotes, scandaleuses se multiplient autour des plus vénérables mausolées ; puis le dégoût succède au tire, car au fond les innombrables épisodes de cette comédie aristocratique se développent à coups de poignard Qu’on demande à M Litta quelles sont les familles les plus illustres ? Celles, répondra-t-il, qui comptent le plus de pendus. Doit-il signaler quelque trahison de premier ordre, il dira que c’est une action de ministre. Quand on rencontre çà et là quelque honnête homme dans cette foule blasonnée on est tenté de lui dire de s’en aller ailleurs, il n’est pas à sa place. Calme et sûr de lui-même, l’officier italien erre depuis trente ans le sourire sur les lèvres, dans son immense nécropole ; fossoyeur des gloires italiennes, il traite les morts sans façon, il méprise fort les vivans, et l’ordre de naissance est le seul qui règne dans ces bizarres funérailles ou l’épigramme tient lieu de requiem. Qu’on ne s’y trompe pas cependant M. Litta n’est pas démocrate, il a peu de goût pour le peuple, et encore moins pour la bourgeoisie. Seulement M. Litta est encore plus misanthrope qu’il n’est gentilhomme, et, comme tous les misanthropes, il sacrifie l’humanité aux principes. C’est ainsi qu’il arrive à conserver une foi sincère dans les droits de l’aristocratie, tout en dévoilant ses crimes avec une justice inflexible ; avec beaucoup de respect pour la noblesse, il n’a aucune pitié pour les nobles.

Une critique difficile trouverait sans doute quelque chose à reprendre dans ce travail : peut-être les tables de M. Litta ne sont-elles pas d’un usage très commode ; le plan de l’Art de vérifier les dates eût été préférable ; les vieux généalogistes Sansovin, Scipione Ammirato, développaient l’histoire des famille avec plus d’ordre, avec moins de redites et de renvois. Il ne serait pas impossible que M. Litta eût trop dédaigné les origines, pour réagir contre ces écrivains qui faisaient remonter chaque famille, à travers la cour de Byzance et le sénat de Rome, jusqu’à Enée et à la guerre de Troie. Peut-être les contes même par lesquels l’imagination populaire arrangeait l’antiquité d’après les idées du moyen-âge ou de la renaissance, à la plus grande gloire de ses héros, mériteraient-ils moins de dédain et plus d’attention. D’ailleurs les jugemens de M. Litta sont-ils à leur place dans des arbres généalogiques ? s’accordent-ils entre eux ? Je m’arrête, je n’ai pas le courage de critiquer sévèrement une œuvre conçue avec tant d’indépendance, poursuivie à travers des obstacles qu’il est facile de deviner. J’aime mieux laisser ses franches coudées au généalogiste italien. L’histoire de l’aristocratie italienne reste à faire d’un point de vue tout nouveau essayons de le prouver.


I. – LA FEODALITE ET LES REPUBLIQUES

L’origine de toute caste est double : elle tient à un fait et à une idée. Le fait qui élève un petit peuple d’élus au-dessus de la masse est pour ainsi dire personnel : ce sera une conquête, une invasion, une surprise, ce sera l’action lente et séculaire du commerce ; ici il n’y a pas de lois, c’est à l’histoire de chercher les causes accidentelles qui ont livré les ressources du pouvoir à un petit nombre de privilégies. Le fait posé, la caste règne, elle s’organise, elle est envahissante, ses traditions sont sacrées, ses droits incontestés ; elle seule est libre, elle enlève au plus grand nombre le droit de combattre, d’agir et de penser, pour garder les terres et les armes comme un monopole héréditaire. Alors se présente une nouvelle question : comment se fait-il que des familles peu nombreuses puissent déshériter toute une nation ? Les faits accidentels ne fournissent à cette question qu’une réponse insuffisante : on a beau désarmer les peuples et construire des citadelles ; si l’inégalité n’était acceptée et adoptée, la caste ne paraîtrait que pour figurer un instant comme une troupe de brigands et périr aussitôt dans une insurrection universelle. Loin de combattre les castes, les peuples les défendent, les protègent malgré l’inégalité, malgré l’oppression, et il faut que la tyrannie touche au comble pour soulever les premières réactions. Ce ne sera donc ni dans les accidens des races, ni dans ceux des invasions et du commerce, que l’on trouvera les causes de cette domination séculaire des castes : ces accidens fournissent, il est vrai, les élémens de la caste : mais pour organiser, pour vivifier ces élémens, pour fonder la caste en un mot, il faut des convictions, il faut une idée.

Une seule pensée gouverne la féodalité du moyen-âge en Europe comme en Italie. Le monde romain n’avait pu résister à ce monstrueux accident de la barbarie, il fut envahi, déchiré, dissous ; mais les convictions qui avaient animé ce grand corps ne périrent pas avec lui. Il croyait à la justice des Césars, et il livra les titres de rois et d’empereurs aux chefs de la conquête ; il croyait à une justice politique, n’importe laquelle, et il accepta la hiérarchie militaire des barbares ; il était chrétien, et il livra ses lois, ses institutions, tout, à la condition de garder sa foi et de l’imposer aux barbares. L’inégalité violente de la conquête devint ainsi une domination légale, elle fut sacrée, il était désormais impossible de l’attaquer sans attaquer le christianisme qui la consacrait. Les barbares se convertirent pour conquérir le monde romain le monde romain se soumit pour sauver l’humanité. Le moyen-âge sortit ainsi d’un pacte primitif stipulé entre l’ancien clergé et les peuples nouveaux ; il fut l’expression d’un système unique où une papauté romaine représenta la foi de tous les hommes, tandis que la royauté germanique des empereurs représenta la puissance des anciens maîtres du monde. L’Italie, le siége de la transaction des anciennes idées avec les forces nouvelles, fut aussi la terre des deux pouvoirs. La dualité commence au Ve siècle : elle éclate d’abord par la lutte ; les Ostrogoths, les Longobards sont ariens, et l’Italie catholique, plutôt que de leur céder, accepte les tristes hasards d’une guerre de religion. Elle ne transige pas avec les Longobards convertis, la transaction ne s’accomplit que par les Franks. Consacrée d’avance par les papes, cette conquête transporte l’empire en Occident, et dès-lors le système italien est arrêté. A partir de Charlemagne, l’Italie a deux têtes, le patriarche de Rome et un roi vassal du chef de l’invasion germanique. A l’extinction des Carlovingiens, la papauté et l’empire planent sur la péninsule comme deux droits imprescriptibles ; deux papes se disputent la couronne pendant soixante ans ; rien n’est changé au fond, et avec Othon Ier le pacte de la religion et de la conquête, fixé par Charlemagne, est rétabli en 961 entre la papauté et l’empereur d’Allemagne. Le développement parallèle de la papauté et de l’empire va dominer tous les événemens de l’histoire italienne. Les deux chefs du monde doivent interpréter sans cesse le pacte qui les unit ; ils s’arrachent les fiefs, les droits, les villes ; l’église prétend que l’empereur est l’homme-lige du pape, homo papoe ; l’empereur prétend avoir le droit de nommer et de casser les souverains pontifes. Cette interprétation du grand pacte de la conquête est le progrès, la vie et aussi la guerre du moyen-âge.

Cependant, dès le XIe siècle, un fait remarquable vint modifier la situation du pays que se disputaient la papauté et l’empire. Le commerce italien s’était réfugié dans les villes. Entourées de remparts, favorisées par les traditions, presque livrées à elles-mêmes par l’empereur, ayant acheté de l’empire ou des seigneurs le droit de s’armer, de réunir le peuple sur la place publique, de nommer des consuls, de faire la guerre et la paix, de délibérer sur tout, à commencer par leur propre gouvernement, les villes italiennes formaient un monde à part, dédaigné, méprisé et toutefois doué d’une vitalité prodigieuse depuis les Alpes jusqu’à Rome. Elles étaient sorties deux à deux de l’invasion et toutes destinées à se combattre : Pavie, la capitale lombarde, et Milan, la capitale romaine, se vouaient une haine implacable : il en était de même de Parme et de Plaisance, de Crême et de Crémone, de Padoue et de Vicence, de Reggio et de Modène, de Lugo et de Faenza. Presque toutes les cités italiennes étaient nées jumelles et ennemies. Essentiellement marchandes, militaires par nécessité, elles ne purent rester insensibles au spectacle de la vie féodale qui se développait autour d’elles, et bientôt on vit les municipalités italiennes se modeler sur les châteaux. Chaque commune réunit sous son drapeau les corporations des arts et métiers comme une milice ; elle les exerça par des tournois ; elle eut ses villes alliées et ses villes ennemies. A l’instar des chevaliers, les communes se donnaient rendez-vous pour se combattre : on ne voulait pas surprendre l’ennemi ; un mois auparavant, la cloche de guerre, qu’on appelait la martinella, annonçait la nuit et le jour le duel qui devait commencer. Dans ce chaos de guerres, les villes, tout en se déchirant entre elles, tournaient peu à peu les armes contre la féodalité des châteaux. Ici les artisans avaient à lutter contre des chevaliers bardés de fer, invulnérables comme des demi-dieux terribles dans la mêlée, insaisissables dans la retraite. Pour résister, la commune joua sa propre vie à la guerre ; elle monta sur le carrocio, immense char traîné par des bœufs, elle s’y établit avec son autel, se prêtres, ses livres, ses autorités et son drapeau, elle sortit des murs, les corporations entourèrent le char de la patrie, et la masse des artisans, transformée en une infanterie pesante, opposa au choc de la cavalerie féodale un rempart vivant hérissé de piques. La commune serait morte plutôt que de céder ; son char marchait lentement, mais il avançait toujours.

De progrès en progrès, les villes finirent par se trouver en présence de l’empereur et du pape. La guerre engendrait forcément la conquête, et les villes conquises, comme Lodi, réclamaient auprès de l’empereur ; la puissance des communes alarmait les représentans de la grande féodalité, et, tandis que cette force nouvelle froissait l’autorité impériale, la ville de Rome menaçait les papes ; un pontife, Lucius, était assassiné par l’émeute ; Arnaldo da Brescia tonnait contre les usurpations du clergé. Une réaction, à la fois pontificale et impériale, était inévitable ; les deux pouvoirs tombèrent d’accord. Adrien IV et Frédéric Barberousse renouvelèrent le pacte de Charlemagne et d’Othon Ier. Cette sorte de restauration féodale eut de terribles résultats pour les communes. Frédéric rasa Milan, dévasta plusieurs villes ; il réclama tous les droits antiques, il se proclama le maître absolu. Il s’était trompé de date et de pays : il venait trop tard pour restaurer la grande féodalité, et il était en Italie. Les villes se réunirent devant le danger commun ; le pape Alexandre III, ayant eu des différends avec l’empereur, les tourna contre lui ; la ligue lombarde triompha à Legnano, et la paix de Constance, sans affranchir les villes, légalisa leur force nouvelle en donnant un libre essor à la féodalité mercantile, ou, si l’on veut, à la démocratie féodale des arts et métiers.

La bataille de Legnano fut la première révolution dans l’histoire de l’aristocratie italienne ; la féodalité impériale se trouva dès-lors à la merci des communes. Chaque ville devint une république, chaque république poursuivit la victoire de Legnano en faisant main-basse sur la féodalité des campagnes. On rasa des châteaux, on supprima des juridictions féodales comme impies, on exigea que les grandes familles se fixassent à la ville. La féodalité fut-elle abolie ? le droit de l’empire fut-il supprimé ? Nullement : ce droit resta le fond de toutes les idées italiennes, personne ne nia la suprématie féodale de l’empereur en Italie, pas plus qu’on ne contesta la suprématie spirituelle des pontifes en Allemagne. La bourgeoisie des villes combattait pour des franchises plutôt que pour des principes ; elle attaquait les grandes familles sans attaquer l’aristocratie, elle s’agitait sans briser le pacte du moyen-âge. D’un côté, les grandes familles gardèrent les alliances aristocratiques ; la protection impériale, le prestige du droit : forcées de se fixer à la ville, elles y bâtirent des palais avec des tours et des prisons, vraies forteresses élégantes à l’usage de la guerre dans la cité. D’un autre côté, les familles républicaines, enrichies par le commerce, fortes de leur ascendant légal dans les corporations des arts et métiers, ces familles aux mœurs patriarcales, aux cent combattans, aux innombrables filiations, vrais partis politiques où tous les membres étaient solidaires, fortifiaient aussi leurs palais comme des châteaux, et développaient à leur tour un pouvoir héréditaire, avec les alliances, les ressources et les idées de la féodalité industrielle. Lorsque les nobles furent fixés à la ville, la dernière conséquence de la victoire de Legnano fut donc de transporter la guerre des castes au cœur des républiques. Dans toutes les villes, il y eut deux quartiers hostiles, deux classes ennemies, deux noblesses généralement représentées par deux familles sans cesse acharnées l’une contre l’autre et luttant sans cesse, l’une au nom de l’intérêt municipal, l’autre au nom de la féodalité des campagnes. C’étaient à Milan les Torriani et les Visconti, à Pavie les Langusco et les Beccaria, à Como les Bosconi et les Vilani, à Plaisance les Scotti et les Anditesi, à Parme les Rossi et les Sauvitali, à Vérone les Montecchi et les Sanbonifazio, à Verceil les Avogadori et les Tizzoni, dans la ville d’Asti les Solari et les Gottuari, à Ravenne les Pollenta et les Traversari, à Ferrare les Torelli et les marquis d’Este, à Bologne les Lambertazzi et les Geremei, à Pérouse les Oddo et les Baglioni, à Reggio les Sessi et les Fogliani. Nous abrégeons cette énumération, qui pourrait s’étendre à presque toutes les villes de l’Italie. Bornons-nous à rappeler encore qu’on vit à Florence les Uberti et les Buondelmonti, à Pise les comtes et les vicomtes, à Pistole les Panciatichi et les Cancellieri, à Gênes les Doria et les Fieschi, les Fregoso, les Spinola, les Grimaldi, etc., à Rome enfin les Orsini, les Colonna, les Conti, les Savelli.

Les deux noblesses trouvaient une arène commode dans ces villes, gouvernées par des sénats de huit cents, même de deux mille personnes ; les rivalités héréditaires, le contraste des mœurs, la concurrence dans la magistrature, les élections républicaines, tout concourait à exaspérer des haines qui éclataient au moindre événement. Chaque tragédie domestique devenait une tragédie républicaine, témoin Imelda. Lambertazzi, Marchesella Torelli, le mariage de Buondelmonti, et mille drames poétiques du moyen-âge italien. Un meurtre, une vengeance, suffisaient à armer une moitié de la ville : à la nouvelle d’un assassinat, la grosse cloche de la commune, s’ébranlait, le podestat réunissait l’armée des corporations, et on marchait bannières déployées sur les maisons des coupables. Il fallait y mettre le siége : on les rasait, puis on exilait ceux qui échappaient au massacre Quelquefois des centaines de personnes du même nom devaient partir pour l’exil, tandis qu’un cierge brûlait sous une porte de la ville ; le cierge consumé, la mort menaçait ceux qui seraient restés. La pensée, on dirait presque l’idée unique des républiques italiennes, fut de trouver l’équilibre des deux castes : la plupart des républiques confièrent à des étrangers l’autorité dictatoriale des podestats ; quelques villes s’en remirent, pour le choix des chefs, à des élections compliquées à l’excès, où le hasard, invoqué souvent en dernier ressort, venait confondre les prévisions des partis. Parfois des compagnies se formaient, comme à Parme et à Bologne pour apaiser les deux castes, et d’autres associations s’organisaient aussitôt pour contrecarrer les premières. On partagea les emplois entre les deux noblesses a Milan, chacune d’elles élut son podestat. Tout fut tenté ; le clergé renouvela la trêve de Dieu sous des formes nouvelles et poétiques : tantôt il traîna devant les autels les familles rivales, tantôt il arracha les villes à la guerre en prêchant des pèlerinages Jean de Vicence réunit un jour dans la plaine de Paquara quatre cent mille hommes ; douze villes y parurent avec leur char de guerre pour entendre les prédications du moine et prêter un serment de paix. Au bout de quelques jours, la guerre recommençait.

Les communes avaient lutté d’abord contre les familles féodales, puis leur avaient imposé le séjour des villes. L’impossibilité d’équilibrer les deux castes jeta les républiques dans une troisième phase qui fut terrible. Tour à tour les deux castes se chassèrent d’une même ville. A Florence, les familles féodales, après l’exil des familles commerciales, en 1260, délibérèrent en plein conseil si elles devaient raser la ville et se réunir ailleurs. Crémone, en 1266, exilait dix mille citoyens de la faction féodale de Buoso de Doara : Bologne, en 1274, en expulsait douze mille, tout le parti féodal des Lambertazzi ; Florence en avait expulsé de nouveau un si grand nombre en 1303, que vingt ans plus tard quatre mille accouraient à l’armée contre Castruccio Castracani, espérant trouver l’amnistie sous les drapeaux. Il y a peu de grandes familles qui ne comptent dans leurs annales au moins deux exils. Dans la plupart des villes, les familles républicaines finirent par rester seules et victorieuses ; mais la féodalité ne fut pas plus anéantie que le jour de la victoire de Legnano : elle survivait dominante dans les campagnes, forte dans quelques villes ; ralliée à l’empire, très souvent appuyée par les papes D’ailleurs, la féodalité mercantile, le jour même de sa victoire dans une république, se trouvait divisée. Chaque famille aspirait à la suprématie, quelques-unes s’emparaient du gouvernement, et bientôt on voyait naître les deux partis du gouvernement et de l’opposition. Même après l’expulsion des nobles, la noblesse ressuscitait dans une partie des familles victorieuses. On la voyait, par exemple, se reproduire dans les faubourgs de Modène, ou régnait l’influence des campagnes. Les Panciatichi une fois expulsés de Pistole, le parti rival et républicain des Cancellieri se subdivisait en deux nouveaux partis, les blancs et les noirs, et la division se reproduisait immédiatement dans toute la Toscane républicaine. Après l’expulsion des Lambertazzi, la noblesse de Bologne se relevait par les Pepoli : après les Pepoli elle fut représentée par les Bentivoglio, issus d’une famille de bouchers. Souvent une querelle, une injure, qui divisait une famille républicaine, en jetait la moitié dans le parti de la noblesse, car les alliances nobiliaires étaient innombrables comme les châteaux, et peu d’opprimés dédaignaient ce secours. Dans chaque ville, les deux familles rivales renaissaient, pour ainsi dire, sous d’autres noms, en dépit des proscriptions et des massacres. Ni le podestat, ni le dictateur, ni les trêves de Dieu, ni le partage des emplois, aucune enfin des ressources gouvernementales du moyen-âge ne put étouffer la guerre des deux castes dans les républiques italiennes. Loin de les équilibrer, les podestats prirent parti pour l’une ou l’autre des nomades ; actives, intelligentes, acharnées, ces armées entraînaient au combat villes, rois, papes et empereurs. Un double réseau de discorde et de guerre s’étendit depuis les Alpes jusqu’à Rome ; les papes même, comme seigneurs de Rome, furent ébranlés par la lutte immense qui agitait l’Italie. Enfin le royaume de Naples, placé sous l’influence des papes, ennemis de la maison impériale de Souabe, ne put rester long-temps hors de l’arène ; il fut déchiré par deux dynasties appuyées sur deux races. Les Angevins, établis en 1266 avaient reçu de Charles d’Anjou, en quelques mois seulement, cent soixante fiefs, et les familles françaises se séparèrent des familles indigènes à tel point que Rostain Cantelmi, cent quarante ans après la conquête, était le premier Angevin qui épousât une Napolitaine. La rivalité fut donc universelle, et, comme personne ne nia les deux suprématies du pape et de l’empereur, personne ne brisa le pacte du moyen-âge. Deux Italies se trouvèrent ainsi aux prises, enchevêtrées l’une dans l’autre, de manière à ne pouvoir ni vaincre ni périr.

Telle fut la lutte des guelfes et des gibelins : à cette morne dualité du pape et de l’empereur, qu’avait conçue Charlemagne, avait succédé la guerre des villes contre les châteaux, devenue plus tard la guerre des familles industrielles et féodales, et aboutissant enfin à la dualité brillante de deux sociétés héroïques et aventureuses. Le mouvement italien était ainsi entraîné sans cesse par-delà les limites du droit rigoureux, tel qu’il existait au moyen-âge. Depuis Frédéric II, les deux chefs de la chrétienté ne dominèrent les deux partis que d’une manière nominale : on vit des papes combattre les guelfes par les gibelins, des empereurs combattre les gibelins par les guelfes ; on vit les deux castes aux prises avec fureur, tandis que la paix unissait le pape et l’empereur. Une seule chose est certaine : l’élection des deux chefs de la chrétienté renouvelait, pour ainsi dire, les motifs de la division. À chaque conclave revivaient plus énergiques toutes les haines soulevées par le dernier pontife ; la réaction s’emparait presque toujours de son successeur, et le mouvement se communiquait de proche en proche à toutes les familles, à toutes les républiques. Le voyage et le couronnement de l’empereur étaient à leur tour le signal des révolutions gibelines ; on exploité l’autorité impériale, sauf à la remplacer plus tard quand l’empereur avait quitté l’Italie. C’est au milieu de ces luttes que la noblesse italienne achevait la première période de son histoire.


II. – LES REPUBLIQUES ET LES SEIGNEURS

Du XIe au XIIIe siècle, la lutte des familles rivales avait remplacé la guerre des villes et des châteaux ; du XIIIe au XVe siècle, cette lutte aboutit à la victoire d’une famille dans chaque république. De là les seigneurs, et par conséquent une nouvelle révolution dans l’aristocratie italienne. Ici l’Italie semble se dérober à toute loi, chaque état est un monde à part ; il a ses républicains et ses rois ; chaque famille ne relève que d’elle-même ; placée entre le pape et l’empereur, les guelfes et les gibelins, les seigneuries[2] et la république, elle est libre de choisir sa route. On suit les directions les plus opposées. L’histoire de l’Italie présente une série effrayante de coups d’état et de catastrophes. Dans la seule année 1355, on compte deux séditions à Fermo, deux à Sienne, une révolution de palais à Padoue, deux dans la famille des Visconti, sans parler de la guerre civile de la Basse-Italie et du mouvement pontifical d’Albornoz, qui devait multiplier les conspirations dans la péninsule. L’histoire de Bologne nous offre vingt-six révolutions accomplies dans l’espace de deux cent trente-six ans, et chacune de ces révolutions, entraîne à sa suite deux ou trois complots avortés et bien des supplices. A Sienne, les révoltes étaient parfois plus fréquentes, à Pérouse plus terribles, partout innombrables. En apparence, nous le répétons, c’est là le règne du hasard ; toutefois la dualité guelfe et gibeline s’étant produite dans toutes les républiques, dans toutes les villes, les seigneurs durent triompher en traversant plusieurs phases uniformes qui ramènent ce mouvement si confus à une sorte d’unité.

D’abord le seigneur s’élevait en chassant la famille rivale. Les Baglioni de Pérouse s’établissaient par l’expulsion des Oddo, les Pollenta de Ravenne par l’exil et le massacre des Traversari, les Bonacolsi de Mantoue par l’expulsion des Casaloldo, les Vitelli de Citta Castello par l’exil des Guelfucci. Cependant, les castes ne se fondant que sur les idées, la domination d’un seul dut se fonder à son tour sur un droit. Quel fut le droit du seigneur ? Ce droit, il ne pouvait le tenir que de l’empire, de l’église ou de la commune. Or, l’empire et l’église régnaient sans gouverner et avaient tout livré aux municipes. Ce fut donc le représentant de la commune, ce fut le podestat, le capitaine de ville qui devint le seigneur. Après avoir chassé la famille rivale, il prenait souvent le titre de libérateur ; de gré ou de force, le sénat le proclamait podestat à vie ou capitaine perpétuel, et il régnait en défenseur de la république. La commune était sa force ; reconnu par la république, il en personnifiait les privilèges devant l’église ou devant l’empire, et le pays, l’empereur, ne pouvaient manquer de le reconnaître. Dès ses premiers pas, le seigneur marchait donc avec la commune ; en sa qualité de dictateur, il devint l’adversaire naturel de toute famille qui s’élevait au-dessus des autres : ce fut un niveleur.

A peine la famille régnante était-elle établie, qu’elle était entraînée dans une seconde phase par la fatalité du pouvoir. Le dictateur voulait disposer de l’état comme d’une propriété, le transmettre à son fils comme un fief, imiter la royauté. Si au premier pas il avait marché avec la commune, s’il en représentait les franchises et les privilèges devant l’église ou l’empire, il devait au contraire, pour consolider son pouvoir, empiéter sur les privilèges de la ville en invoquant à son profit le droit féodal de l’église et de l’empire. Les villes avaient chassé les marquis et les comtes qui, au XIe siècle, les gouvernaient de par l’empereur ; la famille régnante parvenait à la tyrannie parce qu’elle représentait cette victoire des communes sur l’empire, et, une fois parvenus, les seigneurs tournaient le titre de vicaire impérial ou pontifical contre la ville ; ils voulaient être comtes et marquis, sauf à n’obéir ni à l’église ni à l’empire. Au second pas qu’ils faisaient, les seigneurs tombaient donc dans l’équivoque, l’ambition primait le droit, ils marchaient hors de la loi. La rébellion s’organisait bientôt parmi les familles rejetées au second rang ; guelfes ou gibelines, elles conspiraient contre le règne de la force, avec le secours du pape, de l’empereur, d’un prince ou d’une république, peu leur importait l’allié. Une nouvelle lutte éclatait, celle des républiques contre les tyrans, lutte épouvantable : le seigneur, enveloppé de conspirateurs, moissonnait les familles par centaines ; il était forcé, pour ainsi dire, de commettre à lui seul tous les crimes d’une dynastie ou d’un parti. Azzo Novello d’Este, seigneur de Ferrare, du parti guelfe, en 1312, signa d’un seul coup un arrêt de mort de quatre-cents personnes, tandis que le pape le proclamait défenseur de l’église Quelques années plus tard, Ecelino, du parti impérial, seigneur de Trévise, de Vérone et de Padoue, immolait, on l’a affirmé du moins, jusqu’à cinquante mille victimes. Ubertino Carrara faisait mourir de faim les grandes familles de Padoue. C’était l’ère des massacres. Les républiques rendaient aux tyrans supplice pour supplice : on les poignardait jusque dans les églises, et toute conspiration heureuse se terminait par l’extermination de la famille régnante Ainsi périrent les Altichindi, massacrés à Padoue : on avait découvert, dans les souterrains de leur palais les victimes entassées pêle-mêle, mortes et mourantes. Pise broya successivement la famille d’Ugolino de la Gherardesca, Ugucione de la Fagginola, les fils de Castruccio Castracani, Agnello, les Appiani, les Gainbacorti, massacrés deux fois. Bologne sacrifia les Zambeccari, les Pepoli ; les Bentivoglio furent décimés quatre fois en quarante-trois ans avant de pouvoir s’imposer avec un semblant de sécurité, en égorgeant à leur tour les Canedoli, les Malvezzi et les Marescotti. La famille d’Ecelino fut complètement exterminée à Trévise, depuis les vieillards jusqu’aux femmes et aux enfans, tant l’on craignait un vengeur.

La lutte des républiques et des tyrans se termina presque partout par le triomphe définitif des seigneurs. L’aristocratie domptée, le terrain une fois déblayé par les premières tentatives, il était possible de régner. Après Ecelino, Vérone acceptait les Della Scala, Padone les Carrare : à Milan, la dynastie guelfe des Torriani cédait la place à la dynastie gibeline des Visconti ; au contraire, dans la Marche de Trévise, les Da Camino, guelfes succédaient aux Da Romano gibelins ; à Ferrare, la famille d’Este, guelfe, remplaçait les Torelli, du parti impérial. Les vieux partis guelfes et gibelins s’effacèrent alors déconcertés comme devant une force nouvelle. Aux luttes des partisans de l’empire et de la papauté, aux guerres des républiques et des tyrans, succéda la sanglante rivalité des familles seigneuriales.

Il y avait dans l’origine même des seigneurs un vice qui ne fit que grandir avec elles. Aucune loi ne régissait la succession, il n’y avait pas de raison pour que les frères ou les fils des seigneurs dussent céder la place à l’aîné ; ils se disputaient donc le pouvoir. La liberté communale du moyen-âge pénétrait ainsi dans les familles régnantes pour les dissoudre. Les seigneurs faisaient de vains efforts pour constituer le régime héréditaire ; l’assassinat ou l’émeute étaient la seule loi de succession. Des familles régnantes furent légitimées, il est vrai ; les Visconti devinrent ducs de Milan, les marquis d’Este furent ducs de Ferrare ; cependant l’autorité nominale de l’empereur et du pape ne pouvait rien sur le mouvement général, et les conspirations se jouaient de la légalité factice qui proclamait l’inviolabilité de quelques individus.

La diplomatie italienne, entre les mains des Seigneurs, s’organisa à son tour comme une vaste conspiration où plusieurs chefs s’unissaient dans l’ombre, s’alliaient à des familles, à des bannis, à des prétendans, pour qu’à un moment donné une guerre insignifiante ou une promenade militaire décidât du sort d’un état. Se détachant du droit, la politique fut envahie par la trahison. A l’entrevue de Rubiera, en 1409, plusieurs princes jouèrent à l’assassinat, et le seigneur de Parme, Ottobon Terzi, succomba dans un guet-apens. Le sénat de Venise employa le poison ; soudoya des sicaires à l’étranger, garda d’horribles secrets avec la constance d’un corps politique et la dissimulation de la seigneurie italienne. Lors du supplice du comte de Carmagnola, on vit le gouvernement de la république tout entière tromper lâchement le général. Invité à se rendre à Venise, Carmagnola fut un instant effrayé de l’amabilité extraordinaire de tous les gouverneurs qu’il rencontrait sur son passage ; tous ces gouverneurs avaient ordre de l’arrêter au premier soupçon de fuite. Dans le palais des doges, on lui fit congédier sa suite ; des sénateurs s’offrirent pour l’escorter, et à travers des corridors inconnus ils le conduisirent en prison.

En marchant contre la loi féodale, l’Italie des seigneurs oublia vite le carroccio la martinella, l’infanterie des corporations ; elle ne voulut pas même de l’honneur militaire : partout des mercenaires formèrent la véritable milice. Organisés d’abord par hordes aux temps des républiques, à peu près comme les corporations des arts et métiers ; depuis à l’époque des seigneurs, disciplinés, formés en corps de cavalerie et complètement soumis à des chefs, les mercenaires aboutirent au condottiere bizarre, emblème des derniers temps du moyen-âge italien. Un jour à Naples, un autre jour à Venise, mélange étonnant de bravoure militaire et de perfidie politique, à la solde de tous sans jamais s’aliéner, quelquefois le maître de ses maîtres, c’était là un véritable seigneur nomade. Le condottiere régnait sur une armée, il la transmettait à ses fils ; nul type ne représente mieux cette féodalité industrielle et guerrière ne représente mieux cette féodalité industrielle et guerrière arrachée au sol par la commune et les seigneurs, désormais ni guelfe ni gibeline, prête à servir le premier venu qui lui donnera un asile. Appelés à défendre des seigneurs désarmés, des républiques qui ne pouvaient pas combattre elles-mêmes, les condottieri promenèrent dans toute l’Italie des forces sans loi, sans droit, sans patrie. Le duc d’Urslingen se proclamait lui-même l’ennemi de Dieu, de toute pitié et de toute miséricorde. Par les mercenaires, la péninsule italique se trouva remplie de soldats et désarmée ; elle nourrit une caste monstrueuse, intéressée à la diviser par la guerre, et qui aurait pu la conquérir, si, envahie elle-même par les rivalités italiennes, cette caste ne s’était partagée en deux écoles ennemies, avec deux familles de capitaines, disciples, les uns de Braccio, les autres de Sforza. L’influence de cette milice mercenaire se fit sentir dans toute la politique des états italiens. Peu séduits par une gloire militaire qu’ils payaient sans la partager, réduits à redouter les triomphes qu’ils achetaient, ces états évitèrent le hasard des batailles et les grandes journées. Pourquoi combattre quand une perfidie valait une victoire ? On remplaça la guerre par la conspiration et par le meurtre ; la gloire même des condottieri servit ainsi comme l’aiguillon pour développer chez les seigneurs l’instinct et l’art de la trahison.

Les seigneurs finirent par s’imposer ; mais, en prenant possession de la terre, ils devinrent les représentans armés des rivalités locales. L’ancienne lutte des villes changea de théâtre et passa dans les dynasties. Rien n’est plus curieux que ce mélange de passion et d’égoïsme qui caractérise les guerres des seigneurs italiens. Vérone et Padoue se font représenter par les Della Scalaet les Carrare, et les deux familles se combattent pendant deux siècles, fidèles aux haines qui séparent les deux villes. Cette guerre ne finit que lorsque les Carrare sont massacrés à Venise et les Scala empoisonnés par les Visconti. Chaque ville qui tombe c’est toute une famille égorgée. Un condottiere, Gabrino Fondulo, veut s’emparer de Crémone ; il réunit les Cavalcabò seigneurs de Crémone ; il les égorge tous au nombre de soixante-dix et reste maître de la ville. A leur tour, les Visconti lui enlèvent Crémone, et Gabrino Fondulo est décapité à Milan. L’histoire des Cavalcabò se répète avec mille variantes dans les Rusca de Como, les Beccaria de Pavie, les Soardi de Bergame, dans toutes les villes conquises par les Visconti. Les tragédies des États-Romains ont une teinte plus sombre, témoin les Trinci, les Varrano, les Baglioni, les Vitelli, dont les familles sont aux prises avec l’ambition de papes et l’anarchie errante des condottieri. Les Chiavelli, maîtres de Fabriano, succombent en 1435 ; Une conspiration s’était formée contre cette famille au moment où François Sforza s’approchait de Fabriano ; elle éclata dans l’église le jour de l’Ascension. Tous1es Chiavelli furent égorgés, on brûla les archives, et François Sforza se rendit maître de la ville. Trois ans plus tard, les horribles scènes de Fabriano se répètent à Foligno, où succombe la dynastie de Trinci. A. Camerino, ce sont les Varrano qu’on égorge en l’église même, et c’est encore François Sforza qui s’empare de Camerino. Un seul enfant, Jules-César Varrano, échappe au massacre : il faillit périr successivement dans l’extermination des Chiavelli à Fabriano, dans celle des Trinci à Foligno ; il rentre toutefois à Camerino, il devient condottiere, et, après avoir vieilli au milieu des dangers, il se trouve en présence d’Alexandre VI et de César Borgia, qui le firent étrangler avec trois de ses fils. Cette fois encore Camerino succombe avec les Varrano, tandis que Fermo, Citta-Castello, Faenza, Forli, Piombino, Pérouse, succombent avec Oliverotto, avec Vitellozzo Vitelli, avec les Manfredi, les Ordelaffi, les Aoouabun, les Baglioni, les Rovere, les Riario, et les vingt familles pourchassées, décimées par les Borgia. Ces tristes exemples prouvent assez ce que nous disions du rôle nouveau des seigneurs, qui finissaient par représenter l’indépendance de la terre, par concentrer en eux sa force et ses haines. Dans la lutte, dans l’essor de toutes les ambitions vers une grandeur sans limite et sans lois, il y eut des états destinés à périr, il y eut des familles régnantes vouées à la mort. Il faut dire aussi que l’indépendance représentée par les seigneurs créait souvent aux petits états de dures exigences. Les Bonacolsi de Mantoue, les Della Scala de Vérone, les Carrare de Padoue, soutenaient des guerres qui duraient de vingt à trente ans. Entourés d’ennemis, ils se trouvaient dans l’alternative de devenir conquérans ou de périr. Pressurées à l’excès, les villes s’insurgeaient, s’alliaient à l’ennemi, sauf à regretter la famille du seigneur aussitôt qu’elles avaient perdu l’indépendance. De là aussi des conquêtes nombreuses et des défaites inouïes dans ce labyrinthe mobile de la politique italienne, où rien n’était sacré, où rien ne pouvait tenir. De là encore ces terribles génies qui s’élèvent, au-dessus de ces individualités sans frein pour les soumettre par la terreur et poursuivre à travers le meurtre et la trahison le rêve toujours insaisissable d’une royauté italienne. Ecelino de Romano, maître de la Marche de Trévise, de Padone, de Vicence, de Vérone, rêvait, vers 1240, la conquête de la Lombardie. Dans sa pensée, c’était encore la conquête du royaume des Longobards ; aussi se flattait-il de surpasser Charlemagne en Italie. Blessé mortellement au moment de sa grandeur, il mourut prisonnier sans qu’on pût lui arracher une parole de regret ou de plainte. Massino II della Scala, seigneur de Vérone, quatre-vingts ans plus tard, envahit les terres d’Ecelino, il y ajouta Brescia, Parme, Lucques ; il y avait à sa cour vingt-trois princes dépossédés, ses revenus égalaient ceux des plus riches souverains d’Europe. Il songea à son tour à la royauté italienne ; des rébellions firent avorter ses projets et changèrent son ambition en désespoir. La pensée d’Ecelino fut encore poursuivie en Toscane par Castruccio Castracani, simple aventurier, puis seigneur de Lucques et de Pise, maître de trois cents châteaux, lieutenant de Louis de Bavière et chef de tout le parti gibelin. Les Quarantagli de Lucques, d’abord alliés de Castruccio Castracani, avaient essayé ensuite de lui résister ; ils furent tous ensevelis vivans au nombre de vingt-un. Ce type terrible d’Ecelino se reproduit sans cesse ; on le retrouve à Florence, à Ferrare, à Pise, à Milan, à Rome, à Naples, et jamais son œuvre ne dure, rien ne reste, personne ne brise le pacte du moyen-âge, la rébellion ne va jamais jusqu’à la révolution ; la papauté et l’empire, malgré leur impuissance, restent toujours les dieux vengeurs de l’Italie.

Telle fat la seigneurie italienne, vrai compromis entre le triple droit du pape, de l’empereur et de la commune, compromis équivoque où le pacte du moyen-âge était violé au nom de la commune, tandis que les privilèges de la commune étaient violés au nom du pacte du moyen-âge. L’équivoque fut le caractère des seigneurs : tantôt expulsés par la ville, tantôt au ban de l’empire ou de l’église, ils ne s’élevaient qu’en se transportant à propos d’un camp à l’autre, ils ne grandissaient qu’à la condition de trahir, ils ne gardaient les conquêtes qu’à la condition de tuer. Après s’être joués de l’empire, de l’église et des communes, ces petits despotes étaient si bien jugés, qu’en Italie le roi de Naples seul était appelé seigneur naturel, par opposition aux autres princes, dont l’origine était tout artificielle. C’est à prix d’argent qu’on acheta les républiques comme Pise et Bologne ; c’est à prix d’argent qu’on acheta les armées ; c’est encore avec de l’argent qu’on acheta la légitimité : l’histoire des papes et des empereurs en fait foi. Les princes italiens étaient salués au XVIe siècle, par le cri national : Viva chi vince ! Le peuple respecta la force par intérêt, et ce fut en définitive une seule religion, celle du succès, qui sacra les princes. Quand les Borgia parurent, Machiavel put prendre la plume et dédier ses livres à un pape. La religion du succès avait trouvé en même temps son pontife et son apôtre. On a comparé les crimes des princes italiens à ceux de Louis XI : l’erreur est grossière. Louis XI, sombre, faux, impitoyable, était le roi, sa perfidie était au service d’un droit, son égoïsme interprétait une tradition. Quel était le droit des Médicis et des Sforza ? La France n’avait pas été matériellement partagée par la dualité du pape et de l’empereur ; son aristocratie n’avait pas été conquise par les villes. Sans doute les villes de France eurent leurs luttes à soutenir contre l’aristocratie ; mais malgré ses divisions, la Franceo avait été plus forte que les Français ; l’Italie, au contraire, avait été plus faible que les Italiens. De là les phases exceptionnelles de la civilisation italienne. De là ces gibelins qui délibèrent s’ils doivent raser Florence, ces Vénitiens qui parlent de transporter Venise à Constantinople, ces condottieri qui portent le défi à Dieu. De là ces massacres des famille trois fois renouvelés sur une échelle gigantesque pour fonder l’autorité de la commune d’abord, ensuite l’autorité de la commune personnifié dans les seigneurs, en troisième lieu pour simplifier la géographie politique et constituer les états du XVIe siècle. villes même furent plusieurs fois reconstruites, à l’époque des expulsions d’abord, puis à l’époque des seigneurs, et chaque fois on démolit les palais par centaines. La fureur des guerres civiles renversait des monumens comme la tour des Tosinghi à Florence, haute de cent trente brasses et ornée de colonnes de marbre jusqu’au sommet. Pise perdait d’un seul coup les tours de trois cents maisons, Bologne le palais des Bentivoglio, où l’on comptait trois cent soixante-dix chambres. Plusieurs villes furent détruites à jamais. Les ravages et les massacres se succédaient presque sans interruption Rien de commun, on le voit, entre la royauté de Louis XI et la seigneurie italienne. Tandis que l’une développait la monarchie nationale, l’autre reproduisait dans les hautes régions des cours les fureurs de la guerre guelfe et gibeline ; après les avoir comprimées sur la place publique au moyen des tyrans. L’œuvre de Louis XI reste, le droit du roi se fixe dans les peuples. Il lie les consciences ; le droit du seigneurs, perd en un seul jour devant la ligne de Cambrai ce qu’elle a gagné en huit cents ans de travail et de conquêtes en Italie. Quel pouvait être le résultat de la concurrence de toutes ces forces effrénées qui se disputaient la péninsule ? Il faut le demander aux idées du moyen-âge et aux deux villes où la renaissance de l’Italie politique s’efforça de les remplacer.


III. LES GUELFES ET LES GIBELINS. — FLORENCE ET MILAN

La nationalité italienne ne pouvait être constituée que par les deux idées du moyen-âge italien ou par les deux forces de la renaissance. Ces idées conduisaient à quatre systèmes : la théocratie guelfe, l’unité impériale, la liberté républicaine, dont Florence a été l’expression la plus exquise, ou la seigneurie conquérante, dont Milan a été le siége pendant deux siècles (1).

C’est à peine si l’on peut s’arrêter au premier système, à celui de la théocratie guelfe. Les papes, dit-on, étaient tout puissans en Europe ; ils pouvaient donc fonder la nationalité de l’Italie. On ne voit pas que la dictature des pontifes était européenne précisément parce qu’elle n’était d’aucune nation. Une théocratie nationale eût été une absurdité au point de vue chrétien, et, en ressuscitant le judaïsme, elle aurait fait de l’Italie, l’ennemie naturelle de tous les peuples. Comment les papes auraient-ils fondé la nationalité italienne ? Par les républiques ? Entre eux et les républiques, il n’y eut qu’une coalition extérieure, transitoire, momentanée, pour combattre l’empire. Aux yeux de l’église, les républiques ne furent en réalité, que des villes libres de l’empire, en d’autres termes l’empire lui-même sous une forme tantôt faible, tantôt factieuse et rebelle. Une papauté républicaine eût dû organiser d’avance la république à Rome pour l’établir dans toutes les villes, et les papes, au contraire, furent les ennemis implacables de la république romaine. Une papauté républicaine eût dû porter la république en Europe pour l’assurer en Italie, et le saint-siège sacrait l’empereur, il sanctifiait la royauté germanique. La principauté se développait dans les républiques italiennes ; les papes l’ont-ils empêchée de surgir ? Nullement : ils furent les alliés des familles guelfes qui s’élevaient, ils furent les ennemis des républiques gibelines qui restaient libres, et, si dans les momens de détresse ils s’appuyaient sur les communes, dans leur force il les menacèrent sans cesse, ils les écrasèrent au centre de l’Italie : ils n’ont jamais cessé de maintenir la servitude féodale dans le royaume de Naples. Jamais la république ne fut la pensée des pontifes. Les papes pouvaient-ils au moins pacifier la péninsule, resserrer les ligues, donner une sorte d’unité fédérale aux républiques et aux seigneurs de l’Italie ? Sans doute, au fort des luttes guelfes et gibelines la papauté intervint ; souvent les villes en guerre virent arriver les légats apostoliques pour pacifier les partis, pour ramener les bannis dans les villes, pour prêcher la croisade contre les tyrans ; cependant, loin de concilier les villes, les papes les divisaient : c’est la papauté qui créait les guelfes. Entre les guelfes et les gibelins, les papes étaient juges et parties ; ils n’attaquaient que les tyrannies gibelines ; les vicaires de l’église imitaient au fond ceux de l’empire ; les podestats guelfes étaient des tyrans, comme les podestats des villes gibelines, et la croisade même contre les gibelins était commandée par les tyrans du parti opposé. Impuissans, comme alliés des républiques, à constituer la nationalité italienne, ils le furent encore plus comme seigneurs. Le chef de la chrétienté au cœur du moyen-âge, ne pouvait pas tenir tête au sénateur, au préfet de Rome, à la plèbe ; à chaque instant, on l’expulsait : Grégoire VII lui-même mourait en exil. Princes électifs, sans postérité, sans ancêtres, les papes furent le jouet des familles ; les fiefs et les seigneuries se multiplièrent sur la terre, des pontifes avec plus d’indépendance qu’ailleurs. C’étaient, à Rome même, des familles aux origines antiques, aux serfs innombrables, aux monstrueux privilèges soutenues par des châteaux dans les campagnes et des forteresses dans la ville. J’ignore si les Savelli, qui tenaient les clés du conclave, comptaient les six papes, les trente-six cardinaux, les capitaines, les saints, les évêques, qui figurent dans leurs généalogies du XVIe siècle ; je ne sais pas s’ils ont combattu Mézence, donné des consuls à l’ancienne Rome, et résisté à Enée par les Sabellii. Je sais seulement que plusieurs familles remontaient au-delà du moyen-âge, et que la lutte des familles guelfes et gibelines dans la ville éternelle se développa sur une échelle gigantesque. C’est à Rome que nous rencontrons Sciarra Colonna ; l’ennemi de Boniface VIII qu’il faisait mourir de rage ; de Benoît XI qu’il empoisonnait, l’ami de l’empereur Henri VII qu’il couronnait le sabre à la main, tandis qu’une moitié de Rome était insurgée. Pris par les corsaires, délivré par un roi de France, restauré par Louis de Bavière et mourant en exil, Sciarra fut l’une des plus grandes figures du XIVe siècle. Sous Jules II, un cardinal Colonna proposait de faire revivre la république et de chasser de Rome le soudan de la chrétienté ; plus tard, Fabrice et Pompée Colonna, à la tête des armées impériales, ébranlaient l’Italie. C’était la digne postérité de Sciarra. Quand on songe aux Orsini, aux Colonna, quand on se rappelle le tribunat d’Arnauld de Brescia, de Cola de Rienzi, les éclats volcaniques de la plèbe romaine, les papes assassinés, tandis que l’Europe était à genoux, l’on reconnaît Rome à cette grandeur, et l’on se sent au milieu des anciens maître du monde. On comprend qu’à Rome la satire déchirât hardiment les voiles du temps, et montrât l’homme dans le pontife, le despote dans le pape. Les grands seigneurs de Rome adoptaient volontiers cette idée gibeline, qui présentait la théocratie comme le règne de l’imposture inauguré dans le monde à trois reprises par Moïse, le Christ et Mahomet. Que firent les papes en présence de cette noblesse indomptable, en présence de toute l’Italie ? Dans la première moitié du moyen-âge, ils avaient sanctifié la conquête ; pour se grandir, ils avaient appelé de nouveaux conquérans, ils avaient rendu impossible une royauté italienne, en sacrant Charlemagne et Othon. Dans la seconde moitié du moyen-âge, ou plutôt au XIIIe siècle avec Nicolas III, ils devinrent seigneurs et adoptèrent les mœurs des dynasties italiennes : par conséquent les papes subirent cette loi de l’exil qui pesa sur toutes ces dynasties. Ils durent, comme tant d’autres seigneurs, reconquérir leurs propres états. C’est alors surtout que se trahit leur faiblesse. Quatre fois, au XVIe siècle, ils tentent la restauration du pouvoir temporel avec le cardinal Bertrand du Poiet, avec le comte Durefort, avec le cardinal Albornoz, avec le cardinal Robert de Genève : c’est une guerre continuelle qui échoue quatre fois et aboutit à un schisme. Le concile de Constance au XVe siècle veut rétablir la papauté avec Martin V, et deux papes sont successivement dépossédés ; deux condottieri, Bracio Mantone et François Sforza, occupent les États-Romains ; les scandales se multiplient, et c’est par le terrible scandale des Borgia que s’achève au XVIe siècle la restauration de l’église. Ce n’était pas la papauté qui était faible, c’étaient les papes. La papauté, mille fois au-dessus de l’aristocratie romaine, était la magistrature universelle de la chrétienté, la dictature morale de l’Europe, l’unité du moyen-âge ; mais, comme seigneur de Rome, le pape fut son propre ennemi : il fut souvent l’homme le plus coupable de la chrétienté. La contradiction entre les papes et la papauté devint si évidente, qu’elle passa à l’état d’axiome, et prendre la place des pontifes. Il en résultat que les marquis d’Este, Naples, Bologne, Florence surtout le centre des guelfes, rejetèrent au second rang l’autorité du pape, la soumettant à la politique du parti d’abord, pour sacrifier ensuite le parti lui-même à l’intérêt de chaque état.

La constitution de l’unité italienne par l’autorité impériale a été infiniment plus vigoureuse, plus naturelle, plus légale. Sans remonter à l’empire romain, sans parler du couronnement de Charlemagne, en écartant les traités et les vicissitudes accidentelles pour n’interroger que la conscience des peuples, il est évident que l’Italie, avant les républiques, était profondément impériale. L’empereur était le roi des Romains, il avait à Rome son tribunal, et il y jugeait en dernier ressort, tandis que dans les diètes d’Italie il était le justicier des princes et des villes. Les villes lombardes insurgées, en guerre contre Frédéric Barberousse, n’osaient pas l’attaquer les premières, malgré l’avantage de la position, car elles redoutaient l’accusation de haute trahison. La paix de Constance consacrait encore les droits de l’empereur après la victoire de Legnano ; les villes de la Haute-Italie prêtaient serment de fidélité à Frédéric II. Plus tard, l’empereur Henri VII, avec deux mille hommes, soulevait une réaction gibeline depuis Milan jusqu’à Rome. Louis de Bavière renouvelait le mouvement gibelin en 1327, et par la suite il n’y eut pas d’empereur, même vaincu et en déroute, qui ne pût rançonner des villes, nommer des vicaires, vendre cent diplômes, en un mot légaliser les usurpations des princes et des républiques de l’Italie. Quand la moitié des familles, dans les républiques, arborait le drapeau impérial, quand aucun guelfe n’osait contester la suzeraineté de l’empereur, de tels faits n’étaient pas assurément sans signification. Nous le répétons, toute l’Italie du moyen-âge était profondément impériale : qu’on interroge les jurisconsultes, et les disciples d’Irnérius répondront à la diète de Roncaille que tout est à l’empereur ; qu’on interroge la langue italienne, elle naît en Sicile à la cour de Frédéric II, le descendant de Frédéric Barberousse. Enfin, qu’on interroge la pésie, le premier chant de la muse nationale fut l’épopée gibeline de Dante, et, depuis, la littérature, au-delà des monts, se développa en maudissant les papes. L’unité gibeline, le droit de l’empereur, était donc l’idée populaire, poétique, l’idée du droit civil, par conséquent l’idée qui devait prévaloir dans l’émancipation politique de l’Italie contre la théocratie du moyen-âge. Cependant la suprématie de l’empereur en Italie devait s’user comme celle du roi de France sur son vassal d’Angleterre. Tandis que la contradiction entre les papes et la papauté faisait la faiblesse de Rome, l’opposition entre les intérêts de l’Allemagne et ceux de la péninsule faisait la faiblesse de l’empereur. Le jour vint où le parti gibelin prit la place du chef de l’empire, de même que le parti guelfe prenait la place du chef de l’église. Ici encore la force de l’idée gibeline au-delà des Alpes se montre tout entière. Ecelino d’Onara et de Romano, en se substituant à Frédéric II, rêve la gloire de Charlemagne ; Massino II della Scala, en profitant d’un revers de Jean de Bohême, se croit sur le point de s’emparer de l’Italie ; Castruccio Castracani, en se mettant à la place de Louis de Bavière, pense à son tour fonder une royaume d’Italie par le prestige de l’idée impériale. Toutes ces tentatives avortèrent cependant, et, au déclin du moyen-âge, la mission nationale échut à une république guelfe qui se substituait aux pontifes à une seigneurie gibeline qui se substituait à l’empire. De là Florence et Milan.

Au point de vue italien, l’histoire de Milan se divise en trois périodes : celles des Torriani, des Visconti et des Sforza. Un jour, l’armée de Milan, battue par Frédéric II à Cortenova, fut accueillie et ravitaillée par les Torriani, comte de Valsassina. A partir de ce moment, il s’établit une amitié toute gulfe et patricarcale entre le bas peuple de la ville et les châtelains de Valsassina. Ceux-ci vinrent habiter Milan, ils furent podestats, ils expulsèrent les nobles (1257) ; cinquante patriciens furent égorgés le même jour sur le tombeau de Pagnanino de la Torre. Les Torriani jetaient ainsi les fondemens d’une seigneurie guelfe qui aurait embrassé Lodi, Como, Novare, Verceil, Bergame. Malheureusement ils étaient entourés de forces gibelines. L’archevêché de Milan était gibelin, et l’archevêque Othon Visconti, appuyé sur l’alliance féodale du marquis de Montferrat, chassa à son tour la famille des Torriani. La dysnastie gibeline commença par renfermer six Torriani dans des cages. Mathieu, le successeur d’Othon, dut céder à la réaction guelfe ; remplacé par les Torriani, il partit pour l’exil, attendant, disait-il, que les crimes de la famille rivale et victorieuse surpassassent ceux des Visconti. Henri VII ramena Mathieu à Milan, en 1314, imposant la paix aux deux familles ennemies. Sur ces entrefaites, une trahison éclata : probablement les Visconti poussèrent les Torriani à l’émeute contre l’empereur, et l’empereur à la vengeance contre les Torriani ; en définitive, la colère impériale tomba sur la famille guelfe, qui fut expulsée pour toujours. Les Visconti grandirent dès-lors rapidement : Plaisance, Tortone, Parme, Verceil, Crémone, Alexandrie, furent soumis en dis ans par Mathieu. Le successeur de Mathieu, Galéas, persécuta les guelfes, et fut toutefois trahi par Louis de Bavière, qui le supplanta et l’exila après l’avoir jeté dans ces mêmes cachots où il entassait sans pitié les guelfes. Les Visconti rachetèrent bientôt Milan, de Louis de Bavière, à beaux deniers comptais, et la dynastie gibeline reprit son essor avec Luchino et Jean, oncles et alliés de Azzo Novello. Luchino combattit Béllinzona, Como, Asti, Bobbio, Pise, Parme, Tortone, Cherasco, Alexandrie, la famille de Savoie, celle de Monferrat, celle des Gonzagues, la république de Gênes. Il mourut empoisonné par sa femme, une Fieschi de Gênes (1349). Jean poursuivit le combat commencé par Luchino. Liés avec les Ordelaffi, les Pollenta et les Malatesta, les Visconti conspiraient contre la république guelfe de Florence, contre le pape : ils achetaient Bologne des Pepoli, ils prenaient Gênes en 1353 ; en 1351, par la diète gibeline de Milan, ils avaient organisé la conspiration générale de toutes les familles impériales contre l’église. Les Visconti se substituaient ainsi aux empereurs ; Charles IV de passage, en 1355, à Milan, était gardé à vue, presque prisonnier : la dynastie gibeline s’élevait à l’indépendance. Elle fit sentir sa force par de terribles violences sous les trois frères Mathieu II, Galéas II et Bernabos. À cette époque, le parti guelfe, sous l’influence d’Albornoz, se relevait dans l’Italie centrale, les Visconti venaient de perdre quelques provinces et les conspirations se multipliaient en Lombardie. Ce fut alors que, par une loi, les Visconti menacèrent d’arracher la langue à ceux qui prononceraient les mots de guelfes et de gibelins. Mathieu épouvanta les conspirateurs par le carême, supplice atroce qui durait quarante jours avant d’amener la mort. Ce tyran mourut empoisonné. Son successeur, Bernabos, répandit l’épouvante dans la moitié de l’Italie : il se disait seul pape et seul empereur vis-à-vis de ses sujets. Quand il passait dans la rue, les ecclésiastiques devaient se mettre à genoux. Rome l’excommunia, et deux cardinaux vinrent lui porter la sentence pontificale ; il les arrêta sur un pont, et leur laissa le choix de manger la bulle ou de boire l’eau du fleuve : les cardinaux durent se résoudre à manger la bulle. Deux croisades furent prêchées contre Bernabos ; il résista à Florence et à Rome ; il acheta Reggio. Cet homme cruel, père de vingt-cinq enfans, avait un neveu d’une dévotion excessive et timide en apparence jusqu’au ridicule, qui passait sa vie à chanter vêpres et complies avec les chanoines de la cathédrale de Pavie : c’était Jean Galéas, élevé dans la crainte de Dieu et de son oncle. Un jour, Jean Galéas demande à son oncle la permission de passer par Milan pour se rendre en pèlerinage au sanctuaire de la Madonna del Monte, près de Varese. Benitos qui prend en pitié les faiblesses superstitieuses de son pauvre neveu, va à la rencontre de Jean jusqu’aux portes de Milan, presque sans cortége ; mais le pèlerin était un traître : Bernabos, saisi par les satellites de Jean Galéas, fut jeté dans une prison où il mourut avec deux de ses fils. Quant au timide neveu, il monta sur le trône ducal, prix de sa trahison.

Une fois maître de Milan, Jean Galéas commença par demander au pape le titre de roi d’Italie. Ayant essuyé un refus, il se rua sur Florence, sur Bologne, il mit en déroute les troupes pontificales ; la force, l’argent, les coups d’état, tous les moyens lui étaient bons ; il prit Sienne, Pise, Pérouse, Bologne ; il enleva Vérone aux Della Scala, Padoue aux Carrare ; il conspirait à Lucques, et menaçait Venise. Jean Galéas avait-il fondé un royaume ? Non : son œuvre chancelait par la base. Jean Galéas n’avait été légitimé qu’en 1395, son règne n’avait été qu’une longue réaction gibeline, et après sa mort, en 1402, pendant la minorité de ses fils, les villes et les familles s’unissaient dans une insurrection atteignait Lodi, Bergame, Pavie. Qu’elle avait été la politique de Jean Galéas ? Celle de l’unité. Il avait voulu relever le royaume des Longobards, et n’avait réussi qu’à déchaîner toute l’Italie contre sa famille. Venise, Florence, Rome, le Montferrat, envahissaient à la fois les états qu’il léguait à son faible successeur. Les auxiliaires que Jean Galéas avait employés tournèrent contre lui comme sa politique. Il s’était appuyé sur les forces mobiles des condottieri, et à sa mort cinq condottieri se jetaient sur les terres des Visconti : Othon Terzi enlevait Parme, Plaisance, Reggio ; Facino Cane occupait Novare Tortone et Alexandrie ; Malatesta prenait Brescia ; Colleoni s’emparait de Trezzo, Gabrino Fondulo de Crémone. La crise fédérale qu’on vit alors éclater développa dans toute l’Italie une agitation sans égale : les seigneurs, les condottieri, les prétendans, s’entrechoquaient dans l’Italie du nord ; l’anarchie régnait dans l’Italie centrale. Il n’était plus question du pape, ni de l’empereur ; les destinées des deux arbitres de l’Italie féodale furent un moment entre les mains du condottiere Gabrino Fondulo, qui faillit les précipiter du haut de la cathédrale de Crémone, où il les avait réunis. Les dépouilles de l’empire étaient l’objet de toutes les convoitises, et, tandis qu’on se disputait les lambeaux de cette riche proie, l’idée de la royauté italienne, exclue de la Lombardie, retrouvait à Naples un nouveau représentant dans la personne du roi Ladislas, qui prenait pour devise : Aut Cesar, aut nihil. Maître de Naples et de l’Italie centrale, Ladislas s’avançait vers le nord à la grande terreur de Florence, quand il mourut empoisonné. Naples retomba bientôt dans son anarchie habituelle, et après le règne du faible Jean-Marie Visconti, assassiné en 1412, l’idée de la royauté italienne reprit son influence à Milan. Philippe-Marie Viscontin, à son avènement, se trouva sans argent, sans soldats et sans villes. La veuve de Facino Cane, qu’il épousa bien qu’âgée, lui livra un trésor, des villes et une armée ; c’est ainsi qu’il s’empara de Milan, de Monza, de Bobbio, de Lodi, où Vignate mourait dans une cage, de Crémone dont il fit décapiter le seigneur, de Voghera où il fit pendre Beccaria. Philippe-Marie étouffa une à une les familles rebelles ; les condottieri de l’insurrection durent tout rendre ; il reprit Gènes et poursuivit avec une énergie infatigable le projet de monarchie italienne qui avait séduit Jean Galéas, mais il rencontra sur son chemin la ligue de Venise et de Florence, et la guerre se prolongea sans amener de résultat. Philippe-Marie puisait ses forces dans la solitude. Inaccessible à tous, il se jouait de tout : en présence d’un homme, cependant, il n’était plus maître de lui-même ; aussi, refusait-il de voir l’empereur, qu’il faisait fêter à Milan ; peut-être se souvenait-il de son ancêtre trahi un siècle auparavant par Louis de Bavière. A la mort de Philippe-Marie, en 1447 la crise fédérale se renouvela ; la branche ducale des Visconti était éteinte. Les guelfes, les gibelins, les villes et les seigneurs se révoltèrent : Pavie, Parme et Tortone se déclarèrent indépendantes, l’état fut envahi ; Milan, flottant entre les guelfes et les gibelins, proclama la république. Cette fois le duché ne pouvait être sauvé que par un conquérant italien, il échut aux représentans de l’Italie militaire, aux condottieri.

Divisée entre les deux dynasties nomades des Braccio et des Sforza, l’Italie venait de recevoir une sorte de chef dans François Sforza, qui avait dispersé l’armée de Braccio. Resté seul, François Sforza avait déjà fondée et perdu un état dans le centre de l’Italie, il était gendre de Philippe-Marie, il se jeta donc au milieu de la guerre entre Milan, Florence et Venise. D’abord à la solde de Milan, puis de l’ennemi, il joua serré, trahit quelque peu, domina ses rivaux, et le plus grand des condottieri mourut maître de l’état où Bernabos voulait être à la fois pape et empereur. Son fils tomba sous les coups d’une réaction républicaine. Le pouvoir échut ensuite à Louis-le-More, qui s’en empara à force d’adresse et de crimes. Louis-le-More fit une tentative dernière et désespérée pour créer à Milan ce centre monarchique qu’avaient rêvé pour l’Italie Bernabos, Jean Galéas et Philippe-Marie. Il appela Charles VIII à la conquête de Naples, croyant le jeter dans une guerre italienne dont il se réservait d’exploiter les chances à son profit. Quand il vit Naples conquise sans coup férir, il tourna contre Charles VIII toutes les forces italiennes, et il provoqua ainsi la vengeance de Louis XII, qui brisa à jamais le duché de Milan (1500).

Nous venons de retracer rapidement les tentatives de la seigneurie quasi-gibeline de Milan pour organiser l’unité italienne. Si elle a échoué dans cette tâche, ce n’est pas faute d’hommes supérieurs. En cent cinquante ans, la famille des Visconti avait compté six grands politiques, Othon, le fondateur de la dynastie, Mathieu, qui la rétablissait sur le trône, Luchino le conquérant, enfin Bernabos, Jean Galéas et Philippe-Marie, dont les efforts eurent un but commun. Les Sforza, qui avaient remplacé les Visconti ne leur cédaient ni en énergie ni en adresse. Cette famille de paysans s’était élevée rapidement au pouvoir par la gloire militaire. Les Sforza. en cinquante ans, donnaient à Milan un grand capitaine et un grand politique, François Sforza et Louis-le-More. Que manquait-il donc aux Visconti et aux Sforza ? Ni la hardiesse ni le génie assurément ; mais l’unité qu’ils proposaient à l’Italie ne représentait aucun droit, et les villes la repoussaient de toute leur force comme la tyrannie d’une famille, tyrannie aussi illégale que violente. De là les crises fédérales, de là, en 1447, l’établissement de la république à Milan, la conspiration des républicains qui assassinent le fils de François Sforza, et l’attitude des populations frémissantes sous Louis-le-More, qui accueillent Louis XII comme un libérateur. D’ailleurs, le duché était un chef de l’empire, la tradition impériale se trouvait encore assez forte pour ouvrir les portes de l’Italie à l’empereur ; partout l’idée d’une nationalité italienne était si faible, que personne n’accusait de trahison les Colonna et les Trivulzio, qui combattaient contre le pays à la tête des armées impériales ou françaises.

La domination de l’Italie, qui avait échappé à la seigneurie gibeline de Milan pouvait-elle appartenir aux républiques ? En d’autres termes celles-ci s’appuyaient-elles sur une idée assez forte pour donner naissance à un droit ? Certes le développement des forces républicaines fut rarement poussé plus loin que dans l’enceinte de Florence La noblesse fut un titre de proscription, les familles aristocratiques expulsées dans les soulèvemens y furent en partie réduites à labourer la terre pour vivre. La dictature même des podestats, jadis exercée par des princes à Florence, disparut complètement dans la magistrature du gonfalonier, dont les fonctions duraient deux mois, et dont les pouvoirs étaient fort limités. La liberté se trouvait-elle garantie ? Nullement. Quand on rasa les châteaux, Florence resta une ville de châteaux, ses palais devinrent autant de forteresses ; quand on brisa la féodalité, les gonfaloniers anoblirent les grandes familles de la bourgeoisie ; les gros bourgeois (popolani grassi) formèrent une nouvelle aristocratie profondément détestée par la plèbe des artisans et par la noblesse, dont l’influence ne fut jamais anéantie. Cette bourgeoisie, désarmée comme toutes les bourgeoisies italienne, dut soudoyer, désarmée comme toutes les bourgeoisies italiennes, dut soudoyer les condottieri, payer les petits princes pour combattre les ennemis, et à la fin elle se trouva prise entre deux forces également hostiles, la plèbe et l’ancienne aristocratie. Quand cette situation se fut déclarée, la première famille de bourgeois assez riche pour s’assurer d’une clientelle commerciale, assez peu scrupuleuse, assez adroite pour trahir la bourgeoisie en donnant des espérances au peuple et à l’ancienne noblesse, cette famille de bourgeois, appuyée sur les forces combinées de l’église, de l’aristocratie et de l’empire, put fonder la dynastie de Florence et supprimer au cœur de l’Italie la liberté du moyen-âge. C’est ce qui arriva par les Médicis. La république toutefois ne se rendit pas sans résistance. Il fallut qu’après bien des luttes et des massacres, tout conspirât contre elle pour qu’en 1529 la seigneurie lui fut définitivement imposée. Quand on se rappelle combien d’émigrés partirent pour l’exil, supérieurs à la patrie qui succombait, combien de victimes il fallut égorger pour tuer une pensée qui ne cessait de protester dans la Toscane entière ; quand on voit cette Florence, l’Athènes du moyen-âge, devenue le centre, le foyer de la vie intellectuelle et politique en Italie, cette Florence où des gonfaloniers bimestriels gouvernaient avec la prudence consommée de vieux ministres rompus aux affaires, et qui, à sa dernière heure, après avoir créé les Médicis, avait encore Machiavel pour inspirer sa politique, Michel-Ange pour construire ses forts, et Savonarole pour lui parler de Dieu, on ne peut se défendre d’admirer un si grand exemple de ce que peut la liberté, quelles que soient ses formes et ses vices. Florence a résumé long-temps cette vie multiple de l’Italie qui semblait se refuser à tout nivellement, à toute expression simple et précise, cette intarissable originalité qui rejetait toute loi hormis celle du beau. Toutefois faut-il regretter que la république ait succombé devant les Médicis ? N’est-il pas évident que le triomphe des Strozzi, liés avec vingt cours et riches à soudoyer des armées, n’aurait guère retardé que de quelques années l’avènement d’une dynastie florentine ? La liberté de Florence, d’origine essentiellement municipale comme les seigneuries mêmes, ne put jamais s’étendre hors de la ville. Forte pour détruire comme les guelfes, elle n’eut jamais d’empire sur les villes soumises, qui restèrent toujours ennemies et prêtes à la révolte républicaine, elle appuya mille conspirations sans établir la liberté nulle part ; ville libre, elle était l’ennemie naturelle de toute famille qui visait à l’unité italienne par la royauté. Elle arrêtait les progrès ambitieux des Della Scala, des Castruccio Castracani, des Visconti, des Ladislas. Elle ne manqua pas à ses derniers jours de se coaliser avec l’étranger contre Pise, et une année avant de périr elle était consternée en apprenant que Gênes avait secoué le joug de la France. Telle lut l’attitude de Florence en présence de l’Italie. Sa force fut avant tout une force de résistance, sa liberté au milieu des seigneuries et des républiques fut une liberté brillante, mais isolée.

La conséquence à laquelle nous arrivons, c’est que la théocratie de Rome s’est trouvée en opposition avec les droits de l’empire par suite d’un contrat signé au commencement du moyen-âge. Les papes, ne pouvant concilier en eux-même le caractère du seigneur avec celui du pontife, échouèrent dans leur lutte contre l’empire. D’un autre côté, le droit anti-national de l’empereur fut impuissante à régir la péninsule. Cette lutte des deux forces également stériles opposa famille à famille, ville à ville ; Florence appuyée sur les papes, se trouve opposée à Milan, appuyée sur les empereurs, de sorte que la religion se tourna contre le droit, puis la liberté contre l’indépendance, tandis que dans le duel des princes et des républiques les condottieri séparaient les forces militaires de toutes les forces politiques. Ajoutons que la littérature italienne se trouva à son tour en contradiction avec les tendances de l’Italie. Tandis que la lutte des familles et des cités multipliait les différences et les contrastes sur le sol de la péninsule, tandis que le génie italien, se cherchant toujours et ne se fixant jamais, s’éparpillait pour ainsi dire en mille créations qui se détruisaient les unes par les autres, la littérature, forcément une et indivisible, était poussé par ses divines inspirations à chercher un droit qui sanctifiât le triomphe d’un parti. c’était une route contraire à celle qui suivant l’Italie. Aussi Dante, gibelin, plaça-t-il en enfer ses propres héros, et la poésie, depuis Dante, poursuivit-elle de ses invectives cette Italie dont l’anarchie n’avait pas de nom dans la langue des poètes. Plus tard, animée par les inspirations de la renaissance, détestant l’empire et les papes, la littérature se réfugia dans les sereines régions de l’antiquité ; elle exila de ses poèmes les Visconti et les Médicis, Venise et Florence, comme des illustrations sans prestige. Machiavel, l’homme positif, à la fois Florentin et Italien, cherchant une issue à sa propre pensée, se trouvait frappé d’une profonde incertitude. Après avoir fait abstraction de la religion et de l’empire, après avoir conçu une double politique à l’usage des seigneuries et des républiques, il présentait l’indépendance et la liberté de l’Italie comme les deux termes d’une contradiction sans espoir. C’était la renaissance qui se jugeait.


IV. – DECADENCE DE L'ARISTOCRATIE

On attribue la chute de l’Italie à l’invasion étrangère : je crois peu aux conquêtes qui se réalisent sans coup férir. Milan et Naples ne se sont pas défendues, on peut dire qu’elles se sont bornées à assister à la lutte de la France et de l’empereur en Italie. La Toscane résista bien plus aux Médicis qu’à Charles-Quint ; elle resta indépendante, et partout ailleurs l’état de l’Italie ne fut point changé. L’Italie n’a donc été vaincue que par une idée. Cette idée fut une restauration pure et simple du droit européen par les deux autorités qui avaient légitimé, de gré ou de force, toutes les usurpations des républiques et des seigneurs. . Le droit de l’église et le droit de l’empire envahirent tout, entraînèrent les villes et les peuples ; Florence et Milan n’eurent plus de mission. Ces princes, ces familles, ces villes qui s’entr’égorgaient dans le sentiment de leur égalité, n’eurent pas de force devant une invasion naturalisée d’avance par l’ancien pacte du moyen-âge. Il est vrai que, si l’on ne se battit pas, on conspira ; mais quelle fut la pensée de ces conspirations ? Chasser l’étranger par l’étranger, en d’autres termes chasser les franco-guelfes et les hispano-impériaux les uns par les autres, ce qui revenait à chasser le pape par l’empereur, et l’empereur par le pape. Telle fut la dernière équivoque de la renaissance. Le pape et l’empereur cessèrent de se combattre en présence de la réformation, le pacte du moyen-âge fut renouvelé, et les conspirations se trouvèrent déjouées ou étouffées. Pour la seconde fois la papauté et l’empire partagèrent l’Italie. Les papes, enclavés dans les possessions espagnoles, perdirent le droit de couronner l’empereur et l’alliance des républiques guelfes, à Naples, ils trouvèrent dans le roi d’Espagne un vassal redoutable. Par compensation, ils restaient à la tête de toutes les conspirations catholiques contre la réformation, et le seigneur de Rome régna dans ses états avec une sécurité jusqu’alors inconnue. Il s’empara de toutes les terres que lui disputaient les anciennes familles, il enleva Ferrare, prit Urbin, disposa des fiefs échappés à l’empire. D’ailleurs, le parti guelfe s’appela le parti français, et les maisons guelfes, comme la famille d’Este, ou devenues guelfes à l’heure de la décadence, comme les Pico della Mirandola, se rallièrent autour du saint-siège. L’influence gibeline, qui s’appela de nouveau impériale comme aux anciens temps, se développa par l’Espagne, qui entraînait à sa suite la cour de Vienne. Féodale par essence, elle paralysa l’industrie des villes lombardes et napolitaines, elle releva l’aristocratie humiliée par les rois de Naples et les seigneurs de Milan. Bref, au XVIIe siècle, les vingt-neuf états de l’Italie étaient presque tous les fiefs de l’église et de l’empire, la cour de Madrid et la diète germanique exercèrent réellement une autorité qui n’avait été que nominale au temps de la renaissance. Quand l’Autriche, en 1707, remplaça l’Espagne à Naples et à Milan, l’influence de l’empire fut doublée. Le parti français se trouva brisé, livré à l’Autriche, la famille d’Este elle-même devint impériale, les Pico, les Gonzagues, adhérens du parti français, furent dépossédés comme rebelles par la diète germanique. Les familles régnantes se demandaient si on allait revenir au régime de Frédéric Barberousse. Dans la suite, à l’extinction des Médicis, la maison de Lorraine établissait en Toscane l’influence autrichienne ; la famille d’Este devait se continuer par des archiducs de la maison de l’empereur. Les traditions de la renaissance ne survécurent que dans une île, à Venise, dans la ville qui avait refusé le serment de fidélité à Frédéric II, et qui hostile à la politique comme aux idées italiennes, avait neutralisé chez elle la double idée guelfe et gibeline.

Quels furent, pour les familles régnantes et pour l’aristocratie en général, les résultats de cette restauration du droit impérial et pontifical ? Les familles régnantes durent modifier leur diplomatie et leur politique intérieure ; l’aristocratie fut atteinte dans ses mœurs. De là deux aspects de la décadence italienne, l’un politique, l’autre moral, dont le premier nous occupera d’abord.

Le droit européen, en s’imposant de nouveau à l’Italie, rendit inutile toute la diplomatie italienne du XVIe siècle. Le pape et l’empereur remplacèrent Florence et Milan. Chaque état se trouva seul en présence de la cour de Rome ou de la diète germanique ; la diplomatie européenne décida de tout. La hardiesse des anciens temps, frappée d’anathème, réduite à des intrigues insignifiantes, à des rivalités microscopiques, fut traitée de rébellion. Tuée dans sa politique nationale, la péninsule ne se survécut que par ses villes ; l’histoire de l’Italie à cette époque n’est plus que l’histoire des municipalités italiennes. Là même où l’Italie résistait à la double réaction impériale et pontificale, l’immoralité était profonde comme à Venise, et l’isolement augmentait tous les jours. La littérature, on ne saurait l’oublier, représente fidèlement cette tendance nouvelle, ce triomphe de l’esprit municipale sur l’esprit de nationalité : elle partage le sort de la politique italienne. Née à la cour de Frédéric, devenue italienne au milieu des luttes de l’Italie guelfe et gibeline, soutenue par les seigneurs au-dessus de tous les municipe, s’élevant par ses propres forces au-dessus de tous les seigneurs, nous l’avons vue se réfugier dans l’antiquité, qui n’était ni impériale, ni pontificale, ni municipale. Les municipes se fatiguèrent bientôt de cette renaissance littéraire qui n’était pas de leur temps ; les patois s’insurgèrent, et les poètes populaires ne voulurent voir dans la langue italienne que le patois de Florence ; Florence s’insurgea à son tour et rédigea son dictionnaire toscan où elle jeta l’anathème à la langue italienne. Le théâtre italien, le théâtre des seigneurs ou de l’académie, comme on l’appelait, fut détrôné lui-même par le théâtre des patois, en d’autres termes par la comédie dell’ arte. Les Arlequins de Bergame, les Polichinelles de Naples, les Pantalons de Venise, toutes ces caricatures locales s’étaient en d’autres temps déjà humblement réunies sur les tréteaux, elles y étaient montées avec leurs masques, elles y parlaient leurs patois ; peut-être sortaient-elles du carnaval, des fêtes dell’ arte, c’est-à-dire des corporations des arts et métiers ; peut-être sortaient-elles d’un carnaval plus ancien où Maccus l’esclave était l’ancêtre de Polichinelle. Le triomphe des influences locales rajeunit toutes ces caricatures, et par un nouvel élan les masques conquirent l’Italie. Arlequin et Brighella, désormais libres, furent heureux et fiers de marcher à la suite des rois de Castille et d’Aragon ; ils entrèrent de plain-pied dans le drame espagnol ils adressèrent la parole à la statue du commandeur. Cette fois, la mascarade des anciens arts et métiers triompha de la littérature italienne, et fit le tour de l’Europe[3].

L’anéantissement de la diplomatie seigneuriale avait été le premier résultat de la restauration de l’église et de l’empire ; l’impulsion nouvelle donnée à la politique intérieure des princes fut le second. Une fois arraché à ce milieu d’intrigues et de complots qu’avait créé la renaissance, que pouvait faire le prince italien, disciple de Machiavel ? Il ne lui restait qu’à être le maître chez lui. Richelieu au petit pied, il s’efforça d’attirer la noblesse à la cour, comme jadis les républiques l’avaient fixé à la ville. Ce travail de centralisation s’accomplit avec un hideux mélange de perfidie et de violence : il fut horrible à la cour des Farnesi. Ranuce II, en 1611, fit tout à coup saisir, juger, torturer les familles les plus influentes, les livra au bourreau, et confisqua tous les fiefs qu’il avait marchandés ou convoités. A Rome, l’œuvre de la centralisation fut tantôt contrecarrée et tantôt favorisée par les papes. D’un côté, le népotisme des Riario, des Borgia, des Farnesi, amoindri, réduit à une tyrannie vulgaire, élevait les familles des Caraffa, des Borthesi, des Buoncompagni, des Barberini, des Odescalchi, des Chigi, des Rospigliosi, des Albani, des Altieri, des Corsini, etc. D’un autre côté, avec les progrès de l’église, les grandes familles perdaient les alliances royales et les ressources du moyen-âge. Les Colonna eux-mêmes acceptèrent la restauration ; ils devinrent les plus fidèles appuis de l’église, et ils conservèrent ainsi jusqu’en 1797 cent vingt fiefs et cent trente mille sujets dans la Basse-Italie. A défaut de forte politique, les papes se servirent de l’ascendant religieux pour dompter les grandes familles ; les derniers héros de l’indépendance féodale furent traînés devant les tribunaux de Rome et saintement décapités après la bénédiction pontificale. On sait qu’au XVIe siècle deux cardinaux surprenaient Ancône et la livraient au saint-siège en y massacrant les nobles. Le cardinal Alberoni renouvela au XVIe siècle la même tentative sur San-Marino, qui échappa par miracle. Bologne au contraire succomba. Ville libre de l’église, avec ses troupes, ses douanes, sa comptabilité, un sénat, une dette publique et un ambassadeur à Rome, au reste fort désœuvré, elle fondait son indépendance séculaire sur les traités de 1278 et de 1447. Sous Pie VI, en 1780, le cardinal Buoncompagni, issu du népotisme de Grégoire XIII, se chargea d’incorporer Bologne aux États-Romains : deux chirographes du saint père suffirent à anéantir toutes les franchises de l’une des villes les plus turbulentes de la renaissance.

Nous arrivons au dernier résultat de la restauration guelfe et gibeline, à l’influence qu’elle eut sur les mœurs non-seulement des familles régnantes, mais de l’aristocratie en général. Sous la triple action des municipes, de l’église et de l’empire, l’aristocratie ne donna au pays que des magistrats, des chanoines et des capitaines. Les premiers, courtisans ridicules, sont toujours prêts à changer d’opinion au gré du maître ; les capitaines entrent dans les armées de l’empereur, où ils continuent la tradition anti-nationale des Colonna par les Piccolomini, les Strozzi, les Montecuccoli, condottieri plus ou moins illustres qui désertent leur pays, où l’on finit par abhorrer naïvement le métier du soldat. Les seules illustrations nationales sont celles de l’église. La dévotion s’empare de l’Italie en décadence. On fonde des couvens, on multiplie les aumônes. Les saint Charles Borromée, les saint Philippe de Néri, nous représentent cette ère nouvelle. Toute la vieille Italie est mise à l’index comme profane et païenne. La littérature est proscrite. L’esprit de la renaissance, banni des livres, ne résiste plus que dans les mœurs. L’énergie et les prétentions des familles enlevées brusquement aux préoccupations politiques éclatent dans des aventures individuelles ; les nobles s’entourent de bravi, de bandits ; dans le royaume de Naples, ils s’allient contre le peuple avec les brigands, qu’il lancent comme une force politique au milieu des mouvemens révolutionnaires. Chose singulière, la religion, implacable vis-à-vis de la littérature, demeure courtoise en ce qui touche aux mœurs. Elle a des ménagemens plus aimables, pour les égaremens de l’amour italien. Les grands pécheurs ne fondent-ils pas des monastères ? D’ailleurs, cette noblesse italienne au XIIIe siècle avait été presque une noblesse de robe, ces hommes de guerre et de sang étaient amis de Pétrarque ; ils lisaient l’Arioste. En vérité, c’était par clémence que Louis-le-More et les Borgia n’envoyaient pas aux galères les mauvais poètes. Les poètes congédiés au XVIIe siècle, il fallut bien s’entourer de musiciens et de bouffons, il fallut que l’amour remplaçât l’art, et le poignard servit à dénouer des intrigues galantes, après avoir si souvent terminé des luttes politiques.

Les Médicis et les Gonzagues sont les plus fidèles représentans des mœurs de la décadence italienne. Pour comprendre cette triste époque, il suffit de jeter les yeux sur les derniers princes de la dynastie florentine. Côme, le premier de la branche moderne des Médicis, était fils du dernier condottiere : son père le fit jeter encore enfant du haut d’une fenêtre pour interroger le sort. Voyant que le petit Côme ne s’était pas cassé le cou, il en tira bon augure. En effet, Côme signa quatre cents arrêts de mort ; lors de la reddition de Sienne, sur quarante-deux mille habitans, trente-six mille émigrèrent plutôt que d’accepter sa domination. Il tua de sa main un de ses fils naturels ; ses sicaires parcouraient l’Europe. La fabrication des poisons qu’il envoyait à ses ambassadeurs était pour Côme l’objet d’une sollicitude particulière. François, son successeur, ne fit exécuter que quarante-deux conspirateurs : il épousa Bianca Capello, qui l’entraînait au tombeau en essayant d’empoisonner son beau-frère, le cardinal Ferdinand. Garcia, fils naturel de Côme, fut tué par son père ; un autre fil naturel, Ferdinand, fut tué par Garcia à la chasse ; Isabelle Orsini, fille et maîtresse de Côme, fut étranglée par son mari ; en même temps un autre fils de Côme, Pierre de Médicis, poignardait sa femme Eléonore de Tolède et se jetait au pied d’un crucifix encore baigné de sang pour faire vœu de célibat. A Madrid, cet étrange célibataire vivait entouré de mignons et donnait l’exemple des plus honteux désordres. Il mourut endetté, léguant son corps et des sommes imaginaires aux révérends pères de l’ordre de Jésus Les révérends pères, piqués au vif par cette mystification, refusèrent le cadavre. Un autre fils naturel de Côme, Jean de Médicis, libertin de bas étage, épousa une fille publique dont il fit emprisonner le mari et annuler le mariage. Le couple heureux et béni vivait à Venise. A la mort de Jean, la cour de Florence fit mille promesses à la veuve, l’attira en Toscane, l’arrêta, et la malheureuse finit ses jours dans un couvent, accusée de sorcellerie par son fils. La dynastie des Médicis arrive ainsi, à travers les crimes et les excès de toute sorte, à travers les tristes règnes de François, de Côme II, de Ferdinand II, de Côme III, à son dernier représentant, Glangastone, prince insouciant et voluptueux, dont la vie se passe entre des favoris et des courtisanes. Avec lui, la branche des Médicis, qui avait donné à l’Italie un dernier condottiere et Côme à Florence, descend au tombeau.

Nous avons dit qu’avec les Médicis, les Gonzagues représentaient fidèlement les mœurs de la décadence italienne. Il y avait, au XVIIe et au XVIIIe siècle, des Gonzagnes à Mantoue, à Guastalla, à Novellara, à Castiglione. On compte parmi eux des libertins magnifiques, des chasseurs effrénés et des empoisonneurs. Partout ce furent les mêmes exemples de débauche et d’insouciance. Vincent Gonzague, né en 1562, duc de Mantoue, vendait tout, places et fiefs ; entraîné par la vanité, il contractait une alliance où il perdait la moitié du Montferrat. Les successeurs de Vincent continuèrent la vie joyeuse des Gonzagues sur le trône ducal de Mantone, si bien qu’un dernier duc, vrai prodige d’ignorance, d’inaptitude et de lâcheté, se trouva dépossédé sans savoir pourquoi. On trouve chez les Gonzagues de Guastalla de sombres tragédies, un prince qui passe quatorze ans dans un cachot, des femmes qui poignardent des ministres à la manière des Médicis. A Novellara, ce sont encore d’atroces guet-à-pens. Au XVIIIe siècle, Camille Gonzague faillit être tué par les sicaires de sa femme ; on attribuait à un Gonzagues, marquis de Castiglione, le projet d’empoisonner ses sujets pour régénérer la population ; il fut tué en allant à la messe. Bien que plusieurs branches de cette famille se soient éteintes, il reste encore des Gonzagues en très grand nombre. En compensation des droits qu’ils ont perdus ; ils jouissent des bonnes graces de l’Autriche. L’histoire des Gonzagues se reproduit à Modène, à Parme, dans presque toutes les anciennes familles, avec des variantes plus ou moins scandaleuses.

On vient de voir quelle fut la restauration, du droit européen en Italie ; ce fut la décadence, l’anéantissement de la diplomatie italienne, des forces militaires et des forces politiques. La dernière conséquence de cette restauration éclata en 1789. Menacée par la révolution française, l’Italie aristocratique se prosterna devant ses deux divinités, le pape et l’empereur ; elle rendit même à l’église les privilèges qu’elle lui avait enlevés, elle consomma en un mot l’alliance pleine et entière du moyen-âge. Le principe démocratique pesait à la fois sur l’autorité religieuse et sur l’autorité politique, et les noblesses de toutes les origines, guelfe, gibeline espagnole, longobarde, angevine, ecclésiastique, républicaine, même la noblesse de Venise, cette fille de la renaissance, ne formèrent plus qu’un seul corps solidaire et compacte, dévoué à l’église et à l’empire. Nous avons déjà montré[4] quelle fut l’arme du libéralisme italien, comment, au milieu d’une société hostile, armée d’inquisiteurs, la révolution prit le masque de la conspiration, comment la conspiration, cette arme des vieux temps, peupla les villes de démocrates qui considéraient l’ancien droit comme une injure. L’Italie aristocratique riposta avec l’arme de l’inquisition ; elle s’allia aux brigands comme à l’époque de Masaniello, et régna par la terreur comme aux jours de Côme de Médicis. Jusque-là elle triomphait, car le sentiment de l’ancien droit était dans les peuples. Attaquée par la France et tirée de son sommeil religieux, elle s’aperçut qu’elle n’avait plus pour auxiliaires que les populations ignorantes, incapables de résister à l’élan des idées : elle se jeta dans les bras de l’empereur. Quant à la démocratie, divisée dans chaque ville, ne pouvant trouver en elle-même l’unité d’une dictature ou la force d’une armée, elle se trouva sans réserve à la merci de la France. La révolution en Italie fut donc la lutte de la France et de l’Autriche, de même qu’au XVIe siècle la restauration italienne avait été la lutte de Charles V et de François Ier. La démocratie doit à la France l’anéantissement des grandes familles, l’unité des lois réalisée partout d’un seul coup pour la première fois dans la péninsule ; elle lui doit l’idée du royaume d’Italie, c’est-à-dire l’idée de l’unité nationale. Le droit nouveau, en octroyant aux peuples la faculté de se gouverner par la raison, impliquait comme conséquence la conquête de l’indépendance italienne : ce mot, inconnu au XVIIIe siècle, fut en 1814 le mot d’ordre de la péninsule. A la même époque, au contraire, l’aristocratie jeta la plèbe et les brigands sur le libéralisme ; l’ancien droit fut restauré, le royaume d’Italie fut détruit, l’unité des lois abolie comme un sacrilège, et l’Italie fut rendue à ses divisions, réclamées par la noblesse et maintenues sous la sauvegarde du pape et de l’empereur. La noblesse italienne, en défendant alors au peuple de délibérer sur ses croyances et ses intérêts, s’est trouvée anti-nationale par sa foi dans les dynasties légitimes qui perpétuent la division de l’Italie, anti-nationale par le droit qui la régit et sanctifie la conquête impériale, anti-nationale enfin par sa propre faiblesse qui la condamne à invoquer les armées et par conséquent le protectorat de l’Autriche. En somme, à Naples, à Turin, à Rome, partout, elle n’a reproduit que les cruautés et la perfidie des anciens temps, sans en retrouver le courage et la hardiesse.

La restauration aristocratique de 1814 pèse encore aujourd’hui sur le commerce, sur l’industrie, sur les libertés de l’Italie. Depuis trente ans, les protestations se multiplient, les colères nationales, en vain comprimées, font explosion à Naples, en Piémont, en Romagne ; la résignation a fait place à un malaise fiévreux qui semble augmenter chaque jour. Les symptômes de ce malaise sont partout, dans l’horreur que soulèvent les exécutions politiques, comme dans l’enthousiasme voisin du délire qui accueille les amnisties. Les idées nouvelles se répandent, chaque évènement porte atteinte au pacte du moyen-âge. La noblesse ne se dissimule pas que l’ancien droit se meurt, et que tous les jours la restauration de 1844 perd le caractère d’un gouvernement légitime pour prendre celui d’une conquête autrichienne. Déjà en 1821, à Naples et en Piémont, de nobles transfuges passaient de l’aristocratie au libéralisme ; depuis 1830, la fraction des transfuges s’est grossie ; on commence à comprendre que le cercle des idées constitutionnelles est assez large pour satisfaire les intérêts les plus opposés. Aujourd’hui cette pensée se fait jour en Sicile, à Gênes, à Bologne ; elle gagne de la popularité dans les États-Romains. En même temps qu’on parle de libéralisme, on parle aussi d’indépendance. L’idée d’indépendance s’est produite sous un patronage quasi-officiel en Piémont et ailleurs En Lombardie, on a représenté, on représente encore l’absolutisme de la maison de Savoie comme le vrai juste milieu entre la liberté et la conquête. Ainsi reparaît l’ancien dilemme de Machiavel entre les républiques et les seigneurs ; les mots seuls ont changé ; il s’agit d’opter entre les constitutions et l’indépendance italienne.

Nous voudrions applaudir à ces rêves d’indépendance qui pénètrent jusque dans les salons d’une aristocratie rétrograde ; malheureusement il n’y a au fond de ces rêves qu’un égoïsme stérile. Cette haine de l’Autriche, au nom de laquelle certains seigneurs voudraient se poser en condottieri de l’indépendance italienne, ne s’appuie sur aucun principe et n’a inspiré que d’absurdes déclamations. Les uns proposent de chasser l’Autriche sans combat, en toute amitié, dans son propre intérêt ; les autres proposent une ligue entre Naples et le Piémont pour partager l’Italie en deux moitiés, et jeter à la frontière ou dans les îles les princes de Modène, de Toscane, le pape et l’Autriche ; d’autres préfèrent une ligue italienne présidée par le saint-père, et qui aurait un double but, l’expulsion de l’Autriche et la conquête du monde ! On est allé jusqu’à indiquer comment on pourrait s’allier à l’Autriche, prendre service dans ses rangs et la trahir sur le champ de bataille en se livrant à l’ennemi. Que dire de pareilles chimères, où se cache mal, sous une naïveté apparente un étrange abus de l’esprit d’expédiens ? On veut fortifier les princes. Est-ce pour résister à l’Autriche pour la harceler avec des constitutions ? Non, l’Autriche n’attaque pas ces princes, et quant à des constitutions, ceux-ci n’en veulent point. C’est contre le libéralisme ; tranchons le mot, c’est contre la France qu’on cherche des auxiliaires. Il suffit, pour s’en convaincre, d’examiner les projets mis en avant par les partisans de l’indépendance italienne. Ces projets se réduisent tous à ressusciter les vieilles ligues conçues à Rome et à Naples vers la fin du dernier siècle. Ils viennent en droite ligne de la cour de la reine Caroline et des conciliabules sanfédistes. On ne trouve là qu’une pâle reproduction des idées réactionnaires de la vieille Italie en lutte contre l’invasions française, moins, toutefois, l’à-propos de la guerre, moins la franchise, moins l’excuse de l’inexpérience. Contre qui dirige-t-on aujourd’hui ces lourds pamphlets sur l’indépendance italienne ? Contre Napoléon. De quoi se plaint-on ? De l’ingratitude du congrès de Vienne envers la vieille cour de Naples si dévouée, si fidèle ! Que pense-t-on des Romagnols ? On déclare qu’indociles et factieux ils ne peuvent être gouvernés qu’au moyen de la force brutale ou de la conquête. On ne tarit pas au reste en protestations de dévouement au saint-siège, et faute d’idées, de vues pratiques, on finit par s’égarer dans le labyrinthe des artifices et des hypothèses. On fait figurer la révolution et la France tour à tour comme faibles, fortes, alliées, ennemies. A ce chaos de contradictions, qui ne reconnaîtrait l’absence de principes et l’influence persistante d’une politique de désordre et de ruse traditionnelle en Italie ? Très hardis quand ils remanient la carte géographique de l’Italie, les écrivains qui mettent en avant ces projets, ou plutôt ces rêves, évitent soigneusement les professions de foi ; il s’enveloppent volontiers de nuages ; ils veulent être commentés, interprétés. Leur but semble être de transformer la politique en une science de pure théorie. Parmi ces écrivains, il en est dont les intentions sont droites, et que la cour de Turin exile en ce moment ; on les a trompés. Il en est d’autres qui, abrités par l’équivoque, attaquent le libéralisme comme un obstacle aux conquêtes futures des princes italiens sur l’Autriche : ceux-ci ne sont pas dupes ils trompent. Entre les uns et les autres, à qui se fier ? Évidemment ce ne sont pas les hommes, c’est le but du mouvement qui doit nous préoccuper. Ce but, ne l’a-t-on pas déjà reconnu, et n’est-il pas évident que c’est la tradition absolutiste qui, sous le masque d’une réaction nationale, cherche à se substituer au progrès ?

Il reste à l’aristocratie de la péninsule une autre mission, si elle veut l’accepter. Qu’elle se souvienne de son histoire : elle a marché avec la commune, ses ancêtres se sont battus pour les franchises de la terre, ils ont grandi avec la réaction nationale contre la papauté et l’empire. Aujourd’hui la commune est partout souveraine, excepté en Italie. La bourgeoisie n’en est plus à réclamer ses privilèges, elle dicte des lois. La commune italienne veut se relever à son tour ; elle s’agite ; elle aspire à une vie plus large. L’aristocratie comprendra, il faut l’espérer, cette situation nouvelle. Les atteintes portées par la révolution à l’esprit de caste, à la légitimité austro pontificale, ont dû la convaincre que son ancien rôle est fini. M. Litta lui-même laisse percer à chaque ligne le sentiment d’une défaite irréparable. Il dépend des nobles Italiens de regagner sur un autre terrain ce que la force des choses leur a fait perdre Qu’ils s’unissent à la haute bourgeoisie et se fassent ainsi, comme au XVIe siècle, les représentans de la commune. Au lieu de conquêtes absurdes qui auraient fait sourire leurs ancêtres, qu’ils demandent, avec l’autorité de leur nom, les réformes nécessaires au pays. Assez d’abus subsistent en Italie. Faut-il rappeler le privilège du clergé en matière de justice, l’inquisition, la censure ecclésiastique l’enseignement livré aux jésuites, le gouvernement militaire fonctionnant en Piémont[5], les garanties individuelles supprimées d’un bout à l’autre de la Péninsule ? Au lieu de commencer par l’impossible, au lieu de discours sans portée sur les moyens de conquérir l’unité de l’Italie par je ne sais quel larcin diplomatique, que l’on débute donc par le possible ; que l’on prête aux réclamations des communes l’appui d’une parole ferme et d’une influence respectée ; que l’on renonce surtout à ce langage obscur, embarrassé, à cet abus dangereux de l’équivoque et de l’hypothèse. Que s’il y a des princes qui se croient entraînés par la vocation de la grandeur, pourquoi n’essaient-ils pas de doter leurs états de lois nouvelles, d’institutions réparatrices ? Ce serait là une conduite plus noble, plus digne, que d’entretenir de folles illusions dans le carbonarisme, tout, en continuant à Vienne le rôle le plus obséquieux ; Si l’on voulait à toute force discuter les éventualités d’un avenir que nos prévisions ne peuvent encore atteindre, certes ce n’est pas la liberté qui manquerait de chances brillantes à opposer aux espérances diplomatiques de l’absolutisme. N’est-il pas certain, en effet, que l’état le plus libre sera le plus fort, et partant celui qui triomphera en Italie ? Ne se rappelle-t-on plus les triomphes obtenus par la France libérale au nom et par la force des principes ? A-t-on oublié que l’indépendance sortit un jour tout armée de l’Italie à la voix de Napoléon, et ne voit-on pas que ce faux libéralisme de comtes et de marquis, en voulant recommencer l’œuvre de Napoléon au profit des princes, expire comme un misérable plagiat dans des réminiscences qui aboutissent au statu quo ?

Non, ce n’est pas à l’absolutisme qu’il appartient de constituer l’unité italienne. Comment réclamer l’unité, l’indépendance, au nom de l’absolutisme d’un prince, sans empiéter aussitôt sur le droit divin d’un pape ou d’un roi, sans accepter par là même le rôle impossible de conquérant, de révolutionnaire sans principes ? Seule, l’idée constitutionnelle peut, même dans le cercle des intérêts actuels, développer, en étendant son influence, les germes d’une condition meilleure, seule, elle peut hâter le jour où l’unité, dans la sphère politique comme dans celles des intérêts matériels, ne sera plus un vain rêve pour l’Italie. Seule, elle peut rallier ce peuple d’individus, fonder une nationalité nouvelle sur la vieille terre du pape et de l’empereur. Tandis qu’aujourd’hui l’Italie absolutiste n’enlèverait pas un village à l’Autriche, il n’est pas un prince, pas un ministre qui ne pût conquérir des sympathies illimitées en reprenant par les constitutions le travail interrompu de la renaissance. C’est donc à l’idée constitutionnelle d’introduire dans le domaine des réalités le fantôme brillant qui, au moyen-âge, errait à la surface du pays, de Vérone à Pise, de Milan à Naples. Evoqué par la France, un moment ce fantôme a reparu, et aujourd’hui, caché sous des ruines, il jette encore l’effroi dans tous les gouvernemens, qu’au moindre bruit de guerre les conspirations enveloppent de tous côtés.

F…
  1. À cette heure, la collection est de cinq volumes in-folio.
  2. Le mot de seigneurie correspond à celui de domination : On disait des podestats, seigneurs, andavano in signoria, car ils allaient exercer une domination. On appela ensuite seigneurs les princes issus de la commune ; ceux créés par l’église ou par l’empire étaient comte, marquis, ducs ou rois.
  3. Voyez, dans les livraisons des 1er juin 1839 et 15 février 1840, de la Poésie populaire en Italie.
  4. Voyez, dans la livraison du 1er janvier 1845, la Révolution et les Révolutionnaires en Italie.
  5. En Piémont, comme en pays conquis, ce sont les généraux qui font l’office de préfets.