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L’Atelier d’Ingres/Chapitre XVII

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G. Charpentier (p. 169-174).


XVII

ROME ET L’ACADÉMIE.


Les premières et bien vives émotions que je ressentis à mon arrivée à Rome tenaient plus à des bribes de souvenirs recueillis au collège et conservés encore frais dans mon esprit, qu’à l’aspect de la ville elle-même. J’avais peine à me croire sur ce sol foulé jadis par tant d’hommes que j’avais toujours un peu considérés comme des êtres de raison, et qui reprenaient là leur forme humaine, leur réalité. La pensée qu’ils s’étaient arrêtés près de ce tombeau, qu’ils avaient gravi cette voie qui mène au Capitole et où la trace de leurs chars se voit encore, me jetait dans une espèce d’étonnement vague qui tenait du rêve. C’est surtout à l’âge que j’avais alors, que ces sensations se font sentir avec une telle vivacité ; peut-être n’est-ce qu’à cet âge.

Je me souviens qu’à quelques lieues de Rome le conducteur de notre voiturin, frappant aux vitres de la voiture, nous annonça qu’on voyait Saint-Pierre. Je m’élançai, passant la moitié de mon corps à travers la portière, et, quand je vis à l’horizon cette coupole immense, dominant toutes les collines qui l’environnent, et que je me dis : Voilà Saint-Pierre de Rome ! il me courut un frisson dans tout le corps, et je fus pris d’une émotion qui ne ressemblait à aucune de celles que j’ai éprouvées dans le cours de ma vie.

Je fus trop vite ramené à terre par tous les tracas d’une arrivée et les ennuis d’une installation. Nous trouvâmes enfin pour Bertin, mon ami et moi, un petit appartement tout à fait convenable, piazza de’ Capuccini. Cette petite place, plantée d’arbres assez beaux, et faisant suite à celle du Triton, avait conservé son vrai caractère romain.

Quoique fort près du quartier habité par les étrangers, notre coin de Rome n’en avait pas pris, le vilain ou l’élégant côté, comme on voudra : rien de plus pittoresque, et de plus étrange pour moi, que ces attelages de buffles couchés près de la fontaine du Triton, et ces conducteurs à guêtres de cuir, à culotte de velours, fièrement campés près de leurs animaux.

J’étais tout heureux de cette installation, que n’avaient pu me faire espérer le Corso et la via de’ Condotti, que nous venions de traverser. Tout se présentait sous un aspect charmant pour l’hiver que nous devions passer à Rome.

Après quelques courses un peu désordonnées à travers les monuments, les églises, les rues, où, à chaque pas, un fragment antique, une ruine admirable vous arrêtent ; après ces musées parcourus fiévreusement, cette campagne et ces villas dont rien ne peut rendre la splendeur, il nous fallut pourtant songer aux devoirs de société, qui ne cessent jamais de vous poursuivre où que vous soyez, et, quelques jours après notre arrivée, nous nous rendîmes un dimanche soir à l’Académie de France, dont Horace Vernet était encore le directeur.

Je fus frappé, en entrant dans le salon, de l’élégance toute parisienne qui y régnait. Au milieu de femmes charmantes, d’ambassadeurs, de princes italiens, de ce que Rome avait de plus brillant, je fus heureux de retrouver d’anciens camarades, Flandrin, Simart, élèves de l’Académie, qui me firent le plus chaleureux accueil. Je fus présenté par Bertin à Horace Vernet, et reçu avec une cordialité un peu militaire qui me mit tout de suite à l’aise ; ensuite à madame Vernet. Malgré moi, je cherchais des yeux une personne dont j’avais entendu parler depuis peu, mais souvent, car on prévoyait un mariage prochain.

Enfin, tout au fond du salon, étendue à moitié sur un canapé, j’aperçus mademoiselle Vernet, ou plutôt ce fut pour moi comme une espèce d’apparition, car on ne pouvait imaginer rien de plus gracieux, de plus beau, de plus élégant que cette jeune fille qui, par sa taille fine et souple et ses traits d’une pureté complète, réunissait la beauté des statues antiques et le charme des vierges du moyen âge.

Auprès d’elle était assis Delaroche. Je ne pouvais tarder à aller la saluer, et, au risque de troubler un tête-à-tête, je m’approchai d’elle et m’inclinai profondément. Elle se souleva un peu, fit un mouvement de tête, et reprit sa conversation. Plus tard, lorsqu’elle fut devenue madame Delaroche et qu’elle me fit l’honneur de me recevoir chez elle comme un ami, je m’amusai à lui rappeler sa réception, dont elle s’excusa gracieusement, en m’expliquant l’ennui qu’elle avait à subir de ces constantes présentations d’individus qui ne faisaient que passer, et qu’elle ne revoyait jamais.

J’aurais eu, certainement, bien tort de m’arrêter à cette première impression, car il m’a été donné d’apprécier depuis, chez cette femme remarquable, les sentiments les plus élevés, et en même temps une intelligence très-vive, toute dirigée vers les choses belles et nobles. On sait sa mort prématurée et les regrets profonds que cette mort a causés parmi ses amis.

Je voulus aussi être présenté à Carle Vernet, dont le nom avait eu un si grand retentissement à l’époque de ma première jeunesse. Il était fort âgé, et je savais qu’il ne lui restait à peu près de son esprit que l’esprit du calembour.

J’en eus la preuve, car, aussitôt que mon nom lui fut prononcé :

« Mon cher ami, me dit-il, à la première représentation d’un opéra-comique de votre oncle : Maison à vendre, j’étais seul au foyer à ne lui pas faire compliment.

— Et toi, Vernet, tu ne dis rien ? me fit-il.

— C’est, lui répondis-je, que tu nous as trompés. Tu appelles ton ouvrage : Maison à vendre, et moi, je ne vois là qu’une pièce à louer. »

On comprend que j’applaudis vivement. Mais lui, continuant : — « En 1797, je passais sur le boulevard, donnant le bras à votre père… »

Distrait peut-être par le monde qui m’entourait, ou craignant de voir tous les membres de ma famille y passer, j’écoutai avec peu d’attention ce second calembour, que j’ai oublié, et qui, je le crains, a été ainsi perdu pour la postérité.

Madame Vernet eut probablement pitié de moi ; elle m’envoya Flandrin, avec un prétexte quelconque pour me délivrer. Je pus continuer alors l’examen de ce salon si curieux pour moi, et écouter Ambroise Thomas, qui se mit au piano et joua en compositeur, comme chante Gounod, c’est-à-dire mieux que tous les exécutants attitrés les plus célèbres.

On peut imaginer combien ces réunions, avec des éléments si variés, devaient être intéressantes. Tout ce qui passait à Rome d’hommes distingués s’y rendait, et le fond était composé de ces jeunes gens pleins de talent déjà, et dont il était curieux de prévoir les grands succès futurs. Aussi fûmes-nous exacts à nous rendre aux soirées de l’Académie, qui cessèrent lorsque M. Ingres vint y remplacer Horace Vernet comme directeur.