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L’Atelier d’Ingres/Chapitre XIV

La bibliothèque libre.
G. Charpentier (p. 150-157).


XIV

L’EXPOSITION DE 1834.


Ce fut avec le Saint Symphorien que M. Ingres livra sa dernière bataille.

Fut-elle gagnée par lui à cette époque ? Je ne le crois pas, si l’on s’en rapporte à cette majorité un peu bourgeoise qui fait le succès du moment ; mais ce qu’il y a de certain, c’est l’unanimité des artistes à reconnaître dans son tableau l’œuvre d’un grand artiste.

Cette toile fut discutée, et souvent avec passion, par les peintres les plus renommés du temps, mais comme on discute Raphaël et Rubens. Il était toujours sous-entendu que c’était une œuvre hors ligne. Le temps a donné raison aux seuls juges des œuvres d’art, aux artistes.

Le public était pour la Jeanne Grey.

Nous ne pouvions lutter contre le nombre immense des admirateurs de ce tableau. La porte d’entrée près de laquelle il était exposé dans le salon carré, était encombrée par la foule qu’attirait l’œuvre de Delaroche.

Le Saint Symphorien, placé au milieu du panneau de face, avait devant lui un espace plus grand pour des admirateurs moins nombreux, mais dont l’attitude menaçante éloignait bon nombre de bourgeois qui eussent voulu en approcher. L’aspect du tableau parut terne ; il me sembla même, à moi, qu’une légère gaze le recouvrait. On aura peine à croire ce que je dis en le voyant à l’heure qu’il est, tel qu’il a reparu avec ses tons chauds et colorés, à la dernière exposition de l’École des Beaux-Arts.

Il faut dire que M. Ingres n’avait plus, lorsqu’il l’exposa pour la première fois, son ami Forbin pour lui faire les honneurs du Salon. La révolution de 1830 avait commencé à introduire ce régime d’égalité, ridicule toujours, mais insensé dans les arts. Raphaël, comme les autres, aurait passé sous le niveau que tenait dans sa main le directeur des Musées. Aussi, par suite de ce classement, subordonné surtout à la dimension du tableau, l’entourage du Saint Symphorien semblait avoir été choisi pour lui donner cet aspect terne et effacé.

On avait placé à côté le Saint Georges de Ziegler dont j’ai parlé, et qui m’avait aveuglé à son atelier ; au-dessus, quatre ou cinq vaches grandes comme nature, rentrant à l’étable par un soleil couchant, plus rouge et plus éclatant que l’astre lui-même. Je suis convaincu que ce voisinage nuisit beaucoup à l’aspect premier du tableau ; mais l’œil s’y habitua, et on commença à juger.

Quand je rencontrerai M. Ingres à Florence, je dirai ses impressions, à lui, sur son insuccès au point de vue populaire, et je citerai ses paroles mêmes, dont j’ai conservé le plus exact souvenir.

Ce fut à ce salon que j’exposai pour la seconde fois. Quelques plaisanteries amusantes que m’attira mon Berger grec, et surtout les rapports que ce tableau établit entre un des hommes les plus distingués de l’époque et moi, me feront excuser si je parle de cette étude.

J’avais été frappé, dans mon voyage en Grèce, de l’admiration que conservent en général les habitants de ce pays pour les œuvres d’art de l’antiquité. Un jour, un de nos guides, en me montrant une énorme pierre tombée d’un temple, me dit dans un langage mêlé d’italien, de grec, et surtout de gestes : « Ah ! Signor, nos pères étaient des hommes, eux ! Voyez cette pierre (et il faisait le geste de la prendre d’une main) ; ils la soulevaient ainsi et la mettaient à sa place. — Nous ! (avec un air de mépris) nous nous mettons quatre (et il faisait semblant de la soulever, en se relevant comme un homme essoufflé), et nous ne pouvons pas. »

Cela me rappelait Homère disant déjà des pierres que lançait Diomède :

« Le fils de Tydée prend dans sa forte main une pierre d’un poids énorme, telle que deux hommes de ceux qui maintenant respirent ne pourraient la porter ; seul, il la soulève… »

Je ne sais comment cette idée me revint quand je voulus faire une étude peinte ; toujours est-il que j’imaginai un jeune berger prêt à se baigner, et découvrant sur le bord du ruisseau un bas-relief antique, qu’il regarde avec admiration.

J’éprouvai plus que jamais le désappointement dont j’ai déjà parlé, à l’aspect de ma petite figure, perchée très-haut, et dont la dimension était amoindrie par le voisinage d’une figure colossale peinte par Ziegler. Je ne puis me rappeler sans sourire l’espèce de colère que mon camarade me témoigna de ce voisinage : « Votre figure rend la mienne ridiculement grosse, me dit-il. » Il ne s’occupait pas le moins du monde du tort que la sienne pouvait me faire. Ces explosions d’égoïsme étaient si naturelles, si franches, qu’il n’y avait pas moyen de les lui reprocher.

Au changement qui eut lieu au bout d’un mois, je me trouvai placé dans le grand salon, au-dessus de la porte d’entrée, fort près, par conséquent de la Jeanne Grey. La foule, qui se portait toujours de ce côté, me permettait souvent d’entendre, sans être vu, les quelques observations qu’inspirait mon pauvre tableau. Un jour, un gros monsieur à lunettes d’or demanda, près de moi, à son fils qui tenait le livret :

« De qui est ce jeune berger ?

— D’un élève d’Ingres, répondit le jeune homme, en me nommant.

— Ah ! d’un élève d’Ingres ! c’est étonnant ! » Et tournant les yeux du côté du Saint Symphorien : « Son maître muscle… Il ne muscle pas, lui… Il musclera plus tard, ajouta-t-il, » pensant probablement que mon éducation n’était pas achevée dans ce sens.

Un autre jour, madame de Girardin arrive chez ma sœur, et du pas de la porte :

« Tu sais, lui dit-elle, comment j’appelle le tableau d’Amaury ? Le poulet au cresson.

— Et de ces poulets qui font renvoyer une cuisinière, » ajouta madame Gabriac, sa cousine, qui était là ; et nous tous de rire.

Ah ! que tout cela était gai et charmant ! Quels souvenirs aimables me rappelle le nom de cette femme si admirablement douée, et que son esprit peut-être a empêchée d’avoir du génie. Que de saillies plus amusantes les unes que les autres je l’ai entendue dépenser entre son frère et moi ! Elle n’était pas difficile pour son auditoire. Riait-elle de bon cœur en nous racontant les mots d’une naïveté un peu crue de Baptiste, le domestique de sa mère ! Et cet argot que nous avions inventé au collége, et qu’elle parlait quelquefois devant de grands personnages. Ce jour enfin où, en présence d’un ambassadeur quelconque, il lui échappa, en me parlant, un tutoiement, vieux reste d’habitude d’enfance. — Au mouvement étonné que fit le visiteur : « Ah ! c’est qu’il faut que vous sachiez, lui dit-elle, que nous avons été élevés ensemble… et même… bien mal élevés. »

Jamais, dans ses mots, et ils étaient nombreux, la moindre méchanceté, ce qui est si difficile et si rare. C’était de la gaieté spirituelle, de l’esprit le plus fin, mais de l’esprit bon enfant.

Sa cousine, madame Gabriac, était douée comme elle d’une verve intarissable. Élève d’Ingres, il y avait assez de talent dans sa peinture pour qu’elle ait vécu longtemps et courageusement de son travail. Un homme sut distinguer les qualités nombreuses de cette charmante femme et l’épousa à Rome. Elle passa là trente ans de sa vie au milieu de tous les chefs-d’œuvre qu’elle savait admirer, et entourée d’une famille charmante qui l’adorait.

Tout cela a disparu, et je n’ai pu retenir, en rencontrant ces deux noms, ce souvenir de vieilles et fraternelles affections.

À côté des plaisanteries amusantes et des critiques très-justes, qu’il me soit permis de parler de l’approbation que voulut bien donner à mon tableau l’artiste hors ligne dont je fis la connaissance, comme je l’ai dit, à cette occasion.

Édouard Bertin venait d’exposer, l’année précédente, un paysage qui avait produit dans le monde des arts une grande sensation, et dont j’avais été bien vivement frappé. C’était une révolution dans le genre classique du moment, un retour vers le Poussin. Des masses simples, de grandes lignes, l’absence d’un feuillé minutieux, l’aspect grand et large de la nature.

Je ne connaissais pas l’auteur. On me le montra au Salon, et je l’examinai avec un double intérêt : d’abord, parce que c’était un homme de talent, et puis parce que je retrouvais dans sa tête vigoureuse et expressive une ressemblance avec le portrait de son père par M. Ingres.

Je n’avais jamais eu l’honneur de lui être présenté, et je me croyais, sous tous les rapports, complétement inconnu de lui.

Un soir, à l’opéra, placé dans un des couloirs qui conduisent aux stalles, je vis Édouard Bertin qui regagnait sa place ; je m’effaçai pour le laisser passer, et, au moment où il était assez près de moi pour me toucher presque, quel ne fut pas mon étonnement de l’entendre m’adresser la parole, et, sans s’arrêter, sans lever les yeux vers moi, me dire : « Vous avez au Salon une charmante figure ; je vous en fais mon compliment. »

Mon émotion et ma surprise furent si grandes, que je me souviens de n’avoir pu répondre un mot ; je ne fis que m’incliner, et me reprochai ensuite de ne lui avoir pas témoigné tout ce que ce compliment pouvait avoir de flatteur pour moi.

Dès ce jour, la connaissance était faite : bientôt nos rapports se changèrent en une amitié qui dura trente-sept ans, et que la mort seule a interrompue, sans qu’aucun nuage fût venu jamais l’assombrir.