L’Art de la contre-réforme/01

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L’Art de la contre-réforme
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 2 (p. 391-413).
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L’ART DE LA CONTRE-RÉFORME

SES CARACTÈRES GÉNÉRAUX

I
ITALIE

Dans l’étude récente que j’ai consacrée ici à l’Ecole bolonaise[1], je n’ai traité qu’un des côtés de l’art de la Contre-Réforme. Pour mieux faire comprendre ce qui fut le fond même de cet art, j’avais choisi la peinture où, se. mble-t-il, sa pensée s’est exprimée avec le plus de clarté. Aujourd’hui, je voudrais revenir sur cette période, reprendre la question d’une façon plus générale et, après avoir montré pourquoi et comment cet art s’est formé en Italie, le suivre quand il pénétra en France, créant entre les deux pays la plus intime union artistique qui ait jamais existé entre eux.


Nous maintiendrons le nom de Contre-Réforme sous lequel cet art est ordinairement désigné ; ce nom est satisfaisant, sans être toutefois aussi significatif qu’on pourrait le désirer[2]. Il dit bien une chose : c’est que la Papauté, effrayée des progrès du Protestantisme, veut lutter contre cette redoutable hérésie et que son art, comme tous ses actes, est une réaction contre la Réforme. Mais il faudrait ajouter, et c’est ce qui nous intéresse le plus lorsque nous étudions l’histoire de l’art, que, pour lutter contre la Réforme, la Papauté fut obligée de se réformer elle-même. Les peuples du Nord se détachent de Rome, parce qu’ils lui reprochent de se faire païenne ; ils ne veulent plus reconnaître la religion du Christ dans ces fêtes mondaines, dans cet art sensuel où la mythologie et les souvenirs païens tiennent souvent autant de place que les scènes du Nouveau et de l’Ancien Testament. Et le reproche est fondé ; la Papauté ne peut plus se faire d’illusion : pour lutter contre la Réforme, c’est à la Renaissance même qu’il faut renoncer. La Renaissance si séduisante, la merveilleuse Renaissance de Bramante et de Raphaël, c’est elle la coupable, c’est elle qu’il faut combattre ; et l’on va proscrire toute cette joie et tout ce sensualisme qui corrompait les cœurs et les détournait de la pure et austère morale chrétienne. De telle-sorte que, pour caractériser l’art de cet âge, il serait encore plus juste et plus clair de dire que ce fut, non pas une Contre-Réforme, mais une Contre-Renaissance ; non une réaction contre tout ce que la Renaissance avait apporté au monde, mais contre tout ce qu’il y avait d’antichrétien en elle.

L’âge nouveau met au premier rang de ses préoccupations la pensée chrétienne ; voilà le fait essentiel d’où tout va découler. Comme au début du Christianisme, l’expression des pensées va prendre dans l’art une place prépondérante, reléguant au second plan la simple représentation des formes et la pure recherche de la beauté. La Papauté comprend que c’est aux âmes, et aux intelligences qu’elle doit s’adresser et que, pour attirer et retenir le peuple, il faut l’instruire. De là la création de ces nombreuses congrégations religieuses, de là le prodigieux succès de cet ordre des Jésuites, qui devient comme le bras droit de la Papauté, et dont le véritable but est de conquérir les esprits par la chaire et par l’école.

Tout cet âge, qu’il ait été catholique à Rome, ou protestant au Nord de l’Europe, est caractérisé par ses préoccupations intellectuelles. Rarement on vit un tel effort, une telle lutte des intelligences ; en France, l’ardeur des débats entre Port-Royal et les Jésuites sur de pures questions de doctrine et de méthode suffit à nous montrer combien ces questions préoccupaient les esprits. La morale est au fond de toutes les pensées ; au théâtre même, nous voyons le devoir triompher chez Corneille, comme plus tard c’est la passion qui régnera dans l’œuvre de Racine. Le dernier mot de cet âge sera dit par les philosophes, en Italie par Galilée, et surtout en France par un Descartes et un Pascal.

Ces réformes, cette rupture avec le sensualisme de la Renaissance, cette prédominance de la pensée religieuse, ce souci d’instruire et de moraliser les âmes, se substituant au plaisir de les charmer, mirent dans tout cet âge un caractère très particulier, un caractère de gravité, d’autant plus saisissant qu’il contrastait profondément avec ce qui l’avait précédé et ce qui allait le suivre. Cette gravité, dont les divisions religieuses furent la principale cause, devait encore être accentuée par les malheurs politiques de l’Italie, par les invasions des armées étrangères qui mirent dans les âmes une tristesse que l’on ne connaissait plus depuis les temps de Dante.

À ce caractère de gravité et de tristesse il faut ajouter un caractère moins important, mais néanmoins notable, la prédilection pour l’expression de la puissance. Dans les malheurs qu’elle éprouve, la Papauté sent plus que jamais l’impérieuse nécessité d’être forte et de ne plus se laisser amollir dans les délices de l’épicuréisme. Tout ce qui est grâce, délicatesse, tendresse, tout ce que le XVe siècle avait tant aimé, perd son prix à ses yeux ; ce qu’elle veut, avant tout, c’est la puissance lui redonnant l’indépendance et la souveraineté.


Après avoir marqué les caractères de cet âge, il nous sera facile d’en déterminer la durée et de reconnaître quand il commença et quand il prit fin. La Contre-Réforme ne s’affirme vraiment avec tous ses caractères que sous le pontificat de Paul IV (1555-1559) ; toutefois, des symptômes précurseurs apparaissent dès le début du siècle. Les invasions des armées de Charles VIII portent le premier coup à l’art de la Renaissance italienne ; en faisant tomber la dynastie des Médicis, elles le frappent dans sa capitale même, à Florence ; mais les succès de la Papauté, sous Jules II et Léon X, guérissent cette blessure. Rome devient le refuge des Florentins quittant leur patrie, et, sous le pontificat des papes de la maison de Médicis, sous Léon X et sous Clément VII, la Renaissance poursuit sa route triomphale et atteint à l’apogée de sa splendeur. Brusquement le sac de Rome, en 1527, va tout détruire. De l’admirable école formée autour de Raphaël il ne restera plus rien : une journée a suffi pour anéantir le fruit de tout un siècle d’efforts. La fin du pontificat de Clément VII et le pontificat de Paul III furent des périodes d’attente, de réparation, un compromis entre l’art qui allait disparaître et celui qui se préparait. C’est Paul IV qui crée l’âge nouveau et qui vraiment, après le paganisme de la Renaissance, inaugure une ère chrétienne.

Il n’y eut pas à la fin de cet art une démarcation aussi profonde que lors de son apparition. Des trois caractères qui le constituent, christianisme, force, tristesse, les deux premiers persisteront pendant tout le cours du XVIIe siècle : seul le caractère de tristesse va disparaître et c’est de cette disparition que nous ferons commencer la date d’un style nouveau, du style du XVIIe siècle, auquel nous croyons devoir réserver le nom de style Baroque, plutôt que d’embrasser sous ce nom, comme on le fait parfois, non seulement l’art du XVIIe siècle, mais toute cette période de la fin du XVIe siècle à laquelle nous donnons le nom de Contre-Réforme. Cette subdivision correspond à des caractères trop essentiels pour n’être pas justifiée.

Au début du XVIIe siècle, c’est la Papauté triomphante qui succédera à la Papauté militante. L’hérésie protestante est refoulée définitivement vers les pays du Nord, la tranquillité pour de longs siècles est assurée par le protectorat de la Maison d’Autriche, et, tous les nuages de tristesse disparus de l’horizon, l’Italie voit renaître dans son âme ces fleurs de joie que, chez elle, le moindre rayon de soleil suffit à faire éclore.

Après avoir exposé les caractères généraux de la Contre-Réforme, après avoir dit quand elle commence et quand elle finit, nous étudierons rapidement les grandes œuvres qu’elle a créées, en architecture, en sculpture et en peinture, et nous montrerons comment les mêmes causes firent naître à ce moment les mêmes formes d’art en Italie et en France.


I. — L’ARCHITECTURE

Monumens religieux. — Le premier fait qui, en architecture, indiqua une orientation nouvelle, et qui précéda le renouveau de la pensée chrétienne, fut le caractère de tristesse provoqué par les invasions étrangères et l’hérésie du protestantisme, caractère qui se manifesta d’une façon saisissante par la disparition de l’ornement, de toutes les formes décoratives si gracieuses qui tenaient tant de place dans l’art de la Renaissance. Ces ornemens disparurent d’autant plus complètement qu’ils ne pouvaient plaire aux papes de la Contre-Réforme, non seulement en raison de leur caractère de joie, mais parce qu’ils n’avaient aucune signification chrétienne et ne rappelaient que des formes et des pensées païennes. Si l’on considère la Tombe de Jules II, on sera frappé de voir que la partie inférieure faite au début du siècle est encore toute couverte d’une dentelle d’ornemens, tandis que la partie supérieure, achevée trente ans plus tard, est de la plus désolante nudité. De même, les Tombeaux des Médicis, au moment où ils furent conçus sous Léon X, étaient, dans la pensée de Michel-Ange, un somptueux poème de joie, et c’est seulement dans leur exécution, après le sac de Rome et le siège de Florence, qu’ils devinrent l’œuvre de désolation que nous avons sous les yeux[3].

En renonçant à l’ornement, les architectes ne renoncèrent pas à toutes les formes de la Renaissance ; ils en proscrivirent le décor, mais ils en conservèrent toutes les formes purement architecturales. Et en employant ces formes dépouillées de toute la parure qui faisait leur charme, ils aboutirent à un art de la plus grande froideur, à l’art même qui plaisait à la sévérité de cette époque. Et, pour justifier et défendre cette conception, les artistes échafaudèrent une théorie nouvelle de l’art. Ces ornemens qui ne leur plaisent plus, ils les considéreront comme des hérésies, comme des formes non seulement inutiles, mais nuisibles, détournant l’esprit des lignes essentielles qui seules comptent à leurs yeux. Ce sera sans doute une doctrine ayant sa valeur, qui créera de grandes œuvres et conservera des partisans jusqu’à nos jours, mais qui a le tort d’éliminer systématiquement de l’art tout ce qui vise au plaisir des yeux, de concevoir une architecture d’où toute joie a disparu. Vignole fut le théoricien de cet âge, le puritain qui enferma l’art dans les règles les plus austères, et qui, à vouloir être trop logique, coupa les ailes de l’artiste et l’entoura de barrières dans lesquelles sa pensée resta emprisonnée.


Le grand fait de cet âge fut la reprise des travaux de Saint-Pierre, de ce Saint-Pierre que Bramante n’avait fait que commencer, et dont les successeurs de Jules II s’étaient un peu désintéressés. Dans cette église où se sont exprimés pendant deux siècles les volontés et les désirs des Papes, où les plus grands artistes ont mis toute leur science, nous trouverons écrite mieux que partout ailleurs l’histoire de l’art religieux au XVIe et au XVIIe siècle. Dans l’étude que nous faisons en ce moment, nous nous attacherons surtout aux transformations que cette église. commencée au temps de la Renaissance, a dû subir pour s’adapter aux idées de la Contre-Réforme, en attendant de recevoir au XVIIe siècle un décor conçu dans un esprit tout nouveau.

Si Bramante avait construit sous Jules II le Saint-Pierre qu’il avait projeté, nous aurions un monument qui ne ressemblerait que de très loin à celui que nous voyons aujourd’hui. Son œuvre sans aucun doute eût été très belle : on pense et l’on dit ordinairement qu’elle eût été beaucoup plus belle que celle de ses successeurs ; c’est possible, je ne suis toutefois pas convaincu de la certitude d’un pareil jugement ; et si l’on peut soutenir que la transformation de Saint-Pierre en croix latine a affaibli l’impression artistique que Bramante voulait produire, on doit reconnaître d’autre part que son œuvre a été singulièrement embellie par la substitution de la haute coupole de Michel-Ange à la coupole basse qu’il avait projetée.

Bien que le nom de Bramante reste attaché à la construction de Saint-Pierre, il subsiste fort peu de chose de lui dans l’église actuelle qui a été construite dans un esprit entièrement différent de celui dans lequel elle avait été conçue. Dans l’histoire de l’art, Saint-Pierre appartient bien plus à l’âge de la Contre-Réforme qu’à celui de la Renaissance. En reprenant les travaux de Saint-Pierre après un demi-siècle d’interruption, la Contre-Réforme veut terminer cette église en la faisant sienne ; elle y met toute son âme, tous ses désirs, tous ses espoirs ; en modifiant les plans de Bramante, de ce maître que l’on ne cessait pas cependant de considérer comme un des plus grands génies de l’art, les papes étaient conduits par une idée impérieuse, celle de faire de son œuvre, trop imprégnée d’esprit classique, une œuvre plus vraiment chrétienne. La conception d’une construction centrale, d’une large coupole autour de laquelle s’allongent quatre longues nefs égales, cela peut être un plan très beau, ce n’est pas le plan d’une église. On ne sait où placer l’autel, on ne sait où mettre la chaire du prédicateur, et, quelque endroit que l’on choisisse, le prêtre qui officie, le prédicateur qui parle, ne sont vus et entendus que par une faible partie du public. A la rigueur un espace circulaire, accompagné de petites nefs, telles que les San Gallo nous en ont donné des modèles à la Madone délie Carceri ou à la Madone de San Biagio, peut être considéré comme un excellent type de chapelles ou de petites églises, mais le grand allongement des nefs dans le projet de Bramante était une si grande modification de ce plan qu’elle le rendait inutilisable.

La pensée chrétienne devait donc inévitablement aboutir à cette conclusion : transformer le plan de Bramante, et ajouter une grande nef en avant de l’espace circulaire de la coupole. De ce chef le projet de Bramante fut complètement dénaturé, et l’on comprend que les puristes se lamentent ; mais le coupable, ce ne fut pas la Papauté, qui n’avait pas tort de vouloir que Saint-Pierre fût une église, ce fut Bramante qui, chargé de construire une église, n’avait pas su le faire.

Une autre modification non moins importante apportée au plan primitif fut la transformation de la coupole. Bramante l’avait conçue très large, mais très basse : la pensée chrétienne, en réapparaissant en maîtresse dans les arts, en cherchant à les spiritualiser, fit renaître ce principe de verticalisme dans lequel au moyen âge elle avait trouvé la plus parfaite expression de sa croyance et de ses désirs. C’est Michel-Ange, le maître qui avait grandi sous cette altière coupole de Sainte-Marie-des-FIeurs, conçue par le génie des architectes florentins du XIVe siècle, qui va substituer au classicisme de Bramante, sinon les formes, du moins l’esprit de l’art gothique, et va renoncer aux proportions savamment équilibrées pour faire prédominer la dimension en hauteur ; sur la ville de Rome, il voudra faire flotter l’étendard du Christ, aussi haut qu’une main humaine puisse le dresser.

Mais Michel-Ange ne put pas achever son œuvre. A sa mort, seul le grand tambour était construit, et la courbe de la coupole n’était même pas amorcée. Nous connaissons le projet de Michel-Ange par une peinture de la bibliothèque du Vatican, et grâce à cette peinture nous savons que Giacomo della Porta, son élève et son successeur, ne respecta pas entièrement son œuvre. Poussé lui aussi par cette âme de la Papauté qui dirige toute chose, il veut faire plus haute encore la coupole de Saint-Pierre ; il en change le dessin, il la grandit, la fait plus aiguë, surtout il modifie la lanterne qu’il rend plus svelte et plus fine, et il donne ainsi son caractère définitif à ce monument qui reste pour nous l’œuvre inégalée du génie humain.

Michel-Ange ne l’eût pas faite si belle. Entre ses mains, elle serait restée plus lourde, plus massive, elle n’aurait pas eu cette harmonieuse silhouette qui, grâce à l’association de la courbe de la coupole et de la contre-courbe de la lanterne, en fait une œuvre si légère et vraiment céleste. L’esprit de la Renaissance, l’esprit de Bramante inspiré des temples grecs et du Panthéon, où la ligne horizontale était la ligne prédominante, où les monumens restaient à la portée des yeux et de la main des hommes était en opposition absolue avec cette œuvre toute faite d’inspiration chrétienne, la seule œuvre du monde moderne qui puisse être rapprochée des grandes cathédrales gothiques du moyen âge.

J’ai prononcé le mot de gothique. La résurrection de la pensée gothique ne date pas tout entière du XIXe siècle ; elle était déjà en germe dans l’art que nous étudions. En voulant faire des églises chrétiennes, la Contre-Réforme devait inévitablement se rapprocher des solutions déjà cherchées et si heureusement trouvées au moyen âge.

L’école néo-classique de l’Empire ne s’y est pas trompée. Elle a bien nettement compris que le style de la Contre-Réforme ne lui appartenait pas : elle ne pouvait y retrouver son esprit. C’était bien un style inspiré de l’antique, si l’on veut, mais tellement dénaturé, tellement transformé en vue d’expressions nouvelles qu’elle ne le reconnaissait plus et n’avait pas assez de critiques, de railleries pour des formes qu’elle jugeait si différentes des modèles classiques. Milizia, dans le frontispice de ses Vies des plus célèbres architectes, place une gravure, où l’on voit d’un côté ce qu’il faut admirer, et de l’autre ce qu’il faut mépriser (hoc amet, hoc spernat), et comme exemple de ce qu’il faut blâmer, il dessine une église gothique et une église de la Contre-Réforme. On ne saurait rien voir de plus significatif pour éclairer cette histoire et montrer comment, tout en conservant les formes de l’art antique, la Contre-Réforme s’éloigne de cet art par toutes les tendances de son esprit, et comment, sous la poussée du Christianisme, elle crée un art nouveau, plus rapproché, sur certains points, du Moyen âge que de la Renaissance.


Il semblerait que la construction de Saint-Pierre, par les sommes prodigieuses qu’elle a coûté, aurait pu empêcher d’autres constructions ; il n’en fut rien, et à ce moment il y a, à Rome, un tel réveil de pensée religieuse, un tel désir de réagir contre le passé païen de la Renaissance, que partout on voit surgir des églises. Une liste de celles qui ont été construites depuis le pontificat de Paul IV jusqu’à celui d’Urbain VIII, mieux que tout ce que l’on pourrait dire, rendra saisissante la suprématie de la pensée religieuse à cette époque. Et cette liste sera d’autant plus intéressante, si l’on réfléchit que, sous les pontificats de Jules II, de Léon X et de Clément VII, on n’avait pour ainsi dire pas construit d’églises, à l’exception de Saint-Pierre, que l’on n’avait fait du reste que commencer. Voici quelques-unes des principales églises construites par les corporations religieuses de 1560 à 1625. — Jésuites : le Gesu (1568) et Saint-Ignace (1612). — Dominicains : Sant’Andrea della Valle (1591). — Jeunes filles pauvres : Sainte-Catherine dei Funari (1564). — Oratoriens : la Chiesa nuova (1575). — Carmes : Santa-Maria della scala (1592) et San Crisogono (1623). — Dominicaines : Ss. Domenico e Sisto (1623). — Olivétains : Sainte-Françoise Romaine (1615). — Augustins : Saint-Nicolas de Tolentino (1614) et Gesu e Maria. — Augustins espagnols : Saint-Ildefonse (1619). — Réformés espagnols : Saint-Isidore (1622). — Camaldules : Saint-Grégoire au Cœlius (1633). — Chevaliers de Malte : Sainte-Marie du Prieuré (1568). — Trinitaires : Sainte-Marie de la Victoire (1605) et Santa-Trinita dei Pellegrini (1614).

Églises construites par les corporations civiles : Menuisiers : Saint Joseph dei Falegnami. — Peintres et sculpteurs : Ss. Luca e Martino. — Pharmaciens : S. Lorenzo in Miranda. — Jardiniers : Sainte Marie dell’Orto.

Églises construites par les diverses nations : Les Français : Saint-Louis des Français (1589). — Les Espagnols : Sainte-Marie de Monserrat. — Les Slaves : S. Girolumo degli Schiavoni (1585). — Les Lorrains : S. Nicolas dei Lorenesi (1636). — Les Grecs : Saint-Athanase (1577). — Les Milanais : San Carlo al Corso (1612). — Les Siennois : Sainte-Catherine de Sienne (1326). — Les Florentins : S. Jean des Florentins. — Les Napolitains : San Spirilo dei Napoletani (1572).

Une idée essentielle a présidé à la construction de toutes ces églises, celle de faire des édifices d’une utilité particulièrement pratique ; et la première recherche fut de créer de vastes espaces désencombrés de tout support. Si l’on considère dans une vue d’ensemble l’histoire de l’architecture religieuse en Italie, on verra que cette recherche avait toujours été une de ses principales préoccupations. La solution avait été facile au début, avec les basiliques qui, grâce à leurs toitures de bois, permettaient l’emploi de murs légers et de minces colonnes ; et c’est une des raisons qui expliquent la longue persistance de ce type en Italie. Les pays du Nord, en voûtant leurs églises, furent obligés de se contenter de nefs très étroites encombrées de lourds piliers. Lorsque les recherches des architectes gothiques les conduisirent à supprimer les murs pour les remplacer par des vitraux, ils furent obligés d’adopter un système de construction qui encombrait plus encore de piliers l’intérieur des églises. Aussi les Italiens se refusèrent-ils longtemps à adopter ce système et, lorsqu’ils le firent, ce ne fut qu’en lui faisant subir de profondes modifications. Désireux avant tout de conserver de vastes espaces intérieurs, ils renoncent aux grandes hauteurs de nefs qui compliquent le problème des supports ; surtout, ils maintiennent les murs qui, grâce à leur force de résistance, leur permettent de construire des églises aussi larges que les églises françaises sans multiplier les piliers. Il suffit, comme exemple, de citer la cathédrale de Florence dont la largeur est de 40 mètres de mur à mur, et la longueur de 80 mètres, qui est aussi haute que la cathédrale d’Amiens, et qui n’a comme soutiens que six piliers, alors que la cathédrale de Paris, dans le même espace, en a près de quarante. En agissant ainsi, en conservant la longue surface des murs, les Italiens perdaient, il est vrai, l’incomparable beauté d’une église tout illuminée par le coloris des vitraux, mais ils y gagnaient de pouvoir faire un édifice plus logique et d’une plus grande utilité pratique.

Les églises que construisent les architectes de la Contre-Réforme sont comme l’aboutissant de toutes ces recherches. Le Gesu de Vignole correspondait si bien à tout ce qu’on pouvait désirer pour une église qu’il n’a cessé de servir de modèle jusqu’à nos jours. Il se compose d’une seule nef, le long de laquelle, en place de nefs latérales, se succèdent des chapelles, qui, en communiquant entre elles, offrent les mêmes facilités de circulation que les collatéraux des églises françaises ; elles permettent aussi la disposition de tribunes au premier étage, d’où les religieux de la communauté peuvent assister aux offices sans se mêler au public. Pour qu’il n’y ait aucune place perdue, l’autel, au lieu d’être à la croisée du transept, est adossé au fond même de l’abside ; et cette abside ainsi que les transepts n’ont qu’une faible profondeur, de telle sorte que l’autel et la chaire, que l’on adosse à l’un des piliers de la nef, sont aisément vus de toutes les parties de l’église. Ajoutons enfin que le peu de profondeur des transepts qui ne dépassent pas les chapelles latérales permet une construction très facile et très économique ; toute l’église, comme les primitives basiliques, s’inscrit dans un rectangle que seule dépasse légèrement la saillie du chœur.

Telle fut l’œuvre de Vignole qui, sous des formes classiques, fut inspirée des plus anciennes traditions du Moyen âge. Au fond, nous y trouvons dans ses élémens essentiels le style que nous désignons sous le nom d’art roman. C’est une église voûtée en berceau continu, avec cette particularité que la voûte a une moins grande hauteur que dans les églises romanes du moyen âge et qu’ainsi il est plus facile de la soutenir et de lui donner de plus larges dimensions.

Dans une œuvre ainsi faite, l’apport classique, si l’on y réfléchit bien, se réduit à fort peu de chose : à des pilastres et à un entablement plaqués contre les murs. C’est tout, et cela, à vrai dire, n’est qu’un décor, une inutilité constructive. En conservant les ordres antiques, les maîtres de cet âge croyaient être des constructeurs qui faisaient revivre les règles architecturales de l’antiquité grecque ; ils ne l’étaient pas. Comme tous les maîtres de la Renaissance, ils connaissaient mal l’architecture grecque et ils ne faisaient que suivre les Romains qui, les premiers, leur avaient donné l’exemple de l’utilisation des ordres grecs comme placage et non comme élémens constructifs.

Et l’on peut penser que ce fut là, non la faiblesse de l’art nouveau, mais un de ses grands mérites. Avec les formes de l’art grec, on ne peut guère faire qu’une colonnade ou un portique, on ne saurait faire ni une église chrétienne, ni un monument moderne. C’est un art admirable, mais de ressources très limitées.

En suivant les Romains et non les Grecs, les maîtres de la Renaissance eurent mille fois raison. Les Romains, il est vrai, n’ont pas créé une forme d’art aussi idéalement belle que le Parthénon, mais ils ont créé une architecture bien autrement féconde. En substituant à la colonne le pilier, l’arc à l’entablement, les voûtes de pierre aux plafonds de bois, ils ont créé cette architecture qui depuis deux mille ans règne dans le monde.

Dans cette architecture, l’essentiel ce sont les murs, les épaisseurs de maçonnerie, et l’on pourrait en faire disparaître tout le placage antique sans en modifier en rien la construction. Nous verrons plus tard quelles furent les conséquences d’un tel fait et comment les architectes du XVIIe siècle purent se permettre des fantaisies telles que les frontons contournés ou rompus, qui eussent été impossibles, si ces formes avaient été conservées dans leur caractère constructif.


C’est dans le problème décoratif, tout autant que dans leurs formes purement constructives que les églises de la Contre-Réforme méritent de retenir notre attention. Toutes ont été faites, non pour être décorées de riches ornemens faits uniquement en vue de la joie des yeux, mais pour être couvertes de peintures religieuses. Comme au temps du Moyen âge, au temps de ces basiliques où, sur la longue surface des murailles, les maîtres de l’école de Giotto déroulaient toute une Bible peinte, les architectes, obéissant aux désirs de la pensée chrétienne, ménagent de longues surfaces libres pour que les peintres puissent mettre sous les yeux des fidèles les plus édifiantes images. Et je suis porté à penser que si les architectes ont adopté la forme des voûtes en berceau continu, au lieu des voûtes d’arête plus faciles à construire, ils l’ont fait surtout pour supprimer la fragmentation de ces voûtes et trouver dans une surface unie une plus grande facilité pour le développement des grandes compositions picturales.

Voici comment les peintures se disposent dans l’église. Dans le fond de l’abside, sur le mur dominant l’autel, sans qu’aucune fenêtre vienne aveugler les yeux, tout un immense panneau est ménagé pour recevoir les motifs principaux, qui sont en général des scènes de la vie du saint auquel l’église est consacrée. Les peintures se continuent sur la conque de l’abside, et, par l’arc majeur et les pendentifs, se raccordent à celles de la coupole et des grandes voûtes du transept et de la nef. Enfin, sur les autels des chapelles latérales, des tableaux viennent compléter cette splendide ornementation. Les plus magnifiques exemples de cet art se voient à S. Andrea della Valle et à S. Ignace.

Ce système eut comme conséquence l’emploi d’un autel très bas, fait pour ne rien cacher de la peinture des murailles. Mais on ne tarda pas à s’éloigner de cette simplicité et à vouloir pour les autels des formes plus majestueuses. A la gravité des peintures du XVIe siècle on substitua les effets scéniques des grands autels du XVIIe siècle. A S. Ignace et au Gesu, on verra le changement survenu en comparant la simplicité du maître-autel à la prodigieuse richesse des autels du transept.

L’église du Gesu et toutes celles de la même époque, en dehors des peintures religieuses, étaient d’une très grande sobriété d’ornemens. Mais elles ont été tellement modifiées qu’on ne peut aisément se rendre compte aujourd’hui de ce qu’elles étaient tout d’abord. Au cours du XVIIe siècle, les parties supérieures de l’église du Gesu, voûtes et coupole, ont été décorées, non en se conformant à l’esprit de son constructeur, mais en allant à l’encontre même de cet esprit. De telle sorte que dans cette église des Jésuites, dans cette église mère de la célèbre Société, tout est si confondu que nous sommes portés à juger à contresens ce que nous appelons l’art des Jésuites. Mais si nous apportons quelque attention à cet examen, nous pouvons reconnaître dans cette seule église le grand changement qui eut lieu au cours du XVIIe siècle dans l’esprit de la Papauté et par suite dans l’esprit de la Société de Jésus, qui ne fait que lui obéir. Dans l’étage inférieur, c’est la simplicité, la correction, la froideur propres à toutes les œuvres de Vignole et de tous les architectes de cet âge. Dans le haut, au contraire, c’est le Baroque s’épanouissant dans tout l’éclat de sa joie. Ici l’église, comme la Société des Jésuites, comme le monde entier de la catholicité, voit, après l’âge de la lutte et de l’austérité, apparaître l’âge du triomphe, et se montre d’autant plus heureuse qu’elle avait été plus triste auparavant[4].

Nous saisirons cette occasion pour dire qu’il n’y eut pas de style Jésuite, ou plutôt qu’il y eut deux styles Jésuite. Il y en eut un premier qui est celui de la Contre-Réforme, style dans lequel ont été construites presque toutes leurs églises en Italie et en France ; et il y en eut bientôt un second, le Baroque et le Rococo, qu’ils ont adopté comme tout le monde, mais sans le créer, et c’est à cette seconde forme d’art qu’on donne ordinairement leur nom.

On a raison de donner aux arts de cet âge le nom d’un ordre religieux ; on met ainsi en évidence l’importance des grands ordres monastiques et en particulier de celui des Jésuites ; mais cette appellation a l’inconvénient de confondre sous un nom unique deux formes d’art très différentes l’une de l’autre, et surtout elle laisse supposer que cet art a été créé par les Jésuites, et apporté par eux d’Espagne, au lieu d’être, comme il l’est réellement, le produit exclusif de la pensée romaine.

Les Jésuites sont venus d’Espagne avec la règle austère qui convenait à une armée de combattans. Leur fondateur est un soldat, qui pense en soldat, et c’est ce trait essentiel de leur ordre qui, sans doute, les rend dès le début si sympathiques à la Papauté. Ils sont bien les hommes qu’il faut pour combattre, pour vaincre, pour ramener les peuples à une conception plus grave de la vie, pour lutter contre le sensualisme de la Renaissance. Pendant tout un demi-siècle, ils n’ont cessé d’être les fidèles serviteurs des Papes de la Contre-Réforme ; et leurs églises ont l’austérité de leur doctrine. Mais plus tard, quand la Papauté renonça à son rigide ascétisme, lorsqu’elle effaça des églises toute marque de tristesse pour en faire des monumens d’allégresse et de joie, alors les Jésuites se transformèrent et ils modifièrent leur art pour se conformer aux volontés de la Papauté. Mais, à ce moment encore, ils n’apportent rien de personnel, ils sont tout italianisés. Tout l’art du XVIe et du XVIIe siècle a été créé à Rome, sous l’influence directe de la Papauté, et par des Romains. L’Espagne, pas plus que la France, n’en peut revendiquer le mérite ; ainsi que toutes les nations de l’Europe catholique, elle ne fait que suivre Rome.


Comme les intérieurs, les façades d’églises nous montreront des formes nouvelles ; mais là, plus que dans les intérieurs, les architectes se trouvèrent aux prises avec de grandes difficultés, et malgré leurs efforts et leur science, ils ne parvinrent pas à les résoudre.

L’Italie avait toujours eu pour ses façades une conception consistant à orner simplement le mur terminal découpé à peu près selon les formes de l’église. C’est ce qu’avait fait le Moyen âge pour les basiliques, soit par une décoration en marbres de couleurs comme à San Miniato, soit par des colonnettes comme à Pise. Le gothique, pour un instant, avait provoqué dans les façades des recherches de mouvement ascensionnel, comme à Sienne et à Orvieto. A son tour, la Renaissance, réagissant contre le gothique, avait repris les formes traditionnelles de l’art italien, les formes basses du système basilical.

C’est en présence de ce système que se trouve l’art de la Contre-Réforme, et tous les changemens qu’il y apporte procèdent du même esprit qui avait animé les maîtres gothiques. Ils veulent augmenter l’impression d’élancement de leurs façades pour leur donner un caractère plus chrétien, plus majestueux et plus auguste. On comprend la difficulté d’un tel problème. Si les formes antiques se prêtaient bien au décor intérieur des églises, il n’en allait plus de même pour les façades. Décorer avec des pilastres ou des colonnes, des entablemens et des frontons, un mur plus haut que large ; bien plus, donner avec ces élémens une impression d’élancement en hauteur, de verticalisme, c’était s’attaquer à un problème particulièrement ardu, je dirai plus, c’était aller à l’encontre du principe même des ordres classiques où la prédominance des lignes horizontales est le caractère essentiel. Il n’est donc pas étonnant que cette tentative n’ait pas abouti à un résultat pleinement satisfaisant. Elle était en tout cas particulièrement difficile, et il sera très intéressant de voir les efforts faits par les architectes, et les différentes combinaisons qu’ils ont. cherchées pour en venir à bout.

Bramante, très imprégné du sentiment classique, comprit que logiquement, en conservant aux ordres leur rôle organique, on ne pouvait guère trouver pour une façade d’autre forme qu’un portique, et il lui fut possible d’adopter cette forme dans ses projets pour Saint-Pierre, parce que la nef devant laquelle il plaçait sa façade était suffisamment courte pour ne rien cacher de la coupole centrale qu’il fit intervenir comme motif essentiel dans la composition de sa façade. Cette façade n’était qu’un portique surmonté d’une coupole. Cette idée, reprise et transformée, aboutit en Italie et surtout en France à des formes très intéressantes. Mais cette solution devint inacceptable du jour où l’on revint aux églises avec de longues et hautes nefs, se terminant par des façades qui devaient se suffire à elles-mêmes. On ne pouvait guère songer à grandir démesurément les ordres pour donner aux pilastres ou aux colonnes une hauteur correspondant à la hauteur des nefs ; quelques architectes pourtant l’ont tenté, mais toujours ils échouèrent. Ils se rendirent bien vite compte de cette impossibilité, et ils préférèrent chercher d’autres solutions par l’emploi des ordres superposés.

En cela, ils étaient bien encore des classiques, puisqu’ils continuaient à se servir des ordres, mais ils ne l’étaient plus en ce sens qu’ils les employaient contrairement à l’esprit qui les avait fait naître. Jamais un Grec n’eût approuvé une telle déformation de son architecture. A vrai dire, s’ils ne suivaient pas les Grecs, ils agissaient là encore, comme les Romains, qui avaient déjà donné de fréquens exemples de superposition des ordres, entre autres dans les théâtres et les arènes. La France, plus gothique que l’Italie, plus éprise qu’elle de verticalisme, ne reculera pas devant la superposition de trois et même de quatre ordres (voir les façades de Saint-Gervais, de Saint-Paul-Saint-Louis, à Paris, et celles des cathédrales d’Auch, de Rennes et de Nancy),

Cette solution ne manquait pas de beauté, mais elle était exposée à produire une grande monotonie par la répétition d’une même disposition aux deux étages ; et l’évolution de l’architecture, à ce moment, consista à modifier ce motif trop uniforme, soit en variant les ordres,, soit en mettant des intervalles inégaux entre les colonnes, soit en donnant aux colonnes des saillies différentes, soit en rompant les corniches par des ressauts et en brisant les frontons, toutes recherches que plus tard les maîtres de l’école néo-classique blâmèrent en les considérant comme une effroyable corruption de l’architecture. Le grand intérêt de l’art au XVIIe siècle fut précisément dans la liberté avec laquelle il se servit des formes antiques, montrant quelle souplesse elles pouvaient avoir et prouvant que les formes classiques, après avoir créé l’art grec, n’étaient pas mortes et pouvaient encore, en évoluant, créer de nouvelles formes pour exprimer les idées de civilisations nouvelles.

Un des graves inconvéniens de l’emploi des ordres pour les façades était la nature de leur décor. Si, dans le portique d’un temple grec, la cannelure des colonnes et la sculpture des chapiteaux, de la frise et du fronton, suffisaient à mettre l’ornementation nécessaire, il n’en était plus de même dans l’adaptation de ces ordres aux immenses façades des églises, et comme les architectes nouveaux accentuèrent encore la simplicité antique en supprimant la cannelure des colonnes et le décor de la frise et des frontons, cela fit un art d’une froideur et d’une tristesse profondes, et c’était précisément l’art que demandait la Contre-Réforme.

Plus tard, lorsque la tristesse disparut pour faire place aux élans de joie du Baroque, tous les efforts tendirent à embellir ces façades, et jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, toute l’évolution de l’art peut se suivre au progrès de cette ornementation.


Voyons maintenant par l’étude de quelques façades particulières ce que fut cette architecture. La façade du Gesu est le premier type de l’art de la Contre-Réforme. Ce n’est pas Vignole qui l’a construite, mais son successeur, Giacomo della Porta. Nous avons toutefois le projet de Vignole et la comparaison des deux œuvres nous fait nettement saisir les lois qui présidèrent à la transformation de cet art. Dans la façade de Vignole, largement appuyée sur le sol, prédominaient les lignes horizontales, et cet horizontalisme était encore accentué par la fragmentation de l’étage inférieur, trop divisé par des portes, des niches et des colonnes. Les modifications de G. della Porta tendirent toutes à faire paraître la façade plus haute, soit en simplifiant la complication de l’étage inférieur, soit en diminuant l’importance des parties latérales. Il concentre tout son effet sur la partie centrale, faisant nettement correspondre au centre la partie supérieure et l’inférieure ; de telle sorte que la façade semble une masse unique faite d’un seul bloc. Son œuvre est beaucoup moins séduisante que celle de Vignole, moins artistique, mais précisément, en raison même de sa sévérité et surtout par sa tendance à créer un art nouveau, par sa recherche de la grandeur des effets et du verticalisme de la construction, elle est une œuvre d’un plus grand intérêt historique, une œuvre destinée à exercer sur l’art une action plus profonde[5].

Tout va évoluer dans ce sens et nous verrons plus tard apparaître une série de façades dont les plus belles sont celles de Sainte-Suzanne (1600), par Charles Maderne, celle de Saint-Ignace (1626) par l’Algarde, et celle de Sant’Andrea della Valle, par Carlo Rainaldi. Mais déjà cette dernière appartient à l’âge nouveau du XVIIe siècle, qui ne se contentera plus de la gravité de la Contre-Réforme et qui veut remettre la joie dans les églises comme dans la pensée des hommes.


Constructions civiles. — Les Palais vont se transformer comme les églises. Le Vatican de Bramante, cette immense construction enfermant une longue cour de 300 mètres, qui semblait faite, comme les anciens stades de Rome, pour ne servir qu’à des fêtes, à des tournois et à des carrousels, on n’en veut plus : on ne l’achève pas, on la mutile, et l’œuvre, malgré son utilisation récente comme Musée, gît devant nous comme une lamentable ruine.

La partie même du Vatican que les papes ont habitée pendant quelque temps, les bâtimens du Belvédère et de la Cour de Saint-Damase, ils l’abandonnent pour faire construire des palais plus sévères. Les nouveaux palais du Vatican et du Latran, construits par Dominique Fontana, sont bien vraiment les palais, on pourrait dire les couvens tels que les papes les voulaient alors pour leur demeure.

Dans cette Rome qui avait vu toutes les finesses décoratives de Raphaël et de Peruzzi, au palais Madame et à la Farnésine, dans cette Rome qui avait si facilement trouvé le décor que devait mettre une grâce légère sur les hautes murailles du palais de la Chancellerie, la Papauté ferme les yeux à tout souvenir d’élégance et de joie, et la sévérité d’Ant. da San Gallo va inaugurer dans le palais Farnèse un art nouveau, un art qui renonce à toutes les délicatesses de l’architecture pour retrouver, comme les Grecs de Poestum, dans la rudesse du dorique, la plus saisissante expression de l’énergie.

Partout, de plus en plus, les palais s’attristent et perdent de leur importance. Ce ne sont plus que des murs nus, monotonement percés de fenêtres sans ornemens, que nous trouvons aux palais Sciarra, Ruspoli, Gaetani et Sachetti. Les architectes italiens appelés en Espagne ont dit le dernier mot de cet art en construisant la formidable et lugubre prison qu’est le palais de l’Escurial.

Ce n’est pas vers les palais, mais vers la construction des églises que cet âge porte tout son effort, et après les églises ce sont les Collèges que l’on multipliera dans cette ville de Rome qui en était pour ainsi dire absolument dépourvue. Ce fut un des grands titres de gloire des Papes de la Contre-Réforme que d’avoir construit tant de maisons d’enseignement, dont les plus notables sont la Propagande, faite pour évangéliser le monde entier, la Sapienza, qui est l’Université de Rome et le Collegio romano, ce Collège des Jésuites, qui est placé au centre de la cité et qui semble en être le cœur.

La coupole de Saint-Pierre à l’ouest, à l’est le Latran, au centre le Collegio romano, voilà toute la nouvelle Rome.


II. — LA SCULPTURE ET LA PEINTURE

L’âge de la Contre-Réforme se désintéressa de la statuaire, non pas seulement parce que cette statuaire ne lui semblait pas capable de se prêter à l’expression de ses pensées, mais parce que, depuis la Renaissance, elle s’était faite trop païenne. Les chrétiens de la Contre-Réforme la proscriront comme l’avaient fait les chrétiens des premiers âges. La statuaire du XVIe siècle, au contact des statues grecques et romaines, avait cessé d’être chrétienne, et elle avait renoncé à l’expression des pensées pour ne s’intéresser qu’aux formes du corps. De morale et intellectuelle qu’elle était au Moyen âge, elle était redevenue inexpressive et toute sensuelle. Benvenuto Cellini avait bien défini la statuaire de la Renaissance en disant que le propre de l’art était de bien faire un homme et une femme nus.

Sur la fin de sa vie, Ammanati, le voluptueux sculpteur de la fontaine de la place de la Seigneurie à Florence, écrivit à l’Académie des Beaux-Arts une lettre dans laquelle il s’excusait du scandale qu’il avait pu produire par les nudités de ses œuvres, lettre qui semble comme la profession de foi de l’âge nouveau : « Il est plus honorable, dit-il, de se montrer chaste et réservé que dissipé et voluptueux, quelque mérite qu’on puisse avoir dans son art. Ne pouvant détruire mes figures, je veux dire à tous ceux qui les verront que je regrette de les avoir faites. Je veux le confesser publiquement, exprimer mon repentir pour que les autres soient avertis et ne retombent pas dans les mêmes fautes. Plutôt que d’offenser les hommes et Dieu, il vaudrait mieux désirer la mort de son corps et la perte de sa renommée. » L’homme qui parlait ainsi était celui qui avait terminé sa vie en construisant le Collegio romano, celui que les Jésuites avaient converti et auxquels, par reconnaissance, il avait légué toute sa fortune. Et dans cette précieuse lettre, Ammanati, après avoir blâmé l’indécence des statues nues, montre quelles ressources la figure vêtue peut donner au sculpteur ; « Vous savez, dit-il, qu’il n’y a pas une moindre difficulté, ni un art moindre, à disposer au tour d’une figure une belle draperie, avec grâce et logique, que de faire cette figure nue et tout à fait découverte. L’exemple de tant d’hommes illustres le prouve assez. Que de gloire Jacopo Sansovino s’est acquise avec son Saint Jacques, tout vêtu, hors les bras. Une si grande gloire, je ne sais pas si jamais un autre artiste l’a acquise avec une figure nue. Le Moïse de Michel-Ange n’est-il pas considéré comme sa plus belle œuvre ? Et cependant il est entièrement vêtu. Partant c’est une grossière erreur que de vouloir faire des œuvres qui ne peuvent satisfaire que les sens. »

Si Michel-Ange pouvait être loué pour sa décence dans son Moïse, par combien d’autres œuvres, plus encore que l’Ammanati, n’avait-il pas provoqué le scandale ? Jamais on n’a vu dans une église une œuvre plus indécente que son Jugement dernier, où toutes les figures, même celle de la Vierge, ce qui est un exemple unique dans l’art, étaient complètement nues sans que le moindre voile vînt atténuer cette nudité. L’Arétin lui-même se fit l’écho des protestations publiques : « Toi, chrétien, lui écrit-il, estimant l’art plus que la foi, tu as fait une œuvre telle que les prostituées elles-mêmes fermeraient les yeux pour ne pas la regarder. » Le scandale était trop fort, et si un pape, tel que Paul III, par affection pour son artiste favori, pouvait accepter et défendre le Jugement dernier, qui pourrait s’étonner qu’un de ses successeurs, le pape Paul IV, le réformateur de l’Eglise, ait voulu détruire une œuvre aussi indécente, placée dans la propre chapelle des Papes, au-dessus de l’autel même où ils officiaient. Par respect pour l’homme que, malgré ses erreurs, on ne cessait de considérer comme le plus grand génie de l’Italie, on ne la détruisit pas, mais on ne put la conserver qu’en la retouchant et en en faisant disparaître les plus grossières nudités[6].

Désormais c’est contre de telles nudités que l’on va s’insurger, et comme les sculpteurs italiens, surtout les Florentins n’ont d’autres désirs que de reproduire la figure nue, on va se passer d’eux, et, pour les rares ouvrages qui seront faits à Rome, on s’adressera à des écoles moins engagées dans le mouvement de la Renaissance, à des hommes du Nord de l’Italie, à des Milanais et même à des Français et à des Flamands.

Voici quelques noms des sculpteurs qui ont travaillé à Rome à la fin du XVIe siècle : Stéphane Maderne, Ambrogio Buonvicino, Silla, Hippolyte Bugi, milanais ; Paolo San Quirico, de Parme ; Camille Mariani, de Vicence ; Guillaume Bertelot, français ; Nicolas Cordieri, lorrain ; Nicolas d’Arras et Gilles, flamands.

La proscription des nudités, tel est donc le fait essentiel de cet âge. L’art doit être religieux et ne saurait se complaire à des formes que les vertus chrétiennes condamnent. On sent quelle réaction cela représente, quelle révolution il y a dans cet abandon de tout ce que la Renaissance avait tant aimé et comment par là cet art se relie aux doctrines du Moyen âge. On peut comprendre ici combien j’ai eu raison de dire que l’art de la Contre-Réforme pourrait plus justement s’appeler l’art de la Contre-Renaissance. Et si j’insiste, c’est que cela n’est pas absolument inutile puisque le plus souvent cet art est désigné sous le nom l’académisme, sous le nom de classicisme, et qu’il est tenu pour être l’aboutissant même des doctrines de la Renaissance. C’est au contraire un art où nous trouvons, comme au Moyen âge, la volonté d’exprimer avant tout, non plus simplement les formes du corps, mais les pensées de notre âme. Et c’est un art qui, malgré son infériorité, aura ce mérite de ne plus s’enchaîner à l’imitation des œuvres de l’antiquité païenne, qui cherchera à exprimer les pensées du monde moderne en se servant des formes que la vie met sous nos yeux.

Quoique les statues aient été très rares à cette époque, nous pouvons cependant en admirer quelques-unes qui nous séduisent par leur sincérité et la noblesse des sentimens qu’elles expriment : l’une d’elles, même, la Sainte Cécile de Stéphane Maderne, cette délicieuse vierge que le sculpteur a représentée telle qu’on l’avait retrouvée après plus de mille ans dans son tombeau, est une des œuvres les plus touchantes, les plus virginales, les plus pures qui soient sorties de la main des hommes.

Si la grande statuaire fut un peu délaissée, il est une autre forme sculptée à laquelle on eut recours, le bas-relief. Michel-Ange avait dit que la peinture était d’autant plus belle qu’elle ressemblait plus à la sculpture : on pense au contraire que la sculpture est d’autant plus belle qu’elle ressemble plus à de la peinture. C’est le bas-relief, cette forme d’art que Ghiberti avait renouvelée au début du XVe siècle, et qui, au XVIe siècle, avait été arrêtée dans son développement par l’influence de la statuaire antique, qui renaît à ce moment et s’associe à la peinture pour parler aux fidèles et les instruire en les moralisant. Et depuis lors le bas-relief narratif et expressif, qui est une des plus heureuses créations de l’art chrétien, n’a pas cessé de passionner les artistes, et, de nos jours, plus que jamais il apparaît triomphant.

Les modèles typiques de cet art sont à Sainte-Marie Majeure dans les quatre tombeaux des papes Pie V, Sixte V, Clément VIII et Paul V, tombeaux qui ne se composent pus simplement, comme celui de Paul III, de la statue du Pape et de doux figures de femmes couchées sur le cercueil, mais qui occupent toute la paroi de l’église et sont couvertes de bas-reliefs disant les actes et les triomphes de la Papauté.

L’école de Bologne n’a pas joué, dans l’art de la sculpture, à beaucoup près, le même rôle que dans l’art de la peinture ; cependant un de ses artistes en a dit le dernier mot. Ici encore, comme dans la peinture, elle intervient avec succès pour donner à la Papauté cet art nouveau que les Florentins trop sensuels et les étrangers trop inhabiles ne pouvaient lui offrir. L’homme de génie qui, agissant à l’opposé des voies suivies par la Renaissance, représente plus que tout autre l’art de la sculpture tel que le voulait la Contre-Réforme, est un bolonais, l’Algarde, le maître par excellence de la sculpture narrative et expressive. Pendant toute la première moitié du XVIIe siècle, à côté de la volupté triomphante, il maintient les traditions chrétiennes. Les grands bas-reliefs qui décorent toutes les parois de l’église de Sainte-Agnès sont comme le testament de l’art de la Contre-Réforme.


J’ai déjà dit ici longuement, en étudiant l’École bolonaise, quels furent les caractères de la Peinture de cet âge et je n’ai pas à y revenir. Je me contenterai de rappeler la place prépondérante de cet art qui, plus que la sculpture, convenait à la volonté des Papes d’instruire et de moraliser le peuple. Partout les églises se couvrent de peintures et partout le caractère purement ornemental disparaît pour faire place au caractère religieux. Jamais, depuis Giotto, l’art de la peinture ne s’était mis plus docilement au service de la pensée chrétienne.


Il me reste à montrer comment l’art de la Contre-Réforme s’étendit en dehors de l’Italie et comment il pénétra en France avec ses caractères essentiels : sa tristesse, sa puissance et surtout son caractère religieux, sa marque de haut intellectualisme et de profonde moralité.


MARCEL REYMOND.

  1. Voyez la Revue du 1er janvier 1910.
  2. Il faut remarquer que lorsque, au lieu de désigner un art uniquement par sa date ou par le nom du prince régnant, on cherche un mot pour en désigner la nature, on y a presque toujours échoué. Les noms de Gothique pour le Moyen âge, ou de Baroque et de Rococo pour l’âge moderne, que nous conservons encore, parce qu’ils sont commodes, étant consacrés, ne sont plus pour nous que des mots dépourvus de toute signification.
  3. Voyez mon article : L’Architecture des Tombeaux des Médicis, dans la Gazette des Beaux-Arts, 1908.
  4. Je citerai d’autres églises où l’on peut faire la même observation. La Chiesa nuova, construite si sobrement par Martino Lunghi, a été un demi-siècle plus tard toute couverte des plus riches ornemens par Pierre de Cortone. L’église de Sainte-Marie de la Victoire ne représente plus en rien le style de Charles Maderne, tellement elle a été modifiée par le Bernin et ses successeurs. A Sainte-Marie dell’ Orto, on peut suivre progressivement, de la nef à la croisée du transept et au chœur, le mouvement qui entraine les esprits vers le luxe du décor et le voir aboutir là à l’un de ses plus éclatans triomphes. Enfin je n’ai pas à rappeler le décor par lequel le Bernin a si complètement transformé le Saint-Pierre de Michel-Ange et de Maderne.
  5. Voici une liste de quelques-unes des façades les plus significatives de la Contre-Réforme : San Spirito, par le Bolonais Mascherino (sans doute la plus ancienne) ; Sainte-Catherine des Funari (1563), le Gesu (1568), Sainte-Marie du Mont (1580), Saint-Louis des Français (1589), toutes les quatre par Giacomo della Porta ; S. Girolamo degli Schiavoni (1585), et Sainte-Marie in Vallicella (1599). par Martino Lunghi le vieux.
  6. Le Jugement dernier date de 1636-41. C’est la dernière œuvre que Michel-Ange ait faite dans le style païen de la Renaissance. Déjà dans les deux fresques de la Chapelle Pauline de 1642 son style se modifie et depuis ce moment il va pour ainsi dire renoncer complètement à la sculpture et à la peinture. Ses poésies nous diront ses remords des fautes de sa vie et dans la construction de. Saint-Pierre il se montre un des créateurs du nouveau style chrétien de la Contre-Réforme.