L’Art de jouir

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L’art de jouir
Œuvres philosophiques de La Mettrie, Nouvelle édition précédée de son éloge par Frédéric II, roi de Prusse, 1796 - Tome Troisième


L’ART

DE

JOUIR.


Plaiſir, maitre ſouverain des hommes & des dieux, devant qui tout diſparoît, juſqu’à la raiſon même, tu ſais combien mon cœur t’adore, & tous les ſacrifices qu’il t’a faits. J’ignore ſi je mériterai d’avoir part aux éloges que je te donne ; mais je me croirois indigne de toi, ſi je n’étois attentif à m’aſſurer de ta préſence, & à me rendre compte à moi-même de tous tes bienfaits. La reconnoiſſance ſeroit un trop foible tribut, j’y ajoute encore l’examen de mes ſentimens les plus doux.

Dieu des belles ames, charmant plaiſir, ne permets pas que ton pinceau ſe proſtitue à d’infâmes voluptés, ou plutôt à d’indignes débauches qui font gémir la nature révoltée. Qu’il ne peigne que les feux du fils de Cypris, mais qu’il les peigne avec tranſport. Que ce dieu vif, impétueux, ne ſe ſerve de la raiſon des hommes, que pour la leur faire oublier : qu’ils ne raiſonnent que pour exagérer leurs plaiſirs & s’en pénétrer : que la froide philoſophie ſe taiſe pour m’écouter. Je ſens les reſpectables approches de la volupté.

Diſparoiſſez, courtiſanes impudiques ! Il ſortit moins de maux de la boëte de Pandore, que du ſein de vos plaiſirs. Eh ! que dis-je ! des plaiſirs ! En fût-il jamais ſans les ſentimens du cœur ? Plus vous prodiguez vos faveurs, plus vous offenſez l’amour qui les déſavoue. Livrez vos corps aux ſatyres ; ceux qui s’en contentent, en ſont dignes : mais vous ne l’êtes pas d’un cœur né ſenſible. Vous vous proſtituez en vain, en vain vous cherchez à m’éblouir par des charmes vulgivagues : ce n’eſt point la jouiſſance des corps, c’eſt celle des ames qu’il me faut. Tu l’as connue, Ninon, cette jouiſſance exquiſe, durant le cours de la plus belle vie ; tu vivras éternellement dans les faſtes de l’amour.

Vous, qui baiſſez les yeux aux paroles chatouilleuſes, précieuſes & prudes, loin d’ici ! La volupté eſt diſpenſée de vous reſpecter, d’autant plus que vous n’êtes pas vous-mêmes, à ce qu’on dit, ſi auſtere dans le deſhabillé. Loin d’ici ſur-tout race dévôte, qui n’avez pas une vertu pour couvrir vos vices !

Belles, qui voulez conſulter la raiſon pour aimer, je ne crains pas que vous prêtiez l’oreille à mes diſcours ; elle n’en ſera point alarmée. La raiſon emprunte ici, non le langage, mais le ſentiment des dieux. Si mon pinceau ne répond pas à la fineſſe & à la délicateſſe de votre façon de ſentir, favoriſez-moi d’un ſeul regard ; & l’amour qui s’eſt plu à vous former, qui s’admire ſans ceſſe dans le plus beau de ſes ouvrages, fera couler de ma plume la tendreſſe & la volupté, qu’il ſembloit avoir réſervées pour vos cœurs.

Je ne ſuivrai point les traces de ces beaux eſprits, précieuſement neologues & puérilement entortillés : ce vil troupeau d’imitateurs d’un froid modèle glaceroit mon imagination chaude & voluptueuſe : un art trop recherché ne me conduiroit qu’à des jeux d’enfans que la raiſon proſcrit, ou à un ordre inſipide que le génie méconnoît & que la volupté dédaigne. Le bel eſprit du ſiècle ne m’a point corrompu ; le peu que la nature m’en réſervoit, je l’ai pris en ſentimens. Que tout reſſente ici le déſordre des paſſions, pourvu que le feu qui m’emporte ſoit digne, s’il ſe peut, du dieu qui m’inſpire !

Auguſte divinité, qui protégeas les chants immortels de Lucrèce, ſoutiens ma foible voix. Eſprits mobiles & déliés, qui circulez librement dans mes veines, portez dans mes écrits cette raviſſante volupté que vous faites ſans ceſſe voler dans mon cœur.

Ô vous, tendres, naïfs ou ſublimes interprêtes de la volupté, vous qui avez forcé les graces & les amours à une éternelle reconnoiſſance, ah ! faites que je la partage. S’il ne m’eſt pas donné de vous ſuivre, laiſſez-moi du moins un trait de flamme qui me guide, comme ces cometes qui laiſſent après elles un ſillon de lumière qui montre leur route.

Oui, vous ſeuls pouvez m’inſpirer, enfans gâtés de la nature & de l’amour, vous que ce dieu a pris ſoin de former lui-même, pour ſervir à des projets dignes de lui, je veux dire, au bonheur du genre humain ; échauffez-moi de votre génie, ouvrez-moi le ſanctuaire de la nature, éclairé par l’amour : nouveau, mais plus heureux Prométhée, que j’y puiſe ce feu ſacré de la volupté, qui dans mon cœur, comme dans ſon temple, ne s’éteigne jamais ; & qu’Epicure enſin paroiſſe ici, tel qu’il eſt dans tous les cœurs. Ô nature, ô amour, puiſſé-je ſaire paſſer dans l’éloge de vos charmes tous les tranſports avec leſquels je ſens vos bienfaits !

Venez, Phylis, deſcendons dans ce vallon tranquille ; tout dort dans la nature, nous ſeuls ſommes éveillés : venez ſous ces arbres, où l’on n’entend que le doux bruit de leurs feuilles ; c’eſt le zéphir amoureux qui les agite ; voyez comme elles ſemblent planer l’une ſur l’autre, & vous font ſigne de les imiter.

Parlez, Phylis, ne ſentez-vous pas quelque mouvement délicat, quelque douce langueur qui vous eſt inconnue ? Oui, je vois l’heureuſe impreſſion que vous fut ce myſtérieux aſyle : le brillant de vos yeux s’adoucit, votre ſang coule avec plus de vîteſſe, il élève votre beau ſein, il anime votre cœur innocent.

En quel état ſuis-je ! Quels nouveaux ſentimens, dites-vous !… venez, Phylis, je vous les expliquerai.

Votre vertu s’éveille, elle craint la ſurpriſe même qu’elle a : la pudeur ſemble augmenter vos inquiétudes avec vos attraits : votre gloire rejette l’amour, mais votre cœur ne le rejette pas.

Vous vous révoltez en vain, chacun doit ſuivre ſon ſort : pour être heureux il n’a manqué au vôtre que l’amour ; vous ne vous priverez pas d’un bonheur qui redouble en ſe partageant : vous n’éviterez pas les pieges que vous tendez à l’univers : qui balance a pris ſon parti.

Ô ſi vous pouviez ſeulement ſentir l’ombre des plaiſirs que goûtent deux cœurs qui ſe ſont donnés l’un à l’autre, vous redemanderiez à Jupiter tous ces ennuyeux momens, tous ces vuides de la vie que vous avez paſſés ſans aimer !

Quand une belle s’eſt rendue, qu’elle ne vit plus que pour celui qui vit pour elle ; que ſes refus ne ſont plus qu’un jeu néceſſaire ; que la tendreſſe qui les accompagne autoriſe d’amoureux larcins, & n’exige plus qu’une douce violence ; que deux beaux yeux, dont le trouble augmente les charmes, demandent en ſecret ce que la bouche refuſe ; que l’amour éprouvé de l’amant eſt couronné de myrtes par la vertu même ; que la raiſon n’a plus d’autre langage que celui du cœur ; que… les expreſſions me manquent, Phylis, tout ce que je dis n’eſt pas même un foible ſonge de ces plaiſirs. Aimable foibleſſe ! douce extaſe ! c’eſt en vain que l’eſprit veut vous exprimer, le cœur même ne peut vous comprendre.

Vous ſoupirez, vous ſentez les douces approches du plaiſir ! Amour, que tu es adorable ! ſi ta ſeule peinture peut donner des deſirs, que ferois-tu toi-même ?

Jouiſſez, Phylis, jouiſſez de vos charmes : n’être belle que pour ſoi, c’eſt l’etre pour le tourment des hommes.

Ne craignez ni l’amour, ni l’amant ; une fois maîtreſſe de mon cœur, vous le ſerez toujours. La vertu conſerve aiſément les conquêtes de la beauté.

J’aime, comme on aimoit avant qu’on eût appris à ſoupirer, avant qu’on eût fait un art de jurer la fidélité. Amour eſt pauvre : je n’ai qu’un cœur à vous offrir, mais il eſt tendre comme le vôtre. Uniſſons-les, & nous connoîtrons à la fois le plaiſir, & cette tendreſſe plus ſéduiſante qui conduit à la plus pure volupté des cœurs.

Quels ſont ces deux enfans de différent ſexe qu’on laiſſe vivre ſeuls paiſiblement enſemble ? Qu’ils ſeront heureux un jour ! Non, jamais l’amour n’aura eu de ſi tendres, ni de ſi fidèles ſerviteurs. Sans éducation & par conſéquent ſans préjugés, livrés ſans remords à une mutuelle ſympathie, abandonnés à un inſtinct plus ſage que la raiſon, ils ne ſuivront que ce tendre penchant de la nature, qui ne peut être criminel, puiſqu’on ne peut y réſiſter.

Voyez ce jeune garçon ; déjà il n’eſt plus homme, ſans s’en appercevoir. Quel nouveau feu vient de s’allumer dans ſes veines ! quel chaos ſe débrouille ! il n’a plus les mêmes goûts, ſes inclinations changent avec ſa voix. Pourquoi ce qui l’amuſoit, l’ennuye-t-il ? Tout occupé, tout étonné de ſon nouvel être, il ſent, il deſire, ſans trop ſavoir ce qu’il ſent, ni ce qu’il deſire : il entrevoit ſeulement, par l’envie qu’il a d’être heureux, la puiſſance de le devenir. Ses déſirs confus forment une eſpece de voile, qui dérobe à ſa vue le bonheur qui l’attend. Conſolez-vous, jeune berger, le flambeau de l’amour diſſipera bientôt les nuages qui retardent vos beaux jours : les plaiſirs après leſquels vous ſoupirez, ne vous ſeront pas toujours inconnus ; la nature vous en offrira par-tout l’image ; deux animaux s’accoupleront en votre préſence ; vous verrez des oiſeaux ſe careſser ſur une branche d’arbre, qui ſemble obéir à leurs amours.

Tout vous eſt de l’amour une leçon vivante.

Que de réflexions vont naître de ce nouveau ſpectacle ! juſqu’où la curioſité ne portera-t-elle pas ſes regards ! L’amour l’aiguillonne ; il veut inſtruire l’un par l’autre ; il a fait la gorge de la bergere, différente de celle du berger : elle ne peut reſpirer ſans qu’elle s’élève, c’eſt ſon langage : il ſemble qu’elle veuille forcer les barrières de la pudeur, comme indignée d’une contrainte qui la fâche. Penſées naïves, déſirs innocens, tendres inquiétudes, tout ſe dit ſans fard ; le cœur s’ouvre, on ne ſe diſſimule aucuns ſentimens ; ils ſont trop nouveaux, trop vifs, pour être contenus.

Mais n’y auroit-il point encore d’autre différence ? Oh oui ! & même beaucoup plus conſidérable : voyez cette roſe que le trop heureux hymen reçoit quelquefois des mains de l’amour : roſe vermeille, dont le bouton eſt à peine éclos qu’elle veut être cueillie : roſe charmante, dont chaque feuille ſemble couverte & entourée d’un fin duvet, pour mieux cacher les amours qui y ſont nichés, & les ſoutenir plus mollement dans leurs ébats.

Surpris de la beauté de cette fleur, avec quelle avidité le berger la conſidère ! Avec quel plaiſir il la touche, la parcourt, l’examine ! Le trouble de ſon cœur eſt marqué dans ſes yeux.

La bergère eſt auſſi curieuſe d’elle-même pour la première fois ; elle avoit déjà vu ſon joli minois dans un clair ruiſſeau : le même miroir va lui ſervir pour contempler des charmes ſecrets qu’elle ignoroit.

Mais elle découvre à ſon tour combien Daphnis lui reſſemble. Qu’elle lui rend bien ſa ſurpriſe ! Frappée d’une ſi prodigieuſe différence, toute émue elle y porte la main en tremblant ; elle le careſſe, elle en ignore l’uſage, elle ne comprend pas pourquoi ſon cœur bat ſi vite, elle ne ſe connoit preſque plus : mais enfin, lorſque revenue à elle-même, un trait de lumière a paſſé dans ſon cœur, elle le regarde comme un monſtre, la choſe lui paroît abſolument impoſſible, elle ne conçoit pas encore, la pauvre Agnès, tout ce que peut l’amour.

L’idée du crime n’a point été attachée à toutes ces recherches amoureuſes ; elles ſont faites par de jeunes cœurs qui ont beſoin d’aimer, avec une pureté d’âme que jamais n’empoiſonna le repentir. Heureux enfans ! qui ne voudroit l’être comme vous ? Bientôt vos jeux ne ſeront plus les mêmes, mais ils n’en ſeront pas moins innocens : le plaiſir n’habita jamais des cœurs impurs & corrompus. Quel ſort plus digne d’envie ! vous ignorez ce que vous êtes l’un à l’autre ; cette douce habitude de ſe voir ſans ceſſe, la voix du ſang ne déconcerte point l’amour ; il n’en vole que plus vite auprès de vous, pour ſerrer vos liens & vous rendre plus fortunés. Ah ! puiſſiez-vous vivre toujours enſemble & toujours ignorés dans cette paiſible ſolitude, ſans connoître ceux qui vous ont donné le jour ! Le commerce des hommes ſeroit fatal à votre bonheur ; un art impoſteur corromproit la ſimple nature, ſous les loix de laquelle vous viviez heureux : en perdant votre innocence, vous perdriez tous vos plaiſirs.

Que vois-je ! c’eſt Iſménias, qui eſt ſur le point d’enlever l’objet de ſes deſirs. Son bonheur eſt peint dans ſes yeux, il éclate ſur ſa figure ; & du fond de ſon cœur, par une ſorte de circulation nouvelle, il paroît répandu ſur tout ſon être. Il parle d’Iſmène, écoutons. Qu’il a l’air content & ravi !

Enfin, dit-il, je vais donc poſſéder celle que mon cœur adore ! Je vais donc jouir du fruit de la plus belle victoire. Dieux ! que cette conquete m’a coûté ! Mais qui ſoumet un cœur tel que celui d’Iſmene, a conquis l’univers.

Il fait l’éloge de ſes charmes. Toutes les femmes n’ont que des viſages, Iſmene ſeule a de la phyſionomie. On ſent, on penſe toujours avec ces traits-là : mais par quel heureux mêlange de couleurs eſt-on embarraſſé de dire s’il y a plus de ſentiment que d’eſprit dans ſes yeux !

Iſmene ignore le parti qu’a pris ſon amant : elle lui avoit défendu de tenter une entrepriſe auſſi délicate. Mais il faut épargner à ce qu’on aime juſqu’à la moindre inquiétude : il n’y a point à balancer ; on obéit à l’amour, en déſobéiſſant à l’amante. Le devoir eſt tout en amour comme en guerre, & le péril n’eſt rien. Plus la démarche eſt téméraire, plus Iſmene ſera ſenſible… Ah ! que l’amour donne de courage ! Ah ! que cette preuve de tendreſſe lui ſera chere, & qu’elle en ſaura un jour bon gré à ſon amant !

Iſménias, prêt d’arriver chez Iſmene, la croit déjà partie ſur un faux rapport : il ne comprend pas comment il a pu la manquer ſur la route ; il s’agite, il délibere, quel parti prendre ? Hélas ! Eſt-il en état d’en prendre un ? il retourne ſur ſes pas : on le prendroit pour un inſenſé : égaré, ſe connoiſſant à peine, il court nuit & jour, il ne rencontre point Iſmene, il tremble qu’elle n’arrive la premiere au rendez-vous. Ô dieu ! Ô amour ! quelles euſſent été ſes inquiétudes de n’y point trouver ſon amant.

Mieux inſtruit enſuite au moment qu’il s’en flatte le moins, quelle heureuſe révolution ! quelle brillante ſérénité relève un front abattu ! Comme il remercie l’amour d’avoir pris pitié de ſon tourment !

Il baiſe cent fois le billet d’Iſmene, il l’arroſe de ſes larmes, il revole ſur ſes premiers pas. Rien ne fatigue, rien ne coûte quand on aime : la diſtance des lieux eſt bientôt franchie par les ailes de l’amour.

Par la joie de l’amant, jugez de celle de l’amante, lorſqu’elle entendra cette hiſtoire de la bouche même d’Iſménias ; & devinez, ſi vous pouvez, lequel des deux va goûter le plus pur contentement ! Si les plaiſirs augmentent par les peines, que j’envie votre ſort, Iſménias !

Ils ſe revoient enfin, ils veulent en vain parler ; mais à la vivacité de leur ſilence & de leurs careſſes, qu’on voit bien que la parole eſt un foible organe du ſentiment ! Ont-ils enfin repris l’uſage de la voix ! Grands dieux ! quels entretiens ! Se racontent-ils tout ce qui ſe paſſe dans l’univers ? Non, ils ont bien plus de choſes à ſe dire : ils s’aiment, ils ſe retrouvent après une longue & trop cruelle abſence. Qui pourroit redire ici leurs diſcours, & plutôt encore leur joie que leurs plaiſirs ? Il faudroit ſentir comme eux, il faudroit s’être trouvé dans la même ſituation délicieuſe.

Iſmene, je l’ai prévu, n’oubliera jamais ce qu’a fait Iſménias ; elle ne quitte point une fortune brillante, ce ſeroit un petit ſacrifice à ſes yeux ; c’eſt elle-même qu’elle ſacrifie. Pour qui ? pour un amant dont l’amour fait toute la richeſſe.

Le plaiſir appelle Iſmene, il lui tend les bras, il lui montre une chaîne de fleurs. Refuſera-t-elle un dieu jeune, aimable, qui ne veut que ſa félicité ? C’en eſt fait ; « le conſeil en eſt pris quand l’amour l’a donné ». Mais de combien de ſentimens, divers elle eſt agitée, & quelles ſingulieres conditions elle impoſe à ſon amant !

« Vous voyez, dit-elle, Iſménias, tout ce que je fais pour vous. Je ne pourrai reparoître dans l’univers, les préjugés y tiennent un rang trop conſidérable ; & ſi je vous perds (tombe ſur moi plutôt la foudre !) je n’ai d’autre reſſource que la mort. Je ne vous parle point de l’ingratitude, de l’infidélité, de l’inconſtance, du mépris… car qu’en fais-je ! Et combien me repentirai-je peut-être de cette démarche, quand il n’en ſera plus temps ! Mais que dis-je ! non, Iſménias, vous ne reſſemblerez point aux autres hommes ; non, vous ne ſéduirez pas la vertu pour l’abandonner aux plus vifs regrets. Je vous fais injure, je ſuis sûre de vous, je vous ai choiſi ; & ſi cela n’étoit pas, à quoi me ſerviroit de prévoir un malheur que je n’aurois pas la force de prévenir ? Mais cependant, quelque empire que l’amour ait ſur mon cœur, j’aurai celle d’en reſter aux termes où nous en ſommes : jamais, comptez-y, vous ne ſerez mon amant tout-à-fait. Iſmene l’eût juré par le Stix ».

Iſménias gémit, il eſt déſolé, il ne conçoit pas la trop rigoureuſe loi d’un cœur ſenſible. « Tendre & cruelle Iſmene, quoi ! vous m’aimez, & vous ne ferez pas tout pour moi ! Il m’en coûtera peut-être plus qu’à vous, interrompit-elle, mais la tendreſſe eſt la volupté des cœurs. Ce que je vous refuſe en plaiſirs, vous l’aurez en ſentimens. Il n’y a pas dans toute mon ame un ſeul mouvement qui ne m’approche de vous, un ſeul ſoupir qui ne tende vers les lieux où le deſtin vous appelle. Ne ſentez-vous donc point, Iſménias, le prix de tant d’amour, le prix d’un cœur qui ſait aimer dans ces momens où les autres femmes ne ſavent que jouir » ?

L’amour eſt éloquent : Iſménias auroit pu employer toute ſa rhétorique ; il auroit pu vanter ſon expérience, ſon adreſſe, perſuader, peut-être convaincre… Mais il n’étoit pas temps, la retenue étoit néceſſaire ; en pareil cas, il s’agit moins de ſéduire que d’obéir & de diſſiper les craintes. Quand l’heure du berger n’a pas ſonné, il ſeroit heureux que certaines pourſuites ne fuſſent qu’inutiles ; un à-compte, demandé mal-à-propos, a ſouvent fait perdre toute la dette de l’amant.

Notre amoureux étoit trop initié dans les myſteres de Paphos pour ne pas contenir l’impétuoſité de ſes déſirs. Il fut même ſi ſage juſqu’au départ, que la belle, à ce qu’on dit, craignit d’avoir trop exigé.

Mais déjà les meſures ſont priſes, & bien priſes ; la circonſpection d’Iſmene ne ſouffre aucune légèreté ; tout ſera trompé ; juſqu’aux préjugés.

Pourquoi de ſi cruels retours ? un cœur ſans artifice devroit-il connoîre les remords ? Quoi ! ces bourreaux déchirent ſans pitié le cœur d’Iſmene ? Elle craint les ſuites d’une démarche auſſi hardie ; elle tremble d’être reconnue ; elle ſe reproche tout, juſqu’aux hommages rendus à une vertu qu’elle ne croit pas avoir. Que cette ſimplicité eſt belle & honnête ! Elle s’accuſe d’avoir joué la ſageſſe, d’avoir trompé les hommes & les dieux. « Juſqu’ici, dit-elle, on n’a reſpecté en moi qu’une trompeuſe idole, qu’un maſque impoſteur ; le rôle que je vais faire ne ſera pas plus vrai. Indigne des honneurs que je recevrai… Ah dieux ! une ame bien née peut-elle ſe manquer ainſi à elle-même ? ô Vénus ! pourquoi faut-il que je ſois deſtinée à être ta proie, comme celle des remords » ?

Amour, tant que tu ſouffriras un reſte de raiſon dans ton empire, tes ſujets ſeront malheureux. Iſmene n’eſt éperdue, que parce qu’elle ne l’eſt pas aſſez : ſon foible cœur ne conçoit pas qu’il s’eſt donné malgré lui, après n’avoir que trop combattu.

« Non, charmante Iſmene, l’honneur & l’amour ne ſont point incompatibles ; ils ſubſiſtent enſemble, ils s’éclairent, ils s’illuſtrent, quand une fidélité, une conſtance à toute épreuve, un attachement inviolable, ſentimens de la plus belle ame, ne l’abandonnent jamais. Loin que l’amour conduit, s’il ſe peut, par la prudence, ſoit une ſource de mépris, ah ! belle Iſmene ! qu’une femme qui ſait aimer eſt un être rare & reſpectable ! On devroit lui dreſſer des autels ».

Iſménias ayant ainſi raſſuré ſa maîtreſſe inquiete, nos tendres amans partent enfin ; ils voudroient déjà être au bout du monde. Plus d’allarmes, la joie ſuccede aux craintes, & le doux plaiſir à la joie. Déjà Iſmene eſt enflammée par mille diſcours tendres & par mille baiſers de feu. On permet à Iſménias ces anciennes privautés, ces équivalens d’amour qui n’en ſont point, & dont auſſi le fripon ſe contentoit à peine. Les chemins diſparoiſſent ; les poſtes ſe font comme par des chevaux aîlés ; quelquefois on ne va que trop vite, on n’arrive que trop promptement ; ſi la prudente volupté tranſporte moins nos cœurs, elle les amuſe davantage. « Ton plaiſir, dit Iſménias, n’eſt que l’ombre de ceux que peuvent goûter deux cœurs parfaitement unis ».

Les amans en reviennent toujours là : ont-ils tort ? C’eſt le but de l’amour ; il ne bat que d’une aile lorſqu’il eſt ſeul ; en compagnie il n’en a point ; tête-à-tête il en a mille.

Iſmène n’eut pas de peine à détourner la converſation ſur le plaiſir des hommes & des femmes. Ce ſont les hommes, à ſon avis, qui ont le plus de plaiſir : Iſménias croit que ce ſont les femmes. Les autres ſont toujours plus heureux que nous. La diſpute duroit encore, lorſqu’après avoir couru dans la nuit plus avant qu’Iſménias n’eût voulu, il goûta enfin, pour la première fois, cette volupté libre, commode, & en quelque ſorte univerſelle, après laquelle il ſoupiroit depuis long-temps. Il s’en faut de peu que nos amans ne ſoient vraiment unis : ils meurent tour-à-tour & plus d’une fois, dans les bras l’un de l’autre : mais plus on ſent le plaiſir, plus on déſire vivement celui qu’on n’a pas.

Iſmene éperdue ſe connoît à peine : juſqu’ici elle n’avoit voulu que s’amuſer, dirai-je, à l’ombre de la volupté ? Jeux d’enfans aujourd’hui ! Tous les feux de l’amour n’ont rien de trop pour elle ; que dis-je ! ils ſont trop foibles, ſéparés ; pour les augmenter, elle veut les unir, quoiqu’il en puiſſe arriver. « Jamais, dit-elle en modérant ſes tranſports, je ne ſerai femme de la façon d’un autre amant : mais qu’il faut aimer pour conſentir à l’être de cette fabrique-là » ! Iſménias ravi, tout en la raſſurant, la ménageoit ſi ſingulierement, s’avançoit peu-à-peu ſi doucement dans la carriere, & prépara enfin ſi bien ſa victoire, qu’Iſmene fit un cri… Amour, tu te joues des projets de nos foibles cœurs ! Mais ſous quel autre empire ſeroient-ils plus heureux ?

Qu’entends-je ! quels gémiſſemens ! l’affliction eſt peinte ſur le viſage du plus tendre amant ! Les pleurs coulent de ſes yeux, il touche à la plus cruelle abſence. C’eſt un jeune guerrier, que l’honneur & le devoir obligent de devancer ſon prince en campagne. Il part demain, plus de délai, il n’a plus qu’une nuit à paſſer avec ce qu’il aime ; l’amour en ſoupire.

Mais quels vont être ces adieux ! & comment les peindrai-je ? Si la joie eſt commune, la triſteſſe l’eſt auſſi ; les larmes de la douleur ſont confondues avec celles du plaiſir, qui en eſt plus tendre. Que d’incertains ſoupirs ! quels regrets ! quels ſanglots ! Mais en même temps quelle volupté d’âme & quels tranſports ! Quel redoublement de vivacité dans les careſſes de ces triſtes amans ! Les délices qu’ils goûtent en ce moment même, qu’ils ne goûteront plus le moment ſuivant ; le trouble où la plus périlleuſe abſence va les jetter, tout cela s’exprime par le plaiſir & s’abyme dans lui-même : mais puiſqu’il ſert à rendre deux paſſions diverſes, il va donc être doublé pour cette nuit. Doublé ! ah ! que dis-je ! il ſera multiplié à l’infini ; ces heureux amans vont s’enivrer d’amour, comme s’ils en vouloient prendre pour le reſte de leur vie. Leurs premiers tranſports ne ſont que feu ; les ſuivans les ſurpaſſent ; ils s’oublient ; leurs corps lubriquement étendus l’un ſur l’autre, & dans mille poſtures recherchées, s’embraſſent, s’entrelacent, s’uniſſent : leurs ames plus étroitement unies s’embrâſent alternativement & tout enſemble ; la volupté va les chercher juſqu’aux extrémités d’eux-mêmes ; & non contentes des voies ordinaires, elle s’ouvre des paſſages au travers de tous les pores, comme pour ſe communiquer avec plus d’abondance : ſemblable à ces ſources qui, trop reſſerrées par l’étroit tuyau dans lequel elles ſerpentent, ne ſe contentent pas d’une iſſue auſſi large qu’elles-mêmes, crevent & ſe font jour en mille endroits ; telle eſt l’impétuoſité du plaiſir.

Quels ſont alors les propos de ces amans ! s’ils parlent de leurs piaiſirs préſens, s’ils parlent, de leurs regrets futurs, c’eſt encore le plaiſir qui exprime ces divers ſentimens, c’eſt l’interprète du cœur. Ce je ne vous verrai plus ſe dit avec tendreſſe ; il ſe dit encore avec paſſion, il excite un nouveau tranſport ; on ſe rembraſſe, on ſe reſſerre, on ſe replonge dans la plus douce ivreſſe, on s’inonde, on ſe noie dans une mer de voluptés. L’amante toute en feu fixe au plaiſir ſon amant, avec quelle ardeur & quel courage ! Rien en eux n’eſt exempt de ce doux exercice : tout s’y rapproche, tout y contribue : la bouche donne cent baiſers les plus laſcifs, l’œil dévore, la main parcourt ; rien n’eſt diſtrait de ſon bonheur ; tout s’y livre avidement ; le corps entier de l’un & de l’autre eſt dans le plus grand travail ; une douce mélancolie ajoute au plaiſir je ne ſais quoi de ſinguliérement piquant, qui l’augmente & met ces heureux amans dans la ſituation la plus rare & la plus intéreſſante. Amour, c’eſt de ces amans que tu devois dire,


Vîte, vîte, qu’on les deſſine
Pour mon cabinet de Paphos.

Ils t’en auroient donné le temps, je les vois mollement s’appeſantir & ſe livrer au repos qu’une douce fatigue leur procure ; ils s’endorment ; mais la nature, en prenant ſes droits ſur le corps, les exerce en même temps ſur l’imagination ; elle veille preſque toujours ; les ſonges ſont, pour ainſi dire, à ſa ſolde ; c’eſt par eux qu’elle fait ſentir le plaiſir aux amans, dans le ſein même du ſommeil. Ces fideles rapporteurs des idées de la veille, ces parfaits comédiens qui nous jouent ſans ceſſe nos paſſions dans nous-mêmes, oublieroient-ils leur rôle, quand le théatre eſt dreſſé, que la toile eſt levée, & que de belles décorations les invitent à repréſenter ? Les criminels dans les fers font des rêves cruels, le mondain n’eſt occupé que de bals & de ſpectacles ; le trompeur eſt artificieux, comme le lâche eſt poltron en dormant : l’innocence n’a jamais rêvé rien de terrible. Voyez le tendre enfant dans ſon berceau, ſon viſage eſt uni comme une glace, ſes traits ſont rians, ſa petite paupiere eſt tranquille, ſa bouche ſemble attendre le baiſer que ſa nourrice eſt toujours prête à lui donner. Pourquoi le voluptueux ne jouiroit-il pas des mêmes bienfaits ? Il ne s’eſt pas donné au ſommeil ; c’eſt le ſommeil qui l’a ſaiſi dans les bras de la volupté. Morphée, après l’avoir enivré de ſes pavots, lui fera ſentir la ſituation charmante qu’il n’a quittée qu’à regret. Belles, qui voyez vos amans s’endormir ſur votre beau ſein, ſi vous êtes curieuſes d’effrayer le tranſport d’un amant aſſoupi, reſtez éveillées, s’il vous eſt poſſible ; le même cœur, ſoyez-en ſures, ; la même ame vous communiquera les mêmes feux, feux d’autant plus ardens, qu’il ne ſera pas diſtrait de vous par vous-meme. Il ſoupirera dans le fort de ſa tendreſſe, il parlera même & vous pourrez lui répondre ; mais que ce ſoit très-doucement : gardez-vous ſur-tout de le ſeconder, vous l’éveilleriez par les moindres efforts ; laiſſez-le venir à bout des ſiens ; repréſentez-vous tous les plaiſirs que goûte ſon ame, l’imagination peint mieux à l’œil fermé qui l’œil ouvert ; figurez-vous comme vous y êtes divinement gravée ! jouiſſez de toute ſa volupté dans un calme profond & dans un parfait abandon de vous-même ; oubliez-vous pour ne vous occuper que du bonheur de votre amant. Mais qu’il jouiſſe à la fin d’un doux repos ; livrez-vous-y vous-même, en vous dérobant adroitement de peur de réveiller ; ne vous cmbarrassez pas du soin de revoir la lumière, votre amant vous avertira du lever de l’aurore ; mais auparavant il se plaît à vous contempler dans les bras du sommeil ; son œil avide se repait des charmes que son cœur adore ; ils recevront tous ensemble & chacun en particulier, l’hommage qui leur est dû. Que de beautés toujours nouvelles ! Il semble qu’il les voie pour la première fois. Ses regards curieux ne seroient jamais satisfaits ; mais il faut bien que le plaisir de voir fasse enfin place, au plaisir de sentir. Avec quelle adresse ses doigts voltigent sur la superficie d’une peau veloutée ! L’agneau ne bondit pas si légèrement sur l’herbe tendre de la prairie, l’hirondelle ne frise pas mieux la surface de l’eau : ensuite il étend toute la main sur cette surface douce & polie, il la fait glisser… on diroit une glace qu’il veut éprouver. Son désir s’augmente par toutes ces épreuves, son feu s’irrite par de nouveaux larcins ; il va bientôt vous éveiller, mais peu-à-peu. Croyez-vous qu’il va prodiguer tous ces noms que sa tendresse aime à vous donner ? Non, il est trop voluptueux ; sa bouche lui sera d’un autre usage ; il donnera cent baisers tendres à l’objet de sa passion ; il ne les donnera pas brûlans, pour ne pas l’éveiller encore ; il s’approche, il hésite, il se fait violence ; il se tient légèrement suspendu au-dessus d’une infinité de grâces qui agissent sur lui avec toute la force de leur aimant ; il voudroit jouir d’une amante endormie… déjà il s’y dispose avec toutes les précautions & l’industrie imaginables, mais en vain ; le cœur de Phylis est averti des approches de son bonheur, un doux sentiment l’annonce de veine en veine ; ses pores, sensibles à la plus légère titillation, s’ouvriroient à l’haleine de Zéphire. Il étoit temps, bergère, les transports de votre amant touchoient à leur comble : il n’étoit plus maître de lui. Ouvrez donc les yeux, & acceptez avec plaisir les signes du réveil. « C’est moi, dit-il, c’est ton cher Hylas, qui t’aime plus qu’il n’ait fait de sa vie ». Il se laisse ensuite tomber mollement dans vos bras, qu’un reste de sommeil vous fait étendre & ouvrir à la voix de l’amour ; il les entrelacera dans les liens ; il s’y confondra de nouveau. C’est ainsi qu’à peine rendue à vous-même, vous sentirez, la volupté du demi-réveil. L’homme a été fait pour être heureux dans tous les états de la vie.

C’est assez, profès voluptueux, l’amour ne perd rien à tous les sermens qu’il fait faire ; jurez à votre maitresse que vous lui serez fidèle, & levez-vous. C’est ici qu’il faut s’arracher au plaisir que les regrets accompagnent. N’attendez pas les pleurs ni les plaintes d’une belle qui touche au moment de vous perdre, arrachez-vous encore une fois, & n’excitez point des désirs superflus. Les plaisirs forcés sont-ils les plaisirs ? Songez que vous reverrez un jour votre amante, ou que l’amour, dont l’empire ne finit qu’avec l’univers, sensible à de nouveaux besoins, vous enflammera pour d’autres bergères, peut-être encore plus aimables.

Amans, qui êtes sur le point de quitter vos belles, que vos adieux soient tendres, passionnés, plein de ces nouveaux charmes que la tristesse y ajoute. Je veux que vous surpassiez un peu la nature, mais ne l’excédez jamais : c’est à la tendresse à seconder le tempérament & à faire les derniers efforts. Qu’il seroit heureux de trouver une ressource imprévue, au moment même qu’on s’embrasse pour la dernière fois, au moment que les pleurs mutuels de deux amans prenant divers cours, semblent être les garans de leur douleur & de leur fidélité, en même temps que la marque & le terme de leurs plaisirs !

Ô vous ! qui voulez faire croître les myrtes de Vénus avec les pavots de Morphée, voluptueux de tous les temps, prenez tous mon guerrier pour modèle ; ne craignez ni les caprices du réveil, ni le défaut de sentiment. Si le rendez-vous est bien pris, si les cœurs sont d’intelligence, Flore en aura bientôt assez pour goûter à la fois & les douceurs du sommeil & celles de l’amour. Soyez seulement habile économe de vos plaisirs ; sachez l’art délicat de les filer, de les faire éclorre dans le cœur d’une amante endormie ; & vous éprouverez que, si ceux du soir sont plus vifs, ceux du matin sont plus doux.

Comme on voit le soleil sortir peu-à-peu de dessous les nuages épais qui nous dérobent ses rayons dorés, que la belle âme de Flore perce de même imperceptiblement ceux du sommeil ; que son réveil exactement gradué comme aux sons des plus doux instrumens, la fasse passer en quelque sorte par toutes les nuances qui séparent ce qu’il y a de plus vif ; mais pour cela il faut que vos caresses le soient ; il faut n’arriver au comble des faveurs que par d’imperceptibles degrés ; il faut que mille jouissances préliminaires vous conduisent à la dernière jouissance : découvrez, contemplez, parcourez, contentez vos regards comme l’amant d’Issé : par eux le cœur s’enflamme, les baisers s’allument… Mais n’en donnez point encore, revenez sur vos pas ; qui vous presse ? Êtes-vous donc las de jouir ? Levez de nouveau çà & là doucement le voile léger qui cache à vos yeux tant d’attraits… Je ne vous retiens plus, eh ! le pourrois-je ? Heureux Pygmalion, vous avez une statue vivante que vous brûlez d’animer ! Déjà le front, les yeux, l’incarnat des joues, ces lèvres vermeilles où se plaît l’amour, cette gorge d’albâtre où se perdent les désirs, ont reçu cent fois tour-à-tour vos timides baisers : déjà la sensible Flore semble s’animer sous la douce haleine du nouveau Zéphire. Je vois sa bouche de rose faire un doux mouvement vers la vôtre : ses beaux bras s étendent avec une mollesse dont le simple réveil ne peut se faire honneur ; ses mains commencent à s’égarer comme les vôtres, par-tout où l’instinct d’amour les conduit. Plus réveillée qu’endormie, plus doucement émue que vivement agitée, il est temps de passer à des mouvemens qui ne seront pas plus ingrats qu’elle. Flore y répond… Doucement, doucement, Tircis… point encore… Elle se soulève à peine… Mais que vois-je ! Un de ses beaux yeux s’est ouvert ; votre air de volupté a passé dans son âme, ses baisers sont plus vifs, ses mains plus hardies… J’entends des sons entrecoupés… Heureux Tircis, que tardez-vous ? Tout est prêt jusqu’au plaisir.

Quels plaisirs, grands dieux ! que ceux de l’amour ! peut-on appeler plaisir tout ce qui n’est pas l’amour ? Heureux ces vigoureux descendans d’Alcide qui portent dans leurs veines tous les feux de Cythère & de Lampsaque ! pour eux la jouissance est un vrai besoin renaissant sans cesse ; mais plus heureux encore, ceux dont l’imagination vive tient toujours les sens dans l’avant-goût du plaisir, & comme à l’unisson de la volupté ! Pour ces amans tous les jours se lèvent sereins & voluptueux : examinez leurs yeux, & jugez, si vous pouvez, s’ils vont au plaisir ou s’ils en viennent. Si les préludes leur sont chers, que les restes leur sont précieux ! Est-ce la volupté même qui plane dans son atmosphère ? Voyez-vous connme ils les ménagent, les chérissent, les recueillent en silence, les yeux fermés, comme au centre de leur imagination ravie, semblables à une tendre mère qui couvre de les ailes & retient dans son sein ses petits qu’elle craint de perdre ! vos transports sont à peine finis, Climène, & vous avez déjà la force de parler ! ah ! cruelle !

Dans le souverain plaisir, dans cette divine extase l’âme semble nous quitter pour passer dans l’objet adoré, où deux amans ne forment qu’un même esprit animé par l’amour, quelque vifs que soient ces plaisirs qui nous enlèvent hors de nous-mêmes, ce ne sont jamais que des plaisirs : c’est daas l’état doux qui leur succède, que l’âme en paix, moins emportée, peut goûter à longs traits tous les charmes de la volupté. Alors en effet elle est à elle-même, précisément autant qu’il faut pour jouir d’elle-même ; elle contemple sa situation avec autant de plaisir qu’Adonis sa figure, elle la voit dans le miroir de la volupté. Heureux momens, délire ou vertige amoureux, quelque nom qu’on vous donne, soyez plus durables, & ne fuyez pas un cœur qui est tout à vous.

Ne m’approchez pas, mortels fâcheux & turbulens, laissez-moi jouir… Je suis anéanti, immobile ; j’ai à peine la force d’ouvrir des yeux fermés par l’amour. Mais que cette langueur a de charmes ! Est-ce un rêve ou une réalité ? Il me semble que je m’affaisse, mais pour tomber, heureux Sybarite, sur un monceau de feuilles de roses. La mollesse, avec laquelle tous mes sens se replient sur tant de délices, me les rappelle. Douce ivresse ! je jouis encore des faveurs de Thémire ; je la vois, je la tiens entre mes bras. Il n’y a pas dans tout son beau corps une seule partie que je ne caresse, que je n’adore, que je ne couvre de mes baisers. Ah dieux ! que d’attraits & que d’hommages réels mérite l’illusion même ! que ne puis-je toujours ainsi vous voir, adorable Thémire ! votre idée me tiendroit lieu de vous-même. Pourquoi ne me suit-elle pas par-tout ? L’image de la beauté vaut la beauté même, si elle n’est encore plus séduisante. Doux souvenir de mes plaisirs passés, ne me quittez jamais ! Passés ! que dis-je ! Non, amour, ils ne le font point. Je sens votre auguste présence… Doux plaisir !… Quelle volupté ! Mes yeux s’obscurcissent… Ah Thémire !… Ah ! dieu puissant ! se peut-il que l’absence ait tant de charmes, & que nos foibles organes suffisent à cet excès de bonheur ? Non, de si grands biens ne peuvent appartenir qu’à l’âme, & je la reconnois immortelle à ses plaisirs.

Souffre, belle Thémire, que je me rappelle ici jusqu’aux moindres discours que tu soupirois la première sois… Quel combat enchanteur de la vertu, de l’estime & de l’amour ! comme à des mouvemens ingrats il en succéda peu-à-peu de plus doux qui ne t’inquiétoient pas moins ! je vois tes paupière mourantes, prêtes à fermer des yeux adoucis, attendris par l’amour. Le rideau du plaisir fut bientôt tiré devant eux ; la force t’abandonnoit avec la raison, tu ne voyois plus, tu ne savois ce que tu allois devenir, tu craignois ; hélas ! que cette simplicité ajoutoit à tes charmes & à mon amour ; tu craignois de tomber en foiblesse, & de mourir au moment même que tu allois verser bien d’autres larmes que les premières, que tu allois sentir le bien-être & le plus grand des plaisirs. De quelle volupté encore ta tendresse fut suivie ! Quels nouveaux & violens transports ! Dieux jaloux ! respectez l’égarement d’une mortelle charmante qui s’oublie dans les bras qu’elle adore, plus heureuse ! que dis-je ! plus déesse en ces momens que vous n’êtes dieux ! Amour, tu ne l’es toi-même que par nos plaisirs !

Quel autre pinceau que celui de Pétrone pourroit peindre cette première nuit !… Quels plaisirs enveloppa son ombre voluptueuse ? quelle extase ! que de jouissances dans une ! Brûians d’amour, collés étroitement ensemble, agités, immobiles, nous nous communiquions des soupirs de feu ; nos deux âmes confondue par les baisers les plus ardens, ne se connoissoient plus ; éperdument livrées à toute l’ivresse de nos sens, elles n’étoient plus qu’un transport inexprimable, avec lequel, heureux mortels, nous nous sentions délicieusement mourir.

Si les plaisirs du corps sont si vifs, quels sont ceux de l’âme ! Je parle de cette tendresse pure, de ces goûts exquis qui semblent faire distiller la volupté goutte à goutte au fond de nos âmes, tellement enivrées, tellement remplies de la perfection de leur état, qu’elles se suffisent à elles mêmes & ne désirent rien. Ah ! que les cœurs qui sont pénétrés de cette divine façon de sentir sont heureux ! oui, j’en jure par l’amour, même, j’ai vu des momens, dieux ! quels momens ! où ma Thémire se levant au-dessus des voluptés du corps, méprisoit dans mes bras des faveurs que l’amour eut dédaignées lui-même.

Toute tendresse, toute âme, dieux quelle existence ! disoit-elle. Non, je n’avois point encore connu l’amour… Rejettant ensuite tout autre sentiment plus vif, sans doute parce qu’ayant moins de douceur, sa vivacité même fait alors une sorte de violence, laisse-moi, laisse-moi goûter en paix & sans mélange un bien être si grand, si parfait : le plaisir corromproit mon bonheur.

Je regardois ma Thémire avec l’attendrissement qu’elle m’avoit inspiré. Tant d’amour avoit fait couler quelques larmes de ses yeux, qui en étoient plus beaux. Dans son amoureuse mélancolie, son cœur n’avoit pu contenir tout le torrent de tendresse dont il sembloit inondé. Mais enfin les sens se réveillant peu-à-peu, rentrèrent dans leurs droits, & nos ébats devenus plus vifs, sans en être moins tendres : non, reprit Thémire, non, tu ne connois point encore tous mes transports ; je voudrois que toute mon âme pût passer dans la tienne.

J’avois déjà fait deux sacrifices. Thémire enflammée croyoit toucher à chaque instant l’heureux terme de ses plaisirs, mais soit que l’amour, comme retenu par la tendresse, fût encore fixé ou concentré au fond de son cœur, soit qu’un tempérament trop irrité ne repondît pas à l’ardeur de ses désirs, je la vis, désespérée, témoigner, en frémissant, qu’elle ne pouvoit supporter tant d’agitation ; son transport s’éleva jusqu’à la fureur. Quoi ! disoit-elle, le sort de Tantale m’est réservé dans le sein des plaisirs ?

Le moyen de ne pas mettre tout en œuvre pour calmer ce qu’on aime ! Comment refuser des plaisirs qui s’augmentent partagés !

Un troisième sacrifice appaisa peu-à-peu cette espèce de colère des sens mal satisfaits. Le plaisir ne fut plus renvoyé : des mouvemens plus doux l’accueillirent & rappellèrent la molle volupté. Mes yeux étoient pleins d’amour : Thémire ouvrit les liens, & voyant l’intérêt vif que je prenois au succès de ses plaisirs, l’air éIevé, animé, tout de feu, dont je l’encourageois, dont je présidois au combat, remplie elle-même alors du dieu qui me possédoit, d’une voix douce & d’un regard mourant, enfin, dit-elle, ah ! viens vite, cher amant, viens dans mes bras… que j’expire dans les tiens !

Quelle maitresse, grands dieux ! jugez si je l’adore, si je césserai un moment de l’aimer, & si elle a besoin d’être jeune comme Hébé, & belle comme la Vénus de Praxitèle, pour partager vos autels !

Mais, à son tour, Thémire est contente ; elle a pour amant non-seulement un grand maître dans l’art des voluptés, mais un cœur, je dois le dire à ta gloire, tendre amour, un cœur bien différent de tous les autres, toujours amoureux, toujours complaisant, qui ne rit, ne sent que pour elle ; qui n’a point d’autre volonté, d’autre âme que la sienne, qui ne murmura jamais de ses plus injustes rigueurs. Pendant combien d’années me suis-je contenté, que dis-je ! me suis-je trouvé trop heureux des simples baisers, caresses & attouchemens, comme dit naïvement Montagne ? Si rien ne doit jamais dégoûter un amant de l’objet qu’il aime, si rien ne doit suspendre un service dont l’amour permet la célébration, rien aussi ne doit rendre infracteur de la foi qu’on a jurée à sa maîtresse. Belles, vous jugerez vos amans par leur générosité ; c’est sa balance des cœurs. Veulent-ils forcer vos goûts, violer votre prudence, & sans égard pour de trop justes craintes, vous exposer aux suites fâcheuses d’une passion sans retenue ? Soyez sûres qu’ils vous trompent, qu’ils ne sont qu’impétueux, & que vous n’êtes pas vous-mêmes ce qu’ils aiment le plus en vous.

Voyons comment tous les sens concourent à nos plaisirs. On sait déjà que Vénus peut être physique, sans perdre de ses grâces. Le plus beau spectacle du monde est une belle femme ; il se peint dans ses yeux : c’est par eux que passe dans l’âme l’image de la beauté, image agréable dont la trace nous suit par-tout, source féconde en amoureux désirs. Sans cet admirable organe, miroir transparent où se vient peindre en petit tout l’univers, on seroit privé de cette Sirène enchanteresse, aux pièges de laquelle il est si doux de se laisser prendre. C’est elle qui embellit tout ce qu’elle touche, & se représente tout ce qu’elle veut. Ses brillans tableaux charment nos ennuis dans l’absence, qui disparoit pour faire place à l’objet aimé dont l’imagination est le triomphe ; ses yeux de Lynx s’étendent sans bornes sur l’avenir comme sur le passé ; par eux, par la manière dont ils sont tailles, les objets les plus éloignés se rapprochent, sc grossissent, & se montrent enfin sous les plus beaux traits ; par eux le voluptueux jouit de ses idées ; il les appelle, les éveille ; écarte les unes, fixe & caresse les autres au gré de ses désirs. Non que je sache comment l’imagination broie les couleurs, d’où naissent tant d’illusions charmantes ; mais l’image du plaisir qui en résulte est le plaisir même.

L’esprit, le charme de la conversation, la douceur de la voix, la musique, le chant, sans l’ouie, que d’attraits perdus ! Sans l’odorat aurois-je le plaislr de sentir le parfum des fleurs & de ma Thémire ? Sans le toucher, le satin de sa belle peau perdroit sa douceur ! Quel plaisir auroit ma bouche, collée sur sa bouche avec mon cœur ? Que deviendroient ces baisers amoureusement donnés, reçus, rendus, recherchés ? Toutes ces voluptés badines qui changent les heures en momens, tous ces jeux d’enfans qui plaisent à l’amour, ne séduiroient plus nos tendres cœurs ; cette partie divine stroit en vain légèrement titillée, soit par les mains des grâces, soit par le plus agile organe des mortels ; ce bouton de rose n’auroit plus la même sympathie ; cet harmonieux accord de deux plaisirs industrieusement réunis, ce doux concert de la volupté seroit détruit. En vain, Thémire, ces charmes, dont je suis idolâtre, tomberoient en grappe délicieuse dans la bouche voluptueuse qui les attend. Plus de ressources imprévues, plus de miracles d’amour désespéré : ce qu’il y a de plus sensible dans les amours des tendres colombes, seroit perdu avec la plus puissante des voluptés.

Assez d’autres ont chanté les gloux-gloux de la bouteille ; je veux célébrer ceux de l’amour, incomparablement plus doux. Je t’évoque ici du sein des morts, charmant abbé ; quitte ces champs toujours verds & l’éternel printemps de ces jardins fleuris, riant séjour des âmes généreuses qui ont joint le plaisir délicat de faire des heureux, au talent de l’être… Je reconnois ton ombre immortelle, aux fleurs que la volupté sème sur tes pas. Explique-nous quelle est cette espèce de philtre naturel… dis, Chaulieu, par quel heureux échange nos âmes, en quelque sorte tamisées, passent de l’un dans l’autre, comme nos corps. Dis comment ces âmes, après avoir mollement erré sur des lèvres chéries, aiment à couler de bouche en bouche et de veine en veine, jusqu’au fond des cœurs en extase. Y cherchent-elles le bonheur dans les sentimens les plus vifs ? Quelle est cette divine, mais trop courte métempsycose de nos âmes & de nos plaisirs !

Charmes magiques, aimant de la volupté, mystères cachés de Cypris, soyez toujours inconnus aux amans vulgaires ; mais pénétrant tous mes sens de votre auguste présence, saites que je puisse dignement peindre celui que vous excitez, & pour lequel tous les autres semblent avoir été faits. On le reconnoît à son délicieux & puissant empire : il interdit l’usage de la parole, de la vue, de l’ouïe, de la pensée, qui fait place au sentiment le plus vif : il anéantit l’âme avec tous ses sens ; il suspend toutes les fonctions de notre économie ; il tient, pour ainsi dire, les rênes de l’homme entier, au gré de ces joies souveraines & respectables, de ce fécond silence de la nature, qu’aucun mortel ne devroit troubler, sans être écrasé par la foudre : telle est en un mot sa puisîance immortelle, que la raison, cette vaine & fière déesse, rangée sous son despotisme, n’est comme les autres sens, que l’heureuse esclave de ses plaisirs.

À ces traits qui peut méconnoître l’amour ? Qui peut ne pas rendre hommage à cette importante action de la nature, par laquelle tout croît, multiplie & se renouvelle sans cesse, & dont toutes les autres ne semblent être que des distractions : distractions nécessaires à la vérité, autorisées & même conseillées par l’amour, à condition qu’on n’en ait point en célébrant ses mystères. Ô Vénus ! combien peu sentent le prix de tes faveurs ! Combien peu se respectent eux-mêmes dans les bras de la volupté ! Oui, ceux qui sont alors capables de la moindre distraction, ceux à qui tes plaisirs ne tiennent pas lieu de tous les autres, pour qui tu n’es pas tout l’univers, indignes du rang de tes élus, le sont de tes bontés !

La volupté a son échelle, comme la nature ; soit qu’elle la monte ou la descende, elle n’en saute pas un degré ; mais parvenue au sommet, elle se change en une vraie & longue extase, espèce de catalepsie d’amour qui suit les débauchés & n’enchaîne que les voluptueux.

Quelle est cette honnête fille que l’amour conduit tremblante au lit de son amant ! L’hymen seul que sa générosité refuse, pourroit la rassurer. Elle se pâme dans les bras de Sylvandre, qui meurt d’amour dans les siens ; mais réservée dans ses plaisirs, elle modère si bien ses transports, qu’il n’est que trop sûr qu’elle ne confondra que ses soupirs. Elle se défie de l’adresse même du dieu qu’elle chérit ; tout dieu qu’il est, elle ne l’en croit que plus trompeur. Sa virginité lui est moins chère que son amour ; sans doute sa curiosité seroit voluptueusement satisfaite avec celle de son amant ; en faisant tout pour lui, elle croit n’avoir rien fait, parce que ce n’est point avec lui ; elle le refuse moins qu’elle même ; mais enfin elle craint les fruits d’un amour éperdu, elle n’entend plus que la voix d’un fantôme qui lui dit de se respecter. Quelqu’excessive que soit la tendresse d’un cœur qui n’a jamais aimé, elle n’est point à l’épreuve de l’infâmie. Dieu puissant ! se peut-il qu’une foible mortelle que tu as si facilement séduite par tes plaisirs, se souvienne encore en aimant de tout ce qu’on devroit oublier quand on aime ?

À quel genre de volupté plus simple, plus épurée, suis-je parvenu ! Ici l’églogue, la flûte à la main, décrit avec une tendre simplicité les amours des simples bergers. Tircis aime à voir ses moutons paître avec ceux de Sylvandre ; ils sont l’image de la réunion de leurs cœurs. C’est pour lui qu’amour la fit si belle ; il mourroit de douleur, si elle ne lui étoit pas toujours fidèle. Là, c’est l’élégie en pleurs, qui fait retentir les échos des plaintes & des cris d’un amant malheureux. Il a tout perdu en perdant ce qu’il aime ; il ne voit plus qu’à regret la lumière du jour ; il appelle la mort à grands cris, en demandant raison à la nature entière de la perte qu’il a faite,

Il faut l’entendre exprimer lui-même la vivacité de ses regrets, entrecoupés de soupirs. La pudeur augmentoit les attraits de son amante ; elle la conservoit dans le sein même des plus grands plaisirs, qui en étoient plus piquans. Avant lui, elle ne connoissoit point l’amour. Il se rappelle avec transport les premiers progrès de la passion qu’il lui inspira, & tout le plaisir mêle d’une tendre inquiétude qu’elle eut à sentir une émotion nouvelle. Pendant combien d’années il l’aima sans oser lui en faire l’aveu ! Comme il prit sur lui de lui déclarer enfin sa passion en tremblant ! Hélas ! elle n’en étoit que trop convaincue ; tous ces beaux noms de sympathie ou d’amitié la déguisoient mal : elle sentoit que l’amour se masquoit pour la tromper ; & peut-être sans le savoir, aide-t-elle ce dieu même à donner à ce parfait amour autant de confiance, que son dangereux respect lui en avoit inspiré à elle-même. Mais se rendre digne des faveurs de Sylvandre, étoit pour Damon d’un plus grand prix que de les obtenir. Aimer, être aimé, c’étoit pour son cœur délicat la première jouissance ; jouissance sans laquelle toutes les autres n’étaient rien. La vérité des sentimens étoit l’âme de leur tendresse, & la tendresse l’âme de leurs plaisirs ; ils ne connoissoient d’autres excès que celui de plaire & d’aimer : c’est la volupté des cœurs.

Pleure, (eh ! qu’importe que l’on pleure pourvu qu’on soit heureux ?) pleure infortuné berger : un cœur amoureux trouve des charmes à s’attendrir ; il chérit sa tristesse, les joies les plus bruyantes n’ont pas les douceurs d’une tendre mélancolie. Pourquoi ne pas s’y livrer, puisque c’est un plaisir & le seul plaisir qu’un cœur triste puisse goûter dans la solitude qu’il recherche ? Un jour viendra, que trop consolé tu regretteras de ne plus sentir ce que tu as perdu. Trop heureux de conserver ton chagrin & tes regrets : si tu les perds, tu existeras, comme si tu n’avois jamais aimé.


Pourquoi vous mettre au rang des prudes, vous qui ne l’êtes pas, respectable Zaïde ? Pourquoi accordez-vous à mon idée plus qu’à moi-même ? Je suis tel que vous supposez ; vous n’avez, j’en jure par vos beaux yeux, vous n’avez pas plus à craindre avec l’original, qu’avec la copie. C’est perdre de gaieté de cœur un bien réel, pour embrasser la nue d’Ixion. Rassurez-vous ; ne craignez ni indiscrétion ni inconstance, je n’en veux pour garans que vos charmes. Nos cœurs sont faits l’un pour l’autre ; que la plus douce sympathie les enchaîne pour jamais. C’ell bien à nous, foibles mortels, à croire pouvoir être heureux sans le secours de Vénus ! Quelque industrieux que soient les moyens qu’on a imaginés, l’amour en gémit ; craignons son courroux ; c’est le plus redoutable des dieux. Venez, Zaïde, venez, ne sentez-vous donc point le vuide de votre condition ? & comment le remplir sans amour ? Voyez les lys dont il a parsemé votre beau teint ! C’est pour donner à votre amant le plaisir de les changer en roses. L’empire de Flore est sournis à celui de l’amour. Un jour viendra, n’en doutez pas, que vous vous repentirez moins d’avoir aimé, fût-ce un volage, que de n’avoir point aimé. Tous ces beaux jours perdus dans une froide indifférence, vous les regretterez, Zaïde, mais en vain ; ils s’envolent & ne reviennent plus.

» D’une ardeur extrême
» Le temps nous poursuit.
» Détruit pair lui-même,
» Par lui reproduit :
» Plus léger qu’Éole,
» Il naît & s’envole,
» Renaît et s’enfuit.

Voyez ce jeune myrte ! sa vie est courte, il sera bientôt sfétri. Mais il profite du peu de jours qui lui sont accordés i il ne se refuse ni aux caresses de Flore, ni aux douces haleines de Zéphire. Imitons-le en tout, ! Zaïde ; & : que sa vie, l’image de la nôtre par la durée, le soit encore par les plaisirs.

Jeune Cloé, vous me fuyez… En vain je vous appelle, en vain je vous poursuis… Déjà tous vos charmes se dérobent à ma vue… rassurons-nous… Les coquettes ne font que semblant de se cacher.

À ces jeux que Virgile a si bien peints, qui ne voit les ruses & toute la coquetterie d’amour ? Vous croyez le prendre sur des lèvres vermeilles ! L’enfant qu’il est, s’y croit trop à découvert ! il se sauve ; il s’enfuit. Jeune Aurore, il est déjà dans les boucles de vos beaux cheveux ; comme il s’y joue avec un souffle badin d’une épaule à l’autre ! Que j’aime à le voir, las de voltiger comme un oiseau du lys à la rose & de l’ivoire au corail, se reposer enfin sur votre belle gorge ! On l’y poursuit, il n’y est déjà plus. Par où s’est-il glissé ? Où se cache-t-il ? Par-tout où habite la beauté. Il s’est fait une dernière retraire, c’est là qu’il aime à s’arrêter, « comme une tendre fauvette sur ses petits ». Poursuivez-le encore : à l’air dont il demande grâce, qu’on voit bien qu’il n’en veut point avoir ! Il ne semble se fixer au siège de la volupté, il n’est bien aise que son empire ait des bornes, que pour avoir le plaisir de s’y laisser prendre, & ne pas manquer d’excuse.


Transportons-nous à l’opéra ; la volupté n’a point de temple plus magnifique, ni plus fréquenté. Quelles sont ces deux danseuses autour de l’arche de Jephté ? Dans l’une, quelle agilité, quelle force, quelle précision ! Le plaisir la suit avec les jeux & les ris, son escorte ordinaire : l’autre, moins étonnante, seduit plus ; ses pas sont mesurés par les grâces & composés par les amours. Quelle moëlle, quelle douceur ! L’une est brillante, légère, nouvelle ; l’autre est ravissante, inimitable. Si Camargo est au rang des nymphes, vertueuse Salé, vous ornerez le chœur des grâces. Divine enchanteresse, quelle âme de bronze n’est pas pénétrée de la mollesse de tes mouvemens ? Étends, déploie seulement tes beaux bras, & tout Paris est plus enchanté qu’Amadis même !

Nouvelle Terpsicore, je n’ai point à regretter ce genre de plaisirs. Sage C***, vous avez plus d’art, sans manquer de grâces. D***, charmante D***, vous avez plus de grâces, sans manquer d’art. Brillantes rivales, vous faites l’une & l’autre l’honneur des ballets d’Apollon.

Qu’entends-je ! Le dieu du chant seroit-il descendu sur la terre ! Quels sons ! quel desespoir ! Quels cris ! Nouvel Atis, aimable Jéliote ! sers-toi de tout l’empire que tu as sur les cœurs sensibles : non jamais la puissance d’Orphée n’égala la tienne ! Et toi, frêle & surprenante machine, qui n’as point été faite pour penser, le Maure, remercie l’amour de t’avoir organisée pour chanter ; tu ravis nos âmes par les sons de ta voix !

De combien de façons n’intéresses-tu pas nos cœurs, puissante Vénus, lors même que tu persécutes une malheureuse, dont le crime est celui des dieux ! Mérope, mère incomparable, ta tendresse est éperdue, c’est presque de l’amour. Je ne t’oublie point, adorable Zaïre, j’ai pour toi les yeux d’Orosmane ; oui, tu étois digne d’un plus heureux destin. Pourquoi faut-il qu’une flamme aussi pure soit éteinte par des préjugés que tu n’avois pas ? L’amour devoit-il souffrir qu’on éclairât la reine de son empire sur d’autres intérêts que ceux de la volupté ?

Le plaiiir de la table succède à celui des spectacles. Le voluptueux sait choisir ses convives ; il veut qu’ils soient, comme lui, sensuels, délicats, aimables, & plutôt gais, plaisans, que spirituels. Il écarte tout fâcheux conteur, tout ennuyeux érudit. Sur-tout point de beaux esprits ; ils aiment plus à briller qu’à rire. Des bons mots, des saillies, quelques étincelles, (l’esprit a sa mousse comme le Champagne) mais plus encore de joie ; & que le goût du plaisir pétille dans tous les yeux, comme le vin dans la fougère. Le gourmand gonflé, hors d’haleine dès le premier service, semblable au cigne de La Fontaine, est bientôt sans desirs. Le voluptueux goûte de tous les mets : mais il en prend peu, il se ménage, il veut prositer du tout. Comus est son cuisinier, & la fine Vénus a bien ses raisons pour fournir ses ingrédiens. Les autres sablent le Champagne ; il le boit, le boit à longs traits, comme toutes les voluptés. Vous sentez qu’il préfère à tout ces charmans têtes-à-têtes, où les coudes sur la table, les jambes entrelacées dans celles de sa maîtresse, les yeux sont le plus foible interprète du langage du cœur. Versez, Iris, versez à plein verre. « Qu’il endorme, ou qu’il excite, la traite est petite, de la table au lit ». Cette nuit, distillé par l’amour, il vous sera rendu… Mais auparavant accordez à Bacchus ce qui est dû à Bacchus ; laissez-le reposer dans les bras de Morphée ; il ne pourroit fournir qu’une foible carrière. Déesse de Cythère, je sais quels hommages sont dûs à vos charmes ; mais attendez à voir paroître votre étoile ! Vous entendez mal vos intérêts… Iris, n’éveillez pas si-tôt votre amant.

Suivons par-tout le voluptueux, dans ses discours, dans ses promenades, dans ss lectures, dans ses pensées, &c. Il distingue la volupté du plaisir, comme l’odeur de la fleur qui l’exhale, ou le son de l’instrument qui le produit. Il définit la débauche, un excès de plaisir mal goûté ; & la volupté, l’esprit & comme la quintescence du plaisir, l’art d’en user sagement, de le ménager par raison, & de le goûter par sentiment. Est-ce sa faute après cela, si on a plus de désirs que de besoins ? Il est vrai que le plaisir ressemble à l’esprit aromatique des plantes ; on n’en prend qu’autant qu’on en inspire : c’est pourquoi vous voyez le voluptueux prêter à chaque instant une oreille attentive à la voix secrette de ses sens dilatés & ouverts ; lui, comme pour mieux entendre le plaisir ; eux, pour mieux le recevoir. Mais s’ils n’y sont pas propres, il ne les excite point : il perdroit le point de vue de son art, la sagesse des plaisirs.

La nature prend-elie ses habits de printemps ? prenons, dit-il, les nôtres ; faisons passer dans nos cœurs l’émail des prés & la verte gaieté des champs. Parons notre imagination des fleurs qui rient à nos yeux. Belles, parez-en votre sein, c’est pour vous qu’elles viennent d’éclore ; mais prenez encore plus d’amours que de fleurs. Enivrez-vous de tendresse & de volupté, comme les prés s’enivrent de leurs ruisseaux. Chaque être vous adresse la parole ; seriez-vous sourdes à la voix, à l’exemple de la nature entière ? Voyez ces oiseaux : à peine éclos, leurs ailes les portent à l’amour ! Voyez comme ce dieu badin folâtre sous la forme de Zéphire autour de ce verd feuillage ! Les fleurs même se marient ; les vents sont leurs messagers amoureux. Chaque chose est occupée à se reproduire.

Vous, qui avez tant de sentiment, Corine… venez. Si l’instinct jouit plutôt que l’esprit, l’esprit goûte mieux que l’instinct.

Qu’un simple bouquet a de charmes pour un amant ! L’amour est-il niché dans ces fleurs ? Daphnis croit le respirer lui-même ; on diroit qu’il veut l’attirer dans son cœur par une voie nouvelle. Mais quel feu secret ! Quelle douce émotion ! Et quelle en est la cause ? C’est qu’il étoit contre le cœur de sa chère Thérèse. En reçoit-elle un à son tour des mains de son berger ? Il le suit des yeux. Que ces fleurs sont heureuses d’être si bien placées ! Elles ornent le trône des amours ! Il envie leur sort ; il voudroit, comme elles, expirer sur ce qu’il aime.

La douleur est un siècle, & le plaisir un moment ; ménageons-nous pour en jouir, dit le convalescent voluptueux. Reprend-il un nouvel être ? Il est enchanté du spectacle de l’univers, heureuse abeille ! il n’y a pas une fleur dont il ne tire quelque suc : ses narines s’ouvrent à leur agréable parfum. Une table bien servie ranime son appétit, un vin délicieux flatte son palais, un joli minois le met tout en feu : que dis-je !

» La première Philis des hameaux d’alentour
» Est la Sultane favorite,
» Et le miracle de l’amour.

Lesbie, vous êtes charmante, & je vous aime plus que Catulle ne vous a jamais aimé…. Mais vous êtes trop libidineuse : on n’a pas le temps de desirer avec vous. Déjà… pourquoi si vite ? J’aime qu’on me résiste, & qu’on me prévienne, mais avec art, ni trop, ni trop peu : j’aime une certaine violence, mais douce, qui excite le plaisir sans le déconcerter. La volupté a son soleil & son ombre : croyez-moi, Lesbie, restons encore quelque temps à l’ombre ; ombre charmante, ombre chérie des femmes voluptueuses, nous ne nous quitterons que trop tôt ! Ne sentez-vous donc pas le prix d’une douce résistance, & d’un bien plus doux amusement ? Il n’y a pas jusqu’à la foiblesse même dont on ne puisse tirer parti. Que Polyénos, Ascylthe, « Se tous les Mazulims du monde ne se plaignent plus de leur désastre, l’attente du plaisir en est un. Circé s’en loue, elle remercie son amant de ce qui blesse au moins la vanité des autres femmes. Circé rend grâces à une trop heureuse impuissance ; c’est qu’elle n’est que voluptueuse : son plaisir en a duré long-temps, ses désirs n’ont point fini. Les langueurs du corps empêchent donc quelquefois les langueurs de l’âme ! Quoi ! elles soutiennent la volupté ! Qui l’eût cru, sans l’expérience de la parodie du pavot de Virgile ? Parodie si brusque quelquefois, au milieu même des plus grands airs, qu’on a bien de la peine à n’en pas rire, au hasard d’augmenter le dépit de Vénus.

Si le voluptueux se promène, le plus beau lieu, le chant des oiseaux, la fraîcheur des ruisseaux & des zéphirs, un air embaumé de l’esprit des fleurs ; la plus belle vue, la plus superbe allée, celle où Diane se promène elle-même avec toute sa cour ; voilà ce qu’il choislt & ce qu’il quitte bien plus volontiers, soit pour lire au frais Crébillon ou Chaulieu ; soit pour s’égarer dans un bois, & fouler avec quelque driade le gazon touffu d’un bosquet inaccessible aux profanes. Lambris dorés, que les flûtes & les voix font retentir, charmez-vous ainsi le magnisique ennui des rois ?


S’il attend sa maîtresse, c’est dans le silence & le mystère ; tous ses sens tendus semblent écouter ; il ose à peine respirer ; un faux bruit l’a déjà trompé plus d’une fois : puissé-je l’être toujours ainsi. Tout dort, & Julie ne vient point ? L’impatience de l’un surpasse la prudence de l’autre. Il ne se connoît plus, il brûle, il frémit du plaisir qu’il n’a pas encore… Que sera-ce & quels transports, quand un objet si tendrement chéri, si vivement imaginé, éclairé par le seul flambeau de l’amour… Heureux Sylvandre, voilà Julie !


Isse est-elle dans les bras du sommeil ? Celui de l’amour même n’est pas plus respecté ; il ordonne aux ruisseaux de murmurer plus bas ; il voudroit imposer silence à la nature entière. Isse ne s’éveillera que trop tôt, elle est dans la plus galante attitude. Voyez celle de l’amant ! voyez ses yeux ! Que de charmes ils parcourent ! Favorise le dieu du sommeil, & qu’ils ayent le temps de se payer des larmes qu’ils ont versé pour eux !


Beaux jours d’Hébé ! quoi ! vous ne reviendrez plus ! Je serai désormais impitoyablement livré au vuide d’un cœur sans tendresse & sans désir : vuide affreux que tous les goûts, tous les arts, toutes les dissipations de la vie ne peuvent remplir ! Que je sente du moins quelquefois les flatteuses approches du plus respectable des dieux, signe consolateur d’une amante éperdue ; & tel qu’au nautonnier allarmé se montre la brillante étoile du matin. Plaisir, ingrat plaisir, c’est donc ainsi que tu traites qui t’a tout sacrifié ! Si j’ai perdu mes jours dans la volupté, ah rendez-les moi, grands dieux, pour les reperdre encore !


Je suis jaloux de ton bonheur, trop heureux pécher. La nature t’a traité en mère, & l’homme en marâtre. Un doux zéphir a soufflé dans les airs, une nouvelle chaleur te rappelle à la vie ; tes boutons paroissent, se développent bientôt ornés de fleurs ; tu seras enfin chéri pour tes excellens fruits ! Combien de printemps t’ont rajeuni ! Combien d’autres te rajeuniront encore, tandis que le premier de l’homme, hélas ! est aussi son dernier ! Quoi ! cet arbre fleuri qui fait l’honneur du champ, qui a plus de sentiment que tous les êtres ensemble, ne seroit qu’une plante éphémère, éclose le matin, le soir flétrie ; moins durable que ces fleurs, qui du moins sûres de parer nos campagnes durant l’été, embelliront peut-être l’automne même ! Spectacle enchanteur, dont l’éternité même ne pourroit me rassasier, un destin, cruel sans doute, nous arrache au plaisir de vous voir & de vous admirer sans cesse, mais il est inévitable. Ne perdons point le temps en regrets frivoles ; & tandis que la main du printemps nous caresse encore, ne songeons point qu’elle va se retirer ; jouissons du peu de momens qui nous restent ; buvons, chantons, aimons qui nous aime ; que les jeux & les ris suivent nos pas ; que toutes les voluptés viennent tour-à-tour, tantôt amuser, tantôt enchanter nos âmes ; & quelque courte que soit la vie, nous aurons vécu.

Le voluptueux aime la vie, parce qu’il a le corps sain, l’esprit libre & sans préjugés ; amant de la nature, il en adore les beautés, parce qu’il en connoit le prix : inaccessible au dégoût, il ne comprend pas comment ce poison mortel vient infecter nos cœurs. Au-dessus de la fortune & de ses caprices, il est sa fortune à lui-même : au-dessus de l’ambition, il n’a que celle d’être heureux : au-dessus des tonnerres, phiioscphe Épicurien, il ne craint pas plus la foudre que la mort. Les arbres se dépouillent de leur verdure, il conserve son amour. Les fleuves se changent en marbre, un froid cruel gelé jusqu’aux entrailles de la terre, il brûle des feux de l’été. Couché avec sa chère Délie, la rigueur de l’hiver, le vent, la pluie, la grêle, les élémens déchaînés ajoutent au bonheur de Tibule. Si la mer est calme & tranquille, le voluptueux ne voit dans cette belle nappe d’huile, qu’une parfaite image de la paix. Si les flots bouleversés par Éole en furie, menacent quelque vaisseau du naufrage, ce tableau mouvant de la guerre, tout effrayant qu’il est, il le voit avec le plaisir d’un homme éloigné du danger. Ce n’est pas là un de ceux que court volontiers la volupté.


Tout est plaisir pour un cœur voluptueux ; tout est roses, œillets, violettes dans le champ de la nature. Sensible à tout, chaque beauté l’extasie ; chaque être inanimé lui parle, le réveille ; chaque être inanimé le remue ; chaque partie de la création le remplit de volupté. Voit-on paroître la riante livrée du printemps ? Il remercie la nature d’avoir prodigué une couleur si douce & si amie des yeux. Admirateur des plus frappans phénomènes, le lever de l’aurore & du soleil, cette brillante couleur de pourpre, qui se jouant dans le brun des nuées, forme à son couchant la plus belle décoration, les rayons argentés de la lune, qui consolent les voyageurs de l’absence du plus bel astre : les étoiles, ces diamans de l’Olympe, dont l’éclat est relevé par le fond bleu auquel ils sont attachés : ces beaux jours sans nuages, ces nuits plus belles encore, qui inspirent les plus douces rêveries, nuits vertes des forêts, où l’âme enchaînant ses pensées volages dans les bornes charmantes de l’amour, contente, recueillie, se caresse elle- même & ne se lasse point de contempler son bonheur : ombre impénétrable aux yeux des Argus, où il suffit d’être seul pour désirer d’être avec vous, Thémire ; d’être avec vous pour oublier tout l’univers. Que dirai-je enfin ? toute la nature est dans un cœur qui sent la volupté.

Vous la sentez, Sapho, vous éprouvez l’empire de cette puissante divinité. Mais quel singulier usage vous en faites ! Vous refusez aux uns ce que vous ne pouvez accorder aux autres ; vous jouez le sexe que vous n’avez pas, pour chérir celui que vous avez. Amoureuse de votre sexe, vous voudriez en changer ! Vous ne voyez pas que vous oubliez votre personnage, en faisant mal le nôtre, & que la nature abusée en rougit !

Ne nous élevons point contre cette usurpation ; n’arrêtons point le cours d’un ruisseau, qui conduit tôt ou tard à sa source. Quand on prend de l’amour, on peut prendre une amante ; le plaisir le lasse de mentir.

La vue des plaisirs d’autrui nous en donne. Avec quel air d’intérêt la curieuse Suzon regarde les mystères d’amour ! Plus elle craint de troubler les prêtres qui les célèbrent, plus elle en est elle-même troublée ; mais ce trouble, cette émotion ravit son âme. Dans quel état la friponne est trouvée ! Trop attentive, pour n’être pas distraite, elle semble machinalement céder à la voluptueuse approche des doigts libertins ! Pour la désenchanter, il lui faudroit des plaisirs, tels sans doute que ceux dont elle a devant soi la séduisante image. L’amour se gagne à être vu de près.

Oserois-je légèrement toucher des mystères secrets dont le seul nom offense Vénus, & sait prendre les armes à tout Cythère, mais qui cependant ont quelquefois le bonheur de plaire à la déesse, par l’heureuse application qu’on en fait ?

Le beau Giton gronde le satyre qu’il a choisi pour ses plaisirs : tout enfant qu’il est, il s’apperçoit bien de l’infidélité qu’Ascylthe lui a faite : il donne à son mari plus de plaisir qu’une femme véritable : est-il surprenant qu’il mette ses faveurs au plus haut prix, & que le plus joli cheval, le coursier de Macédoine le plus vite puisse à peine les payer ?

Vous souvient-il de l’écolier de Pergame ? Grands dieux ! l’aimable enfant ! la beauté seroit-elle donc de tous les sexes ? Rien ne limiteroit-il son empire ? Que de déserteurs du culte de Cypris ! Que de cœurs enlevés à Cythère ! La déesse en conçoit une juste jalousie. Eh ! quel bon citoyen de l’île charmante qu’elle a sondée, ne soupireroit avec elle de toutes les conquêtes que fait le rivage ennemi ? Beau sexe, cependant, n’en soyez pas si jaloux. Pétrone a moins voulu dans l’excès de son raffinement, vous causer des inquiétudes, que vous ménager des ressources contre l’ennuyeuse uniformité des plaisirs. En effet combien d’amours petits ou timides (ceux-là sont si faciles à effaroucher ) ont été bien aises de trouver un refuge, sans lequel, privés d’asyle, ils seroient peut-être morts de frayeur à la porte du temple ! Combien d’autres, excités par une simple curiolité philosophique, rentrant ensuite dans leur devoir, ont si bien servi le véritable amour, que pour ses propres intérêts, ce dieu des cœurs, en bon casuiste, n’a pu quelquefois se dispenser de leur accorder conditionnellement une indulgence dont il profitoit.

Vous avez de l’esprit, Céphise, & vous êtes révoltée par ces discours ! vous vous piquez d’être philosophe, & vous vous seriez un scrupule d’user d’une ressource permise & autorisée par l’amour ! Quels seroient donc vos préjugés, si, comme tant d’autres femmes, vous aviez le malheur de n’être que belle ! Ah ! croyez-moi, chère amante, tout est femme dans ce qu’on aime ; l’empire de l’amour ne reconnoît d’autres bornes que celles du plaisir. Je te rends, amour, le pinceau que tu m’as prêté, fais-le passer en des mains plus délicates ; & toi, reste à jamais dans mon cœur.


FIN du Tome troisième & dernier.