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L’Atelier d’Ingres/Chapitre XXI

La bibliothèque libre.
G. Charpentier (p. 203-217).


XXI

LA VIE À FLORENCE.


Me voici pour la seconde fois dans cette belle Florence, où je devais séjourner longtemps, retenu par des études très-intéressantes sur les maîtres primitifs, par ces merveilleux musées, par ces églises dont les murs sont littéralement couverts d’œuvres d’art, souvent admirables, toujours curieuses à examiner, et aussi, faut-il le dire, par l’existence douce, charmante et gaie que nous y menions.

L’attrait en était si vif, que, lorsqu’il nous fallut quitter, après deux ans de séjour, cette vie si heureuse et si tranquille, ce fut pour mes camarades et pour moi une douloureuse émotion : je me souviens qu’au moment où, à quelques lieues de Florence, notre conducteur nous montra, de la hauteur où nous étions, le Dôme et la tour de Giotto, que nous ne devions plus apercevoir, aucun de nous ne put retenir ses larmes.

Ceux qui maintenant visitent Florence, les artistes même qui y séjournent, auront peut-être de la peine à comprendre une émotion si vive, et pourtant bien réelle.

Moi aussi, depuis, j’ai revu Florence, et je ne l’ai pas reconnue. Elle était devenue capitale. C’est tout dire. Elle avait perdu ce charme tout particulier que je lui avais trouvé ; ce n’était plus la bergère de Boileau,

Qui, sans mêler à l’or l’éclat des diamants,
Cueille en un champ voisin ses plus beaux ornements.

Ce n’était plus la Florence qui avait inspiré ces vers que Brizeux écrivit sur mon album :

florence.

Je t’ai promis des vers, ô ma noble Florence !
Mais, pour te bien louer, les muses de la France
Ont une voix amère, et nul ne m’a doué
De l’art du Giotto, ni du Cimabué.
De leur art tout divin si j’avais le mystère,
Tu serais un bel ange, et, comme au Baptistère,
Sur la porte de bronze, on voit un séraphin
Qui chante vers le ciel son cantique sans fin,
Ainsi tu chanterais, rayonnante de gloire,
Et tu tiendrais en main un long archet d’ivoire.

Non, c’était une capitale, avec son gaz et ses quais, ses cascines transformées sous l’inspiration de l’école moderne, l’école des vallonnements, des formes arrondies et bêtes[1]. C’était une capitale, avec boutiques éclairées a giorno pour étaler aux yeux des passants des étoffes et des mannequins habillés en belles dames. Et tout cela si brillant, si étincelant, que l’œil ébloui ne peut plus apercevoir le palais Strozzi, une merveille ! Que dire aussi de ce pauvre cher café Doney, méconnaissable dans son luxe ? un vrai café du boulevard, fond blanc, avec les pâtes dorées que les architectes de notre époque affectionnent particulièrement. C’est hideux.

Mais je ne veux pas décrire cette nouvelle ville, ni la trop décrier ; elle a ses admirateurs, et les gentlemen-riders et autres qui passent lungo l’Arno, conduisant des équipages à quatre chevaux, sont contents, et ont bien autre chose à faire que d’admirer les chefs-d’œuvre de leurs vieux artistes.

Qu’on me permette de dire ce qu’était Florence en 1835, et peut-être ferai-je naître quelques regrets dans le cœur de ceux qui n’ont pu jouir de cette vie calme et heureuse de la province, sans ses inconvénients, c’est-à-dire avec la liberté d’allures que l’on ne peut guère trouver que dans les grandes villes. Ainsi nous pouvions faire, sans la moindre gêne, deux parts bien distinctes dans notre existence : le travail pendant la journée ; le soir, si le cœur nous en disait, spectacle ou bal.

Un peu vêtus avec le sans-façon des artistes, nous visitions les églises et les musées, et personne ne semblait faire attention au peu d’élégance de notre costume. Le soir, nous endossions l’habit noir, et, cravatés de blanc, nous allions à la Pergola entendre la Ungher et faire nos visites dans les loges. Souvent, avant l’heure du dîner, nous allions voir aux Cascines le monde élégant qui s’y donnait rendez-vous vers la fin du jour, ou, si nous préférions l’isolement, nous avions pour but de promenade la plus ravissante campagne du côté de San-Miniato ou de Poggio-Imperiale.

Le prince qui gouvernait ce charmant pays était des meilleurs et des plus simples. On le rencontrait presque chaque jour se promenant dans les rues ou aux Cascines, bras dessus bras dessous avec la grande-duchesse, et ils étaient tous deux l’objet d’une politesse respectueuse, sans aucun mélange de curiosité gênante.

Il arriva au grand-duc, pendant mon séjour, une aventure assez plaisante. Un Anglais nouvellement arrivé rencontre aux Cascines un monsieur qui se promène suivi de deux beaux chiens de Terre-Neuve. L’Anglais prend un bâton, le jette dans l’Arno, qui ce jour-là avait de l’eau, et excite les chiens à l’aller chercher. Le monsieur s’approche et prie l’Anglais de ne pas faire aller ses chiens à la rivière.

« Mais ce sont des chiens de Terre-Neuve ! c’est pour aller à l’eau.

— C’est possible, mais je désire qu’ils n’y aillent pas aujourd’hui. »

Cela dit avec la plus grande douceur et une exquise politesse. L’Anglais murmure : « Bizarre… chiens de Terre-Neuve. »

Le monsieur s’incline, appelle ses chiens et s’éloigne.

« Quel est donc cet original qui ne veut pas que des chiens de Terre-Neuve aillent à l’eau ? » dit l’Anglais à un garde des Cascines qu’il rencontre quelques pas plus loin.

« È il gran duca, signore. »

On dit que l’Anglais, qui devait être présenté à la cour le lendemain, fit ses malles le jour même.

Ce prince n’était pas seulement affable et bon ; il s’occupa avec intérêt de son beau pays, et fit faire des travaux importants pour assainir la Maremme, devenue depuis beaucoup moins insalubre.

Je ne sais si ses sujets l’ont regretté — cela ne me regarde pas ; — mais, pendant les deux années que j’ai séjourné à Florence, je n’ai vu ni émeute ni manifestation, pas même l’apparence de la plus petite opposition, pas un sergent de ville dans les rues, et une armée… qui ne mettait pas cinq minutes à défiler tout entière sous mes fenêtres ; mais aussi pas un homme ivre dans les rues, pas une rixe. Je n’oserais dire qu’il ne se commit pas quelques méfaits pendant mon séjour ; mais, pour une action criminelle, je puis attester que non.

Bons et aimables Florentins, laissez-moi vous adresser du fond du cœur l’expression de ma vive reconnaissance pour votre gracieuse hospitalité et pour le bonheur que j’ai goûté pendant ces deux belles années de ma vie !

Si j’entre maintenant dans quelques détails de mon existence intime, et je le fais pour en expliquer tout le charme, je dirai que nous habitions, mon ami Brisset et moi, deux petites chambres, d’une propreté et presque d’une élégance parfaites, que nous louait dans son appartement une brave et aimable bourgeoise, dont les soins pour nous étaient vraiment maternels.

Ces deux chambres étaient situées au dernier étage d’une maison fort basse, comme elles sont presque toutes à Florence, l’équivalent d’un deuxième étage de Paris ; une vue charmante, que la maison en face de la nôtre, plus basse encore, nous permettait d’avoir sur les ravissantes collines qui entourent la ville ; et dans un quartier élégant, à deux pas de San-Lorenzo et de la belle via Larga. Tout cela était gai, aimable, et cette description, qui paraîtra bien peu de chose, je ne la fais pas sans une émotion tout à fait vive.

Chacun de nous avait sa clef, car, j’oubliais de le dire, il n’y a pas de portiers à Florence. Pas de portiers ! il faut avoir vécu à Paris pour bien comprendre la valeur de ces mots. Pas de portiers ! c’est-à-dire la liberté d’aller et venir, de sortir, de rentrer, sans avoir auprès de soi un argus qui vous guette. Nous n’avions donc pas de portiers ; par conséquent nous n’étions jamais préoccupés le soir, quand les nuits si belles de Florence nous attardaient à la sortie du théâtre, de réveiller, et par suite d’irriter un individu qui n’aura plus d’autre but que de se venger. Je ne sais si je me trompe, mais je crois que beaucoup de jeunes gens partageront mon sentiment sur ce genre de liberté.

Dans les premiers temps de notre séjour, la journée se passait à parcourir les églises et les musées, plus tard à faire des croquis et des études d’après les maîtres. Quel plus charmant métier !

À ce propos, je dois signaler un fait qui indiquerait dans les habitudes du clergé italien une certaine désinvolture, même à l’endroit des choses sacrées, qui est loin d’exister dans le clergé de France. Je ne peux l’attribuer, pour le fait que je vais dire, qu’à un respect très-grand de l’art, et à l’orgueil bien placé que les ecclésiastiques italiens ont de leurs artistes.

Je faisais un jour un croquis dans une chapelle assez mal éclairée, et loin du tableau placé sur l’autel. Un abbé qui passait là me vit, s’approcha de moi, et, après quelques compliments sur mon dessin, s’aperçut que j’étais très-mal à l’aise et trop éloigné de mon modèle : aussitôt il enlève les chandeliers, le tabernacle, fait table rase de l’autel, met un vieux tapis dessus, et y plaçant une chaise : « Montez là, me dit-il ; vous serez beaucoup mieux. » Je fis ce qu’il me disait, mais avec un certain sentiment de discrétion, qu’il ne paraissait pas comprendre, et il me quitta très-étonné de mon embarras et de mes remercîments. Je finis par m’habituer à cette position, un peu préoccupé cependant quand quelque brave femme venait s’agenouiller et prier derrière mon dos. Je vis au bout d’un instant que c’était la chose du monde la plus naturelle, et que personne ne faisait attention à moi.

Je reprends le récit de notre existence journalière.

Nous nous réunissions le matin au café Doney, où l’on nous servait un très-simple et très-modeste déjeuner, qui nous permettait d’avoir la tête libre pour le travail. À peine étions-nous installés à notre table, qu’une femme jeune encore, d’une physionomie charmante, entrait dans la salle, coiffée d’un énorme chapeau de paille, d’Italie naturellement ; un collier, composé d’une infinité de rangs de perles fines, lui entourait le cou presque à le cacher, et, tenant à la main une corbeille de fleurs, elle s’approchait, nous saluait gracieusement, offrait à chacun de nous un petit bouquet composé de cassia, dont l’odeur est très-fine, et entouré de violettes ou de roses ; puis elle s’éloignait sans attendre la moindre rémunération. Je ne veux pas la faire plus poétique et plus désintéressée qu’il ne faut. Ces petits bouquets valaient à peine un centime, et, au bout de quelque temps, on payait avec une piastre ses générosités, et au delà ; mais je n’en trouvais pas moins charmante cette façon de faire le commerce, et je fus tout surpris la première fois que je la vis s’éloigner sans vouloir accepter ce que je lui offrais, et cela avec une grâce parfaite. Rien de plus joli encore que de la voir, lungo l’Arno, jeter ces petits bouquets avec beaucoup d’adresse dans des voitures découvertes, où d’élégantes jeunes femmes les recevaient comme la chose du monde la plus naturelle. Aujourd’hui, cette industrie, en se généralisant, a perdu tout son charme.

Après le déjeuner, chacun tirait de son côté ; j’allais, moi, au couvent de San-Marco, où j’avais commencé une copie d’après Beato Angelico.

Le couvent des dominicains de San-Marco renferme, on le sait, une immense quantité de compositions peintes sur les murs par Beato Angelico. Il en existe dans presque toutes les cellules des moines ; quelques-unes sont des chefs-d’œuvre de naïveté et de grâce. Mais ce que l’on sait moins, c’est l’usage traditionnel qui veut qu’il y ait toujours au couvent un fou et un peintre. Les fous ont laissé peu de trace de leur séjour en ce lieu ; mais deux des peintres qui y ont passé leur vie, Beato Angelico et fra Bartholomeo, suffisent largement à la gloire du couvent.

J’avais obtenu la permission de faire la copie des peintures d’une des cellules, et je travaillais là depuis quelque temps, rencontrant dans les couloirs le fou, qui me paraissait très-inoffensif, et plutôt idiot qu’autre chose, et recevant quelquefois la visite du peintre, fra Seraphino. C’était un jeune homme aimable et d’humeur gaie. Un jour que le marquis B. était venu voir ma copie, le frère Seraphino, qui se trouvait là, nous invita tous deux à visiter son atelier. C’était une assez petite salle à coupole, qu’avait occupée fra Bartholomeo.

J’eus beaucoup de peine, en entrant, à retenir une forte envie de rire : j’avais aperçu sur un chevalet le portrait d’une dame décolletée, le cou entouré d’un boa, à la mode de cette époque.

Le marquis, heureusement, sans se déconcerter le moins du monde, commença à débiter une foule de plaisanteries qui furent fort bien prises. J’avais eu le temps de me remettre, et je pus adresser au frère ces compliments banals que nous nous faisons entre confrères. Au moment de prendre congé de lui, il eut un mot d’une modestie fort plaisante. « Eh bien ! lui dit le marquis en lui faisant ses adieux, c’est parfait ; continuez, et faites en sorte d’être un aussi grand peintre que votre prédécesseur Beato, et d’être béatifié comme lui. » — « Ah ! monsieur le marquis, j’ai bien peur que l’un ne soit aussi difficile que l’autre. »

Notre journée de travail terminée, nous nous réunissions vers six heures à la trattoria della Luna, où nous avions l’habitude de dîner. Ce restaurant était situé dans la rue de’ Calzaioli, la plus commerçante, mais la plus étroite et la moins élégante des rues de Florence : elle est devenue aujourd’hui une espèce de rue de la Paix et a fait disparaître, dans son alignement nouveau, notre modeste restaurant.

Une petite salle était réservée aux artistes français ; elle pouvait contenir dix à douze convives, et chaque soir nous nous retrouvions là, tous peintres, ou à peu près. Quelques Français qui n’étaient pas artistes parvenaient à s’y faire admettre, mais devaient forcément subir des conversations qui roulaient principalement sur les arts, et où les paradoxes les plus étranges étaient avancés avec une grande audace. On y était fort gai, et ces dîners modestes, mais excellents, ne dépassaient pas une somme qui paraîtrait incroyable aujourd’hui ; ce que je puis dire, c’est que, si l’un de nous arrivait à dépasser quatre pauls[2], on n’était pas loin de lui soupçonner des accointances avec Rothschild. Ces repas se prolongeaient fort avant dans la soirée, excepté les jours de théâtre, où presque tous nous nous rendions très-exactement.

Les saisons de la Pergola étaient en général fort brillantes. Mademoiselle Ungher était l’étoile de cette époque. Duprez aussi y chanta, mais il venait d’être engagé à Paris, où il remplaça Nourrit, et ce n’est pas sur le théâtre que j’eus le plaisir de l’entendre pour la première fois ; ce fut à un dîner chez des amis communs. Le maître de la maison était capitaine de place, et je me souviens qu’au dessert Duprez entonna de sa belle voix l’air de Monpou : Si j’étais le capitaine, qu’il chanta avec sa perfection accoutumée. Je ne pensai pas à rire de l’allusion, tant j’étais sous le charme de ce beau talent.

Les salles de théâtre d’Italie n’ont aucun rapport avec celles que nous avons à Paris. Tout le monde sait qu’elles n’ont pas de galeries : des loges seulement du haut en bas, et un parterre où un assez large espace réservé à l’entour permet de circuler et de causer avec les personnes qui occupent les loges du premier rang.

C’est parfaitement disposé pour les spectateurs qui, pendant trois mois, sont destinés à entendre à peu près le même opéra et à voir le même ballet. Cette musique, qui n’a pas besoin d’être écoutée bien attentivement, que tout le monde fredonne après la première audition, est bien faite pour un public dont le but, en allant au théâtre, est surtout de rendre des visites dans les loges, presque toutes louées à l’année par la haute société. Quand l’air de bravoure est annoncé par sa ritournelle, les promenades cessent, le calme se fait, on applaudit avec transport la prima donna di cartello, et l’on reprend, pendant le reste de l’opéra, la conversation et la petite promenade.

Je dois dire qu’à mon avis la musique de Bellini et de Donizetti ne demande pas une attention beaucoup plus soutenue. Je m’imagine difficilement Gluck devant un pareil auditoire.

Ce qui prouve du reste le peu d’intérêt que l’on prend à la pensée de l’ouvrage, et combien ce petit bourdonnement chantant suffit aux Italiens, c’est l’usage de donner un ballet entre le premier et le second acte de l’opéra. Mais ce qui est plus fort, et ce que j’ai vu très-souvent, c’est que, le premier acte n’étant que très-rarement entendu par le public des loges, qui arrive, comme à Paris, fort tard, quelquefois pour le ballet seulement, on commence par le second acte de l’opéra, le ballet ensuite, et l’on finit par le premier acte. Je n’ai pas été peu surpris la première fois que j’ai vu l’héroïne qui s’était poignardée il y a un instant, revenir, la bouche en cœur, chanter son grand air du premier acte. Sarcey, qui est à la recherche des moyens de faire entendre la pièce entière aux spectateurs, n’a pas pensé à celui-là. Malgré tout, ces soirées étaient charmantes et nous reposaient agréablement de notre travail de la journée.

Je dois ajouter que les bourses les moins garnies, nos bourses d’étudiants en peinture, pouvaient suffire grandement à une existence qui eût été luxueuse partout ailleurs.

Le prix des abonnements à la Pergola variait selon la qualité des personnes. J’en eus la preuve quand, présenté à l’administration par un peintre florentin, on voulut bien m’accorder le même rabais qu’à lui. Je me souviens même qu’un monsieur qui venait comme moi s’abonner, fit la remarque qu’on exigeait de lui deux tiers en sus du prix qui m’avait été demandé :

« Mais, répondit le contrôleur, monsieur est un artiste ; vous, vous êtes un marquis. »

Il fallait bien qu’il payât son titre !

  1. Tout le monde connaît le square de la Trinité. Les organisateurs de ces jardins, qui sont d’une utilité incontestable, et pourraient être charmants, trouvent le moyen, dans un espace de cinquante mètres, de faire des vallonnements, des mouvements de terrain ; cela les amuse : rien de mieux. Mais devant un monument, sur la place qui le précède et qui doit l’asseoir par son horizontalité et en accompagner les lignes, faire des monticules, du pittoresque de jardinets d’enfants, qui de loin lui ôtent, pour l’œil, son assiette, sa solidité… voilà ce que j’ai peine à comprendre, et je trouve Balu bien indulgent de l’avoir souffert.
  2. Le paul valait 55 c.