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L’Arme invisible/Chapitre 23

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L’Arme invisible ou le Secret des Habits noirs (1re partie) (1869)
E. Dentu (p. 355-371).


XXIII

Le Diable.


Remy d’Arx lisait avec avidité ; une sorte de magnétisme se dégageait pour lui de cette écriture bien-aimée.

Chaque ligne retournait le poignard dans sa blessure, mais l’excès de la souffrance a aussi son ivresse, et tout au fond de la coupe terrible le supplicié, dit-on, trouve une goutte de nectar.

Il aimait ; son amour grandissait en dépit de tout, et les motifs qui auraient dû l’éteindre l’attisaient.

Mais il aimait sans espoir, ce fiancé à la veille de ses noces ; quelque chose lui disait que tout était rêve autour de lui et que les préparatifs de ce mariage certain allaient s’évanouir comme un rêve.

Le mariage lui-même n’aurait point apaisé ses craintes ni calmé son trouble.

Même devant le magistrat qui rapproche légalement les deux époux, devant le prêtre même qui bénit leur union, il aurait refusé de croire.

Une voix criait dans sa conscience : Tout ceci est mensonge, il n’y a de vrai que les coups répétés et implacables de l’arme mystérieuse…

Il s’absorbait dans sa lecture à chaque instant davantage, il n’entendait plus les bruits qui venaient du salon ; rien n’existait pour lui en dehors de la pensée qui le charmait et l’opprimait.

Ces pages, c’était Valentine elle-même ; il lisait comme on s’enivre.

La pâleur de son visage était livide, il y avait à son front des gouttes de sueur glacée, il lisait toujours.

Il s’arrêta pourtant, car ses yeux se voilaient quand il arriva au passage où Valentine dépeignait les premiers mouvements de son cœur.

Le nom de Maurice le choqua comme un outrage ; la force lui manqua, et il laissa aller le manuscrit.

— Qu’ai-je fait à Dieu, murmura-t-il, pour qu’il m’ait infligé cette torture ? Je l’aime et je brise sa vie ! jamais elle ne pourra m’aimer, et c’est en vain que je l’entraîne au fond de mon malheur !

Ses yeux tombèrent sur les trois lettres que le domestique venait d’apporter ; les adresses des deux premières étaient de deux plumes amies ; il ne reconnut point l’écriture de la troisième.

Ce fut celle-là qu’il ouvrit d’abord.

En déchirant l’enveloppe, sa main tremblait, parce qu’il pensait :

— Quand je reviendrai après l’avoir tué, que me dira-t-elle ? et pourtant je suis condamné à le tuer !

En ce moment, la signature de la lettre éblouit son regard.

— C’est de lui ! s’écria-t-il, pendant que tout son sang lui remontait au visage.

La lettre disait :

« Monsieur d’Arx, je vous dois la vie et la liberté ; je voudrais être votre ami, mais cela ne dépend pas de moi. Vous m’avez fait promettre qu’aussitôt libre je me tiendrais à votre disposition ; malgré ma répugnance, je ne puis manquer à ma parole : je demeure rue d’Anjou-Saint-Honoré, no 28. Je ne vous chercherai pas, monsieur d’Arx, mais je n’ai pas le droit de vous éviter. »

C’était signé Maurice Pagès.

Une flamme s’était allumée dans les prunelles de Remy.

— Il n’est pas même jaloux de moi ! dit-il avec une colère concentrée, il n’a pas de haine contre moi ! sa lettre n’essaye pas de railler, mais c’est le plus outrageant de tous les sarcasmes. J’ai le temps ; demain, à l’heure où Valentine deviendra ma femme, je n’aurai plus de rival.

Sans y songer, il rompit le second cachet.

Il lut d’un air distrait :

« Mon cher d’Arx,

« Voici un contretemps fâcheux ; les papiers que vous aviez déposés chez moi ont disparu cette nuit avec d’autres valeurs, soustraites dans mon secrétaire. J’ai fait, bien entendu, ma déclaration, mais j’ai voulu vous aviser pour le cas probable où la police ne mettrait pas la main sur nos brigands. J’en suis pour une trentaine de mille francs et pourtant je ne mens point en disant que je regrette surtout les pièces auxquelles vous paraissiez tenir.

« Bien à vous,

« Général Conrard. »

Les lèvres de Remy laissèrent échapper malgré lui ces mots :

— L’arme invisible !

Il froissa le papier et ajouta :

— L’autre lettre est justement de Godwin. Quelle est donc la puissance de ces hommes ?

Il déplia la lettre, qui disait :

« Cher ami,

« Il y a eu un petit incendie chez moi à l’hôtel Meurice, et votre dépôt est détruit. Vous ne m’aviez point dit quel était le contenu du paquet et je devais seulement l’adresser à M. le duc d’Orléans dans le cas de votre décès.

« Néanmoins, sur votre simple déclaration qu’il contenait des valeurs, je suis prêt à vous en rembourser le montant.

« Yours truly,

« Francis Godwin. »

— J’avais deviné ! dit Remy, qui replia la lettre avec assez de calme.

Il ajouta :

— Reste le colonel, dont la maison peut-être aura été frappée par la foudre…

Il reprit le manuscrit de Valentine et en poursuivit plus froidement la lecture.

Nous connaissons ce manuscrit, au moins par extraits, jusqu’à la dernière page, au milieu de laquelle Lecoq fut interrompu par le colonel Bozzo.

C’était à l’endroit où Valentine, éveillée par un choc violent, retrouvait le fil de ses souvenirs d’enfance.

Le brouillard se dissipait pour elle ; elle se revoyait au lendemain d’une catastrophe sanglante, seule, sans protecteur, entourée d’hommes dont le visage était voilé et qui discutaient sur sa vie ou sa mort.

La dernière ligne lue par Lecoq était celle-ci :

« … Le masque de celui qui était le maître tomba… »

Après ces paroles, qui avaient mis le colonel en un si grand émoi, le manuscrit de Valentine n’avait plus qu’une demi-page et nous la transcrivons :

« … Quand le masque fut tombé, je vis un homme de grand âge, au regard bon et doux, au front respectable que couronnait une chevelure blanche.

« Cet homme, ce chef des Habits Noirs, je l’ai revu, je le connais, vous le connaissez aussi, et vous l’aimez.

« Il est un de mes bienfaiteurs, j’ai essayé de douter, mais l’évidence m’accable. C’est le même, c’est lui !

« J’hésite, j’ai voulu écrire ici son nom et je n’ai pu, le papier peut trahir une pareille confidence.

« Mais je vous dois tout, monsieur d’Arx ; pour vous je n’aurai aucun secret ; le jour où vous me demanderez ce nom, je m’engage à vous le dire. »

C’était le dernier mot.

Remy referma le manuscrit et demeura immobile, les yeux cloués au sol.

Il était si profondément noyé dans ses réflexions qu’il n’entendit point le bruit de la porte qui s’ouvrait.

Il n’entendit pas non plus qu’on marchait dans la serre.

Quand il releva enfin les yeux, il vit devant lui le colonel Bozzo-Corona debout et les bras croisés sur la poitrine.

Remy le regarda fixement et dit :

— C’est vous qui m’avez fait remettre cet écrit, monsieur ?

Le colonel fit un signe de tête affirmatif.

— On me l’avait volé, reprit Remy, dans mon cabinet, au Palais de Justice. Pourquoi me l’a-t-on rendu ?

— Ne l’avez-vous deviné ? murmura le colonel.

— Si fait, répliqua Remy, j’ai le pressentiment d’un grand malheur ; peut-être ne dois-je plus la revoir, car si je la revoyais, elle me dirait le nom qu’elle n’a pas osé écrire…

La physionomie du vieillard était à peindre ; elle n’exprimait pas l’ombre d’une crainte personnelle, mais on y lisait une grave, une sincère compassion.

— Et le dépôt que je vous ai confié ? demanda tout à coup Remy ; a-t-on forcé aussi votre secrétaire ? ou votre chambre à coucher a-t-elle brûlé cette nuit ?

— Malheureux jeune homme, prononça tout bas le colonel, aucun soupçon venant de vous ne peut m’offenser. Je vous aime, je vous plains du plus profond de mon cœur. Vous êtes magistrat, Remy d’Arx, quand vous voudrez, je répondrai aux questions que vous croyez avoir le droit de m’adresser, puisqu’un siècle presque entier de dévouement et de vertu n’a pu me mettre à l’abri de la calomnie ; mais en ce moment, il s’agit de vous, il ne s’agit que de vous. Encore une fois, avez-vous deviné ?

— J’ai deviné, répondit le juge, dont la voix se raffermit, que le Maître des Habits-Noirs joue ici une suprême partie. Malgré son audace, il ne la gagnera pas.

Le colonel se redressa.

La plupart des grands comédiens ne sont pas au théâtre : il y eut quelque chose de véritablement majestueux dans l’immense douleur exprimée par son regard.

— Je suis un exilé, monsieur d’Arx, dit-il avec lenteur, vous touchez là, sans le savoir, une cruelle blessure : j’avais un frère, est-ce vous qui allez me forcer à déshonorer la mémoire de celui qui n’est plus ?

— Quoi !… s’écria le juge, vous prétendriez !…

— Mon malheur est un fait accompli, interrompit le vieillard avec une étrange autorité, le vôtre menace et va vous écraser. Une dernière fois, avez-vous deviné, monsieur d’Arx ? rapprochez les dates ; Valentine a dix-huit ans, elle en avait trois quand elle vit cette figure de vieillard, qui ressemblait à la mienne… et le jour où cette lugubre scène frappa son imagination d’enfant, elle était sous l’impression d’une tragédie plus sinistre encore. Elle n’a pas écrit cela, mais je le sais, elle me l’a dit. Devinez-vous ?

Les yeux de Remy se fermèrent.

— Vous devinez ! reprit le vieillard. Elle avait assisté à un meurtre, quel meurtre ? Votre famille demeurait à Toulouse, sur la place du Tribunal…

Un cri s’étouffa dans la gorge du juge.

Le vieillard implacable poursuivit :

— Elle avait assisté au meurtre de Mathieu d’Arx, votre père.

— Mon père ! râla Remy.

Puis, se levant tout droit, il ajouta, en un cri déchirant :

— Elle est donc ma sœur !

Il chancela après avoir prononcé ce mot, qui s’étranglait dans sa gorge, et recula jusqu’à la muraille.

Puis il repoussa avec violence le colonel, qui s’avançait pour le soutenir.

Il traversa la serre en courant comme un insensé.

Le salon était vide.

Remy put monter, sans être arrêté, à l’étage où était la chambre de Valentine.

La chambre de Valentine se trouvait déserte aussi ; seulement, le premier regard de Remy rencontra une lettre déposée sur la table.

Il s’en empara comme d’une proie ; elle lui était adressée ; il l’ouvrit, mais ses yeux aveuglés n’en pouvaient déchiffrer les caractères.

Sa poitrine défaillait, sa tête était en feu ; il s’appuya des deux mains contre la table en balbutiant :

— L’arme… l’arme invisible ! je n’aurai pas le temps ! je suis blessé à mort !

— Jésus ! dit Victoire, la femme de chambre, qui sortait du cabinet, voilà M. d’Arx qui se trouve mal ; je vais vous préparer un verre d’eau sucrée.

— Ici ! dit le juge en l’appelant d’un geste impérieux.

— Je ne suis pourtant pas un chien, gronda la camériste.

Mais elle s’approcha et Remy lui donna la lettre de Valentine en ajoutant :

— Lisez-moi cela sur-le-champ !

Elle obéit, car la figure bouleversée du juge lui faisait peur.

— On va lire, dit-elle ; Dieu merci ! j’ai reçu de l’éducation et les pattes de mouches ne m’embarrassent pas.

Elle lut :

« Voici quinze jours que je vous ai remis ma confession ; non seulement vous n’y avez pas répondu, mais encore vous semblez m’éviter… »

— L’éviter ! répéta Remy en un gémissement.

— C’est vrai, ça, dit Victoire, tous les jours, plutôt deux fois qu’une, mademoiselle me demandait : « Est-ce que M. d’Arx n’est pas venu ? »

Elle continua de lire :

« … Ceux qui ont aidé sans doute à précipiter le dénouement ont bien travaillé pendant ces deux semaines : nous voici à la veille de ce mariage.

« Monsieur d’Arx, nous avions fait ensemble un marché ; pour votre part, vous avez rempli votre engagement ; moi, ce que j’ai promis est au-dessus de mes forces.

« La mort seule, à mes yeux, peut et doit éteindre une dette de cette sorte.

« Ne pouvant vous payer, je meurs.

« Adieu ! »

— Il y a cela ! dit le juge qui haletait, en arrachant la lettre des mains de Victoire.

Et sans attendre la réponse, il la saisit par les épaules et cria comme si quelqu’un d’autre eût pu l’entendre :

— Écoutez ! ne la laissez pas se tuer ! je suis vaincu ! je le sais bien ; je demande grâce ! Ne frappez plus ou bien ne frappez que moi ! Je me rends ! vous êtes les plus forts ; je me rends à votre merci !

— Le voilà fou ! pensa Victoire.

Elle ajouta tout haut :

— Monsieur d’Arx, ne faites pas un malheur sur moi ; je vous jure bien que je ne suis pour rien dans tout cela !

Remy fit un effort suprême pour ressaisir sa pensée et demanda :

— Y a-t-il longtemps qu’elle est sortie ?

— Un quart d’heure.

— Où est-elle ?

En prononçant ces derniers mots, il jeta sa bourse sur la table.

— Pour ça, répondit Victoire, je peux vous le dire, puisque je l’ai conduite jusqu’au fiacre. Sans moi, je l’aurais bien défiée de descendre l’escalier ; elle ne se tenait pas, quoi ! et comme elle parlait tout bas, j’ai été obligée de répéter l’adresse pour le cocher : rue d’Anjou-Saint-Honoré, no 28.

— Ah ! fit Remy, dont la voix ne tremblait plus.

Il s’était redressé ; il ajouta avec un calme extraordinaire :

— Chez lui ! chez Maurice Pagès !

Il sortit.

Derrière lui, le colonel Bozzo, sortant on ne sait d’où et alerté comme le chat qui guette une souris, descendit l’escalier sans être vu.

Sous la porte cochère, il se rencontra avec M. Lecoq, qui lui dit en montrant une voiture stationnant de l’autre côté de la chaussée :

— Ces messieurs sont là et ils vous attendent.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

C’était une pauvre chambre au troisième étage d’une vieille maison de la rue d’Anjou.

La fenêtre donnait sur de grands jardins où le soleil d’automne jouait tristement dans les feuillages déjà flétris.

Ils étaient là tous deux, Maurice et Valentine, assis l’un près de l’autre et se tenant par la main.

Valentine avait jeté son mantelet sur un meuble ; elle avait la tête nue, ses cheveux dénoués ruisselaient en boucles abondantes.

Elle était belle jusqu’au ravissement.

Maurice la contemplait en extase.

Leurs lèvres se joignirent en un long et silencieux baiser.

— Je voudrais prier, murmura Valentine, car je sens que je ne suis pas condamnée. Nous avons tant souffert, Dieu nous pardonnera !

Il y avait à côté d’eux sur la table un verre plein d’une liqueur brillante et dorée comme le vin des îles espagnoles.

Ce verre était seul, aucun flacon ne l’accompagnait.

Maurice et Valentine évitaient de regarder ce verre.

Valentine s’agenouilla.

Maurice resta debout ; il était pâle, mais ferme.

Ce qui se passait ici avait été résolu froidement et de longue main.

Quand Valentine eut achevé sa courte prière, elle dit :

— Il faut nous hâter, car on pourrait venir.

Elle jeta ses deux bras autour du cou de Maurice, et il y eut un dernier baiser qui souriait encore, mais qui était navrant comme un adieu.

Puis tous les deux à la fois tendirent leurs mains vers la coupe.

Ni l’un ni l’autre ne la prit ; un bruit soudain et violent se faisait entendre derrière la porte, qu’on essayait d’ouvrir du dehors.

La porte résista, elle était fermée à clef, mais elle battait contre le chambranle, parce que la serrure usée ne tenait plus.

Un choc irrésistible fit sauter le pêne hors de la gâche.

Remy d’Arx, semblable à un spectre, se montra sur le seuil.

Sa course et l’effort qu’il venait de faire avaient mis le comble à son épuisement ; il était si effrayant à voir que Valentine entoura Maurice de ses bras et lui dit :

— Ne te défends pas, nous lui appartenons.

Remy traversa toute la chambre sans parler. En marchant, il se soutenait aux meubles comme ceux que l’ivresse va terrasser.

Arrivé auprès de la table, il demeura un instant immobile.

Son regard se détournait de Valentine ; il dit à Maurice :

— Je vous pardonne, tâchez d’être heureux.

Puis il saisit le verre et l’avala d’un trait.

Et il tomba foudroyé, non point, certes, par l’effet du poison quel qu’il fût, mais parce qu’il n’avait plus rien à faire ici-bas et qu’en une heure il avait dépensé toute sa vie.

C’est à peine si Maurice, aidé par Valentine, eut le temps de le relever pour le transporter dans le lit.

Quand ils se retournèrent, la chambre était pleine de gens de police amenés par Lecoq et le colonel Bozzo-Corona.

Le docxteur Samuel, qui les accompagnait aussi, s’empara tout d’abord du verre et le flaira.

Son geste et l’expression de sa physionomie criaient le résultat de son examen.

— Nous sommes arrivés trop tard, dit le colonel en un gémissement, mon malheureux ami n’est plus.

Puis, s’adressant au commissaire et montrant au doigt les deux jeunes gens atterrés :

— Je suis presque centenaire, poursuivit-il, mais dans ma vie trop longue je ne me souviens pas d’avoir subi jamais une si cruelle épreuve. Je me regardais comme le père de cette jeune fille et sa mère d’adoption est ma meilleure amie, mais, dût mon pauvre vieux cœur se briser, j’accomplirai un suprême devoir. Le lieutenant Pagès et Valentine de Villanove s’aimaient, Remy d’Arx devait épouser demain Valentine de Villanove, elle s’est enfuie de l’hôtel d’Ornans pour rejoindre son amant, et dans la retraite qu’ils ont choisie, nous trouvons Remy d’Arx assassiné !

Les deux jeunes gens anéantis allaient néanmoins protester de leur innocence, lorsqu’un mouvement se fit du côté du lit, où le docteur Samuel s’empressait autour de la victime.

— La vie lutte encore, dit le docteur.

Le colonel réprima un tressaillement de terreur, mais Samuel ajouta :

— Il a été empoisonné par la belladone, il va mourir fou.

— Valentine ! appela la voix de l’agonisant, ma sœur…

Mlle de Villanove fit un pas vers lui.

— Ma sœur ! répéta-t-il en se dressant sur son séant.

Il tendit les bras, mais ses deux mains firent aussitôt un geste de répulsion, et il ajouta avec une indicible horreur :

— N’approche pas, je t’aime encore ! C’est avec toi qu’ils m’ont tué ! Tu étais, oh ! tu étais l’ARME INVISIBLE !…

Il retomba.

Le colonel se pencha sur lui ; on l’entendait qui sanglotait en pressant le mourant contre son cœur.

Quand il se releva, il essuya ses yeux et dit :

— J’ai recueilli le dernier soupir de mon pauvre enfant !

Le docteur Samuel et Lecoq étaient plus pâles que le mort.

D’une voix navrée, le colonel ajouta, montrant Valentine et Maurice :

— J’avais tout fait pour prévenir la catastrophe, je voudrais encore les sauver, mais ils appartiennent à la loi. Messieurs, elle était ma seconde fille. Laissez-moi me retirer avant d’accomplir votre devoir.


Ils étaient trois dans la voiture qui reconduisait le colonel Bozzo à son hôtel de la rue Thérèse.

Lecoq et Samuel pouvaient passer pour des scélérats endurcis, et pourtant ils regardaient avec une superstitieuse terreur ce vieillard souffreteux et frissonnant dans sa douillette.

— Depuis soixante-dix ans, dit le colonel, il en a été ainsi de tous ceux qui se sont attaqués à moi. Vous êtes sauvés, mes bijoux ; tressez-moi des couronnes, s’il vous plaît !

— Mais, objecta Lecoq, ils ne sont pas encore condamnés. Ils parleront.…

— Savoir ! ils ont un tendre ami que je connais bien et qui leur fera parvenir le nécessaire pour éviter la honte de l’échafaud.

Un rire sec le prit, qui n’eut point d’écho.

À ce rire une petite quinte de toux succéda.

Le colonel porta son mouchoir à ses lèvres et le mit ensuite auprès de lui.

Quand il fut descendu de voiture, Lecoq et Samuel se regardèrent.

— Est-ce le diable ? dit Lecoq.

Samuel prit le mouchoir oublié sur le coussin.

— Le diable ne meurt pas, répondit-il.

Et il montra une tache rougeâtre qui restait à l’endroit où les lèvres du colonel avaient touché le mouchoir.

— Qu’est-ce que c’est que cela ? demanda Lecoq.

— C’est la fin, répliqua le docteur Samuel.

Lecoq examina curieusement la toile et dit :

— Pas possible ! je pensais que Dieu l’avait oublié.

— Tu crois donc à Dieu, toi, l’Amitié ?

— Non, mais tout de même ce serait drôle s’il y avait quelqu’un là-haut.