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L’Atelier d’Ingres/Chapitre II

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G. Charpentier (p. 14-19).


II

PREMIÈRE VISITE AU MAÎTRE.


J’aurais voulu faire tout de suite cette visite si importante pour moi ; mais je dus m’informer de l’adresse de M. Ingres, savoir les heures où je pourrais me présenter, et puis, je l’avouerai, au dernier moment, je fus saisi d’une certaine appréhension. — Voir de près un homme de cette valeur ! lui parler ! Comment serai-je accueilli ? Voudra-t-il de moi ? Je n’ai rien à lui montrer, je ne sais rien. — Mes illusions des jours passés commençaient à diminuer : la chose devenait précise, prenait toute sa gravité, et le courage me manquait.

Il n’y avait pourtant pas à reculer ; je me décidai, et, gagnant un matin la rue du Bac, j’entrai dans le passage Sainte-Marie, au fond duquel je sonnai à la porte d’une petite maison… Le cœur me battait bien fort.

Une bonne vint m’ouvrir. M. Ingres était à déjeuner. J’insistai pour qu’on ne le dérangeât pas, et l’on me fit entrer dans une petite pièce au rez-de-chaussée, que je reconnus pour une salle à manger au poêle qui se trouvait dans un enfoncement. Ce poêle, surmonté d’une colonne peinte en vert, était le seul indice qui pût faire supposer la destination de cette pièce, car elle était entièrement tapissée de toiles sans châssis, attachées par des clous à la muraille. Au milieu, sur un chevalet, le dessin du Vœu de Louis XIII par Calamata.

Je restai quelques instants seul, à considérer curieusement toutes les peintures qui m’entouraient. Je me souviens, entre autres, de l’Œdipe et de quelques têtes d’étude pour le Saint Pierre.

Tout cela me paraissait bien étrange. Élevé par une mère qui avait fait de la peinture sous la direction de Girodet, l’école de David, je l’ai déjà dit, était pour moi le dernier mot du grand art : j’avais le Luxembourg pour galeries habituelles pendant mes jours de sortie ; et voilà que tout à coup je me trouvais en présence de peintures réalistes, devant des torses, des pieds, des mains qui n’avaient pas cette grâce apprêtée, à laquelle mes yeux étaient faits, de l’Apollon, de Romulus, de l’Endymion.

Je ne comprenais pas, mais j’avais assez de bon sens pour m’incliner en attendant que la clarté se fît. Par contre, ce qui me toucha à me faire battre le cœur, ce fut le dessin de Calamata. Je ne croyais pas que la main d’un homme pût atteindre une telle perfection, et j’étais en extase… quand la porte s’ouvrit.

Je vis venir à moi M. Ingres.

Dirai-je son costume, qui me frappa en dépit de mon émotion, et ajouta une note un peu gaie à cette scène si grave pour moi ? Il portait à peu près pour tout vêtement un petit carrick assez court, qu’il tenait soigneusement croisé sur son ventre déjà un peu arrondi. Ce carrick devait être celui dont M. Ingres est vêtu dans l’admirable portrait qu’il avait fait en 1808 d’après lui-même C’en était du moins la forme et la couleur.

M. Ingres s’avança vers moi d’un air interrogateur ; — je m’empressai de me nommer, et j’ajoutai que j’avais la prétention de faire de la peinture et d’être admis dans son atelier.

« Ah ! mon cher enfant, soyez le bien venu, » me répondit M. Ingres en me prenant les deux mains dans les siennes (je vis alors que la précaution qu’il avait de croiser son vêtement n’était pas tout à fait inutile). « Votre excellent père a été bien dévoué pour les artistes, pour moi en particulier, quand il était au ministère, et je serais heureux de lui prouver toute ma gratitude en vous donnant mes conseils ? et mes soins… Et… que faites-vous ?… avez-vous déjà dessiné ?

— Comme on fait au collège, où j’ai eu des prix de dessin… Mais je ne sais rien, absolument rien… je m’en aperçois surtout en ce moment.

— Tant mieux cent fois ; vous n’aurez pas du moins de mauvaises habitudes, dont il est si difficile de se défaire. »

Et comme mes yeux se portaient sur le dessin du Vœu de Louis XIII : « Vous regardez ce dessin ?… C’est bien beau, n’est–ce pas ?… Je ne parle pas du tableau, bien entendu ; — le tableau, disent les journaux, est un pastiche, une copie de Raphaël…»

Il s’animait en parlant, ses yeux commençaient à briller singulièrement.

« Eh bien ! non, ce n’est pas un pastiche, ce n’est pas une copie… j’y ai mis ma griffe… Certes j’admire les maîtres, je m’incline devant eux… surtout devant le plus grand de tous… mais je ne les copie pas… J’ai sucé leur lait, je m’en suis nourri, j’ai tâché de m’approprier leurs sublimes qualités… mais je n’en fais pas des pastiches ; — je crois que j’ai appris avec eux à dessiner, car, voyez-vous, mon enfant, le dessin est la première des vertus pour un peintre, c’est la base, c’est tout ; une chose bien dessinée est toujours assez bien peinte… Aussi nous allons commencer par dessiner, nous dessinerons, et puis nous dessinerons encore. »

Je l’assurai de ma complète soumission, et j’ajoutai que, quoi que l’avenir me réservât, je serais toujours très-fier et très-reconnaissant d’avoir été admis au nombre de ses élèves.

Il me prit la main. — « Mais à propos, me dit-il, je n’ai pas encore d’atelier… j’en cherche un… Voyez, je suis à peine installé moi-même… Je ne croyais pas rester en France… Je comptais, à la suite de l’Exposition, reprendre le chemin de ma belle Italie… Mais le vent a tourné… Pour la première fois, j’ai été accueilli, fêté, récompensé, plus que je ne mérite peut-être, et j’ai écrit à madame Ingres d’arriver, d’apporter tout, car je n’étais venu, moi, qu’avec une simple valise et mes tableaux, et me voici en France, dans mon pays, qui veut bien de moi… Et j’y resterai, et j’en suis heureux… Quelques–uns de mes amis m’ont engagé à ouvrir un atelier, et je suis à la recherche d’un local. Mais jusque-la il ne faut pas que vous perdiez votre temps. Je vais vous donner quelques gravures, que vous copierez, et vous viendrez me montrer ici ce que vous aurez fait ; nous attendrons ainsi que je puisse vous installer avec ceux qui, je l’espère, m’arriveront. »

Il alla prendre dans un carton deux petites gravures de Marc-Antoine, je les vois encore, un Christ et un Apôtre d’après Raphaël, et, en en faisant ressortir toutes les beautés, il me recommanda de les copier avec un soin religieux.

Je le remerciai vivement et pris congé de lui. Combien ces souvenirs me sont restés gravés dans la mémoire ! Comme je m’en allai fier et heureux ! Il me semble me voir encore suivant le quai et marchant un peu à la façon d’un triomphateur !

Les passants auraient dit : Voilà un élève d’Ingres ! que je n’aurais pas été très-étonné. — C’est qu’en effet j’avais ce titre ; je n’avais pas encore donné un coup de crayon… c’est vrai ; mais j’étais admis, le maître m’avait serré la main et m’avait dit : Bon courage ! J’étais sacré par le grand homme.