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L’Armée chinoise

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L’Armée chinoise
Général Frey

Revue des Deux Mondes tome 17, 1903


L’ARMÉE CHINOISE

Aucun de ceux qui l’ont vue à l’œuvre ne niera que l’armée chinoise, pendant la dernière campagne du Pe-tchi-li, et notamment dans les opérations de Tien-Tsin, comme organisation générale, comme armement, comme instruction militaire de son infanterie et de son artillerie, en un mot, comme valeur de ses différens élémens, se soit trouvée en progrès très marqués sur l’armée que les contingens français et anglais eurent à combattre en 1860 et les Japonais en 1894. Et cependant, à en croire les renseignemens fournis par des officiers et par des explorateurs qui ont parcouru la Chine avant l’explosion du mouvement boxer, les troupes du Pe-tchi-li, les seules que les Puissances aient rencontrées devant elles à Tien-Tsin et à Pékin, n’étaient point peut-être celles qui possédaient l’instruction militaire la plus complète et les meilleures qualités manœuvrières.

Ce qui est certain, c’est que, à Tien-Tsin, ceux des généraux alliés qui disposaient du service de renseignemens le plus sûr, Japonais et Anglais, étaient particulièrement préoccupés, au moment d’entreprendre la marche sur Pékin, de l’éventualité où l’armée internationale pouvait se trouver de rencontrer, sur sa route, les 8 000 hommes composant le corps d’armée du Chang-toung, qui avaient été instruits, quelques années auparavant, par des Européens, à Siao-Tcheou, près de Tien-Tsin ; et que Yuan-Shi-Kaï, leur chef, avait emmenés en majeure partie avec lui quand il fut appelé au gouvernement de cette province. Fort heureusement, en raison de l’obligation où était ce vice-roi de conserver ses troupes dans cette province, l’une des plus troublées de l’Empire, pour y ramener l’ordre, et aussi en raison de l’éloignement du théâtre de la guerre, seul, un petit corps d’un millier d’hommes, a-t-on dit, put aller tardivement prendre part aux opérations du Pe-tchi-li. L’impression produite sur l’esprit des officiers des différens contingens du corps expéditionnaire international, à la suite des manœuvres exécutées dans les environs de la capitale chinoise, dans les derniers mois de l’année 1901, par l’attitude et par la sérieuse instruction militaire de 4 000 soldats de ces troupes du Chang-toung, qui, sous les ordres de Yuan-Shi-Khaï, avaient formé l’escorte de la Cour impériale, lors de sa rentrée à Pékin, tendrait à faire croire que les appréhensions des généraux alliés avaient quelque fondement. D’autre part, la promptitude et la vigueur avec lesquelles le détachement des troupes envoyé de Pékin, par Yuan-Shi-Kaï, dans le milieu de l’année 1902, pour combattre les Boxers dans le Pe-tchi-li sud, réprima une révolte qui, aux yeux de tous, prenait le caractère le plus alarmant, sont une autre preuve que ce corps possède une réelle valeur.

Nous ajouterons que diverses causes ont empêché l’armée chinoise de faire, dans la campagne de 1900-1901, aussi bonne figure que les alliés étaient en droit de le craindre. Ce sont, entre autres : l’absence de tout plan général de défense de la capitale même et, aussi, de la route de Tien-Tsin à Pékin ; le manque de direction qui s’ensuivit ; le caractère des dispositions de la Cour de Chine, favorables un jour, le lendemain hostiles aux légations de Pékin et, en général, aux étrangers ; et enfin l’ordre absolu adressé par Li-Hung-Chang, aux généraux chinois, dès la chute de la capitale, d’éviter tout conflit avec les contingens internationaux, en vue de mettre fin le plus tôt possible à une guerre qui paraissait à ce haut mandarin profondément fatale aux véritables intérêts de la Chine.

Ces nombreux élémens de désorganisation n’empêchèrent point l’armée chinoise de faire preuve, en différentes circonstances, de réelles qualités militaires. Quelques écrivains, et notamment l’auteur de l’ouvrage paru, en 1902, sous le titre : Les combats du corps expéditionnaire allemand en Chine, vont jusqu’à avancer que, malgré les défaites de Takou et de Tien-Tsin, le prestige et le sentiment patriotique dont cette armée était animée ne subirent point en définitive, aux yeux des Chinois, d’atteinte bien sérieuse, leur généraux s’étant bornés uniquement, en dehors de ces rencontres, à refuser le combat sans jamais perdre cependant le contact de l’adversaire.

La campagne du Pe-tchi-li n’aura pas ralenti pour bien longtemps le mouvement progressif, si nettement accentué, de la réorganisation de l’armée chinoise. Elle aura eu pour résultat de fournir à la Chine des enseignemens de tout ordre, dont, bien conseillée, elle saura faire son profit ; elle paraît, de plus, avoir été un stimulant pour le zèle des réformateurs. Et, en effet, les négociations étaient à peine terminées que l’on signalait la prodigieuse activité déployée par certains vice-rois, notamment par Yuan-Shi-Kaï, le nouveau vice-roi du Pe-tchi-li, et par Tcheng-Tchi-Tong, pour la réorganisation des forces militaires de leur province. Tous les noyaux de troupes instruites, exercées à l’européenne et stationnées à Pékin, à Tien-Tsin, au Chang-Toung, à Ou-Tchang, à Nankin, à Fou-Tchéou, en Mandchourie et dans les deux Kiang, vont donc ainsi se trouver dans les meilleures conditions pour servir de modèles à la formation de nouvelles imités destinées à la constitution d’autant de petites armées réparties dans les contrées du territoire où leur action pourra être le plus efficace, en cas d’un nouveau conflit de la Chine avec une ou plusieurs puissances.

Dans quelles conditions l’organisation de ces armées pourra-t-elle être poursuivie, perfectionnée et menée à bonne fin ? Quels sont les moyens les plus propres à atteindre ce résultat ? Quelle sera, dans l’avenir, la valeur de ces armées ?


I

Sachons avant tout que le principe même de la nécessité de la constitution d’une armée et d’une marine puissantes, organisées, armées et instruites sur le modèle et d’après les méthodes des armées et des flottes européennes, n’est désormais contesté par aucun de ceux qui veulent conserver à l’Empire du Milieu son intégrité, sa dignité et son indépendance. « Pour des jours nouveaux, il faut des méthodes nouvelles, » proclamait l’empereur Kouang-Tsu dans le Chuen-Hioh-Pien. « Nous mettons au défi, disait-il, tous ces amateurs du vieux système de former une armée toujours victorieuse avec l’ancien armement ; de protéger les côtes de la Chine avec les anciennes canonnières au lieu des cuirassés modernes[1]. »

Quant aux mandarins adversaires de toute réforme, par esprit de routine, ou bien, il faut le dire, découragés d’avance par l’énormité des dépenses que la Chine va se trouver dans l’obligation de s’imposer ; quant aux sectaires qui, aveuglés par leur esprit anti-militariste, au point d’en arriver à sacrifier à des doctrines chimériques ou criminelles l’existence même de leur pays, nient la nécessité pour la Chine de se constituer de solides, mais coûteuses armées, et réclament le désarmement universel, s’en remettant pour le règlement des difficultés qui pourraient surgir entre la Chine et les autres puissances, au respect de la justice et du droit international, l’empereur Kouang-Tsu ne leur ménage point l’expression du dédain qu’ils lui inspirent, dans le passage suivant de ce même Chuen-Hioh-Pien, « l’unique espoir de la Chine ».

« Les troupes, proclame-t-il, sont à un pays ce que la respiration est à un corps. Aucun homme n’a pu vivre sans respirer, aucun pays n’a pu exister sans armée. Et, aujourd’hui, il se trouve, en Chine, des gens très haut placés qui disent que l’Empire du Milieu devrait s’unir à la ligue pour le désarmement, parce que l’Empire se trouve dans une situation désespérée et que l’action de cette ligue garantirait la paix en Orient.

« Notre avis est qu’au lieu de procurer la paix à la Chine, son désarmement ne lui vaudrait que de nouvelles insultes des autres puissances. Combien ne devons-nous pas être sur nos gardes, maintenant que toutes les puissances parlent de désarmement ! Si nous maintenons notre armée, les petits peuples nous respecteront et les grands nous craindront.

« Beaucoup d’entre nous ont une confiance absolue dans les lois internationales, mais ils sont aussi stupides que ceux qui espèrent le désarmement ou la paix universelle ! Entre des pays également armés, les lois internationales servent à quelque chose ; mais que peuvent ces lois pour régler les différends d’un combat entre un peuple fort et un peuple faible[2] ? »

Cette même affirmation de la nécessité absolue d’une armée puissante et cette protestation contre les promoteurs de l’idée d’un désarmement de la Chine, nous les trouvons exprimées d’une manière non moins énergique, par Tcheng-Tchi-Tong, dans une entrevue que ce haut mandarin eut avec un publiciste français à Ou-Tchang :

« Quand nous aurons acquis les trésors de la science européenne, disait Tcheng-Tchi-Tong, il nous faudra les garder et, pour les garder, il nous faudra une armée. En ces temps-ci, quelques lettrés, voyant l’état de la Chine devenir chaque jour plus critique, proposèrent d’entrer dans la société européenne du désarmement. Ce projet est de nature à nous attirer de plus terribles humiliations encore. Tout le monde parle de la paix et personne ne songe à la faire. L’Allemagne a pris possession de Kiao-Tchéou, par la force des armes : et la Russie de Port-Arthur. Depuis vingt ans on n’entend parler d’autre chose que de l’augmentation de la marine, que de nouvelles dépenses pour l’armée. Tous les pays se disputent à qui aura le plus de canons et de fusils, sans qu’il soit question de s’arrêter jamais. Si nous avons des soldats, les royaumes forts rechercheront notre amitié. Au contraire, si nous n’avons pas de soldats et attendons que les autres royaumes suppriment les leurs, ne sera-ce pas nous exposer à la risée de tout le monde[3] ?

« En vérité, les projets de désarmement n’auraient d’autres résultats que de précipiter notre ruine. Les autres puissances nous voyant à un tel point faibles, irrésolus, se lèveraient, sans doute, toutes ensemble, pour partager l’empire[4]. »

Les mêmes réformateurs patriotes qui reconnaissent la nécessité de la création d’armées et de flottes puissantes, reconnaissent également l’obligation où se trouve la Chine de s’adresser à l’Occident pour acquérir la connaissance de ces sciences, sans laquelle il n’est plus, pour les peuples, de progrès possibles dans la lutte des intérêts internationaux de tout ordre. Ils préconisent l’institution, en Chine, d’une sorte d’ « enseignement moderne technique et pratique, » qui permettra aux générations de l’avenir de développer l’industrie nationale par l’exploitation directe des mines et autres ressources du sol ; par la construction des chemins de fer, la fabrication des canons, des fusils et autres engins de guerre, etc. ; enfin, et surtout, — car c’est là une question d’urgence, une question de salut pour l’Empire, — d’inculquer aux jeunes gens qui se destinent à la carrière des armes les principes nouveaux de l’art de la guerre dont le perfectionnement marche de concert avec la science moderne. Et ils sont d’avis que cette culture des sciences occidentales, cette initiation à cet art nouveau de la guerre, c’est moins dans la lecture des livres de l’Occident que par les voyages, par la fréquentation des autres peuples, par l’étude sur place de l’organisation des différentes armées, qu’il faudra les chercher.

« Notre grand malheur, a dit l’un de ces réformateurs, vient de ce que nous ne savons pas, et si nous ne savons pas, c’est d’abord parce que nous ne voyageons pas. Demeurer en Europe une année nous sera plus utile que d’étudier, chez nous, pendant cinq années, les livres européens. Comment le progrès a-t-il été introduit chez les Japonais, sinon par ce système ? »

Examinons sur quelle base et en vertu de quels principes, comme recrutement, effectifs, instruction, armement, etc., l’armée chinoise nouvelle, ou, plus exactement, l’armée de l’avenir, en Chine, pourra être organisée.


II

On objecte bien que la Cour, ne perdant pas le souvenir de l’exemple de cette minorité turbulente et factieuse qui, à Pékin, s’appuyant sur les troupes de Tong-Fug-Sian, et, la tenant en quelque sorte prisonnière, lui a imposé une ligne de conduite si fatale aux intérêts de la Chine, hésitera à donner à l’organisation des forces militaires de l’Empire une trop grande extension et évitera de créer des armées qui pourraient être un péril pour la dynastie. Mais le danger auquel la Chine vient d’échapper, de se voir démembrée et partagée entre les Puissances, celui dont elle se voit encore menacée par les convoitises de certaines d’entre elles qui visent plus particulièrement les provinces riches et fertiles de la vallée du Yang-Tsé-Kiang, sont autrement pressans et redoutables, d’autant plus que la Cour, très circonspecte et prudente, assurée de la fidélité de l’élément mongol et de l’élément mandchou, qui constitueront toujours le plus fort contingent des troupes composant sa garde personnelle, la défense de la capitale chinoise et celle de la province du Pe-tchi-li, saura, sans doute, apporter à la nouvelle organisation le tempérament nécessaire pour éviter un écueil dont la dynastie actuelle a, de tout temps, réussi à se préserver. Et d’un autre côté, les événemens dont la Chine vient d’être le théâtre, à l’occasion du mouvement boxer, ont démontré à la Cour de Pékin qu’elle pouvait avoir une entière confiance non seulement dans ces troupes dynastiques mais aussi dans les armées chinoises, proprement dites, dont le loyalisme et le dévouement ont été sur tous les points absolus.

Il en est qui objectent encore, pour démontrer l’impuissance de la Chine à devenir un État militaire de premier ordre, que les Célestes ne forment point une entité nationale, que le mot « patrie » n’existe pas dans leur langue, etc. Cet argument, qui serait peut-être applicable, dans une certaine mesure, aux populations de l’Inde, en raison de la diversité de races, de religions, de mœurs, d’intérêts, etc., qui les sépare, est sans valeur à l’égard d’une agglomération de 400 millions d’habitans qui ont les mêmes idées, les mêmes coutumes, le même mode d’existence, le même culte des ancêtres, la même écriture et une législation qui leur est commune depuis plusieurs milliers d’années ; dont le territoire, dans ses limites naturelles, présente une véritable unité géographique ; et surtout où tout sujet, s’il se distingue par son savoir et par sa supériorité intellectuelle, dans les concours successifs auxquels prennent part les lettrés, peut atteindre aux plus hautes dignités. Il ne faut point en douter, malgré l’opinion contraire de quelques écrivains, le nationalisme chinois, qu’on sentait, depuis les campagnes de 1841, de 1859 et de 1860, comme couver a l’état latent dans la masse des Célestes, s’est aujourd’hui réellement affirmé. Déjà, peu de temps avant les derniers événemens, dans son manifeste du 21 novembre 1899, l’Impératrice de Chine avait proclamé les résultats que l’on pouvait en attendre au cas d’une guerre prochaine : « Lorsqu’on a un pays comme le nôtre, disait-elle, un territoire aussi étendu, de telles ressources naturelles, des centaines de millions d’habitans, si chacun tient à prouver son loyalisme et son patriotisme, qui peut avoir peur de l’étranger ? » Cette explosion populaire de sentimens de haine qui éclata naguère, du nord au sud de la Chine, aux cris de : « Mort aux étrangers ! » — le cri de ralliement des races qui se soulèvent pour lutter pour leur indépendance — est une manifestation frappante de ce nationalisme[5].

Nous n’irons point toutefois jusqu’à soutenir que, dans cette vaste fourmilière humaine que forme la Chine, tous les Célestes soient susceptibles de comprendre, au même degré, ce sentiment de patriotisme. Dans ce peuple où abondent les coolies sans travail, les mendians, les déshérités de tout ordre vivant au jour le jour[6], les ennemis de la dynastie mandchoue, les lettrés sans emploi déçus dans leurs ambitions, les soldats licenciés obligés de chercher leur subsistance dans l’exercice de la piraterie, etc., le nombre est grand des gens qui ne demandent qu’à grossir les bandes des mécontens, telles que celle des Boxers qui subsiste encore sous des dénominations diverses, sur différens points du territoire, ou bien les bandes de rebelles telles que celle dont étaient formés les Taï-Pings, etc. Le nombre est grand également, des élémens que l’étranger peut recruter, s’attacher par l’appât du gain, organiser en corps indigènes et même, opposer, à un moment donné, à leurs compatriotes. De même, on n’empêchera jamais les Chinois unis à des commerçans, à des missionnaires, etc., par les lions de la reconnaissance, de la foi, ou d’un puissant intérêt, à rester fidèles, en toute circonstance, aux étrangers auprès desquels ils se sont groupés et avec lesquels ils se considèrent comme solidarisés. Mais, si une guerre générale, un appel aux armes pour la défense de l’indépendance du territoire, tel que celui contenu dans le décret du 21 juin 1900, de l’empereur Kouang-Tsu, si une véritable levée en masse venait à être décrétée par la Cour après s’être assurée, au préalable du concours entier des vice-rois, des mandarins, des lettrés, etc., il n’est point douteux que le nombre des Chinois qui feraient défection à la cause nationale serait alors considérablement réduit.

On objecte encore, et en apparence avec plus de raison, que le Chinois n’a ni l’instinct guerrier ni l’esprit militaire et qu’il deviendrait, par conséquent, très difficile, si on y était obligé par les circonstances, d’arriver à inspirer le goût du métier militaire à la masse des Célestes ; que la condition du soldat y est méprisée de la part des lettrés, de sorte que l’armée ne sera pas susceptible de réels progrès tant qu’elle se composera d’officiers de fortune, sans prestige, ou de bacheliers militaires sans instruction professionnelle, et d’hommes recrutés dans la partie flottante des villes, la lie de la population.

Nous répondrons, tout d’abord, qu’il ne nous paraît nullement désirable, dans l’intérêt même de cette puissance, de voir y revivre cet instinct guerrier qui fait la force d’autres nations, et que la Chine a possédé, tant qu’elle eut à soutenir la longue série de luttes que demanda l’établissement de sa domination sur les petits États aux dépens desquels l’Empire se fonda. Lorsque l’accroissement rapide de sa population fit à la Chine une inéluctable nécessité de trouver dans le travail de la terre la subsistance commune, ses législateurs s’attachèrent, avec raison, à fixer l’habitant au sol, à lui inculquer l’amour de l’agriculture, à lui faire perdre le goût des aventures et à détruire par tous les moyens cet instinct guerrier auquel la Chine était, il est vrai, redevable de sa première prospérité et de sa grandeur, mais qui, dans la voie des aspirations civilisatrices et intellectuelles où ses lettrés l’avaient engagée, lui paraissait un vestige de la barbarie des tribus primitives et, en quelque sorte, un encouragement, pour ceux qu’animait cet instinct, à un retour à l’existence nomade, plus facile, de ces tribus.

Cet instinct guerrier n’existait point non plus, naguère, à un haut degré, dans la population japonaise, avec laquelle on compare fréquemment la race chinoise, lorsque l’on recherche les causes des progrès immenses accomplis par les îles du Soleil Levant dans l’organisation de leur armée, et celle de la lente transformation avec laquelle on procède, en Chine, à cette organisation. Au Japon, en effet, le métier des armes était, jusqu’au milieu du siècle qui vient de finir, le privilège exclusif de la caste des « Samouraïs » ou « Nobles, » — nos seigneurs féodaux du moyen âge, — et des hommes d’armes qu’ils levaient sur leurs terres. Dans ces conditions, si, loin d’être un objet de mépris, comme en Chine, le guerrier y était respecté, d’autre part, le paysan japonais comme l’artisan, spécialisés chacun dans son métier, — qui formaient la presque-totalité de la population, — n’avaient point, cependant, naguère encore, un goût bien vif pour le service militaire : la loi de la conscription y fut considérée, en effet, comme un lourd sacrifice par le plus grand nombre, et c’est l’exemple donné par leurs Samouraïs, qui briguèrent l’honneur de commander les troupes nouvelles, et, encore plus, le retentissement produit par les premières victoires sur l’armée chinoise, qui amenèrent un changement dans les dispositions d’esprit de la nation et procurèrent à l’armée japonaise le prestige et la popularité dont elle jouit aujourd’hui.

En Chine, tout a été fait, au contraire, on le sait, pour extirper à jamais cet instinct guerrier. Pour permettre au gouvernement de maintenir plus efficacement son autorité sur une population dépourvue de tout moyen de défense, le port et l’usage par d’autres que par des soldats, et la fabrication, en dehors des établissemens de l’État, de tout objet susceptible d’être employé comme arme de guerre, furent de tout temps prohibés sous peine de mort[7]. C’est ainsi qu’en Annam, où cette mesure était également en vigueur, les malheureux habitans des villages, au moment où se fonda notre établissement de l’Indo-Chine, ne disposaient, pour se défendre contre l’attaque des pirates ou contre celle des tigres, que de bambous dont l’extrémité avait été taillée en pointe et durcie au feu[8]. Ce désarmement systématique des populations fut ainsi l’un des puissans moyens de gouvernement des administrateurs chinois. Signalons que la prudence des mandarins en cette matière fut toujours excessive, à tel point que l’on est tenté de se demander si ce ne serait point pour obéir à une préoccupation de cette nature que la résolution aurait été suggérée, par ceux qui ont organisé le mouvement boxer, — avec la complicité sinon sous la direction des mandarins, — de faire rejeter, par les adeptes de cette secte, l’emploi de toute arme autre que l’arc, le sabre ou la lance, assurés qu’ils croyaient être de pouvoir, grâce à cette ruse géniale, réduire aisément ce mouvement populaire, le jour où il deviendrait un danger pour l’État. Cette assertion n’a rien d’invraisemblable : elle rentre assez dans l’ordre de« certaines conceptions, dénuées de sens pratique, qu’on met au compte des mandarins. En tout cas, c’était placer les malheureux Boxers en mauvaise posture en face des étrangers armés de fusils à tir rapide.

Il ne faut donc pas douter que cet instinct guerrier, que les législateurs se sont appliqué de tout temps à déraciner du cœur des Chinois, ne tarderait pas à se réveiller dans les masses si on faisait appel à ce sentiment en vue de la constitution d’une nombreuse armée chinoise. Il est même permis d’affirmer, d’après les documens qui ont été publiés sur ces questions, que les vice-rois ont toujours trouvé, — notamment quand ils s’adressaient, comme nous l’avons dit, à certaines provinces réputées encore aujourd’hui pour belliqueuses, — les élémens pour former autant de corps de volontaires qu’ils l’ont désiré. Dans la guerre sino-française, des compagnies, des bataillons venaient ainsi du Hou-Nan, entièrement constitués, cadres et soldats, pour se mettre à la disposition du commandant de l’armée de la frontière. En conséquence, sans compter les Mongols et les Mandchous, dont le goût naturel pour l’état militaire fait en quelque sorte de chaque individu un soldat, la Chine offrira toujours un réservoir inépuisable pour le recrutement volontaire de tous les hommes qui lui seraient nécessaires pour la constitution de ses armées. Sans avoir besoin de recourir au service obligatoire, la Chine a donc toujours possédé et trouvera encore, quand le besoin s’en fera sentir, pour l’organisation de ses armées nouvelles, le nombre. Mais d’autres l’ont dit avant nous : La Force, c’est-à-dire la Victoire, n’est que le résultat du nombre et de la valeur du nombre. Ce n’est donc point seulement de la quantité, aujourd’hui surtout, qu’il importe de se préoccuper quand il s’agit de créer des armées puissantes, que de la qualité, c’est-à-dire du bon recrutement et de la solide instruction professionnelle de leurs élémens : hommes de troupe, cadres subalternes, états-majors, haut commandement[9].


III

Ayant acquis la conviction qu’une armée n’est réellement puissante et capable de vaincre qu’autant qu’elle peut s’appuyer sur la confiance et sur le respect de la nation dont elle est chargée de garantir la sécurité, quelques-uns des grands mandarins qui sont à la tête du mouvement progressiste, n’ont pas hésité à proclamer, comme première condition du relèvement de l’armée chinoise, la nécessité de remettre d’abord en honneur la profession des armes. Ils ajoutent que le plus sûr moyen d’opérer ce revirement dans l’opinion publique est d’exiger que, désormais, les officiers soient à la hauteur de la mission qui leur est confiée, et que les soldats, au lieu d’être pris dans la lie de la population, et par suite portés souvent, lorsque l’appât du pillage les y pousse, à fraterniser avec les rebelles ou avec les Boxers — dont, aujourd’hui, le but principal, pour la plupart, n’est autre qu’une tentative dissimulée de brigandage, — soient eux-mêmes recrutés avec un soin tout particulier, au double point de vue des conditions physiques et morales.

La mesure prise par Tcheng-Tchi-Tong, dans le Ou-Tchang, qui impose aux mandarins de placer un de leurs enfans dans les nouvelles écoles militaires pour rehausser le prestige du métier des armes, et aussi celle qui consiste à exiger que tout engagé volontaire sache lire et écrire et sorte d’une famille honorable ne tarderont point vraisemblablement à être généralisées dans le reste de l’Empire chinois. Il en sera de même des mesures qui ont pour objet de rejeter de l’armée les joueurs et les fumeurs d’opium, ces dissolvans par excellence de la discipline dans les armées de l’Extrême-Orient, au même titre que les ivrognes dans les armées d’Europe ; et enfin des dispositions en vigueur dans quelques corps et dont le but est de chercher à fortifier l’éducation morale du soldat. Et, de fait, Yuan-Shi-Kaï, le vice-roi actuel du Pe-tchi-li, est entré déjà dans cette voie ; il ne veut pour son armée que des hommes de vingt à vingt-cinq ans, de haute taille, sachant lire et écrire les caractères, et dont les villages qui les fourniront, devront, selon le mode de recrutement oriental, garantir la moralité. Ce mode de recrutement est de nature à soulever le mécontentement des familles aisées, qui sont ainsi plus particulièrement mises à contribution pour la formation de ces contingens, mais l’on ne peut méconnaître que si son application était réellement poursuivie, il ne contribuât puissamment à la formation d’une armée sérieuse, possédant les élémens de bons cadres.

Il s’agit, de plus, de trouver les moyens de donner à ces cadres, comme à la troupe, l’instruction spéciale qui leur est aujourd’hui plus indispensable que jamais en vue de la meilleure utilisation possible des ressources que la science met à la disposition de l’art de la guerre. Il faut encore souder entre eux tous ces élémens par cet esprit de solidarité qui réunit, comme en un faisceau, en vue d’un objectif commun, toutes les volontés, tous les efforts, toutes les intelligences ; développer chez tous et l’amour du métier, et le culte de la patrie, de l’honneur et du devoir, tous ces sentimens qui embrasent les cœurs d’un souffle ardent et font les armées victorieuses ; il faut, en un mot, pénétrer l’armée chinoise de l’esprit militaire.

Le soldat chinois pourra acquérir une instruction militaire suffisante par les moyens actuellement employés dans quelques-uns des corps de nouvelle formation, si toutefois on attribue à l’instruction du tir de l’infanterie, — tirs individuels et tirs de combat, — et, plus encore, à l’instruction pratique de son personnel d’artillerie, — nombreuses exécutions d’écoles à feu et autres exercices de tirs de guerre, — qui sont des parties faibles de l’instruction militaire des Orientaux, en général, et des Chinois en particulier, une plus grande importance. « Faites faire de très nombreux exercices à feu et tirer à la cible, ordonnait souvent Napoléon à ses généraux. Faites confectionner des cartouches en nombre suffisant, leur recommandait-il, pour que les soldats puissent exécuter tous les jours des exercices à feu et tirer à la cible. » L’attention des chefs de l’armée doit être portée spécialement sur cet objet. La bonne exécution des marches, des manœuvres à rang serré et en ordre dispersé, la souplesse du corps et l’adresse, — ainsi que le montrent les nombreux documens que nous avons pu recueillir pour établir notre opinion sur la valeur générale des élémens de cette armée, — sont obtenues facilement des sujets de race chinoise. La docilité, la sobriété, l’endurance, le mépris de la mort, sont, d’autre part, des qualités qu’on ne saurait leur dénier.

Cet avis était déjà, en 1897, celui de Mgr Favier dans le volume qu’il fit paraître sous le titre : Péking. On y lisait notamment : « Depuis une quinzaine d’années, les mandarins intelligens, spécialement le vice-roi Li-Hung-Tchang, ont essayé de former des troupes sur le modèle européen et y ont, en partie, réussi ; bien armées, sévèrement disciplinées, proprement tenues, habitant des camps retranchés ou des forteresses, ces troupes ont fait plusieurs fois l’admiration des officiers européens qui les voyaient manœuvrer. Près de cent mille hommes ont été ainsi exercés et auraient représenté une force réelle, car la bravoure ne leur manque pas, s’ils avaient été commandés par des officiers instruits et que l’intendance eût fonctionné régulièrement. » Gordon avait, de son côté, exprimé une opinion semblable au sujet de l’aptitude du Chinois à faire un bon soldat : « Il faut en finir, écrivait-il, à la suite du commandement qu’il exerça dans l’armée chinoise ; il faut en finir avec la vieille légende de la poltronnerie du soldat chinois, qui demande seulement à être bien commandé. La régularité de ses habitudes, si remarquable en temps de paix, fait place, en campagne, à une audace voisine de l’imprudence. Son intelligence et son excellente mémoire en font un très bon sous-officier, la froideur de son tempérament et son calme imperturbable ne sont pas des qualités moins précieuses. Physiquement, il n’est peut-être pas en moyenne aussi robuste que l’Européen, mais il l’est beaucoup plus que les autres races de l’Orient. Une modeste ration de riz, de légumes, de poisson salé et de porc lui suffit pour supporter les plus grandes fatigues, soit dans un climat tempéré, soit dans les régions tropicales qui ont bientôt raison de l’énergie européenne. »

Ce portrait est celui du soldat chinois qui a été instruit ou qui combat sous les ordres d’Européens, de celui qui a ainsi acquis l’esprit militaire ; c’est le portrait, aussi, du Pavillon noir, ou du pirate de la frontière tonkinoise, en un mot, du Chinois qui a fait la guerre. Il n’est point douteux que les soldats exercés aujourd’hui à l’européenne, des armées du Pe-tchi-li ou des deux Tsiang, ne soient susceptibles, bien encadrés, de fournir d’excellentes unités de campagne.


IV

Mais, s’il est relativement aisé à la Chine, en faisant appel surtout au concours d’instructeurs étrangers, de se procurer rapidement des soldats et des cadres inférieurs, en nombre suffisant et suffisamment exercés et disciplinés pour constituer les élémens, en infanterie, artillerie et cavalerie, de bonnes unités de campagne, il en est tout autrement lorsqu’il s’agit de développer au même degré la valeur professionnelle des officiers, principalement de ceux qui sont destinés au haut commandement et de ceux qui doivent composer aux armées les différens états-majors.

Pour les grades d’officiers subalternes, les Ecoles militaires spéciales chinoises sont susceptibles de fournir un recrutement convenable, à la condition que dans ces écoles, pendant un certain nombre d’années, et aussi dans les corps, la direction de l’instruction militaire pratique soit confiée à des officiers des armées occidentales. Pour la plupart des officiers destinés aux états-majors et au haut commandement, une connaissance plus approfondie des procédés d’instruction, de la tactique de combat, etc., des armées étrangères, leur devient indispensable. Afin d’acquérir ce complément d’instruction, chaque année, de jeunes officiers, choisis après une période de service régimentaire, parmi ceux qui se sont le plus distingués par leur savoir et par leurs aptitudes militaires, devront être désignés pour se rendre à l’étranger ; ils y effectueront un séjour de quelques années au cours duquel ils obtiendront des Puissances amies la faculté de suivre les cours de leurs écoles militaires spéciales ou supérieures, d’effectuer des stages dans des régimens de différentes armes, de prendre part à leurs grandes manœuvres. Dans ces situations diverses ou placés en qualité d’attachés militaires, auprès des représentans de leur gouvernement, ils arriveront ainsi, comme le firent les Japonais, à se mêler à la vie militaire du monde occidental. Ce seront là des sacrifices qui grèveront un peu le budget de la guerre chinois, mais l’adage : « Qui veut la fin veut les moyens » a la même vérité en Chine qu’ailleurs ; et n’est-il pas cent fois préférable, pour une nation, de consacrer chaque année quelques millions à la préparation à la guerre et d’être en état d’assurer honorablement la défense de son territoire, que d’être mise dans l’obligation d’en payer, par exemple, 1 500 à la fois, ainsi que cela vient d’arriver à la Chine, à titre d’indemnités à d’autres puissances ? En attendant, la première réforme à accomplir par le nouveau mandarinat militaire, devra consister à s’affranchir d’un certain nombre de préjugés, de procédés, d’usages séculaires auxquels se heurte, pour ainsi dire, en Chine, chaque disposition de la nouvelle éducation militaire.

Ainsi, le service actif qui incombe à l’officier ne peut vraiment point s’accommoder de cette stricte obligation de l’étiquette qui ne permet pas à un mandarin, si peu gradé qu’il soit, de s’occuper des détails matériels de la vie, de frayer avec ses inférieurs et, pour le moindre déplacement, de sortir, sans déchoir, en quelque sorte, aux yeux de tous, autrement qu’en palanquin ou en chaise à porteurs, et entouré de cette armée de satellites qui forme le cortège obligé de tout fonctionnaire. L’officier se trouve, au contraire, dans la nécessité, pour le bon exercice de son commandement et par la nature même de ses devoirs, de rechercher le contact permanent de la troupe, afin d’acquérir la connaissance pratique de ses besoins, du maximum d’efforts qu’il est en droit, le cas échéant, d’exiger d’elle. En manœuvres et en campagne, tantôt à pied, tantôt à cheval, il doit ainsi vivre sans cesse de la vie du soldat, être prêt à lui donner l’exemple de l’endurance, du mépris de la mort, et à être en mesure de faire sentir son action personnelle, au moment opportun, jusqu’au dernier degré de l’échelle.


V

Parallèlement à l’application des réformes concernant le recrutement et l’instruction professionnelle des officiers et des troupes de toutes armes : infanterie, artillerie, cavalerie, génie, etc., qui constitueront sa nouvelle armée, la Chine devra procéder à l’organisation des différens services qui, dans toute armée régulière, sont les auxiliaires indispensables du commandement.

Déjà, elle possède sur plusieurs points, ou elle est en train de créer, des arsenaux qui lui fourniront des canons, des fusils et des munitions de guerre en nombre aussi grand que l’exigeront les besoins de son armée et de sa marine militaire. D’autre part, des essais d’organisation d’un service de santé, d’un service vie subsistances, d’un train des équipages, etc., sont tentés sur différens points. Avant même la dernière campagne de Chine, quelques corps de réguliers possédaient, mais simplement à l’état rudimentaire, il est vrai, un matériel et un personnel d’infirmiers et de brancardiers pour assurer l’enlèvement des blessés sur le champ de bataille et leur transport à l’arrière[10].

Un service régulier de subsistances de l’armée, une administration des deniers et des matières, un contrôle financier des dépenses militaires, pour le temps de paix comme pour le temps de guerre, doivent faire également l’objet d’une prompte organisation de la part du gouvernement de l’Empire du Milieu. Pour cet objet tout y est à créer ou à remanier profondément. La sobriété du Chinois, la facilité pour les troupes indigènes de trouver, d’ordinaire, sur place, les vivres nécessaires à leur subsistance et celle de pouvoir rapidement concentrer des approvisionnemens de toute sorte sur les théâtres présumés des opérations, grâce à la multitude des canaux qui sillonnent le territoire du Céleste-Empire, ont permis, jusqu’à ce jour, aux commandans des corps chinois, composés, d’ordinaire, d’effectifs peu nombreux, de satisfaire tant bien que mal, mais plus souvent mal que bien, aux besoins de cet ordre, par le moyen de mesures de circonstance. On connaît ces mesures : les corps de l’ancienne armée sont accompagnés par un tao-taï, sorte d’intendant, qui est chargé de nourrir et de solder les troupes. Le plus souvent, c’est aux dépens des habitans, pressurés sans merci, que la subsistance de ces troupes est assurée. Lorsque ces derniers ne se prêtent point de bonne grâce à ces réquisitions, ou bien lorsque le pays où l’on opère est pauvre, le soldat chinois pourvoit alors lui-même à ses besoins par la maraude et par le pillage. De plus, l’armée chinoise vient d’en faire l’épreuve, l’on n’est point toujours maître du choix du lieu des opérations, et les troupes qui peuvent se trouver dans l’obligation d’opérer dans certaines régions montagneuses, — ce qui fut le cas des opérations qui se déroulèrent, en 1901, sur les frontières du Chen-si. Privées alors de ces nombreux moyens de communication, les troupes doivent avoir à leur suite un service de transports facile et régulier qui puisse assurer leurs divers besoins. Ce sont, selon la nature du pays, ici, des charrettes, là des mulets de bat ou des chameaux, sur d’autres points, des brouettes chinoises, des coolies, etc. Un bon service de l’intendance pourvoira ainsi aux besoins de l’armée dans ces divers cas.

En ce qui concerne l’administration même et le contrôle des dépenses de l’armée, nous savons bien qu’en Chine, le pays du formalisme, les règles les plus minutieuses président à la perception et à l’emploi des deniers publics en vue de leur protection contre les concussions et autres malversations de tout ordre ; et aussi, que les châtimens les plus sévères sont édictés contre les auteurs de crimes et délits de cette nature. Mais nous savons également que l’on a pu dire, sans être démenti, qu’il n’est point de pays, pour des raisons diverses, où la dilapidation des finances publiques s’exerce avec autant d’impudence et de cynisme. Mgr Favier écrivait, en 1897, en parlant des efforts tentés par Li-Hung-Chang pour la formation de troupes instruites à l’européenne :

« Ici encore la vénalité et l’amour du lucre sont venus paralyser ces premiers efforts. Tel mandarin avec deux barils de poudre européenne en faisait douze, et l’on s’étonnait que le boulet ne sortît pas de l’âme du canon ! Tel autre exigeait pour lui-même le tiers de la valeur d’une commande, et acceptait des armes défectueuses. On passait l’inspection d’un fort, 2 000 hommes bien tenus s’y trouvaient ; mais, pendant que l’inspecteur déjeunait, on les faisait passer dans un autre fort, puis dans un troisième, et ces 2000 hommes comptaient pour 6 000. On allait examiner le magasin à obus ; le premier rang était réel, les autres, en carton recouvert de papier argenté ! Ces détails suffisent pour faire comprendre comment l’armée et la flotte chinoise ne purent soutenir la lutte contre le Japon. Si la Chine moralisait ses fonctionnaires, faisait instruire ses officiers, payait ses troupes, si, en un mot, elle voulait prendre réellement l’Europe pour modèle, la richesse de son sol et le nombre de ses habitans lui permettraient d’avoir, en peu d’années, une flotte redoutable, une infanterie excellente et la plus nombreuse cavalerie du monde. »

On portera le fer rouge dans la plaie par l’application des peines édictées contre ceux qui dilapident la fortune publique : par la création d’un bon corps d’administrateurs militaires et de contrôleurs financiers, dont la tâche sera de mettre fin à ces abus, de supprimer ces « passe-volans, » institution qui fleurissait dans nos armées à une époque qui n’est pas encore bien éloignée ; d’assurer le paiement régulier de la solde et l’observation stricte, de la part de l’Etat, des autres obligations contractées par lui vis-à-vis de ceux qui le servent : toutes causes qui, autant qu’une bonne instruction professionnelle, concourent à l’établissement de la discipline, à donner aux officiers et aux soldats les sentimens mutuels de confiance et de devoir qui créent la solidarité militaire, et contribuent ainsi à la constitution des armées puissantes et valeureuses ! Il ne se trouvera plus alors de chefs qui, en pleine période de paix, éprouvent la crainte incessante, — comme nous avons eu l’occasion quelquefois de le constater sur les frontières méridionales de la Chine, dans certains corps chinois dont les officiers avaient cependant pour nous la plus vive sympathie, — de voir leurs hommes, armés de bons fusils à tir rapide, déserter sous un prétexte quelconque, le plus souvent un simple retard dans le paiement de leur solde, par petits corps, pour aller se livrer à la piraterie, pour leur propre compte, en territoire national ou sur le territoire voisin ; ni non plus des commandans de camps de cavalerie être dans l’obligation, quand ils équipent leurs hommes pour la manœuvre, de ne les faire évoluer que dans une zone où ils puissent les suivre du regard, dans la crainte que, s’ils les perdent un instant de vue, ceux-ci ne viennent à disparaître aussitôt avec armes et bagages. Dans le courant de l’année 1899, un officier, invité par l’un des généraux de Yuan-Shi-Kaï à venir assister aux évolutions d’un régiment de cavalerie, dans un camp situé à proximité de Tien-Tsin, complimentait ce chef sur l’habileté de ses cavaliers à manier leur monture et à manœuvrer à rangs serrés ; mais tous les mouvemens étaient exécutés sur un espace restreint, une sorte de champ de course. Afin de chercher à se rendre compte de la manière dont les cavaliers chinois entendaient et exécutaient le service d’exploration, il lui demanda d’envoyer un groupe de cavaliers à un village situé à quelques kilomètres de distance, pour en effectuer la reconnaissance. « Si je commettais cette imprudence, lui répondit le général chinois, je ne reverrais plus ces hommes, qui se hâteraient d’aller vendre leurs chevaux et leur équipement sur le premier marché voisin. » Le bon recrutement effectué aujourd’hui sur quelques points de la Chine, sous la responsabilité des villages, mettra l’autorité militaire à l’abri de pareilles surprises.


VI

Une question, d’ordre moral également, se pose encore à l’égard de ces armées chinoises de l’avenir. Ces armées sont-elles susceptibles de s’assimiler, avec les élémens de la science militaire des Européens, les principes du droit international qui règle les rapports des armées des puissances de l’Occident ?

Les troupes chinoises et, plus particulièrement, en raison de leurs attributions de police, les milices placées sous les ordres des administrateurs ont pris, vraisemblablement, leur part, en toute circonstance, de toutes les cruautés et de tous les massacres qui accompagnèrent les explosions d’indépendance dont, dans le siècle dernier, le Céleste-Empire fut le théâtre. Cependant, nous n’avons jamais trouvé, dans aucune relation, de récits de l’emploi qui aurait été fait, par les réguliers, à l’égard de leurs prisonniers, — comme ce fut souvent le cas de la populace à l’égard des victimes tombées entre ses mains, — de ces supplices raffinés édictés par les lois chinoises. Aussi estimons-nous que c’est principalement comme moyen d’action sur le moral de ses soldats, en vue de frapper leur esprit et pour les effrayer sur les conséquences auxquelles les exposerait une défaillance, que le commandant en chef de l’armée japonaise s’exprimait de la manière suivante, au mois de septembre de l’année 1894, dans la proclamation qu’il adressait à ses troupes, à l’ouverture de la guerre sino-japonaise :

« L’ennemi a un caractère cruel et féroce ; si, dans les combats, vous avez le malheur de devenir ses prisonniers, il vous fera subir certainement des souffrances atroces, plus terribles que la mort, et vous fera mourir, après cela, par les procédés les plus barbares et les plus inhumains. Défendez-vous donc de devenir ses prisonniers, quelque périlleux que soit le combat à soutenir. Ne reculez pas devant la mort. »

« Les soldats japonais qui sont faits prisonniers, non seulement sont privés de tout secours, mais ils s’exposent aux massacres et aux mutilations les plus atroces, » déclarait également, en 1895, au cours de cette guerre, un membre de la Société de la Croix-Rouge du Japon.

Au reste, si les grandes puissances procédaient elles-mêmes, chacune en ce qui la concerne, à un examen scrupuleux de conscience, quelle est celle d’entre elles qui pourrait se flatter de n’avoir jamais manqué aux principes du droit des gens ou du droit international ? et déclarer que ses soldats ont eu, toujours et en toute circonstance, au point de vue de l’observation de ces mêmes droits à l’égard des populations ou des armées vaincues, une attitude absolument exempte de tout reproche, non seulement dans le cas d’expéditions dirigées contre les tribus sauvages des différentes parties du monde, mais même dans les guerres poursuivies entre États civilisés ? C’est que les instincts sanguinaires de la brute, qui sommeillent au fond du cœur de chaque créature humaine, se réveillent parfois terribles dans l’ardeur de ces luttes, surtout dans la fureur des mêlées auxquelles elles donnent lieu, en même temps que le sentiment de la conservation pousse le soldat à frapper aveuglément tout ce qu’il croit susceptible d’être encore en mesure de lui nuire. Le sang-froid des chefs, le rappel aux sentimens de générosité et de clémence envers le vaincu, remettent promptement les égarés et les exaltés dans le droit chemin. Ce que nous désirons simplement faire ressortir c’est que, sur ce grand nombre de crimes qui ont naguère ensanglanté la Chine[11], il en est peu d’imputables directement à son armée ! Dans cette campagne, différens faits peuvent, au contraire, être cités à l’honneur de cette armée, car ils dénotent, de la part des chefs, une plus haute conscience qu’on ne se l’imagine communément, de leurs devoirs militaires et sociaux.

Et d’abord, son loyalisme envers les contingens alliés : la colonne Seymour, même après ses premiers engagemens contre les Boxers, a pu côtoyer, en effet, pendant plusieurs jours, des régimens de réguliers, sans être l’objet, de leur part, d’aucune manifestation hostile. Les actes d’hostilité n’ont commencé qu’après l’attaque, par nos escadres, des forts de Takou, attaque qui a été considérée par l’armée chinoise comme une déclaration de guerre.

En second lieu : le loyalisme de cette armée envers la Cour de Chine. Les troupes chinoises n’ont pas hésité, au début, sur nombre de points, à combattre les Boxers — comme perturbateurs de l’ordre public, — malgré la complicité des populations et des lettrés qui faisaient cause commune avec eux. L’on sait, en outre, que nombre de chrétientés, notamment des chrétientés indigènes, n’ont dû leur salut qu’à la protection qui leur a été assurée par les réguliers contre les Boxers.

Nous croyons devoir donner ci-après le récit de l’une de ces interventions de l’armée chinoise qui s’est dénouée par une aventure assez singulière : Le 5 août 1900, jour du combat de Peitzang, un missionnaire français, le Père Dehus, fut trouvé dans le camp chinois. Ce missionnaire raconta qu’il administrait une chrétienté, à vingt kilomètres environ au Nord-Est de Yang-Tsoun, au moment de l’explosion du mouvement boxer. Aux premiers troubles, il réunit dans un village catholique un millier environ de chrétiens indigènes et, grâce à quelques vieux fusils qu’il avait pu se procurer, il put tenir tête à toutes les attaques dont il fut l’objet de la part des Boxers des environs. Un général chinois, chargé du maintien de l’ordre dans cette région, se présenta avec de nombreux réguliers devant ce village. Il somma le Père Dehus de renvoyer ses fidèles chez eux, avec la promesse qu’il ne leur serait fait aucun mal ; il assura au Père lui-même la vie sauve et prit l’engagement par écrit de le renvoyer, sous bonne escorte, au consul français à Tien-Tsin. Le 4 août, le Père Dehus fut conduit devant le général Ma, commandant des forces chinoises, à Peitzang, qui lui déclara qu’il tiendrait l’engagement qui avait été pris de le ramener sain et sauf à Tien-Tsin. Le lendemain, il était délivré par l’armée internationale.

Les rapports sur la dernière campagne des Russes, en Mandchourie, de 1900-1901, établissent, de même, que pendant une suspension des hostilités, des soldats russes, faits prisonniers par des détachemens chinois, ont été rendus à leurs officiers sans avoir été l’objet d’aucun mauvais traitement.

Enfin, aujourd’hui, les différens corps d’armée chinoise, de nouvelle formation, portent inscrite sur leur matériel d’ambulance la Croix de Genève, témoignant par l’adoption de cet insigne, qui place leurs blessés sous la protection des lois de la convention internationale, à la fois de la confiance qu’ils accordent à cette œuvre humanitaire par excellence, et de l’engagement qu’ils contractent de se conformer aux diverses obligations qu’elle impose.

L’armée chinoise reconnaît ainsi nettement, en cet ordre d’idées, les bienfaits, la supériorité nous pourrions dire, de la civilisation occidentale, exemple que ne tardera pas à imiter sur bien d’autres points, dès qu’elle sera mieux éclairée sur la mentalité des races occidentales, cette nation qui, si elle compte au nombre de ses lois les supplices les plus odieux comme châtiment de certains crimes, n’en met pas moins, d’autre part, au premier rang des vertus : l’amour du prochain, le culte des ancêtres, le respect de l’autorité, l’affection vouée aux bienfaiteurs de leur vivant comme après leur mort.

Au fur et à mesure qu’elle transformera son organisation, qu’elle perfectionnera ses procédés d’instruction, ses méthodes de guerre, sur le modèle des armées européennes, l’armée chinoise nouvelle s’imprégnera de plus en plus des principes de devoir, d’esprit d’abnégation, de dignité et de confraternité qui servent de règles de conduite dans les rapports de ces armées vis-à-vis des pouvoirs publics ou vis-à-vis des autres puissances ; le contact prolongé, amené par la période d’occupation internationale qui dure encore, aura permis aux grands dignitaires comme aux mandarins civils et militaires d’apprécier à leur haute valeur, comme instruction générale et professionnelle, comme élévation des sentimens, comme supériorité d’éducation, les cadres de ces armées et aura donné aux jeunes gens qui se destinent aux écoles militaires chinoises récemment créées l’ambition de leur ressembler et de les égaler ; la connaissance des sciences que ceux-ci devront acquérir pour pouvoir être à hauteur de leurs fonctions, contribuera à répandre, dans le peuple, les élémens de cette science que les lettrés ont repoussée jusqu’à ce jour comme le plus funeste des présens. Le niveau moral des rangs inférieurs de l’armée se relèvera en même temps sous l’impulsion de tels chefs et grâce, aussi, aux excellentes dispositions prises pour leur recrutement ; — et ce ne sera point une des moindres bizarreries dont la Chine pourra nous donner le spectacle, que de voir un jour cette armée, hier encore si décriée, si méprisée, jouer sur le continent de l’Extrême-Orient ce rôle d’éducatrice morale et sociale des masses, qui est en tous pays celui des armées vraiment dignes de ce nom, et reconquérir ainsi le haut rang que lui assure, dans les institutions publiques, sa mission de gardienne vigilante de l’ordre, de l’honneur de la nation, et de protectrice de ses destinées !


VII

Pour ce qui est du système même d’organisation des forces militaires qui convient le mieux à l’Empire du Milieu, point n’est besoin, à notre avis, — et la Chine l’a bien compris, — de modifier profondément le principe de décentralisation qui a présidé à la constitution de ses anciennes armées des provinces : le seul objectif que les réformateurs doivent et puissent de longtemps se proposer d’atteindre, dans la réorganisation de ces forces militaires, étant un objectif essentiellement défensif, aux besoins duquel la répartition actuelle des petits corps d’armée qui ont été formés sur les points stratégiques importans du territoire répond parfaitement.

Il suffit au gouvernement chinois de doubler, de tripler, selon les éventualités qui sont à redouter dans un avenir rapproché et qu’il est en mesure de prévoir, la force de ces petits corps d’armée, au fur et à mesure des ressources qui lui seront fournies par son recrutement, en prélevant sur le contingent de « l’Etendard Vert » et sur les irréguliers, « Braves » ou autres, les meilleurs élémens en soldats ; et en leur affectant comme cadres des officiers sortis des nouvelles écoles militaires ainsi que les officiers de fortune dits en « expectative » qui se sont le plus distingués dans la dernière guerre[12].

Dans les provinces de l’intérieur et, en général, dans celles où le besoin de ces formations de guerre, sorte de petites armées professionnelles, ne se fait point sentir, les gouverneurs des provinces devront être invités à réorganiser, de leur côté, leurs forces de police, comme commandement, comme armement, et surtout comme recrutement, en rejetant de ces dernières les gens sans aveu qu’elles comprennent, de manière à avoir constamment à leur disposition les moyens suffisans et sûrs pour réprimer promptement toute tentative de piraterie ou de rébellion. La Cour de Pékin ne doit pas perdre de vue que l’agitation entretenue, à dessein, dans certaines de ces provinces, sert à merveille les prétentions des mandarins qui luttent sourdement contre l’application de toute réforme — administrative, financière, militaire — et contre la réalisation de tout progrès, notamment en ce qui concerne l’extension des moyens mettant la Cour de Pékin en communication rapide avec le reste de l’Empire. Elle s’est bien rendu compte que l’hostilité de la plupart d’entre eux provient moins encore de leur aversion pour tout ce qui tend à modifier l’ancien état de choses établi que de la crainte où ils sont du danger que l’application de ces réformes fait courir à leurs intérêts personnels. Cette agitation, — nous l’avons déjà fait ressortir, — peut servir également les vues des puissances qui ne demanderaient qu’une occasion propice pour intervenir dans les affaires de la Chine, sous prétexte de réclamation d’indemnités comme dédommagement des torts qui pourraient être causés à leurs nationaux au cours de ces soulèvemens.

Si le besoin se faisait sentir, dans l’avenir, du groupement d’un certain nombre de ces petits corps d’armée sur un point du territoire, leur concentration pourrait s’opérer bientôt dans des conditions de rapidité incomparablement meilleures que par le passé : le développement considérable des voies télégraphiques et des voies ferrées dont les Européens, avec une hâte fébrile, sont en train de doter l’Empire du Milieu, devant servir, en effet, à merveille, à faciliter ces concentrations de troupes. En même temps, l’établissement de tous ces moyens nouveaux de communication aidera à augmenter progressivement l’autorité du pouvoir central, qui se trouvera bientôt, grâce à ces moyens, en relations rapides avec les points principaux de l’Empire.

Ainsi donc, il ne nous paraît point indispensable que, dès le temps de paix, tout au moins dans cette période de transition où elle se trouve aujourd’hui, la Chine constitue une grande armée nationale sur les bases que comporte l’organisation de nos armées de l’Occident. Il importerait toutefois, d’ores et déjà, d’instituer auprès du gouvernement un rouage destiné à permettre d’assurer, dans de bonnes conditions, la réorganisation générale de ses forces militaires, la préparation des plans de défense du territoire, et, le cas échéant, la mobilisation et la prompte concentration de quelques-uns de ces corps d’armée provinciaux, leur emploi rationnel et le fonctionnement de tous les services que cet emploi entraînerait. Nous voulons parler de la création, à Pékin, d’un comité supérieur de la défense, sorte de grand état-major général de l’armée et de la marine qui, grâce à une haute direction qui s’exercerait notamment par l’impulsion donnée à l’instruction professée dans les écoles militaires et navales, par de fréquentes inspections des corps d’armée provinciaux, etc., établirait, entre ces différentes petites armées, une unité de doctrine et une cohésion suffisantes pour tirer de cette organisation le meilleur parti possible.

Nous ajouterons que, pour cette période de transition, qui constitue, nous le répétons, l’une des situations les plus critiques que l’Empire chinois aura eu à traverser, en raison des intérêts de toute sorte qui s’agitent autour de la question d’Extrême-Orient : — convoitises mal déguisées de certaines puissances visant de nouveaux accroissemens territoriaux, — méfiance qu’inspire à certaines autres la réorganisation des forces militaires des Célestes, sous les conseils sinon sous la direction d’élémens étrangers ; — embarras graves qui peuvent surgir de l’application des réformes dans la voie desquelles le gouvernement semble résolument s’engager, — que, si l’orgueil chinois voulait fléchir devant les enseignemens que comporte l’histoire de ces cinquante dernières années, la Chine se hâterait de confier à une puissance amie la mission de l’organisation de cet organe essentiel, de ce Grand Conseil ou état-major général oui devrait, au début tout au moins, être constitué au moyen d’élémens européens et d’élémens nationaux[13]

Il ne manquerait certes point, dans les armées occidentales, d’officiers généraux et supérieurs, expérimentés, possédant toutes les qualités requises et qui, nouveaux Gordon, par dévouement, se laisseraient tenter par la grandeur de ce but. Cette collaboration intime des élémens de l’Orient et de l’Occident, ayant pour premier objectif de travailler à mettre la Chine en état de pouvoir compter bientôt sur une armée assez forte pour n’être plus exposée à avoir à redouter les convoitises d’une puissance isolée, ferait plus que toutes les guerres dont l’ouverture de la Chine aux idées modernes a été la cause ou le prétexte, pour amener la bonne harmonie des relations entre ces deux parties du monde. Elle permettrait à la nation chinoise d’accomplir aussi paisiblement que possible, sans à-coups, la révolution sociale qui s’impose à tous les peuples, comme loi implacable, dans les transformations des institutions humaines ; de s’assimiler peu à peu les principes de notre civilisation ; et de reprendre ainsi dans la marche de cette dernière, vers le progrès rêvé par les philanthropes et par les philosophes, la place qui convient à la plus antique des nations.


VIII

La question du choix, par la Chine, de la puissance, ou des puissances, à laquelle elle s’adressera pour la réorganisation de ses forces militaires, présente, à des titres divers, un intérêt international indiscutable. Eblouis du rôle brillant joué par les Japonais dans la campagne de 1900, quelques hauts mandarins chinois opinent pour solliciter de cette puissance le concours de ses officiers : l’un des vice-rois a même pris l’initiative, dès 1901, grâce à l’indépendance dont ceux-ci jouissent dans leurs provinces, notamment pour le règlement des questions d’organisation militaire, de demander au Japon de lui fournir des instructeurs pour son armée et des professeurs pour ses écoles militaires. Ces mandarins seraient ainsi d’avis de confier aux Japonais l’éducation militaire de la Chine[14].

Ils invoquent, à l’appui de cette manière de voir, différentes raisons : la fréquence des relations résultant de la proximité des deux pays ; la grande facilité pour les Chinois de lire les caractères japonais presque sans étude préalable, les Japonais se servant pour leur écriture de caractères chinois auxquels ils adjoignent simplement des phonétiques ; la similitude ou tout au moins la grande analogie de mœurs, de mode de subsistance, de costume, des deux nations, les Japonais adoptant, pour la plupart, lorsqu’ils sont détachés au service des Chinois, leur coiffure, leurs vêtemens, leur genre de vie, au point de pouvoir passer inaperçus des Européens non exercés à distinguer la différence des races.

D’autres réformateurs, et non des moins écoutés, s’élèvent contre un pareil choix. Ils déclarent qu’ils n’ont point oublié la traditionnelle haine qui divisa de tout temps Chinois et Japonais ; qu’ils ne s’abaisseront point à se placer sous la tutelle d’un peuple qu’ils ont toujours considéré presque comme un vassal de leur Empire et dont la supériorité au point de vue militaire n’est due qu’à des causes tout accidentelles et passagères. Ils ajoutent que ce n’est point auprès de nouveaux venus dans l’art de la guerre qu’il faut aller puiser, de seconde main pour ainsi dire, les élémens de cet art et, en général, les élémens de la science occidentale ; et que c’est à la source même, — aux écoles des puissances qui ont formé les Japonais, — qu’il convient de s’adresser.

Nous touchons, nous ne l’ignorons point, dans cette partie de notre étude, à plus d’un point délicat de cet ensemble de problèmes militaires, industriels et commerciaux qui constituent la question de l’Extrême-Orient. La question s’est posée le jour même où la Cour de Chine a déchaîné ce mouvement contre les étrangers dont la direction lui a un moment échappé et qui, comme un fleuve qui a rompu ses digues, a failli la submerger ; qui a fait courir à l’Empire lui-même les plus grands dangers ; et qui se manifestera, pendant longtemps encore, par des révoltes et des soubresauts successifs, sur les divers points du territoire où l’autorité du gouvernement central est insuffisamment établie. Aujourd’hui que la Chine est sortie, ou est près de sortir de cette aventure, meurtrie, il est vrai, mais non amoindrie comme territoire, ni en réalité, appauvrie, — car, on l’a dit avec raison, les ressources qu’elle peut tirer de son commerce et de l’exploitation de son sol sont infinies, — il ne saurait plus être question de ce partage brutal dont quelques diplomates avaient déjà escompté le bénéfice pour leurs puissances, comme si une nation de 400 millions d’habitans pouvait être coupée, absorbée, ainsi que les tranches d’un melon, pour employer l’expression imagée de Tcheng-Tchi-Tong ; et comme si les convulsions d’un pareil athlète eussent pu permettre aux envahisseurs, de longtemps et sans l’imposition de sacrifices considérables en hommes et en argent, de maintenir et d’exploiter paisiblement leur conquête[15] !

Mais l’on peut se demander si les puissances ont le droit de contester à la Chine la liberté de donner, dans ses conseils et dans l’œuvre de réorganisation de ses finances et de ses forces militaires, une action prépondérante, sinon exclusive, à telle ou telle d’entre elles ?

Il nous paraît conforme au simple droit des nations que la Chine puisse disposer de la faculté de prendre ses inspirations, ses conseils et ses moyens d’instruction militaire, en un mot, de puiser, en vue de sa rénovation, les élémens de ses réformes à la source qui lui semble le mieux convenir à ses goûts, à ses desseins et à ses intérêts, sous la condition, bien entendu, de l’observation stricte des clauses des traités qu’elle a pu conclure, avant cet état de choses, avec les autres puissances, et des autres obligations qu’elle a pu contracter envers elles.

On objecte bien que le protectorat de la Chine par une ou deux puissances, à l’exclusion des autres, constituerait un grave danger pour la paix du monde. Mais la Chine n’entend sans doute point se placer sous un protectorat ! Comme on l’a dit, elle n’est ni un infirme, ni un invalide qui ait besoin d’être conduit par la main, ni non plus un enfant à qui il faille donner un conseil judiciaire. Elle pourra, le moment venu, quand elle aura conscience et qu’elle aura donné la conscience de sa force, rechercher l’alliance qui répondra le mieux à ses intérêts, ce qui est une tout autre chose, et ce qui, au contraire, pourra constituer pour tous un gage de cette paix.

Quant au meilleur choix que la Chine pourrait faire, parmi les États, sans prononcer encore le mot d’alliance, de celui ou de ceux d’entre eux auxquels elle croirait de son intérêt de confier la réorganisation de son armée, — pour ne parler que de ce qui nous occupe plus particulièrement, — la question prend ici un caractère de précision qui nous oblige à entrer résolument dans le vif de quelques-unes des parties du problème d’Extrême-Orient.

La France se trouve au premier rang des puissances qui peuvent revendiquer le droit de donner à la Chine des conseils, sinon entièrement désintéressés, du moins sûrs et sincères, car la garantie de leur sincérité résiderait, à défaut d’autres considérations, dans l’intérêt primordial qu’elle a au maintien de l’intégrité du Céleste-Empire, à sa pacification et à sa tranquillité complètes, toutes conditions qui lui assureront à elle-même la possibilité de vivre en bonne intelligence avec sa voisine de l’Extrême-Orient ; d’avoir le calme sur ses frontières ; et de voir s’épanouir le développement normal de ses transactions commerciales dans sa zone d’influence. Le passé, d’ailleurs, répond pour l’avenir mieux que les chaleureuses protestations de sympathie que l’on ferait donner à cette occasion. En effet, la Chine n’a certainement point perdu encore le souvenir des services que par son attitude, de concert avec la Russie et avec l’Allemagne, la France, à la fin de la guerre sino-japonaise, rendit à l’Empire du Milieu, en arrêtant la marche de la jeune armée victorieuse qui venait de faire, aux dépens des Célestes, l’essai de sa nouvelle organisation militaire, et qui ne rêvait rien de moins que d’aller lui dicter ses volontés à Pékin et lui imposer une cession territoriale, permettant au Japon de prendre pied sur le continent asiatique.

Cette attitude, il est vrai, n’a pas reçu, en France même, l’approbation de tous ; elle fut représentée par quelques-uns comme devant avoir pour conséquence d’aliéner à notre pays l’amitié d’un peuple qui venait de se révéler par de brillantes qualités guerrières comme le digne émule de l’armée qui avait fait son éducation militaire, peuple qui, d’après les mêmes organes, ne tarderait point à devenir l’arbitre des destinées des races de l’Extrême-Orient. Mais ces critiques ne sont-elles point le meilleur témoignage du prix que la France attache à vivre en bons termes de voisinage avec la Chine ? C’est que la pacification de notre établissement de l’Indo-Chine dépend bien plus du degré de ces relations que des dispositions militaires qui peuvent être prises par nous-mêmes sur notre frontière sino-tonkinoise pour la répression de la piraterie. Et, en effet, il a suffi que, pour reconnaître le service qui lui était rendu, la Cour de Pékin donnât, en 1875, aux autorités civiles et militaires de ces frontières des instructions rigoureuses, leur prescrivant, sous leur responsabilité personnelle, de concourir, par tous les moyens, avec la France, à la pacification de ces territoires, pour que la piraterie cessât des deux côtés de la frontière. La Cour de Pékin fut admirablement servie, dans l’exécution de ces desseins à notre égard, par ce même général Sou, qui exerça pendant quinze années le commandement en chef des forces chinoises du Quang-Si et que des informations tendancieuses signalent comme rappelé, aujourd’hui, en disgrâce, auprès de cette Cour, sous l’inculpation de n’avoir point su réprimer la révolte qui désole, à cette heure, les provinces du Yun-Nan et du Quang-Si[16].

La France a, depuis lors, limité son ambition à demander la cession d’un point lui permettant de surveiller le chenal donnant accès dans le golfe qui, comme une petite mer intérieure, borde la côte de notre établissement indo-chinois. C’était là surtout une mesure de prudence et de sûreté prise contre l’éventualité des tentatives d’occupation de ce point par d’autres États ayant les mêmes visées, sans avoir les mêmes droits ni les mêmes intérêts à établir, en quelque sorte, une sentinelle avancée dans ces parages. La France s’est, de plus, attachée à résoudre pacifiquement toutes les difficultés qui se sont présentées relativement à cette cession, notamment pour la délimitation de la petite zone de territoire qui lui a été attribuée, en laissant à un haut représentant de l’autorité chinoise, envoyé sur les lieux, le soin de procéder à cette délimitation et en se bornant à prendre les dispositions pour assurer de la part des indigènes le respect de ces décisions. Nombreux furent alors ceux qui reprochèrent au gouverneur général de l’Indo-Chine de faire emploi, dans ces circonstances, de ces procédés de courtoisie que l’on caractérisait de procédés de faiblesse, tandis qu’il fallait, à leur sens, ainsi que cela se produisait, à ce moment, sur d’autres points des côtes de la Chine, imposer ses volontés par la force brutale. Et dans cette province reculée du Yun-Nan, où par suite de sa situation au Tonkin, la France jouit du privilège d’avoir directement accès, à l’exclusion de toutes les autres puissances, quel rôle fut le nôtre ? En 1900, et, tout dernièrement encore, il y a quelques mois à peine, au moment où l’autorité de cette province, profondément troublée par des émissaires des Boxers, se déclarait impuissante à assurer la sécurité de notre représentant et de nos nationaux, et nous offrait même de laisser monter à Mong-tse, en qualité de gardes-consulaires, des détachemens français pour assurer cette sécurité, il suffisait de l’envoi de quelques-uns des vaillans bataillons d’Indo-Chine, pour pénétrer sur ce territoire et y faire acte d’occupation. Mais, l’intérêt de notre pays n’est point une extension territoriale, effectuée soit directement par la force des armes, soit par l’emploi de moyens détournés, de notre établissement du Tonkin aux dépens de la Chine ; il réside, ainsi que le déclarait, en 1900, à Tien-Tsin, à des généraux français et russes, Li-Hung-Chang lui-même, dont on ne saurait contester le patriotisme, dans une extension de notre influence, par des moyens pacifiques, sur cette contrée, dont la fortune dépendra des bonnes relations de voisinage et de commerce que nous entretiendrons avec ses habitans, du développement des voies ferrées, qui y seront construites au moyen de nos capitaux, — à défaut de ceux de la province dont les ressources en cette matière sont restreintes, — et, enfin, des facilités d’écoulement vers l’Europe ou vers la Chine que nous pourrons donner aux divers produits de son sol. En retour de tous ces avantages, notre ambition se réduit à demander que, ainsi que l’ont obtenu les Russes en Mandchourie, — comme garantie de la sécurité des travaux exécutés au moyen des capitaux considérables engagés dans les entreprises de diverse nature dans cette contrée, et de la sécurité. De nos nationaux, — la garde, de concert avec les Chinois, de quelques points de la voie ferrée, en construction dans cette province, nous soit confiée.

Devons-nous ajouter, enfin, qu’au cours de la dernière campagne de Chine, nos généraux et nos diplomates, dans les conseils qui ont été tenus à Pékin après la prise de la capitale, n’ont pas été des moins empressés à faire écarter les propositions qui avaient pour objet de détruire les palais impériaux, à titre de représailles ; à donner ensuite l’exemple de la clémence et de la générosité vis-à-vis des vaincus et de la sympathie vis-à-vis du gouvernement chinois, par leur attitude, aussi bien envers les réguliers qui, en diverses circonstances, vinrent se ranger sous nos ordres pour combattre les Boxers, qu’envers les habitans dont ils protégeaient les villages, quelquefois contre l’entreprise même d’autres alliés. L’on n’a point encore oublié cette requête par laquelle les hautes autorités de la province de Pao-Ting-Fou, notamment, demandaient aux autorités militaires françaises de se charger de la protection des villages de cette contrée, au moyen de leurs troupes, contre les Boxers et contre les exactions, soit voulues, soit accidentelles, — dont les habitans étaient parfois l’objet de la part de quelques détachemens internationaux. La France s’est ainsi offerte en comparaison avec les autres puissances devant les mandarins et les populations chinoises : elle recueillera un jour le fruit de cette ingérence pacificatrice, si ses fils — diplomates, militaires, commerçans ou colons, — savent étouffer là-bas l’écho de divergences toutes théoriques d’opinion dont le bruit ne devrait jamais dépasser ses frontières[17], et faire preuve, en toute circonstance, vis-à-vis des Célestes, de cette attitude de dignité, de tolérance, de respect des mœurs et des traditions, et de désintéressement, indispensable pour inspirer confiance à ce peuple et pour s’assurer ses sympathies, essentiellement utiles pour la réalisation des patriotiques desseins que nous devons tous poursuivre dans ces contrées.


IX

Après la France, ou plutôt concurremment avec elle, quelle puissance a de plus grands intérêts que la Russie au maintien de l’intégrité de la Chine, au prompt rétablissement de l’ordre sur toute l’étendue de son territoire, à l’entretien de bons rapports réciproques de voisinage et de commerce avec son gouvernement et avec ses habilans ? Serait-ce l’Angleterre ? On est en droit de déduire les projets de politique d’une nation, — comme les desseins d’un individu, — d’après leur ligne de conduite passée. Or, il n’est douteux pour personne et les encouragemens pour une action dans ce sens ne lui ont point été ménagés, que l’Angleterre rêvait depuis longtemps d’arriver à se créer dans la vallée du Yang-Tsé-Kiang, celle qui pénètre le plus profondément dans l’intérieur du continent chinois, et aussi la plus peuplée, la plus riche du Céleste-Empire, une sphère d’influence dont elle espérait, — grâce au prestige de la puissante flotte de guerre qu’elle entretenait en Extrême-Orient, aux nombreux consuls et autres agens diplomatiques et commerciaux qu’elle avait échelonnés le long des rives de ce fleuve, au grand nombre de canonnières de faible tonnage qui en sillonnaient le cours, — se constituer une sorte de terrain réserve, de sphère exclusive d’action politique et commerciale en attendant le moment où elle pourrait la revendiquer comme apanage. La question d’intégrité de la Chine ayant été résolue en faveur de cette dernière puissance, force fut à l’Angleterre de renoncer, pour le moment du moins, à ces projets. Une autre conception lui est alors venue : « La pensée de derrière la tête de toute une fraction de ses hommes politiques, au premier rang desquels lord Charles Beresford, est certainement de faire contenir la Russie par une Chine réorganisée et inspirée par l’Angleterre. Elle cherche à susciter des forces locales, à trouver des appuis en Extrême-Orient, au besoin même contre le sentiment de ses colonies de marchands et d’industriels dans l’Asie orientale » C’est de cette dernière conception qu’est issue l’alliance anglo-japonaise. Nous ajouterons que l’Angleterre se rit, et à bon droit, pensons-nous, à l’occasion de cette alliance, de ceux qui lui adressent le reproche, — que l’on ne manquera point de nous adresser à nous-mêmes, — de déserter, en ces circonstances, la cause des races de l’Occident ; de commettre ainsi une sorte de trahison de leurs intérêts, et, finalement, de suivre, dans l’espèce, une politique a très courtes vues.

Serait-ce l’Allemagne ? Dans le mouvement d’activité maritime et commerciale où l’entraîne sa politique mondiale ou bien, si l’on préfère, dont sa politique mondiale est la conséquence, l’Allemagne est à la recherche de terres, dans les différentes mers, pouvant lui procurer à la fois des points d’appui pour ses flottes de guerre, des entrepôts pour sa marine de commerce, des débouchés pour y recevoir le trop-plein de sa population et y écouler les produits de son industrie, aujourd’hui en surabondance dans la métropole ; et l’on sait qu’il n’est point de sacrifices auxquels elle ne consente pour la réalisation de ces projets. Cette puissance ne se fût certainement point trouvée en opposition d’intérêts avec celles qui demandaient le démembrement de la Chine : elle y eût gagné de substituer à la politique de la « porte ouverte » ou à celle des « sphères » d’influence auxquelles elle s’est successivement ralliée, celle de la mise en valeur immédiate et de l’exploitation directe, sans entraves, d’une des provinces les plus peuplées et les plus riches en minerais, et dont une partie est déjà en sa possession.

Serait-ce enfin le Japon, — pour ne parler que des puissances qui sont le plus directement en contact avec cette partie du continent asiatique ? — Sans préjuger les desseins secrets de ceux auxquels incombe la responsabilité des destinées de l’Empire du Soleil Levant, ni mettre un instant en doute le droit, que celui-ci revendique, de faire entendre sa voix dans les conseils et à propos des résolutions internationales qui ont trait au règlement de toutes les questions intéressant l’Extrême-Orient, on ne peut cependant contester, pour les Japonais, le besoin d’une grande extension territoriale d’un domaine colonial qui permette à leur marine, à leur industrie et à leur commerce de trouver un aliment à leur essor et à leur activité, aussi bien comme débouché pour ses produits que pour en tirer les matières premières, que son sol est dès aujourd’hui impuissant à lui fournir en quantités suffisantes pour ses besoins ; qui aide ainsi à procurer à ce pays les ressources financières nécessaires à l’entretien de son armée et de sa flotte de guerre et aux frais nouveaux qui seront la conséquence du développement et des perfectionnemens qu’il aspire encore à y introduire ; et, enfin, qui lui fournisse les terres fertiles, et sous un climat favorable, qu’il recherche, pour recevoir, comme cela a été dit pour l’Allemagne, le surcroît de la population qui étouffe, aujourd’hui, à l’étroit dans quelques-unes des îles du Soleil Levant.

Le Japon est ainsi celle des puissances qui, surtout en raison de sa proximité de la Chine, de l’analogie des mœurs, du mode de vivre des habitans des deux pays, etc., semblerait devoir bénéficier le plus d’un démembrement de l’Empire du Milieu. Car sur quel autre point une extension pourrait-elle se produire à son profit ? L’Indo-Chine, le Siam et les îles Philippines, qui se trouveraient dans sa zone d’action la plus favorable, et dont il est dès aujourd’hui le tributaire notamment pour se procurer le riz, qui est, pour ses habitans, un aliment de première nécessité, sont occupés par d’autres États. Formose constitue, pour lui, une charge plus qu’une source de profits et n’est ni la colonie d’exploitation agricole ou industrielle, ni la colonie de peuplement, qu’il recherchait. La Corée l’attirerait ; mais la Russie est là qui veille à l’exécution du pacte accepté et qu’il y aurait le plus grand intérêt, pour le maintien de la paix, en Extrême-Orient, à voir observé loyalement de part et d’autre, pacte qui consiste en la neutralité de ce royaume, formant en quelque sorte Etat-tampon entre les deux grandes puissances asiatiques, en présence de chaque côté des rives de la mer Jaune et de la mer du Japon.

Il existe bien, il est vrai, au Japon, un jeune parti exalté, impatient, mécontent jusqu’à l’exaspération de ne pouvoir mettre à profit la supériorité des forces militaires de cette nation sur les autres races de l’Extrême-Orient pour, passant outre aux clauses du traité de Simonosaki, prendre enfin pied sur le continent asiatique. Dans ce parti quelques-uns, et en vue, disent-ils, de faire sanctionner, d’une manière éclatante, cette fois, la suprématie de l’Empire du Soleil Levant dans les mers de l’Extrême-Orient, n’hésitent pas à déclarer que le temps est venu de montrer au monde que le Japon est en mesure de lutter avantageusement contre le Colosse du Nord, ou contre toute autre puissance occidentale qui tenterait de s’opposer à la réalisation de son programme d’extension territoriale ou de ses divers autres projets ; que, bien plus, il y aurait urgence, pour le succès des armes japonaises, à saisir sans retard toute occasion qui se présenterait d’engager immédiatement les hostilités. Il en est même d’assez présomptueux pour s’écrier que de Tokio à Moscou, la route n’est point déjà si longue et qu’elle a été maintes fois déjà parcourue ! Une nation n’est point responsable de ces écarts de tempérament, ni de ces excès de langage, que peuvent seuls inspirer le fanatisme ou un patriotisme mal éclairé.

Il ne manque point, heureusement, aussi, dans un autre parti, de gens sages, clairvoyans et prudens qui, discernant les véritables intérêts de leur pays, ont conscience qu’une période de recueillement, — qu’une paix intérieure, dégagée de toute préoccupation d’embarras extérieurs, peut seule donner, — lui est aujourd’hui indispensable pour lui permettre d’examiner le résultat des efforts poursuivis et de calculer la somme de ceux qui restent encore à réaliser pour parfaire cette évolution si rapidement accomplie jusqu’à ce jour, vers le progrès dans toutes les branches de la vie des peuples : science, industrie, commerce, marine, armée, etc. S’appuyant sur cette armée et sur cette marine, qui ont fait leurs preuves, pouvant se considérer presque comme inviolable dans la plus grande partie de ses îles, grâce aux défenses qu’il a accumulées sur ses côtes, et à la solide organisation de ses réserves, le Japon peut procéder en toute sécurité à cette période de recueillement. D’autre part, ils sont également nombreux ceux qui ont conservé, pour la France particulièrement, les sympathies que notre pays rend avec usure à cette nation, amis puissans, aux idées larges, dont l’influence est de force à contre-balancer victorieusement celle du parti adverse, et qui savent qu’il y a place pour toutes les puissances dans l’exploitation pacifique des ressources de toute nature que le continent asiatique offre comme un champ immense à leur activité industrielle et commerciale.

L’alliance anglo-japonaise qui vient d’être conclue n’a point modifié, en fait, cette situation générale. C’est un groupement prévu, attendu, qui s’est effectué normalement, entre deux puissances, ayant, comme nous l’avons vu, des intérêts connexes, d’ordre momentané, cependant, plutôt que d’ordre durable, car, dans un avenir prochain, le Japon n’aura point de rival plus dangereux, sur le terrain économique, que l’Angleterre, si ce n’est l’Amérique, son autre allié, également de circonstance. Dans tous les cas, cette alliance constitue, sans doute, pour l’Angleterre un appui pour renforcer son influence, un moment chancelante, auprès de la Cour de Pékin ; mais ce n’est point pour elle, estimons-nous, la certitude de pouvoir disposer des forces militaires de son allié, pour donner suite en toute liberté aux visées que quelques-uns de ses hommes d’Etat peuvent poursuivre sur la vallée du Yang-Tsé-Kiang. L’accord anglo-japonais est, pour le Japon, surtout, un appel au concours du crédit financier de la Grande-Bretagne, sans lequel il ne lui est pas possible de réaliser ses projets de perfectionnement de son armée et de sa flotte. Mais, il ne faut point en douter, ce n’est nullement, pour cet Empire, l’engagement obtenu, de la part de son puissant allié, d’une intervention, au besoin par la force des armes, en faveur des multiples revendications proclamées par le parti de la guerre japonais. L’Angleterre n’est point de composition, en effet, à suivre notamment ce dernier dans ses projets d’ultimatum à lancer à la Russie, pour lui imposer une évacuation précipitée et inopportune de la Mandchourie, au moment où, l’ordre et la paix étant loin d’être établis dans cette province, un retrait, même partiel, des sotnias cosaques serait considéré par tous, en Extrême-Orient, comme un acte de faiblesse, de nature à compromettre gravement les intérêts de l’Empire russe. Tout au contraire, bien avisés sont, au Japon, ceux qui déclarent que, grâce à sa situation privilégiée au centre même de ces mers de Chine, grâce à son outillage, à l’activité et à l’intelligence commerciale et industrielle de ses habitans, l’Empire du Soleil Levant se trouvera tout naturellement appelé à bénéficier, plus que n’importe quel autre Etat, pour l’écoulement de ses produits, même malgré l’élévation des droits de douane, de l’ouverture de ces débouchés que la civilisation occidentale est en train de faire naître dans cette partie du continent asiatique, comme, aussi, de la mise en exploitation des immenses territoires sibériens et mandchouriens qui vont se trouver rapprochés, en quelque sorte, jusqu’aux portes mêmes du Japon.


X

Au groupement de ces puissances devait rationnellement correspondre le groupement des intérêts qui pouvaient éventuellement se trouver menacés par la conclusion de cette alliance. L’accord, au sujet des questions orientales, des deux puissances amies et alliées, dont les intérêts sont, par des circonstances providentielles, intimement liés, tant en Occident qu’en Orient, comme aussi sur tous les autres points du globe, est venu rétablir l’équilibre. Et, à propos de cet accord, l’on n’a pas manqué de passer en revue les causes d’ordre divers de nature à pouvoir mettre en conflit ces deux groupes de puissances. La France peut envisager ces éventualités sans appréhension. Les sacrifices qu’elle s’impose dans l’organisation, en Indo-Chine, de ses forces militaires et de ses travaux de défense ; les liens d’intérêts et de sympathie qu’elle s’efforce de créer ou d’affermir entre ses administrateurs, ses soldats, ses colons et les indigènes ; le concours qu’elle pourrait attendre, le cas échéant, de ces derniers, lui sont des garanties sérieuses qu’elle serait en mesure d’assurer, avec l’appui de son alliée du Nord, la garde de son établissement indo-chinois contre toute agression venant du côté de la mer. Quant à cette dernière puissance, que, dans un jour très prochain, le Chemin de fer de l’Est-Chinois, grâce à la ténacité qui a été déployée, aux efforts prodigieux qui ont été accomplis dans la poursuite de cette vaste entreprise, mettra en communication directe, d’un côté avec le port de Vladivostok, fermé pendant une partie de l’année aux navires, et de l’autre, avec la place militaire de Port-Arthur et le port commercial de Talien Ouan (ou Dalny), en mer toujours libre, elle pourra, le cas échéant, opérer en quelques semaines, sur ces points, les concentrations des troupes et des approvisionnemens de toute sorte qui lui seraient nécessaires pour faire face, sans difficultés, à toutes les éventualités qui pourraient se produire. Elle se trouve ainsi appelée à devenir le véritable arbitre des événemens dans cette partie des mers et du continent asiatiques.

Une occasion exceptionnelle s’offre à la Chine d’associer, elle aussi, dans un sentiment de paix, comme également en vue d’une assurance de sécurité pour l’avenir, ses intérêts à ceux des nations de l’Occident. L’entrée, dans l’alliance franco-russe, d’une Chine nouvelle, forte, réorganisée comme année et comme marine, comme aussi au point de vue financier ; largement ouverte au commerce de toutes les nations ; pénétrée de l’importance du rôle que son immense population, ses ressources infinies peuvent la rendre susceptible de jouer dans le monde, et qui, par sa situation, formerait comme le point de soudure entre les établissemens de l’Indo-Chine française et ceux de l’Asie russe, avec lesquels elle constituerait, ainsi, une sorte de bloc solide, inébranlable, serait un des événemens les plus considérables qui puissent s’accomplir à l’aurore de ce siècle où tout le monde appelle de ses vœux le triomphe de la civilisation et l’avènement d’une ère de concorde et de paix universelle.


GENERAL FREY.


  1. Le grand parti de la réforme, représenté par la fameuse société, le Po-Wong-Woey, qui compte plusieurs millions d’adhérens et dont l’objet immédiat est le « Salut de l’Empire du Milieu, » préconise, dans son programme, en même temps que l’abolition des vieilles coutumes, l’ouverture des ports au commerce, etc., la construction ou l’achat, au moyen des capitaux formés par des versemens volontaires, d’une flotte de guerre, et l’armement du nombre suffisant d’hommes pour maintenir l’intégrité du territoire chinois.
  2. C’est ce même langage que tenait M. Thiers, au Corps législatif, dans la séance du 20 juin 1870 à l’occasion d’une proposition de réduction du contingent, de 10 000 hommes qui était demandée par un député :
    « On nous répète sans cesse : « Désarmez et l’on vous imitera… »
    « Parler de désarmement, c’est caresser une chimère. Je suis pour la paix. Mais, pour avoir la paix, il faut que nous soyons forts. »
  3. La Chine, par M. G. Donnet.
  4. Ibid.
  5. La haine de l’étranger servit de lien entre les nombreuses sociétés secrètes d’origine ou de formation éminemment populaire, et le corps des lettrés opposé aux réformes que menaçait d’amener l’intervention active des Occidentaux dans les affaires intérieures de la Chine. Et c’est en arborant sur leurs drapeaux cette devise, « Mort aux Étrangers ! » accompagnée de celle de « Sur l’ordre de l’Empereur et pour le Salut de la dynastie, » que les Boxers rallièrent à eux tous ces mécontens en même temps que les adhérens de toutes les sociétés secrètes de l’Empire, y compris celles, comme le Nénuphar blanc, dont le but était le renversement de la dynastie actuelle.
    Sir Robert Hart considère l’explosion du mouvement boxer de 1900 comme le prélude d’une transformation, et le point de départ de l’histoire future de l’Extrême-Orient. « La Chine de l’an 2000 sera, dit-il, bien différente de celle de 1900. Le sentiment national est un facteur constant dont il faut tenir compte et qu’on ne peut éliminer lorsqu’on s’occupe d’événemens qui concernent un peuple. Ce mot d’ordre « la Chine au Chinois » et « Dehors les Étrangers » est bien le réveil de ce sentiment. Ce mouvement dû certainement, originairement, à une inspiration officielle, s’est emparé de l’imagination populaire et il est à présumer qu’il s’étendra, de long en large, dans tout l’Empire.
    « S’il n’a pas réussi, il a cependant montré quel écho il pouvait trouver dans le peuple : ses initiateurs ont compris que les lances et les sabres, auxquels la prudence des mandarins avait limité leur armement, devaient être remplacés par des fusils Mauser et des canons Krupp. »
    Nous ajouterons que, si l’explosion du mouvement boxer avait été retardée de quelques mois et ne se fût produite, par exemple, qu’au mois de décembre, les conséquences en eussent été autrement plus terribles qu’elles ne le furent. En effet, la navigation étant arrêtée sur le Peï-Ho, dans les premiers jours de ce mois, par suite des glaçons charriés par le fleuve, et la côte, devant Takou, devenant à ce même moment inabordable, il eût fallu aux Alliés une véritable opération militaire par terre pour s’emparer des forts qui barrent l’entrée du Peï-Ho. Les concessions, à Tien-Tsin, et les légations, à Pékin, n’eussent pu être secourues à temps ; un succès des Boxers ou des réguliers, tel que celui qui fut remporté sur la colonne Seymour, sur les premières troupes débarquées qui auraient été ainsi dans l’obligation d’entrer en campagne dans les conditions les plus difficiles, eût donné à ce soulèvement boxer une extension et une force que la Cour, comme les vice-rois du Yang-Tsé-Kiang et de Canton, eussent été alors, selon toutes probabilités, dans l’impossibilité d’enrayer, si le désir leur en était venu, car ceux qui déchaînent de semblables tempêtes né sont plus les maîtres des élémens et se trouvent, à leur tour, emportés dans la tourmente.
  6. Il faut donner à cette expression son sens propre : c’est en effet, par milliers que meurent les Chinois, — hommes, femmes enfans, — lorsqu’une famine résultant d’une guerre, d’une inondation ou de l’un de ces nombreux fléaux qui s’abattent sur ce pays, vient à frapper ces innombrables populations, et principalement celles de l’intérieur qui ne vivent presque exclusivement que du seul produit de leur sol.
  7. Des officiers français qui ont séjourné dans le Pe-tchi-li ont constaté néanmoins dans un assez grand nombre de maisons l’existence de fusils à mèche ; ces armes servent à la chasse et aussi à la protection des semences contre les oiseaux. Comme munitions, les habitans font usage d’une grenaille de fer de petite dimension, qui, dans ce pays, remplace le plomb. D’après les mandarins, l’existence de ces vieux fusils proviendrait d’une tolérance tacite, car, en principe, la possession comme le port de toute arme sont encore prohibés, au Pet-tchi-li comme partout ailleurs, en Chine.
  8. L’un des moyens fréquemment employés par les Annamites qui, dans un sentiment de basse vengeance, voulaient causer la perte d’une famille ennemie, consistait à aller glisser, nuitamment, une lance ou un fusil dans l’épaisseur de la toiture en paille ou dans un coin du jardin de l’habitation de leur victime ; une lettre anonyme dénonçait en même temps au mandarin le prétendu forfait en donnant des indications précises pour la découverte de l’arme. Aussitôt, une nuée de miliciens de s’abattre sur la maison du malheureux incriminé et, à la vue de la pièce du délit, de l’entraîner en prison, lui et les siens. Aussi, d’une manière générale, les indigènes qui, en raison de leur richesse, ou de leur situation, ou de leur manière de faire, craignaient de s’être attiré de profondes inimitiés parmi leurs concitoyens, faisaient-ils faire bonne garde autour de leurs maisons pour déjouer de pareilles tentatives.
  9. Il y a encore un facteur dont il faut tenir grand compte dans un pays de l’étendue de la Chine, c’est le plus ou moins de facilité pour amener à pied d’œuvre, c’est-à-dire au point où on devra les utiliser, ces bons élémens d’armées ; avant longtemps un réseau de chemins de fer, dont les puissances se disputent les concessions, facilitera les concentrations de ces élémens en temps utile, et pourra empêcher dans une certaine mesure la répétition de ce qui s’est produit, en 1898, lors de la mainmise de l’Allemagne sur le Chang-Toung, quand les excellentes troupes du Kan-Sou ont tellement tardé qu’il a fallu faire la paix avant leur arrivée.
  10. Dans les armées d’Europe, la certitude, pour le soldat, de recevoir les soins d’hommes dévoués et compétens en cas de maladies ou de blessures, dans la vie de garnison comme en campagne, influe d’une manière considérable sur le moral de ce dernier. Il n’en est point autrement dans les armées de l’Orient. Des réguliers chinois avaient participé, de concert avec des troupes françaises, à une opération contre des Boxers et s’étaient distingués par leur entrain et par une réelle bravoure. L’officier français leur ayant manifesté son étonnement de cette belle conduite, un régulier lui répondit que la mort n’effraie nullement le soldat chinois ; ce qu’il redoute par-dessus tout, c’est, s’il vient à tomber blessé, sur un champ de bataille, de savoir qu’il sera abandonné là sans pitié, sans aucuns soins et qu’il succombera à ses blessures s’il ne se tire point lui-même d’affaire. Cette perspective n’est point à redouter, ajouta le régulier, pour ceux qui combattent côte à côte avec des Européens.
    Le Chinois craint également, s’il reste sur le champ de bataille, de ne pas recevoir les honneurs funèbres, et que personne ne fasse ainsi les offrandes rituelles, sur son corps laissé sans sépulture.
    Une autre préoccupation, non moins redoutable pour lui, est de savoir que, s’il échappe à ses blessures, mais qu’il devienne incapable de gagner sa vie, il ne lui restera plus, comme moyen d’existence, que la ressource d’aller grossir la masse des indigens vivant au jour le jour de la charité publique. Le Chinois qui a abandonné son village pour s’enrôler n’a plus, à de rares exceptions près, à compter sur le moindre secours de sa commune, dont la charité est strictement réservée aux seuls membres de la communauté municipale. Les Chinois au service d’une puissance européenne n’ont point non plus cette extrémité à envisager.
    Ce sont là des indications qui tracent la ligne de conduite du gouvernement de la Chine, dans cette question de l’organisation des services auxiliaires : elles montrent, en effet, mieux que de longues discussions, la nécessité, non seulement au point de vue humanitaire, mais au point de vue de la force morale qu’elle inspire au soldat et des féconds résultats qui en sont la conséquence, de la bonne organisation dans leur armée d’un service de santé, et aussi celle d’une législation prévoyante et généreuse qui assure des invalides à tout homme qui, à la suite d’un acte de dévouement pour le bien ou pour le salut commun, se trouve dans l’incapacité de subvenir à sa subsistance.
  11. Le total des étrangers massacrés au cours du mouvement boxer est de sept, à Pékin, et, dans les provinces, de 233 — dont 92 hommes, 80 femmes et 61 enfans, — plus un nombre d’indigènes qui peut être évalué à 30 000.
  12. C’est certainement une préoccupation de cette nature qui poussait Li-Hung-Chang, dans ses entretiens avec les généraux alliés, à demander fréquemment à ces derniers leurs impressions sur les qualités et les défauts des troupes chinoises qu’ils avaient eu à combattre, s’efforçant, par ce moyen, de se renseigner sur les officiers et sur les corps dont la valeur ou la science tactique avaient été mises plus particulièrement en relief.
  13. L’orgueil chinois est, d’après l’opinion de ceux qui ont écrit sur ce sujet, réputé irréductible : toute la série des revers n’a pu encore l’abattre et c’est à tout autre cause, dit-on, qu’à l’infériorité de sa science qu’il attribue ces revers. A dire toute notre pensée, nous sommes persuadé qu’il en est parmi ces intellectuels chinois, parmi ces lettrés, de réellement convaincus, mais qu’il en existe un plus grand nombre qui ne s’opposent à l’adoption des réformes de tout ordre que poussés uniquement par des sentimens de pur égoïsme et d’intérêt personnel : 1° par crainte, d’abord, que l’exécution des réformes n’amène un contrôle sérieux de leurs actes administratifs, de l’emploi des deniers de l’État, et ne vienne diminuer ainsi considérablement la source de profits qui est attachée, comme une conséquence rationnelle de la fonction, à la situation acquise par chaque mandarin ; 2° par haine du militarisme, qu’ils détestent, moins pour de hautes raisons morales, notamment comme philanthropes, que parce qu’ils voient dans les mandarins militaires des concurrens, pendant longtemps évincés, aux honneurs, à la considération publique, aux charges, etc., et aux profits de toutes sortes qu’en tirent les lettrés et dont ils veulent être les seuls à conserver le privilège.
    Un bon lettré chinois a, il est vrai, également, la prétention de posséder la science infuse : ses grades universitaires lui donnent les aptitudes les plus diverses et les plus hautes : il est, à volonté, administrateur, législateur, ingénieur, général, etc.
    L’empereur Kouang-Tsu, mieux inspiré, fait preuve d’une modestie que, dans leur intérêt mieux entendu et, en tout cas, pour le bonheur de l’Empire, ces lettrés auraient tort de ne pas prendre pour exemple :
    « Les Européens, proclamait-il, dans un décret du mois de septembre 1898, peuvent nous aider à atteindre là où nous autres tout seuls nous n’atteindrons jamais. Or, il y a aujourd’hui quelques grands fonctionnaires, confinés dans le cercle étroit de leurs propres idées, qui osent, dire des Européens qu’ils ne possèdent pas les principes de la vraie doctrine ! Ils ignorent qu’innombrables sont les lois de l’administration européenne, et les vertus de leur science et de leur religion. »
    Dans aucune branche du savoir occidental plus que dans l’organisation et la conduite des armées, c’est-à-dire dans l’art de la guerre, les Célestes n’auraient besoin des conseils et des leçons de maîtres européens.
  14. Et, l’on pourrait aussi ajouter, leur éducation scientifique. Il y avait, en effet, au commencement de 1902, une trentaine de jeunes Chinois détachés à l’École militaire du Japon, mais il y avait en même temps 500 étudians chinois dans les universités de Tokio. Les charges budgétaires sont insignifiantes pour l’entretien de ces élèves : une soixantaine de francs par mois et par tête, grâce auxquels ceux-ci sont confortablement logés dans les écoles japonaises et bien nourris. Les Japonais, en général, affables et polis envers tous, ont pour ces Chinois des égards particuliers.
    Le nombre de ces élèves devait être considérablement accru pour l’année suivante : mais sur un rapport qui fut adressé à la Cour de Pékin et qui signalait qu’au retour du premier contingent envoyé au Japon, ces étudians auraient apporté en Chine des idées considérées comme révolutionnaires, un édit impérial, paru vers le milieu de l’année 1902, aurait interdit d’envoyer désormais des jeunes étudians dans les universités du Japon.
  15. Au point de vue des intérêts internationaux eux-mêmes, la politique du démembrement et du partage de la Chine était considérée, par les plus éminens publicistes français, comme devant donner les plus funestes résultats. » Il faut agir énergiquement sur le gouvernement central, » écrivait M. Pierre Leroy-Beaulieu, au moment où l’on agitait cette question, sinon dans les chancelleries, du moins dans les feuilles publiques de tous les pays, « de façon à lui imprimer la conviction de la supériorité des forces de l’Occident sur les siennes ; d’autre part, rassurer ce gouvernement sur nos intentions à son égard et éviter d’affaiblir son autorité et son prestige dans les provinces. La politique du démembrement et du partage serait la plus détestable des solutions. » (Revue des Deux Mondes du 1er novembre 1900.)
  16. La cause principale de ce soulèvement, qui préoccupe à bon droit le gouvernement de l’Indo-Chine et la Cour de Pékin, doit être attribuée à la disette qui sévit, aujourd’hui, d’une manière effroyable, dans ces contrées et qui est le résultat de deux mauvaises récoltes successives. Des gens, mourant de faim, sont facilement disposés à recourir à la piraterie pour pourvoir à leur subsistance. C’est le cas de la plupart de ces pirates qui couvrent généralement leur participation à la piraterie, de sentimens xénophobes ou même anti-dynastiques.
    D’autre part, lorsque les récoltes font défaut, il n’est pas de rentrée d’impôts possible. Le trésor de ces provinces, uniquement alimenté par les ressources locales, fut bientôt épuisé par le fait de cette situation, et, aussi, à la suite de sommes considérables que celui-ci dut verser, dans ces dernières années, à titre d’indemnités, à des Compagnies concessionnaires de grands travaux dans le Yun-Nan et dans le Quang-Si. Les vice-rois se trouvèrent ainsi dans l’impossibilité d’assurer le paiement de la solde des corps de troupe de ces frontières. Dans ces conditions, des réguliers de ces corps ne tardèrent pas à aller grossir, par fractions constituées, parfois avec armes et bagages, ces bandes de pirates ou de rebelles.
    Le général Sou réussit, en opérant de concert avec le colonel Riou, dans le cours de l’année dernière, à réprimer énergiquement un soulèvement qui venait de se produire sur notre frontière. Mais la situation empira bientôt, principalement par suite du manque d’entente des commandans des forces des trois provinces limitrophes — le Yun-Nan, le Quang-Si et le Quei-Tchéou — qui, agissant, chacun, d’une manière indépendante, mobilisaient successivement leurs troupes, lorsque le mouvement devenait inquiétant pour eux, et se bornaient à rejeter les pirates sur le territoire de la province voisine.
    Nous ne devons point oublier que c’est non loin de ces frontières que prit naissance la révolte des Taï-Pings, qui causa la ruine d’un grand nombre de cités chinoises et la mort de plusieurs centaines de mille habitans. Aussi, il importe, dans notre intérêt comme dans celui du Céleste-Empire, que le calme soit promptement rétabli dans ces régions, en employant les mesures d’ordre administratif en même temps que les mesures militaires qui sont nécessaires En tout cas, si les gouverneurs de ces trois provinces chinoises sont débordés ou impuissans à étouffer cette rébellion, il est urgent qu’ils fassent appel, sans tarder, pour la vaincre, au concours de nos troupes, quelque atteinte que puisse en subir l’orgueil chinois, si chatouilleux en cette matière. La France saisira avec empressement cette occasion de donner, sans arrière-pensée aucune, un nouveau témoignage de sympathie à la grande nation, sa voisine, en coopérant par l’envoi de ses troupes de l’autre côté de la frontière, au rétablissement de l’ordre. Cette tache achevée, nos troupes regagneraient sans tarder la région tonkinoise.
  17. Nous lisons dans le rapport d’un officier supérieur d’infanterie coloniale qui, avant même la signature du protocole mettant fin à la guerre de Chine, reçut du Gouvernement de cette puissance une très flatteuse distinction honorifique, en récompense des bons procédés dont ses troupes avaient usé envers les autorités et les populations de la région où il était établi : « Vers la fin du mois d’octobre 1900, je fus chargé avec mon bataillon, du 17e régiment colonial, d’occuper Tchouo-Tchéou et les tombeaux de Si-Ling. Nous passâmes tout l’hiver à ces tombeaux et, dans toute cette région qui s’étend du Fleuve Rouge à la Grande Muraille (140 kilomètres), nous jouîmes de la tranquillité la plus parfaite, pendant qu’autour de nous régnait, sur bien des points, une très vive agitation.
    « Notre recette fut bien simple : entraînés pour la plupart par des séjours répétés dans les territoires militaires du Tonkin et du Soudan, nous nous installâmes et nous fonctionnâmes naturellement, et sans même attendre d’ordres, comme dans un cercle d’un de nos territoires militaires ; nous ramenâmes les cultivateurs, nous fîmes sauter quelques têtes de brigands et nous rendîmes au pays sa vie normale des jours paisibles. » (Commandant Fonssagrives.)
    Ajoutons que pendant cette occupation internationale du Pe-tchi-li, quelques-uns de nos officiers ont eu l’occasion de démontrer aux indigènes et aux lettrés que leur qualité de militaires ne les empêchait point de posséder une culture d’esprit qui valait celle de leurs mandarins en renom. Et l’estime dans laquelle ces officiers étaient tenus, dans la suite, par les hautes autorités chinoises témoignait que ces dernières étaient entièrement revenues de leurs préventions relatives à l’ignorance ou à l’incapacité des mandarins militaires français.