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L’Art de corriger et de rendre les hommes constants/02

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Marie-Anne-Geneviève Ballard Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 13-44).

CHAPITRE II.

La monotonie dangereuse à l’amour.


Pendant que les deux amies déclamoient contre les hommes en général, on annonça la jeune Elvire. Elvire dont tout Paris admire les charmes, mais dont le peu d’expérience l’expose aux pieges d’un sexe, qui faussement se croit en droit de nous dominer. S’il n’en convient pas hautement, c’est pour mieux jouir de sa victoire.

Elvire, pendant quatre ans, avoit gémi sous le joug despotique d’un époux impérieux. Il cachoit sous le voile de la prévoyance, l’humeur caustique qui le dévoroit ; en vain sa jeune, & charmante épouse espéra-t-elle par ses complaisances, adoucir ce caractere attrabilaire, jamais elle ne put y réussir.

Sa tranquillité parut devoir renoître avec son veuvage ; mais Elvire avoit le cœur tendre. Qu’avez-vous, lui demanda Euphrosine, la voyant fort triste ? Hélas lui répondit la belle affligée, mon cœur est déchiré d’un trait funeste. Où trouver le bonheur, si Valincourt m’est ravi… Valincourt, lui dit Eudoxie ? Parlez-vous de l’homme le plus aimable de Paris :

— Ajoutez le plus léger, lui dit Elvire, en pleurant. Ah ! qu’une femme sensible est malheureuse ! On fait partout l’éloge du sentiment ; mais je m’apperçois à présent qu’on ne le connoit gueres.

— Les hommes n’y attachent qu’une valeur momentanée, dit Euphrosine, ils en font l’éloge lorsque leur intérêt l’exige pour nous tromper plus aisément ; & souvent celui qui en parle avec le plus d’enthousiasme, est celui qui le cherche le moins dans l’objet qu’il veut séduire. Mais racontez-nous le sujet de vos peines, ma chere Elvire, les conseils d’Eudoxie pourront peut-être vous consoler. Elle y consentit & commença.


Histoire d’Elvire.


Vous avez sçu tous mes chagrins pendant mon mariage, mon époux déjà naturellement bizarre, le devint d’avantage après la lecture d’un livre, le fléau des ménages, le perturbateur de la paix domestique…

— Seroit-ce par hasard l’art de rendre les femmes fidelles, lui demanda vivement l’aimable Eudoxie ?

— Justement Madame.

— Ah mon enfant ! Ce malheureux livre vit le jour peu d’années après mon mariage. L’auteur, par ses conseils, a fait commettre plus d’infidélités dans un jour, que l’art d’aimer d’Ovide ne fera de prosélites en cinquante siecles. Tous les maris qui ont adoptés les maximes recommandées dans ce livre, pour s’assurer de la fidélité de leurs femmes, ont porté atteinte aux cœurs les plus constans. Si Monsieur le Président ne se connoissoit pas mieux en jugemens, qu’en l’art difficile de nous faire aimer des époux maussades & pédants ; ses pauvres clients étoient fort à plaindre. Ce n’est pas ainsi qu’on s’attache une femme, il faut employer des moyens plus galants, plus séduisants : je vous raconterai ce que ces maximes ont produites sur moi ; mais avant de vous en parler, écoutons l’histoire de Madame.

Lorsque la mort de mon époux m’eut rendu le repos avec la liberté, reprit la sensible Elvire, je me retirai pendant quelque temps dans ma terre, le plaisir de m’y voir sans contrainte, m’y tint lieu de tous les amusemens. Ma société se borna à mon intendant, & le Curé du village, l’un me parloit d’affaires, & l’autre de religion. Je recueillis deux avantages de ces conversations ; le premier me mit au fait de mon bien, & le dernier réveilla dans mon cœur ces principes, que le tourbillon du monde étouffe quelquefois ; mais qui s’éteignent rarement.

Après avoir passé trois mois dans cette heureuse insouciance arrive dans mon voisinage le vieux Marquis de Montillant, accompagné de son neveu le Comte de Valincourt.

Le Marquis dont l’âme bienfaisante & généreuse fait le bonheur de tous ses vassaux, fut reçu dans sa terre avec ces démonstrations de joye, qu’on ne prodigue jamais qu’à la vertu. Il relevoit d’une grande maladie, & chacun bénissoit le Ciel de sa guérison.

Le Marquis, reconnoissant d’une attachement si pur, invita tous ses vassaux au château, trois jours après celui de son arrivé.

Cherchant à faire partager la fête qu’il méditoit d’y donner, il en pria tout son voisinage. On me l’annonce ; il étoit avec son neveu : l’aspect vénérable de l’oncle inspiroit le respect, l’air aisé & charmant de Valincourt inspiroit le plaisir. Dès l’instant qu’il entra, mon cœur sentit une émotion qui lui avoit été étrangere jusqu’alors. Nos yeux se rencontroient quelquefois, les miens se baisserent en étouffant un soupir.

La visite du Marquis, quoique assez longue pour la première, ne me parut qu’une minute : lorsqu’il se leva pour se retirer, je regardai involontairement le Comte, & je rougis ; si je n’eusse pas craint qu’on me devinât, j’aurois, je crois, fait l’impossible pour retenir le Marquis le reste de la journée.

Quand je fus seule, une tristesse affreuse s’empara de tous mes sens, mon château me parut une prison, & mon parc une solitude insupportable. Je comptai les heures qui m’appelloient à la fête, & deux jours me paroissoient des siecles : cependant me disois-je tristement, le temps n’accélérera point ses pas pour me plaire, & n’arrêtera pas sa marche lorsque je jouirai du plaisir que j’attends avec tant d’impatience.

Mon sommeil ne fut gueres plus tranquille ; agité pendant la nuit, je vis paroître le jour avec plaisir. Je montai à cheval, espérant de trouver dans cet exercice une dissipation plus éficace à mes ennuis.

Allant au hasard, j’étois assez loin du château lorsqu’en entrant dans un chemin creux, je vis venir à moi un homme à cheval ; il s’avançoit au grand galop. Jugez de ma surprise lorsque je reconnus Valincourt. En nous approchant mon cheval s’épouvante, je chancele, la bride me tombe des mains, & je m’évanouis. Valincourt me reçoit dans ses bras & me donne tous les secours imaginables. Il attribua sans doute mon état à la frayeur ; mais il ignoroit hélas ! que la crainte y avoit moins de part que l’amour. Je ne conçois pas, dit Euphrosine, qu’on puisse aimer aussi vivement en si peu de temps. Rien de plus ordinaire, repliqua Eudoxie ; l’Amour établit son empire avec autant de rapidité que de despotisme dans le cœur, où il commence à regner la premiere fois. D’ailleurs oubliez-vous que Madame étoit à la campagne, où depuis trois mois elle ne voyoit que son Intendant & son curé.

Lorsque je fus revenue de mon évanouissement, continua Elvire, nous nous acheminâmes vers le château. Le Comte m’apprit, chemin faisant, que son oncle ayant oublié d’inviter ma société, il l’avoit chargé de ce message. Il n’est pas étonnant, me dit-il adroitement, que Monsieur de Montillant n’y ait point songé ; dès qu’on a le bonheur de vous voir, on oublie tout.

Ce fut par des propos aussi galants qu’il m’entretint pendant la route. À notre arrivée, il me prodigua les plus tendres soins, parut inquiet de ma santé ; & ne négligea rien pour enflâmer la blessure qu’il avoit déjà faite à mon cœur. Je lui proposai de passer la journée chez moi, ce qu’il accepta, ajoutant qu’il restoit avec d’autant plus de plaisir, que son oncle ne dînoit pas chez lui. Ce digne homme étoit allé dans une ville voisine, choisir des vêtemens destinés à une famille, qu’il avoit invitée à la fête.

Valincourt dans les éloges qu’il fit des vertus de son oncle, sembla faire à mes yeux l’éloge de son propre cœur. Je l’écoutois avec ce plaisir qui peint mieux tous les sentimens, qu’on inspire, que les protestations les plus tendres. Au récit qu’il me fit des obligations qu’il avoit à ce digne parent, il m’échappa de dire avec transport, « ah Monsieur ! qu’on est heureux d’avoir un tel neveu, & qu’une ame comme la vôtre est digne d’être aimée ». Il se saisit de ma main, le premier mouvement fut de la baiser avec ardeur ; mais je sentis que le respect arrêta ses levres brûlantes.

J’avalais ainsi à long traits le poison qui se glissoit dans mon cœur. Valincourt acheva ce jour entierement ma défaite. J’eus cependant assez de force pour cacher sous une décente réserve, la passion qui maitrîsoit déjà ma raison.

Cependant il falloit se séparer, mais j’avois la certitude de le voir le lendemain.

Le bonheur à son impatience comme l’inquiétude : celle-ci déchire le cœur de craintes ; au lieu que l’autre est accompagnée d’une douce langueur, qui bien qu’elle fasse souffrir, y répand une mélancholie voluptueuse.

Le jour étoit vers son déclin lorsque Valincourt partit. Voulant profiter des derniers rayons du soleil, je me rendis dans mon parc ; en passant devant la porte par où il étoit sorti, je m’arrêtai ; j’y jettai un regard mélé de joye & de regrets. Aurois-je jamais pu soupçonner que cette porte eût fixé un jour mon attention avec plaisir ? Mais jamais je n’avois aimé.

Pourquoi, le sentiment qui nous rend seul heureux, n’est-il pas éternel ? Ah Valincourt ! Pourquoi n’as-tu pas un cœur aussi sensible que le mien ? Notre chaîne… Ses sanglots lui couperent la voix.

Ses amies parvinrent à peine à la consoler, Eudoxie la calma cependant en lui faisant envisager, qu’elle connoissoit un moyen infaillible pour ramener le volage Valincourt.

Je fus réveillée de grand matin, reprit la triste Elvire, en essuyant quelques larmes qui humectoient encore ses beaux yeux. Ma toilette qui, jusqu’alors m’avoit occupée foiblement, fut faite avec plus de soin ; je mis plus d’art à éclaircir les atours lugubres de mon veuvage. Le Curé, & l’Intendant m’attendoient depuis deux heures. Je descendis enfin, & lorsque je fus au moment d’entrer en voiture, arrive Valincourt. Cette attention fut trop marquée, pour ne pas produire son effet désiré. Je ne doutai plus qu’il ne m’aimât, la certitude de ce bonheur ajouta à la satisfaction que j’eus d’être avec lui.

Vous vous imaginez bien que la route ne m’ennuya point, jamais chemin ne me parut plus court. Les distances ne sont pas remarquées par les amants heureux.

Le Marquis me reçut à merveille, la joye de voir son bonheur partagé par tous ceux qui l’environnoient, répandit encore plus de sérénité sur ce visage, dont tous les traits sembloient être formés par la bonté.

Lorsque la compagnie fut assemblée, un son de la cloche annonça les habitans de sa terre. Dès qu’ils furent entrés dans la seconde cour, le Marquis se présenta sur le perron du château. L’ordre qu’ils observoient jusqu’alors, fut interrompu par l’empressement qu’ils eurent de l’approcher ; on entendit un léger murmure, & chacun disoit, « laissez-moi regarder un moment notre pere, notre bienfaiteur ». J’eus peine à retenir mes larmes, & l’amour ajoûtoit, je crois, à ma sensibilité ordinaire. Valincourt partageoit sans doute dans mon cœur, le tribut qu’on offroit aux vertus de son oncle.

Sensation délicieuse ! Non il n’y a que le véritable amour qui puisse nous l’inspirer.

« Mes enfans, s’écria le Marquis, je rends grace au Ciel de m’avoir donné un cœur qui sache apprécier votre tendresse. Voici mon neveu, mon seul, mon unique héritier ; j’espere qu’un jour il méritera le même attachement ; vous ne vous appercevrez pas alors que je vous manque, il sera pour vous un autre moi-même ». Je fus tentée d’ajouter : j’en réponds ; mais la prudence & les sanglots de ces bonnes gens m’en empêchèrent.

Le Marquis conduisit tous les villageois à une table immense. Lorsqu’ils y furent placés, il resta un vuide de cinquante couverts. Il s’informe où étoient ceux qui devoient l’occuper ; le Maître-d’hôtel répond qu’ils sont avec M. le Comte : un instant après, Valicourt paroît donnant le bras à un vieillard, courbé sous le poids des années ; il marchoit avec précaution, & s’avançoit d’un pas lent.

Lorsque le vieillard approcha du Marquis, « mon bon Seigneur, s’écria-t-il d’une voix presqu’éteinte ; je vous remercie au nom des quatre générations que voici : (les enfans le suivoient) votre bienfaisance vous en rend le pere. J’ai envié le plaisir qu’ils auroient de vous témoigner leur reconnoissance par des paroles ; mais je leur laisse la liberté de la partager avec moi dans leur cœur ». Le Marquis embrassa le centenaire ; chez qui la nature fit un dernier effort pour arracher une larme.

Ce fut à ce vieillard, & toute sa famille, que Monsieur de Montillant avoit donné des vêtemens distingués. La journée se passa en divertissemens : malgré la quantité de femmes qui ornoient la fête, Valincourt ne fut cependant occupé que de moi.

Il étoit tard lorsque je me retirai ; le Comte offrit de m’accompagner, je refusai, il insista, je ne souffrirai pas que vous fassiez trois lieues dans l’obscurité, me dit-il ; il ajouta tant d’autres raisons, qu’il me força d’y consentir. Il ordonna à sa voiture de le suivre.

Il y avoit déja quelque-temps que nous étions chez-moi, & ses gens n’arrivoient pas. Je ne pouvois décemment me coucher, & le laisser seul ; je passai une grande partie de la nuit à causer avec lui. Ce fut cette malheureuse nuit qui mit le comble à mon infortune.

Après nous être entretenus des plaisirs de la journée, Valincourt me regarda tendrement ; tandis que tout le monde étoit content, me dit-il, mon cœur étoit agité d’une crainte continuelle depuis l’instant où je vous ai vu, j’y sens des ravages étonnans.

Je feignis de ne pas le comprendre ; mais mon embarras, le son de ma voix, tout annonçoit que mon indifférence n’étoit que feinte. Il me prit la main, la serra doucement, la serra davantage ; un mouvement involontaire me fit serrer la sienne à mon tour : aussi-tôt le dangereux Valincourt se précipite à mes pieds ; ah Madame ! s’écria-t-il avec transport : serais-je assez heureux de vous attendrir ? Ma rougeur trahit mon cœur. Ma chere Elvire, continua t-il en couvrant mes mains de baisers ; ne refusez pas les hommages de l’amant le plus tendre, il n’a d’autre desir que de vous voir heureuse, de partager votre bonheur : je le jure à vos pieds, je n’aimerai que vous : du premier instant vous régnâtes dans ce cœur qui ne respire plus que pour vous. — Ma chere Elvire ! Ne me refusez pas un aveu d’où dépend mon bonheur. Quelques larmes furent ma réponse. Cependant Valincourt voulut avoir cet aveu mieux confirmé ; il voulut l’entendre de ma bouche. Je prononçai en tremblant ce que mon cœur lui avoit répété mille fois tout bas.

Momens fortunés ! Hélas ! je n’y songe jamais sans un mélange de peines & de plaisirs.

Sa voiture étoit arrivée ; nous nous séparâmes avec la promesse de nous revoir le lendemain.

Tout s’embellissoit autour de moi ; la présence de Valincourt répandoit un charme sur toute la nature.

Sur ces entrefaites arriva chez le Marquis, sa parente, Madame d’Alenceau. Quoiqu’impérieuse & bizarre, je me liai cependant avec elle, parce qu’elle me félicita d’accepter l’invitation que m’avoit faite M. de Montillant de passer l’automne chez lui.

Rien ne s’opposoit plus à mon bonheur, je voyois Valincourt à chaque instant, & notre passion parut s’accroître avec l’habitude. Cependant il manquoit à ma satisfaction, celle d’être liée à lui par les nœuds de l’hymen.

Sa fortune dépend entierement de son oncle, la mienne est médiocre. Le dessein du Marquis est de le marier avec la fille de Madame d’Alenceau, jeune encore, & veuve depuis deux ans. Son mari en mourant l’a nommée sa légatrice universelle, parce qu’elle soutint un jour dans un cercle nombreux que l’Auteur de l’Art de rendre les femmes fidelles connoissoit parfaitement notre sexe, & que ses maximes étoient admirables. Son époux, le Vicomte de Larac, ami intime de l’Auteur, & zélé partisan de ce livre, fut présent à cette dispute ; il fut tellement enchanté de la sagesse de sa femme, que le lendemain il fit son testament en sa faveur… Le trait est plaisant, dit Eudoxie, je connois Madame de Larac, c’est une femme adorable ; elle est singuliérement rusée ; elle traiteroit merveilleusement l’Art d’endormir les jaloux par des fausses apparences. Larac l’épousa à soixante-dix ans ; elle en avoit seize. Pouvoit-il croire qu’à son âge… mais je vous interromps : c’est donc Madame de Larac qui cause vos peines ? — Hélas ! c’est elle & plusieurs autres femmes. — Ne désespérez pas, vous triompherez ; Valincourt n’est peut-être pas aussi léger qu’il le paroît. Les apparences souvent sont fausses. Elvire soupira & continua son récit.

Le temps approchoit où il falloit quitter la campagne. Après avoir pris congé du Marquis, je passai un moment chez moi pour y arranger quelques affaires, & partis tout de suite pour Paris, où Valincourt devoit me rejoindre bientôt en quittant la maison de M. de Montillant ; Valincourt n’eut plus le même empressement à m’accompagner ; je vous avoue que cette négligence m’affecta ; je comparai sa conduite présente à celle du passé ; cependant mon cœur fut encore ingénieux à l’excuser.

Peu de jours après mon arrivée à Paris, on me l’annonça ; ma joie fut extrême ; il me parut plus tendre que jamais. Je me livrai uniquement au plaisir de le voir ; & nous passâmes nos journées ensemble ; satisfaite de l’avoir avec moi, je ne recherchai point d’autre société.

Cependant, au bout de quelque tems, je m’apperçus qu’il devint triste ; il étoit rêveur, & paroissoit ennuyé. Il m’engagea plusieurs fois à sortir, à recevoir compagnie ; il me vantoit l’agrément des spectacles & de tous les divertissemens de Paris. Je lui répondis constamment que je trouvois dans sa société tout ce que mon cœur désiroit.

Sa conduite changea visiblement ; il eut moins d’empressement, resta souvent un jour sans me voir, quelquefois deux. Je m’en plaignis. — Des affaires imprévues, — un engagement indispensable, — son oncle l’avoit mené à la Cour, — & plusieurs autres prétextes coloroient toujours sa négligence.

Après l’avoir attendu l’autre jour jusqu’au soir, j’en reçus un billet ; il me manda qu’on l’avoit forcé d’aller à la campagne, & qu’il ignoroit le temps qu’il y restoit. Cette nouvelle me désola, une inquiétude mortelle me donna des soupçons, jusqu’alors j’avois vécu dans la plus grande sécurité. Quinze jours se passerent, & Valincourt ne revint pas.

Ce matin, en me rendant aux Tuileries, je rencontre un de ses gens ; j’arrête ma voiture, & m’informe de la santé de son maître : il se porte bien, Madame, me répondit-il, il est de retour depuis trois jours. — Depuis trois jours ! Et M. de Montillant est-il à Paris ? — Oui, Madame ; M. le Comte, M. le Marquis, Madame d’Alenceau, & Madame la Vicomtesse de Larac sont revenus ensemble. Aussi-tôt je congédie le domestique, & retournant sur le champ chez moi, je m’y livre au plus affreux désespoir. Voilà donc, m’écriai-je, cet amant fidele qui ne désiroit que mon bonheur, qui ne recherchoit que ma satisfaction. Ah, Valincourt ! perfide Valincourt… Il m’a toujours dit qu’il n’épouseroit que moi, il évitoit même toutes les occasions de voir Madame de Larac… & à présent il passe quinze jours avec elle… Hélas ! il n’est plus douteux qu’il me sacrifie à ma rivale.

Mes sanglots attirerent une de mes femmes en qui j’ai la plus grande confiance. Elle confirma mes soupçons, en me communiquant que le valet-de-chambre de Valincourt lui avoit dit que son maître, entraîné par la dissipation, fréquentoit toutes les maisons où il espéroit trouver le plaisir & Madame de Larac. Je ne doutai plus de mon malheur, & ne m’apperçus que trop que Valincourt ne m’aimoit plus.

Cette scène cruelle vient de se passer ce matin ; je lui ai écrit & n’ai pas encore reçu de réponse. Ennuyée de l’attendre, je viens chez vous ma chere Euphrosine, espérant que votre amitié apportera quelques remedes à mes maux. Ne me refusez pas vos secours ; il dépend de vous de le ramener, je sais qu’il a de la confiance en vous ; n’épargnez ni sollicitations, ni prieres pour y réussir… — Ce ne sont ni les sollicitations, ni les prieres qu’il faut employer répondit gravement Eudoxie, il faut des remedes plus violents pour corriger ce volage. S’il vous aime encore, ceux que je vous prescrirai seront infaillibles.

La monotonie est la mort de l’amour comme celle du plaisir, continua-t-elle. Tant que Valincourt étoit à la campagne il vous préféroit, & n’ayant point d’autres dissipations qui l’entraînassent, vous étiez le seul objet de ses vœux. Mais le séjour de Paris, où tout se réunit pour distraire l’amant le plus fidele, exige qu’on y observe une conduite différente. Si vous voulez entretenir ici l’illusion de l’amour, il faut en savoir varier les plaisirs. Si vous eussiez rassemblé chez vous une société agréable, Valincourt l’eût préférée à toute autre. Ne comptez-vous pour rien l’avantage de s’y voir mieux reçu qu’ailleurs ? Cet avantage, en flattant le cœur, satisfait également l’amour-propre des hommes.

Ne trouvant point autant d’agrémens chez les autres, vous étiez sûre qu’il seroit toujours venu chez vous avec un nouveau plaisir. La contrainte de ne pouvoir quelquefois vous exprimer son amour eût encore augmenté son ardeur ; l’appréhension même qu’un autre pouvoit parvenir à vous plaire eût ajouté à son empressement. Il ne faut pas que l’amour languisse tristement dans les bras de la sécurité ; un peu de crainte l’empêche de tomber en léthargie.

Donnez à souper demain, invitez-y tout ce qu’il y a de plus aimable parmi vos connoissances ; engagez Valincourt à y venir ; relevez vos charmes par un parure recherchée ; ce changement l’étonnera, il s’imaginera que vous avez des desseins sur un autre, son amour-propre en souffrira ; ménagez ce dépit avec art, & vous triompherez.

Avez-vous fait des reproches dans votre billet ? — Non Madame, je le prie simplement de passer chez moi pour une affaire pressante. — Tant mieux : lorsqu’il viendra, dites-lui que cette affaire n’est autre qu’un souper, la curiosité le forcera de l’accepter. N’ayez point d’humeur, point de reproches, & sur-tout gardez-vous de marquer du soupçon, vous dérangeriez tous mes projets. Je veux dorénavant vous conduire ; si cette épreuve réussit, je vous promets de rendre votre amant, ou si vous l’épousez, votre mari, constant.

Les conseils d’Eudoxie réussirent à merveille ; Valincourt se rendit le même soir chez Elvire : elle le reçut avec un air satisfait ; elle affecta même de la gaieté. Le lendemain elle parut à souper plus belle, & au moins aussi aimable que les autres femmes ; elle eut assez de coquetterie pour inquiéter son Amant. Étonné de ce qu’Elvire ne lui parloit ni de son absence, ni de son peu d’empressement à son retour ; il s’en plaignit, elle l’écouta avec indifférence, il en fut piqué, elle feignit de ne pas s’en appercevoir, & il se retira très-mécontent.

Euphrosine & Eudoxie, par les conseils desquelles Elvire jouoit un rôle si opposé à son caractere, la conduisirent dans le monde ; Valincourt put à peine trouver l’instant de l’entretenir sans témoins. La contrainte ranima son ardeur ; il l’aima plus que jamais. Ne voyant aucun moyen de rétablir son empire, il appella l’hymen à son secours ; il communiqua son dessein à son oncle ; le Marquis y consentit avec plaisir, il estimoit Elvire, & n’aimoit point Madame d’Alençeau, ni sa fille, dont les inconséquences, qui depuis l’ont ruinée, faisoient déjà du bruit dans le monde. Valincourt, plein de confiance, se rend chez Elvire : « Ne refusez pas la main d’un homme qui n’a jamais cessé de vous aimer, lui dit-il, mon oncle désire cette alliance autant que moi ». La tendre Elvire avoit su feindre lorsqu’il ne s’agissoit que de ramener un volage ; mais elle n’eut pas la force d’employer les mêmes détours, dès qu’il fut question de leur bonheur réciproque. Elle consentit à l’épouser, & leur mariage fut célébré peu de temps après au grand contentement de tous leurs amis.

Jamais union ne fut plus heureuse ; occupée sans cesse à plaire à son époux, elle consultoit en toutes choses sa satisfaction ; il aimoit la société ; elle en eut une si agréable chez elle, qu’il préféra sa maison à toutes celles de Paris.

Voilà, Mesdames, l’Art qu’il faut employer pour ramener les hommes entraînés par le plaisir, & le seul par lequel vous parviendrez à les rendre constant.