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L’Arme invisible/Chapitre 21

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L’Arme invisible ou le Secret des Habits noirs (1re partie) (1869)
E. Dentu (p. 325-340).


XXI

La confession de Valentine.


Il était deux heures du matin. Le colonel Bozzo venait de se mettre au lit, et la belle comtesse Corona, empressée autour de lui, bordait sa couverture, comme on fait aux enfants, après avoir noué l’espèce de béguin qui lui emmitouflait la figure.

Le vieillard grelottait un peu saisi par le froid des draps, et sa coiffe tuyautée lui donnait l’air d’une vieille femme frileuse.

La chambre à coucher était simple jusqu’à l’austérité. Certes, ceux qui savaient que ce tremblant débris était le général en chef d’une armée d’assassins devaient se demander quelle bizarre, quelle inexplicable manie le poussait à répandre le sang pour conquérir de l’or.

De l’or ! il n’en pouvait rien faire, tout ce que l’or achète lui était superflu ; depuis bien longtemps, les passions qu’on assouvit avec de l’or étaient mortes en lui. Il ne dépensait rien et les gages de son dernier domestique auraient suffi trois fois à son entretien.

— Mets du bois dans le feu, chérie, dit-il à la comtesse, c’est étonnant ce que je gaspille en chauffage, et nous ne sommes encore qu’au mois de septembre ! Y avait-il beaucoup de monde chez la marquise, cette nuit ?

— Comme à l’ordinaire, répondit Francesca, sauf Remy d’Arx, qui n’est pas venu. On l’attendait avec impatience à cause de l’aventure d’hier matin.

— Hein ! fit le bonhomme, qui ramena ses draps jusque sur son nez, voilà une histoire ! et dans un quartier ordinairement si tranquille.

— On vous regrettait bien aussi, bon père, continua Francesca. Il paraît que vous étiez présent à l’arrestation de ce malheureux.

— J’en suis encore tout ébranlé, répliqua le colonel, et c’est pour cela que j’ai gardé la chambre aujourd’hui.

— On dit, reprit Francesca, que c’est un beau jeune homme.

— Grand et fort, oui, mais l’air trop effronté.

— On dit que Valentine l’a reconnu ?

— Que veux-tu ? soupira le colonel, il faudra bien que le monde sache enfin le roman de sa jeunesse. C’est désagréable, mais ça explique tout. Ce jeune malfaiteur a été saltimbanque avec elle chez la dompteuse d’animaux féroces… Comment l’appelles-tu, celle-là ?

Mme veuve Samayoux, père.

— C’est ça. Heureusement que notre Valentine est pourvue, maintenant. La marquise a-t-elle annoncé le mariage ?

— Oui, et tout le monde a fait de grands compliments, mais on en revenait toujours à l’assassinat de la rue de l’Oratoire. C’est très singulier, l’homme qu’on a tué était un voleur et il avait dans une canne à pomme d’ivoire les diamants de cette fille dont on parle tant, Carlotta Bernetti.

— Vraiment ! fit le colonel, les journaux en auront pour longtemps à radoter… Et que disait notre Valentine ?

— Elle n’est venue que très tard.

— À quelle heure ?

— Entre onze heures et minuit.

— Et quelle air avait-elle ?

— Son air de tous les jours… un peu fatiguée peut-être… Elle a été parfaite avec ceux qui lui faisaient compliment sur son mariage. Sais-tu, père, elle a bien meilleure façon que toutes ces demoiselles qui n’ont pourtant pas été en pension chez la veuve Samayoux ?

— C’est une drôle de fillette, répliqua le colonel. Va te coucher, mon ange ; j’ai sommeil.

La comtesse vint aussitôt l’embrasser et se retira en lui souhaitant la bonne nuit.

À peine avait-elle passé le seuil de la porte principale, qu’on gratta doucement au-dehors, derrière la tête du lit.

— Entre, l’Amitié, dit le colonel.

Une petite porte masquée s’ouvrit, et M. Lecoq parut.

— Dernières nouvelles ! s’écria-t-il en entrant, la grande scène du cachot à la Conciergerie a eu lieu, mais à trois personnages. Le Remy d’Arx en était ! Voyez-vous cela d’ici ? Cette Valentine est décidément une créature très originale. La scène n’a pas duré longtemps, mais elle a été si dramatique qu’en sortant notre beau juge d’instruction est tombé les quatre fers en l’air !

— Que s’est-il donc passé ? demanda le colonel en mettant sa tête curieuse hors des couvertures. Raconte.

— Nous saurons cela plus tard, papa ; je vous répète seulement ce que j’ai ouï dire à la Conciergerie. On a relevé M. Remy d’Arx évanoui et Mlle de Villanove l’a fait porter à bras jusqu’à sa voiture ; c’est donc Giovan-Battista qui a eu l’honneur de conduire les futurs époux au logis du juge d’instruction. Celui-ci avait recouvré ses sens ; quand on est arrivé, Mlle de Villanove n’a point voulu qu’il eût d’autre bras que le sien pour monter chez lui ; elle l’a mis sur une chaise longue et ne s’est déterminée à le quitter qu’après l’arrivée du médecin. Il était près de onze heures quand elle a ordonné à Giovan-Battista de prendre le galop pour regagner l’hôtel d’Ornans.

— Et vers onze heures et demie, dit le colonel, elle entrait en grande toilette dans le salon de la marquise pour recevoir avec un calme éblouissant les compliments au sujet de son mariage. Une pareille enfant, dressée par moi dans le temps où j’avais encore du sang plein les veines, aurait fait un fameux sujet, sais-tu l’Amitié ?

— Oui, répondit Lecoq, elle a du chien, pas mal ; mais maintenant que nous avons tout dit, papa, puisque vous voilà couché, je vais aller, moi aussi, faire un petit somme.

— Non pas ! s’écria le vieillard, qui se souleva sur le coude, nous n’avons pas tout dit, tu as oublié le résultat de notre expédition d’hier soir, au greffe.

Il prit sous son traversin le rouleau de papier que Valentine avait remis à M. d’Arx.

Lecoq fit la grimace.

— Ce sera long, grommela-t-il, et ça ne presse pas.

— Ce sera l’affaire d’une demi-heure, tout au plus, répliqua le colonel, et ça presse beaucoup. J’ai idée que nous savons les trois quarts de ce qui est là-dedans, mais le quatrième quart peut être de la plus haute importance.

Il avait déroulé le cahier, qu’il tendait à Lecoq.

— Je vais me mettre sur mon séant, poursuivit-il, tu vas relever un peu mes oreillers et bien m’arranger, comme autrefois, quand tu me faisais la lecture… Eh ! eh ! coquinet, tu as allongé depuis ce temps-là ! le petit domestique est devenu maître ; je ne donnerais pas ta part dans notre patrimoine pour la dot que Louis-Philippe a payée en mariant sa fille à un roi.

— Je le crois bien, fit Lecoq avec mépris, un misérable million !

— Sans compter, acheva le colonel, que tu es mon seul héritier. Voyons, me voilà campé bien commodément, tu peux commencer, nous sauterons les choses inutiles.

Il se frotta les mains pendant que ses rides souriaient fantastiquement entre les barbes de sa coiffe.

Lecoq, assis au chevet du lit, se mit à feuilleter le cahier.

— Ça a l’air d’une confession générale, dit-il ; la demoiselle prend les choses de loin ; voyez si cela vous amuse :

« Mon premier souvenir me montre à moi-même tout enfant et bien triste dans la campagne de Rome, au milieu d’une troupe de musiciens ambulants.

« J’entends mon premier souvenir précis, car j’en ai eu d’autres, depuis lors, qui remontaient au-delà de cette époque… »

— Tiens, tiens ! fit le colonel.

— Faut-il continuer ? demanda Lecoq.

— Parle-t-elle de cette seconde sorte de souvenirs ?

— Non, elle raconte sa vie parmi les pifferari.

— Alors, saute.

Lecoq tourna quelques feuillets avec un plaisir évident.

« … Mon nouveau maître, reprit-il en continuant sa lecture, était un danseur de corde qui, dégoûté de l’Italie, où il avait peine à gagner du pain noir, résolut de passer en France… »

— Saute le voyage, interrompit le colonel.

Même jeu de la part de Lecoq qui continua, lisant toujours : « … Je venais d’avoir treize ans, et le physicien Sartorius m’avait dressée à feindre le sommeil magnétique. J’avais aussi le don de seconde vue, et je m’essayais à la suspension aérienne. J’entendais dire autour de moi que je devenais jolie ; mais on continuait à me battre… »

— Saute, cabri !

« … Une fois j’éprouvai une impression singulière : notre baraque était sur une grande place, non loin du tribunal ; j’avais fini mes exercices et je me reposais à la fenêtre de notre maison roulante, quand je vis sortir d’un hôtel une bonne qui tenait par la main une petite fille de deux ou trois ans. C’est tout, mais je le répète, c’est très singulier : l’hôtel me sauta aux yeux en quelque sorte, il me sembla que je le reconnaissais ; bien plus, il me sembla que cette petite fille c’était moi-même à une autre époque. J’essuyai, tout en colère, mes yeux qui s’étaient mouillés par suite d’une incompréhensible émotion… »

— Tiens, tiens ! fit la seconde fois le colonel.

— Est-ce qu’il faut continuer ce bavardage ? demanda Lecoq en bâillant.

— Oui, répondit le colonel, si elle parle encore de la bonne et de la petite fille.

— La bonne tourne le coin de la place, dit Lecoq, et mademoiselle Fleurette songe à autre chose.

— Alors, saute !

Lecoq feuilleta largement, et, tout en feuilletant, il disait :

— La voilà qui est délivrée de Sartorius, son physicien ; elle entre chez la veuve Samayoux. Éloge assez long bien senti de cette première dompteuse des principales cours de l’Europe…

— Nous savons cela, saute.

— Arrivée en la ville de Versailles du jeune étudiant Maurice, qui veut se faire soldat et qui devient clown : idylle, bucolique et pastorale d’une entière blancheur entre ce jeune premier et cette ingénue qui a passé décidément à l’état de très jolie fille : six pages dont une tante permettrait la lecture à sa nièce.

— Économise ton esprit, dit le colonel, et saute ; nous devons brûler.

— Peut-être. Entrée en scène du colonel Bozzo-Corona et de Mme la marquise d’Ornans, grande péripétie dramatique et romanesque de l’héritière d’une noble famille, enlevée autrefois par des bohémiens ou quelque chose d’approchant et retrouvée miraculeusement grâce aux soins de la Providence. La petite semble en vérité garder quelques doutes sur l’authenticité de cette reconnaissance où manquent les actes de l’état civil et même la simple croix de sa mère.

— Tu m’impatientes, l’Amitié, dit le bonhomme d’un ton enfantin ; ne cherche pas de mots et finissons notre besogne, j’ai sommeil…

Il s’interrompit pour regarder Lecoq, qui s’était redressé sur sa chaise et dont les lèvres entr’ouvertes faisaient entendre une sorte de long sifflement.

C’était une manière à lui d’exprimer la surprise soudaine et profonde.

— Qu’as-tu donc ? demanda le vieillard déjà effrayé.

Les yeux de Lecoq étaient fixés sur le papier ; il ne riait plus, et son regard parcourait le manuscrit avec avidité.

— Le diable m’emporte, prononça-t-il tout bas, je n’ai jamais vu de chance pareille à la vôtre, papa ! Si nous n’avions pas mis la main sur ces papiers, pour le coup la maison sautait comme une poudrière !

— Et tu appelles cela de la chance, toi ?

— Dame ! au lieu de laisser l’objet sur la table, M. d’Arx aurait bien pu l’emporter dans sa poche. Écoutez seulement :

« Mme Samayoux vint me chercher et me conduisit dans sa chambre, où il y avait un homme très vieux et d’apparence respectable, avec une dame que je pris d’abord pour ma mère, car depuis deux ou trois jours, j’avais surpris quelques mots et je m’attendais à un événement extraordinaire.

« Mme Samayoux me dit : « Fleurette, voici tes parents et tu vas nous quitter. »

« La dame me prit dans ses bras et me baisa tendrement ; le vieillard tournait ses pouces en murmurant : « Comme elle ressemble à notre pauvre comtesse ! »

« Ce fut tout.

« On m’emmena ; je n’eus pas même le temps de dire adieu à Maurice… »

— Et que vois-tu de particulier là-dedans ? demanda le colonel ; tu m’as fait peur !

« … Quand je fus seule dans mon appartement de l’hôtel d’Ornans, poursuivit Lecoq sans répondre, je me souviens que je fermai les yeux pour regarder au-dedans de moi-même. Chose singulière, ce n’était pas à Maurice que je pensais ; je revoyais cet hôtel de la place du Tribunal, d’où la bonne était sortie en tenant une petite fille par la main, et je me disais : C’est bien vrai, c’était moi.

« Mes souvenirs essayaient de s’éveiller, mais si vagues et si changeants ! le moindre souffle les bouleversait.

« J’étais bien sûre de n’avoir jamais vu la dame ; le vieil homme, au contraire, avait produit sur moi une impression étrange : c’était comme l’écho affaibli d’un cri d’angoisse. Je torturais ma mémoire et je n’y trouvais rien, sinon une frayeur navrante et inexplicable… »

Le colonel sortit ses bras hors du lit et appuya sa tête embéguinée sur sa main, pour mieux écouter.

— Eh bien ! que fais-tu ? demanda-t-il en voyant Lecoq tourner deux ou trois pages.

— Je vais au plus important, répondit Lecoq ; ce que je passe peut se résumer ainsi : votre belle nièce avait vu le loup dans sa petite enfance, et la peur qu’elle avait eu d’être mangée lui donnait encore des frissons. Vous êtes bien fin, mais elle a du flair aussi, beaucoup de flair. Mme la marquise d’Ornans ne lui a jamais inspiré l’ombre d’un doute ni d’une inquiétude, elle la sépare nettement de vous qui, au contraire, lui avez donné singulièrement à penser. Vous êtes bon, à ce qu’elle dit, vous êtes charmant, elle est à chaque instant sur le point de vous aimer, et si vous saviez comme tout cela est bien exprimé dans son petit poème ! Ah ! elle a du talent, cette enfant-là ! mais, en définitive, elle ne peut pas vous souffrir, et vous lui donnez la chair de poule, parce que vous ressemblez au loup qui eut le tort de lui montrer toutes ses dents sans la manger.

— Le fait est, soupira le vieillard, que j’ai toujours eu l’âme trop tendre.

Lecoq éclata de rire et lui envoya un baiser.

— Arrivons au bouquet, dit-il brusquement, car vous croiriez que j’ai triché tout à l’heure en vous annonçant une grosse surprise. Attention ! c’est la petite qui parle :

« … Je restai ainsi longtemps avec un voile sur la vue, un voile que je ne pouvais soulever, et qui était juste assez transparent pour irriter l’impuissance de ma mémoire. Voici bien peu de jours que le voile s’est déchiré ; la semaine dernière, je suis venue chez le colonel Bozzo pour lui souhaiter sa fête ; son domestique le croyait dans son cabinet, où je suis entrée sans frapper, selon mon habitude.

« Le colonel ne devait pas être loin, car son grand fauteuil restait devant la tablette abaissée de son secrétaire.

« Pour l’attendre, je m’assis dans le grand fauteuil en me jouant ; j’étais à cent lieues de pressentir quoi que ce soit.

« Ce fut le hasard que mes yeux tombèrent sur un manuscrit ouvert sur la tablette… »

Le colonel se frappa le front.

— Sangodémi ! murmura-t-il, j’étais descendu au salon pour laver la tête à ce coquin de Corona.

— Vous voyez, répliqua Lecoq, que ce n’est pas seulement M. Remy d’Arx qui oublie ses papiers sur les tables. Papa, ce jour-là, vous n’aviez pas mis votre corde de pendu dans votre poche.

Le colonel prit un accent plaintif pour murmurer :

— Quand il m’arrive quelque chose de malheureux, vous triomphez. Au fond, vous me détestez tous… Est-ce qu’elle parcourut le mémoire de Remy ?

— Je penche à croire qu’elle l’avala d’un bout à l’autre, voyez plutôt :

« … Les mots Habits-Noirs, qui sortaient soulignés au milieu de la page me frappèrent, ma curiosité fut éveillée et je n’eus aucun scrupule, car je pensai qu’il s’agissait de l’affaire pendante devant la cour d’assises et dont tout le monde s’occupe ; mais je ne fus pas plus tôt entrée dans la lecture de votre travail, Remy, que mon cœur se serra violemment ; il me sembla que je trouvais une clef à l’énigme vague de mes souvenirs.

« Remy, je les ai vus, ces hommes à masques noirs. J’ai entendu leur terrible formule : Il fait jour ! Ils étaient rassemblés je ne sais où, dans un lieu sombre, et moi, pauvre petite enfant qu’ils croyaient endormie, j’écoutais, je regardais.

« Il y en avait qui disaient : « Elle est trop jeune pour comprendre et pour se souvenir. » D’autres répondaient : « La prudence veut qu’elle meure ! »

« C’était de moi qu’on parlait.

« Le voile de celui qui était le maître tomba… »

— Tu mens ! interrompit le colonel d’une voix que la frayeur et la colère faisaient trembler ; il n’y a pas cela ! Jamais je n’ai laissé tomber mon masque !

En même temps son bras maigre s’allongea avec une vigueur inattendue, et il arracha le manuscrit des mains de Lecoq en repoussant celui-ci violemment.

Tout son corps s’agitait sous les couvertures pendant qu’il approchait le papier de ses yeux.

Il lut en silence ; pendant qu’il lisait, ses sourcils d’abord froncés se détendirent peu à peu et un sourire véritablement diabolique vint à ses lèvres.

— Est-ce que nous avons une idée, papa ? demanda Lecoq, qui suivait d’un œil curieux le changement de sa physionomie.

— Que veux-tu ? l’Amitié, répliqua le vieillard avec une humilité feinte évidemment, chacun de ces deux chers enfants possède une moitié de notre secret ; en réunissant ce qu’ils savent, on forme un tout et nous sommes de pauvres agneaux marqués pour la boucherie.

— Mais Remy d’Arx, repartit vivement Lecoq, n’a pas encore lu cela ; il suffit d’empêcher que Valentine et lui se trouvent ensemble.

— Puisqu’ils sont fiancés, l’Amitié !

— Fadaises ! il n’est plus l’heure de combiner ces petites comédies, il s’agit de sauver notre peau, et voici mon avis : brûlons d’abord ce satané papier, ensuite nous nous occuperons du Remy d’Arx et de sa Valentine.

Le colonel caressa du regard le manuscrit qu’il tenait à la main.

— Mon fils, dit-il doucement, parmi tous les nôtres, tu es le plus intelligent et le plus capable ; moi, je me fais si vieux, si vieux, que ma cervelle s’en va par morceaux. Je n’ai plus pour moi que ma chance, tu sais, ma chance de possédé. Ceci est dangereux, je l’avoue, très dangereux, mais tous les poisons sont dans le même cas. Mets-toi bien en face de la situation, qui n’a pas changé ; nous ne pouvons rien contre Remy d’Arx tant que nous n’avons pas les deux autres exemplaires de son mémoire. Ne m’interromps pas, je les aurai, j’en suis sûr, mais il faut le temps ; jusque-là, notre seule ressource est l’arme invisible. Eh bien ! en trempant l’arme invisible dans ce poison-là (il frappait sur le manuscrit), on tuerait un demi-cent de taureaux, mon bon. Or, nous n’avons affaire qu’à un juge d’instruction et à une petite demoiselle.

Lecoq et lui se regardèrent ; Lecoq baissa les yeux le premier en murmurant :

— Je l’ai dit bien des fois : vous êtes le diable.

Le colonel sourit à ce compliment et glissa le rouleau de papier sous son traversin en disant :

— Il fera jour demain, mon bibi ; nous allons faire dodo, bonsoir !

— J’oubliais, dit-il, un renseignement qui m’a été fourni par M. Préault, le greffier. Le lieutenant Pagès et le juge ont commencé par être une paire d’amis, hier, et un instant, Préault a cru que, malgré l’évidence, M. d’Arx allait accoucher d’une ordonnance de non-lieu. Ils avaient causé plus d’une demi-heure, le lieutenant et son juge, sans savoir mutuellement à qui ils avaient l’honneur de parler. C’est tout à la fin de l’interrogatoire que M. d’Arx a deviné qu’il était en face du particulier de Valentine, et c’est seulement lorsqu’on a lu le protocole du procès-verbal que le lieutenant a connu le nom de Remy d’Arx. M. Préault dit que leurs yeux lançaient des flammèches et qu’il n’a jamais vu deux hommes si près de s’entre-dévorer.

Le colonel avait remis sa tête sur l’oreiller.

— Voilà ! fit-il d’une voix déjà endormie, il y a des gens qui ont toujours quinte et quatorze dans leur jeu. J’en connais plusieurs dans l’histoire : Alexandre le Grand, César, Charlemagne, Napoléon… et moi !