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L’Atelier de Marie-Claire/6

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Eugène Fasquelle (p. 56-64).
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VI

Le mardi suivant, nous étions toutes en retard pour commencer la nouvelle semaine. Duretour elle-même était sans entrain et Bouledogue n’en finissait plus de déplier son tablier.

Le patron fit semblant de nous gronder :

— Il faudrait que Pâques ait trois jours de fête pour vous autres.

Je m’aperçus tout de suite que Sandrine n’était pas encore arrivée, et j’allais le faire remarquer à Mme Dalignac ; mais, juste à ce moment, elle disait, en ouvrant une lettre dont l’adresse s’en allait tout de travers :

— Ça, c’est sûrement une cliente qui se fâche.

Chacune resta debout s’attendant à l’ennui d’une robe à retoucher. Mais au lieu de nous donner des explications, comme elle le faisait toujours dans ce cas-là, Mme Dalignac éloigna le papier et le rapprocha. Puis ses yeux papillottèrent devant les deux seules lignes qui étaient en haut de la page, et enfin elle lut tout haut :

« Ma Sandrine est morte.

Jacques. »

Dans le silence qui suivit, les têtes se tournèrent une à une vers la place de Sandrine et personne n’avait l’air de comprendre le sens de la lettre.

Tout comme les autres je regardais la place vide, mais dans le même instant je revis les yeux mornes et le sourire si las de Sandrine le samedi d’avant, et je compris que, ce soir-là, elle était au bout de sa vie.

Mme Dalignac devait se souvenir aussi ; car son regard, qui s’était élargi, se rétrécit brusquement et ses mains se mirent à trembler.

Toutes les voix s’élevèrent pour dire les mêmes mots. C’était comme une bousculade de questions où il n’arrivait aucune réponse.

Et tout à coup Bouledogue fit entendre un sourd grondement, puis elle saisit le tabouret de Sandrine et le frappa sur le parquet avec tant de violence que les pieds s’écartèrent et qu’il s’écroula tout disloqué.

On ne sut pas contre qui allait la grande colère qui faisait relever tous les fronts.

Bergeounette semblait prête à se jeter sur quelqu’un, et la petite Duretour répétait, comme un reproche à l’adresse de Sandrine :

— Mais, puisqu’elle avait retrouvé son Jacques…

Mme Dalignac cessa vite de trembler. Son visage si doux d’ordinaire s’emplit de révolte, comme à l’annonce d’une injustice insupportable. Et pendant que le patron reprenait la lettre pour la lire à son tour, elle mit rapidement son chapeau et me fit signe de l’accompagner.

Tout était en ordre dans la chambre de Sandrine. On y sentait une odeur de parquet lavé, et le petit lit tout blanc semblait éclairer la chambre autant que le soleil d’avril.

Jacques était à moitié couché par terre. Il se releva péniblement pendant que Mme Dalignac lui demandait très vite :

— Comment cela est-il arrivé ? Où est Sandrine ?

Il tourna son visage vers le lit en répondant :

— Elle est là.

On ne voyait aucun renflement sous les draps, pas même à l’endroit des pieds ; mais déjà Mme Dalignac se baissait et passait sa main sur toute la longueur du lit, comme pour s’assurer que Sandrine était bien là. Puis elle lui découvrit le visage et la regarda longuement.

Jacques dit : — C’est hier qu’elle est morte.

Sa bouche trembla, et ses paupières se fermèrent. Il essaya de raffermir sa voix pour ajouter :

— Quand je suis arrivé, elle avait déjà vomi tout son sang.

Une voisine entra sans bruit, tout en cousant une pièce à un tablier d’enfant.

— Elle n’a pas mis longtemps à mourir, nous dit-elle.

Et de la même voix basse et calme, elle expliqua :

— Toute la nuit, je l’avais entendu tousser à travers le mur. Au matin, je l’entendis aller et venir, et tout à coup elle a crié : « Jacques, Jacques ». Elle avait une voix comme quelqu’un qui appelle au secours. Je suis entrée chez elle aussitôt, et je l’ai trouvée en train de vomir sur le parquet. Elle vomissait tout rouge et cela ne s’arrêtait pas. Alors, je pris peur et je voulus appeler aussi. Sandrine m’en empêcha, et me pria d’aller chercher M. Jacques.

Et comme la voisine avait fini de coudre sa pièce, elle piqua son aiguille à son corsage et s’en alla sur la pointe des pieds.

Jacques reprit sa place par terre, et sa tête renversée touchait maintenant celle de Sandrine.

En rentrant à l’atelier, le grand désir d’y retrouver Sandrine me fit regarder à sa place. Mais il n’y avait là qu’un tabouret couché sur le côté, et qui montrait ses barreaux tout brisés. Mme Dalignac voulut apprendre aux autres ce qu’elle savait ; mais sa gorge se boucha et je fus obligée de parler pour elle.

Je me sentais comme étranglée aussi, et il ne me fut pas facile de tout dire d’un coup. Et lorsque les ouvrières connurent les détails que la voisine avait donnés. Bouledogue dit durement au patron :

— Pâques n’a pas eu de fête pour elle.

Le patron ne parut pas l’entendre. Il se cramponnait des deux mains à sa machine, et un petit filet de salive sortait de sa bouche.

Sur un signe de Mme Dalignac, je ramassai le tabouret brisé pour le porter à la cuisine, et quand je revins, la petite Duretour disait d’une voix très haute :

— L’amour de Sandrine est mort aussi.

Et on n’entendit plus que le cri répété d’une marchande de fleurs qui descendait l’avenue et le tic-tac de la pendule qui paraissait battre plus vite et plus fort.

Le soir, je retournai chez Sandrine avec Mme Dalignac.

Jacques était toujours à moitié couché par terre. Il avait seulement remonté ses genoux qu’il retenait de ses doigts entre-croisés.

La voisine nous dit tout bas :

— Il dort comme ça depuis ce matin.

Jacques l’entendit. Il se releva en répondant :

— Je ne dormais pas, j’étais avec Sandrine.

Il était tout étourdi et dans le mouvement qu’il fit pour se retenir au mur, il dérangea une photographie des enfants qui resta accrochée de travers.

Le lendemain, à l’heure de l’enterrement, un homme entra chez Sandrine en tenant devant lui une longue boîte aux planches rugueuses. Son regard cherchait une place dans la chambre, et je dus sortir en même temps que Mme Dalignac pour laisser libre le petit espace du milieu. Mais malgré cela, quand l’homme coucha le cercueil entre le lit et la table, il heurta les pieds de Jacques qui s’était pourtant reculé jusqu’aux lambris de la fenêtre.

Un autre homme déposa le couvercle qu’il tenait entre ses bras, et tous deux soulevèrent la morte pour la mettre dans la longue boîte. Sandrine était enveloppée d’un drap déchiré, et ses mains croisées sur sa poitrine passaient par une ouverture.

Et tandis qu’un des hommes cherchait à lui mettre la tête bien d’aplomb, le mouchoir qui retenait ses boucles glissa et lui fit comme un large bandeau sur le front.

Jacques regardait sans rien dire ; mais quand il vit poser le couvercle, il devint comme égaré. Il repoussa les hommes et il s’agenouilla près de Sandrine. Il souleva le bandeau qui la rendait semblable à une sainte toute drapée de blanc et il supplia :

— Aie pitié de moi, Sandrine… Ne t’en vas pas.

Il laissait tellement voir le déchirement de son cœur que les hommes n’osaient pas l’éloigner. La voisine et Mme Dalignac finirent par l’emmener pendant qu’il suppliait encore :

— Aie pitié, ma Sandrine.

La petite photographie restait accrochée de travers et les enfants avaient l’air de se pencher pour voir ce qu’on faisait de leur mère.

Je m’approchais pour la redresser, mais l’un des deux hommes me demanda :

— C’est à elle, ces deux beaux petits ?

Je fis signe que oui.

Alors il prit le cadre et le glissa sous les mains de Sandrine que le drap déchiré laissait passer. Puis il regarda l’étroit couloir qui barrait la porte et il dit :

— Il va falloir la sortir debout.

Il reprit d’un ton apitoyé :

— Ce n’est pas qu’elle soit lourde, mais ces mauvaises boîtes ne sont pas solides, et à les trimballer le long des étages on craint toujours un accident.

Et comme le moment était venu de descendre la morte, l’homme tira une grosse corde de sa poche et il entoura solidement la mauvaise boîte par le milieu.

Le corbillard attendait en bas. C’était une voiture sans aucun ornement, et je la reconnus pour celle que Duretour appelait la sauterelle.

Le patron y accrocha lui-même la couronne blanche qu’il venait d’apporter. Bergeounette déposa le long du cercueil les petits bouquets de violettes que chacune de nous offrait à Sandrine, et aussitôt la sauterelle se mit en marche.

Elle avançait vite sur le boulevard Raspail. Nous avions beaucoup de peine à la suivre, et Jacques qui marchait le premier derrière elle, appuyait sa main dessus, comme s’il voulait l’empêcher de sauter si fort.

À notre passage, des femmes se levaient des bancs où elles étaient assises. Quelques-unes faisaient le signe de la croix, et gardaient leurs mains jointes. Deux enfants cessèrent de remuer le sable avec leur pelle en bois et tapèrent bruyamment sur leur petit seau en chantant sur un air de cloche :

— L’enterrement, l’enterrement.

Le jour était plein de soleil. Les bruits montaient clairs et précis dans l’air très doux et les marronniers tout fleuris de blanc s’alignaient le long de notre chemin.

En entrant dans le cimetière, la sauterelle avança encore plus vite. Ses roues firent un bruit criard sur l’épaisse couche de gravier, et la couronne accrochée à l’arrière se balança fortement.

Le cimetière aussi était tout fleuri, et les tombes paraissaient plus blanches sous le soleil.

Bergeounette, qui lisait les poteaux indicateurs, me nommait les allées de traverse que l’on dépassait :

— Allée des Morts… Allée des Cyprès… Allée des Tombes.

Et chaque fois les paroles sortaient de sa bouche, comme si elle les rejetait avec dégoût. Mais lorsque le corbillard tourna entre deux rangées d’arbres qui s’élevaient droits et fins comme des colonnes lisses, elle dit tout haut avec un air de triomphe :

— Allée des Érables blancs.

La sauterelle s’arrêta près d’une longue tranchée où des cercueils se rangeaient côte à côte, et notre groupe se resserra pour dire adieu à Sandrine.

Bouledogue avait son visage des mauvais jours.

Sa lèvre se retroussait seulement par le milieu et ne laissait voir que deux dents. Et comme je me penchais toute étonnée sur la grande tranchée, elle me dit :

— Ça ! c’est la fosse commune.

Sa voix résonna avec des vibrations si profondes et si étendues qu’elle parut sortir de terre pour aller heurter les caveaux d’alentour et les tombes toutes fleuries.

Les croque-morts se dépêchaient ; car un autre convoi s’avançait aussi vers la fosse commune.

Ils prirent vivement Sandrine et la déposèrent auprès de deux petites boîtes d’enfants qu’on avait mises bout à bout pour ne pas perdre de place. Et aussitôt la sauterelle s’éloigna par le fond de l’allée, où deux de ses pareilles la devançaient.

Jacques ne pleurait pas. Il suivait docilement le patron et sa femme. Mais, avant de sortir du cimetière, il se retourna vers les érables blancs, et ses lèvres remuèrent comme s’il leur parlait.

Moi aussi, je me retournai vers les érables blancs. Je voulais revoir leur feuillage grêle, plus fin que de la dentelle et qui semblait vouloir s’envoler au vent. Puis mon regard s’abaissa pour faire le tour des immenses carrés de tombes qui brillaient sous le soleil, et lorsque je repris ma place auprès de Bergeounette, elle disait en respirant largement :

— Aujourd’hui, le cimetière est beau comme un paradis.