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L’Atelier d’Ingres/Chapitre XI

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G. Charpentier (p. 127-134).


XI

LE PORTRAIT DE LA DAME VERTE.


Mes portraits avaient eu l’honneur d’être reçus. J’étais exposé pour la première fois, — assez mal, mais c’était le dernier de mes soucis, et je puis me vanter que je n’ai jamais proféré une seule plainte à cet égard : j’ai toujours eu le simple bon sens, assez rare, de comprendre que, si le vœu de tous les artistes était exaucé, il faudrait, pour les placer tous sur la cimaise et à leur jour, une galerie d’un nombre illimité de kilomètres ; et encore, est-on sûr qu’ils ne se plaindraient pas du voisinage ?

Non, j’étais très-heureux de me voir admis n’importe où, et je n’avais d’autre crainte que de passer inaperçu. Cette crainte ne fut pas de longue durée. Le portrait de la Dame verte, comme on l’appelait, fut tout de suite le point de mire d’une foule de plaisanteries. « Quel est cet envoi de la Chine ? » disait un interlocuteur, dans un dialogue sur le Salon, publié par un très-spirituel journaliste, M. Jal. « Glace panachée, » disait un autre. Les tons rose et vert clair de mon portrait de femme donnaient en effet à cette critique un côté fort plaisant. Mais le bouquet fut le mot d’un amateur très-attentif à regarder ma toile. Je m’approchai de lui, curieux de voir sur sa figure l’impression qu’il éprouvait. En ce moment, tout près du portrait, il cherchait à lire le nom de l’auteur, quand, se retournant vers moi : « Et il l’a signé ! » me dit-il ; et pirouettant sur ses talons, il continua sa promenade sans se douter qu’il s’était adressé à l’auteur lui-même.

Tout cela ne valait-il pas mieux que l’indifférence, ou même qu’une approbation banale, qui ne m’eût pas indiqué que j’allais m’engager dans une lutte sérieuse, et que la voie que j’avais prise ne serait pas sans difficultés ! Aussi, j’acceptais toutes ces critiques avec un calme qui surprenait tous mes camarades, mais surtout Ziegler ; je dois même dire qu’au fond j’en éprouvais une certaine satisfaction. Mais ce qui vint troubler bien cruellement mon succès… négatif, ce fut le mot de M. Ingres.

Je rencontrai un jour notre massier, avec lequel j’avais conservé quelques relations, et dont les rapports avec le maître étaient presque journaliers. « M. Ingres n’est pas content, me dit-il à brûle-pourpoint. En me parlant hier de l’Exposition : « Tenez, me disait-il, voila Amaury qui envoie au Salon un portrait bien plat, sans modelé, sans couleur ; on le tourne en ridicule dans les journaux, on s’en moque partout, et cela me retombe sur le nez. »

C’était bien cruel pour moi, et j’avoue qu’après ce qu’il m’avait dit devant ce portrait, je m’étais cru le droit de l’exposer. Dans tous les cas, il aurait pu me le défendre, et, certes, je me serais soumis.

Je lui ai pardonné le mal qu’il m’a fait ce jour-là, et j’ai même excusé cette espèce d’abandon qu’il faisait de nous, en pensant que cet homme qui avait lutté pendant vingt ans et supporté la misère pour une idée, pouvait craindre avec raison de la voir compromise par nos ouvrages, au moment où il paraissait atteindre le but, et où le succès venait à lui.

Ce qu’on pourrait peut-être reprocher à M. Ingres comme professeur, c’est un manque de largeur dans les idées, disons le mot, une mesquinerie, qu’il avait puisée, je n’en doute pas, dans les écoles, où la rivalité bête et envieuse que l’on y entretient se cache sous le nom d’émulation.

Quoi de plus sot en effet, et je dirai de moins moral, que ces récompenses, ces prix qui ne sont bons qu’à faire naître ou à augmenter les sentiments mauvais que nous avons dans le cœur ? Quel est l’élève qui, au fond de l’âme, ne souhaite à son concurrent les chances les plus contraires, et ne se réjouit bien vivement de son insuccès ? Comme si on devait faire de l’art par rivalité, et non avec la seule pensée de faire bien !

On arrive, en favorisant ces mesquineries et ces petites jalousies d’enfant, à faire des artistes qui, plus tard, se cacheront pour travailler, auront peur de voir leurs procédés découverts, et ne diraient pour rien au monde à un confrère : « Je fais ainsi ; essayez, le moyen me paraît plus simple, » se gardant bien d’améliorer, par un conseil vrai et sincère, l’œuvre de leur camarade, souvent de leur ami.

J’ai toujours pensé, et je persiste à croire que rien n’est plus contraire aux sentiments élevés, nobles, rien de plus propre même à les éteindre dans le cœur des jeunes gens, que cette éducation qui n’a pour stimulant que la perspective d’une récompense, et ne nous montre jamais dans le lointain le seul but vraiment enviable faire bien et honnêtement.

Quand j’ai dit qu’on pouvait reprocher à M. Ingres un manque d’ampleur dans les idées, c’est plutôt un regret que j’aurais dû exprimer ; car il est évident qu’avec les élèves formés par lui, et entraînés par le prestige de son talent, il pouvait donner à l’art élevé une impulsion que rien n’aurait pu arrêter.

S’il nous avait ouvert les portes de son atelier, s’il n’avait eu pour nous aucun secret, si nous l’avions vu au travail, et surtout s’il s’était servi de nous comme instruments, son œuvre aurait pû être immense, et son influence bien autrement complète.

Mais il n’y avait pas solidarité entre le maître et les élèves ; nous n’étions ni soutenus ni défendus par lui comme il aurait dû le faire, comme il l’aurait fait, si nous avions été les parties d’un ensemble qu’il aurait dirigé. Au lieu de cela, n’ayant pas de point de ralliement, chacun tira de son côté, fit à sa guise, et nos fautes lui retombèrent sur le nez, selon son expression.

Les rapports entre le maître et l’élève m’ont toujours paru, du reste, des plus difficiles et des plus délicats.

Si le maître est un artiste ordinaire, sachant son métier, l’enseignant sans arrière-pensée, cela va tout seul : l’élève a toute sa liberté d’action ; le maître n’ayant pas lui-même d’idées bien arrêtées, l’élève peut s’en former une et suivre l’impulsion de sa nature.

Mais tout change si l’homme qui vous dirige a sur vous l’influence d’un grand talent, et s’il a un but auquel il tend avec toute la volonté et le despotisme du génie ; vous ne pouvez qu’écouter, vous soumettre, exécuter presque des ordres, et, quand le maître descend jusqu’à des détails d’exécution, ce qui, du reste, est assez peu habituel de la part de ces grands talents, vous notez avec soin tout ce qui sort de sa bouche. M. Ingres parle-t-il avec enthousiasme de ce gris-laqueux dont se composent les demi-teintes, vous ne voyez plus les demi-teintes que de ce ton-là. Vous dit-il que le brun-rouge est une couleur tombée du ciel, vous vous empressez d’en couvrir votre palette. S’il appelle votre attention sur les beautés du corps humain, il ne vous dira pas : « Je trouve », ou bien : « Généralement on a trouvé cela plus beau pour telle ou telle raison » ; ce que ferait un professeur ordinaire et ce qui vous permettrait de raisonner vous-même. Non. — Il vous dira : « Ce front est beau parce qu’il est bas, ce torse parce qu’il est court. » Nécessairement, vous ne discutez pas, et vous faites tous vos fronts bas et tous vos torses courts.

Il résulte de cet enseignement que, lorsque l’élève produit une œuvre et met en pratique les conseils qu’il a reçus, on doit trouver tout naturellement une analogie frappante entre l’élève et le maître. Admettez maintenant chez l’élève une habileté assez grande, une faculté d’assimilation qui se trouve chez beaucoup de jeunes gens : le public ignorant, les critiques peu exercés vont s’y tromper, attribuent l’œuvre de l’élève au maître ; de là, colère, irritation bien naturelle de la part de ce dernier. Mais que l’œuvre soit mauvaise et n’ait qu’une apparence qui ne trompe personne, le maître se trouve responsable et se plaint.

Voilà pour l’élève soumis et respectueux. Au contraire, qu’il s’en trouve un qui, pour une raison ou pour une autre, par impuissance de suivre la voie du maître, par indépendance ou par un goût qui l’entraîne d’un autre côté ; que celui-là, dis-je, s’il est chez M. Ingres, cède trop facilement à la séduction de la couleur, qu’il laisse voir une tendance à admirer Rubens plus que Raphaël : c’est bien une autre affaire ! C’est un apostat, c’est Judas, c’est l’homme qui adore les faux dieux… C’est un homme qu’on ne salue plus.

Il faudrait pourtant s’entendre. Si je fais ce que vous me dites et comme vous, talent à part, bien entendu, vous vous plaignez ; si je fais autrement c’est bien pis. — Décidément, j’en suis pour ce que j’ai dit : les grands peintres sont de mauvais professeurs, et Raphaël lui-même n’a pu faire que Jules Romain… Mais il a su s’en servir.