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L’Art de corriger et de rendre les hommes constants/06

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Marie-Anne-Geneviève Ballard Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 132-146).

CHAPITRE VI.

L’homme abruti par le vin.

Vice incorrigible


Pendant mon séjour à Spa, je fis la connoissance d’une Dame Angloise. Son maintien étoit noble, ses manieres aisées, & son cœur sensible ; Milady Delby sans avoir de la beauté, possédoit toutes les grâces de notre sexe. Une douce mélancolie inspiroit cet intérêt, auquel on résiste rarement. Elle étoit aux eaux avec tous ses enfans, cinq filles & sept garçons.

Je lui fis un jour compliment sur cette nombreuse & aimable famille : ah ! me dit-elle, si vous saviez combien de larmes m’ont fait verser ces enfans, vous me tiendriez un autre langage.

Surprise d’un tel discours, je lui en demandai l’explication : je déposerai volontiers ce secret dans votre sein, me repliqua-t-elle, persuadée que votre amitié partagera mes peines.

Histoire de Myladi Delby.

Mon pere, le plus opulent & le plus distingué Seigneur de la province de Devon, vivoit habituellement à la campagne. L’ambition de nommer des membres au Parlement, & d’y soutenir des Élections disputées, dérangea considérablement sa fortune.

J’avois perdu fort jeune ma mere, & n’avois qu’un frere, dont les énormes dépenses dans ses voyages, tant en France qu’en Italie, avoient achevé de déranger les affaires de mon pere.

Furieux de ne trouver dans ce fils chéri qu’un fat insupportable, mon pere se mocquoit impitoyablement de lui, & mortifia en toute occasion les vices & les ridicules qu’il avoit adoptés de ces différentes nations. Mon frere lorfqu’il étoit avec moi, parloit fort librement de la rusticité de mon pere. Leurs querelles m’affligeoient, mais je n’avois personne à qui j’osasse m’en plaindre.

D’abord après le retour de mon frere, un jeune homme voisin du Château se lia avec lui ; j’eus occasion de le voir souvent. Son caractere étoit bien différent de celui de mon frere l’analogie de nos sentimens inspira bientôt la plus grande confiance, & il ne tarda pas à être le dépositaire de tous mes chagrins.

Insensiblement un intérêt plus vif s’empara de nos cœurs, nous nous en fîmes l’aveu, & n’attendions qu’une occasion favorable, pour obtenir celui de mon pere.

Mais hélas ! la visite de Milord Delby renversa tous nos projets de bonheur. Mon pere l’avoit rencontré à la chasse, & me le présenta à son retour.

J’eus le malheur de lui plaire ; dès ce moment les visites de Milord devinrent fréquentes, & mon pere décida mon mariage avec lui sans m’en prévenir.

En me communiquant son dessein, il m’ordonna de le recevoir comme mon futur époux.

Étonnée d’un projet aussi contraire au penchant de mon cœur, je n’eus pas la force de lui répondre ; revenue cependant de ma surprise, je me jettai à ses pieds, & le conjurai de ne pas me sacrifier à un homme, qu’on disoit n’aimer que ses chiens, ses chevaux, & le vin. Que voulez-vous qu’il préfere, me dit-il froidement ? — Ah ! mon pere ! le bonheur d’être unie à l’objet qu’on aime, n’est-il rien pour vous ? — Propos de romans : j’entends ce que vous voulez dire ; vous préféreriez le petit Monckton, n’est-ce pas ? Vous seriez assez folle pour refuser la main d’un Pair d’Angleterre, & pour accepter celle d’un simple Gentilhomme, & aller tristement languir avec ce tendre céladon, dans un coin de la province. Aussi long-temps que je vivrai, vous ne végéterez pas dans cette humiliante obscurité. Vous épouserez Milord ; le bonheur de votre famille en dépend. Cette alliance ajoutera à mon crédit au Parlement ; mon parti réuni à celui de Delby, y deviendra le plus puissant ; il fera trembler le Ministre, & nous l’emporterons bientôt sur lui. Croyez-vous que ce mariage ne vaut pas mieux que celui du sieur Monckton ? D’ailleurs, point de replique, je veux qu’on m’obéisse. Les prieres, & les larmes ne firent aucune impression sur un homme, qui croyoit qu’un nom & de la fortune étoient le comble du bonheur. Il m’ordonna expressément de ne plus recevoir M. Moucktou. Mon frere, quoiqu’il parût être son ami, fut le premier à l’éloigner du Château ; il eut même la cruauté de lui dire que je l’exigeois. Désespéré d’un changement si subit, il partit pour l’Amérique, où depuis il fut le plus acharné à conseiller une rupture avec l’Angleterre.

Cependant à force de persécutions, je consentis à accepter la main de Milord. La joye de mon pere fut inexprimable. Il invita tout le voisinage à mes noces, & n’épargna rien pour les célébrer avec le plus grand éclat. Tous ses vasseaux y burent autant de vin qu’ils le défiroient ; mon pere & mon époux dans l’excès de leur satisfaction, ne furent pas plus modérés que le reste des convives.

Le lendemain mon époux ne se rappella gueres qu’il s’étoit marié la veille. Mes craintes sur l’avenir se reveillerent alors plus vivement que jamais, elle m’accabloient de la plus grande tristesse.

Après quinze jours de mariage, nous partimes pour la terre de mon mari, j’y arrivai le cœur navré de douleur ; le souvenir du pauvre Monckton me suivit partout. La comparaison de ses aimables vertus avec les défauts de mon époux, répandit encore une plus grande amertume sur ma situation présente.

Mais hélas ! ce n’étoit pas les seuls chagrins dont j’eusse à me plaindre ; une belle-sœur, aussi bizarre que désagréable, demeuroit avec nous au Château, elle avoit la manie de voir le nom de ses ancêtres, assuré à la postérité ; à force de prieres, & des supplications, elle m’engagea à habiter avec cet époux méprisable ; & par complaisance pour sa famille, je mis au monde ces douze enfans[1]. Mon mari quoique présent à mes couches, ignoroit que le Ciel avoir béni notre union d’une si grande fécondité, & ce ne fut qu’au moment de sa mort, qu’il sçut parfaitement qu’il étoit pere. Je passe sur tous les dégoûts, & les regrets que j’eus à me soumettre, à ce qu’on appelle les devoirs d’une femme vertueuse : il m’en coûta cruellement pour vaincre ma répugnance ; mais je craignois la censure publique, & les importunités de ma belle-sœur. Telle est la force des principes de notre éducation en Angleterre.

Mon pere avoit déjà payé le tribut à la nature, les orgies qu’il faisoit avec Milord, avoient abrégé ses jours. Mon époux en fut lui-même, peu de temps après la victime. Un dégoût du vin furent les premiers symptômes de sa mort.

Le voyant tout-à-fait sobre, je m’approchai un jour de son lit, accompagnée de mes enfans, il les regarde, & me demande en colere, à qui est cette nombreuse famille ? Oubliez-vous que c’est la vôtre, lui dis-je ; je ne me souviens pas d’avoir des enfans, me repliqua-t-il d’un air étonné ; sa sœur & le chaplain entrerent dans ce moment, & l’assurerent que c’étoit les siens.

Convaincu de la vérité, il les fait approcher, la voix de la nature étouffée depuis si long-temps par son vice favori, se fit entendre alors, dans son cœur. Il les embrassa, les caressa, versa même quelques larmes, plaignit leur fort & le mien, promit, que si le Ciel lui rendoit la santé, il ne l’emploieroit dorénavant qu’à les rendre heureux. Puis tout-à-coup faisant une pause : malheureuse Sophie, me dit-il, en me prenant la main ; promettez-moi solemnellement d’exécuter ce que je vais vous prescrire. Je promis : ne permettez jamais à mes enfans l’usage d’aucune autre boisson que l’eau, l’abus que j’ai fait des liqueurs fortes, m’oblige à vous recommander cette précaution. Voyez, dit-il à ses enfans, à quoi cet abus réduit l’homme : il l’entraîne insensiblement à l’état où je suis. Que cet exemple vous serve de leçon. J’ai fourni ma carriere dans un engourdissement continuel, je me suis privé volontairement des douceurs de l’amitié & de l’amour, je n’ai pas seulement joui de ce plaisir sensible, de vous bénir au moment de votre naissance ; j’ai vécu moindre qu’une brute, même qu’une plante, dont l’éclat de la fraicheur, semble nous annoncer qu’elle sent le prix de son existance : ah ! mes enfans, pleurez l’aveuglement de votre pere, il connoit son erreur, hélas ! trop tard. Sa situation le pénétra si vivement, qu’il s’évanouit, & expira quelques instants après.

J’oubliai dans ce moment tous mes chagrins, & pleurai sincerement sa perte ; son repentir annonçoit qu’il avoit de bonnes qualités, mais qu’elles avoient été malheureusement étouffées par ce vice détestable.

Elle finit son récit en répandant un torrent de larmes, continua Eudoxie ; je tâchai de la consoler, & lui dis que tout lui promettoit un meilleur fort. Hélas, me dit-elle, vous ne pouvez concevoir ce que j’ai souffert pendant seize ans de mariage ; le souvenir s’en effacera dificilement de ma mémoire.

Je lui conseillai de passer quelques années en France, vous n’y verrez pas de pareils exemples, lui disois-je. Ma nation a généralement ce vice en horreur ; hélas ! me repliqua-t-elle, il n’est que trop fréquent en Angleterre, mais il est prudent, continua-t-elle, d’élever, & d’habituer de bonne heure à la tempérance mes enfans parmi une nation, dont la sobriété est une des vertus principales. Nous revînmes ensemble à Paris ; elle s’y arrêta peu de temps, & alla fixer sa demeure dans la Tourraine. Insensiblement elle goûta le bonheur de sa situation, & ne fut pas fâchée, je crois, d’être débarrassée d’un lien aussi malheureux…

Y a-t-il en effet un malheur égal à celui d’être unie à un homme abruti par le vin, dit Euphrosine ? — Je crois que celui d’avoir un époux avare le surpasse, réplique Elvire : celui-là conserva avec ce vice honteux tout l’usage de sa raison, & souvent il l’emploie pour désoler sa femme ; au lieu que l’ivrogne, lorsqu’il a bu assez copieusement, s’endort ; on en est débarrassé au moins pour le moment. — J’en conviens, répondit Eudoxie, mais il ne faut pas avoir une belle-sœur qui s’occupe de ses petits neveux.

Cette réflexion fit beaucoup rire les deux dames ; à propos d’avare, continua-t-elle, avez-vous connu le Comte de Velville ? beaucoup, répondit Euphrosine, j’étois fort liée avec sa premiere femme. — Vous n’ignorez pas sans doute comment il épousa sa derniere, & l’aventure du terne ? Elvire lui assura qu’elle n’en avoit jamais entendu parler. — Elle est trop plaisante pour la taire : elle vous prouvera que si nous ne parvenons pas à corriger un avare, au moins nous pouvons quelquefois le punir.

Vasse - L'art de corriger et de rendre les hommes constants, 1783 (page 154 crop)
Vasse - L'art de corriger et de rendre les hommes constants, 1783 (page 154 crop)
  1. Ce trait ne paroîtra gueres vraisemblable, mais l’Auteur assure le Public qu’il est vrai, & qu’il a connu la dame dont il parle.