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L’Avaleur de sabres/Partie 1/Chapitre 02

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Laffont (p. 197-202).
Première partie


II

Le roi des étudiants


Elle était pleine la baraque de madame Canada, première physicienne des diverses capitales de l’Europe, véritablement pleine. Mais comme notre drame est tout entier dans la jeune dame blonde qui avait cédé à l’enfantin caprice de sa fillette, nous ne nous occuperons que de Petite-Reine et de sa mère.

Entrées les premières, elles étaient naturellement au premier rang, et le parcimonieux éclairage de la scène tombait d’aplomb sur elles. Il est probable que les trois quinquets servant de rampe et de lustre au Théâtre Français et Hydraulique n’avaient jamais envoyé leurs fumeux rayons à rien de si exquis. L’enfant était gracieuse adorablement, mais la jeune mère était plus gracieuse encore.

Certes, le lecteur n’a pu supposer que nous ayons eu l’idée folle d’introduire, pour lui, une grande dame dans la baraque de madame Canada. Madame Lily, ou, comme on l’appelait encore dans le quartier Mazas, la Gloriette n’était ni comtesse ni baronne ; elle tenait même, et par plus d’un côté très apparent, à la classe populaire ; mais il y avait dans son maintien quelque chose de si net et de si décent ; sa toilette, très simple, portait un cachet si modestement mesuré, et en même temps si élégant, malgré l’humble valeur des objets qui la composaient, qu’on eût hésité, en conscience, à la ranger dans la catégorie des simples ouvrières.

Elle portait haut, sans le vouloir, sans le savoir aussi ; elle était « distinguée » en dépit du petit cabas qui lui pendait au bras, car, il faut bien vous le dire, elle était venue à la barrière du Trône tout exprès pour acheter son dîner un peu moins cher que dans Paris.

Elle était jolie tout uniment et si franchement que son aspect épandait une joie. Il y avait en elle un délicat rayonnement de vie et de jeunesse à peine voilé par une nuance de mélancolie, qui n’était pas sa nature même, et qui trahissait à demi le secret d’un malheur fièrement supporté.

Pourquoi l’appelait-on la Gloriette ? vous croirez l’avoir deviné quand je vous aurai dit que l’homme au teint bronzé, cette manière de nabab qu’Échalot appelait le marchand d’esclaves, assis non loin d’elle, n’osa point lui adresser la parole, malgré sa pauvre robe noire, coton et laine ; son châle également noir, qui n’était pas même en vrai mérinos, et son chapeau dont le taffetas avait des reflets un peu fauves.

Non, ce n’était pas pour cela ; ce n’était pas non plus pour le regard presque toujours souriant, mais parfois si hautain de ses grands yeux noirs, délicieux contraste à sa blonde chevelure.

Un matin, et il y avait déjà longtemps, Petite-Reine ne marchait pas encore, on avait vu madame Lily monter en fiacre avec une robe de soie et un châle qui pouvait bien être un cachemire.

Le châle et la robe n’avaient jamais reparu, et cette banque populaire qui porte un si drôle de nom : le mont-de-piété, savait sans doute ce que la robe et le châle étaient devenus. Ce n’était pas encore pour cela, non.

Les voisins de madame Lily l’appelaient la Gloriette, à cause de Justine, sa chère gloire, sa fille, son trésor chéri, qui avait aussi l’honneur d’un surnom : Petite-Reine. Il faut d’ordinaire la fortune, le talent ou le vice pour émouvoir les cancans d’un quartier de Paris. Madame Lily était très pauvre ; elle n’avait aucun talent connu, elle vivait seule et rigoureusement retirée. Pourtant Dieu sait que son quartier s’occupait d’elle.

On était parvenu à savoir vaguement quelques couplets d’une légende dont elle était l’héroïne.

Elle venait de très bas — de si bas que beaucoup se demandaient si elle n’était point un peu princesse.

Pour trouver sa patrie, il fallait passer la Seine, et remonter le boulevard de l’Hôpital. Au-delà de la barrière d’Italie, il existait alors une ville étrange, toute composée de chiffonniers qui s’étaient bâti des maisons avec l’impossible.

Cette ville avait des quantités de noms. Elle s’appelait Babylone, Pékin-la-Guenille, le Camp-des-Aristos, la Garouille, la Californie, ou la vallée de Cachemire, au choix.

Quatre ou cinq ans en ça, il y avait dans cette cité de la misère parisienne toujours prête à se railler elle-même une jeune fille belle comme les amours et qui n’avait jamais porté la hotte, occupée qu’elle était du matin au soir à servir les habitués de la Maison-d’Or.

La Maison-d’Or de Pékin-la-Guenille, bien autrement achalandée que l’établissement du même nom, situé boulevard des Italiens, était une grande masure, construite avec des os, de la boue, du papier, des tessons de bouteille et des copeaux. Nous citons seulement les principaux matériaux ; en soumettant ses murailles à l’analyse, on eût trouvé d’incroyables fantaisies. Le toit était presque entièrement formé de vieilles semelles, disposées avec art comme les écailles des poissons. Au-dessus de la porte se trouvait un squelette de chat qu’on avait employé comme moellon de son vivant et que le temps avait proprement disséqué.

La Maison-d’Or était tenue par Barbe Mahaleur, dite « l’Amour-et-la-Chance », ancienne guitariste, présentement cabaretière, sage-femme non reçue par la Faculté et Mère des chiffonniers.

C’était une forte créature d’une cinquantaine d’années, taillée comme un homme et sabrée par la petite vérole. Elle avait les mœurs de la grande Catherine et battait cruellement ses Orloff. L’un d’eux cependant lui avait arraché l’œil gauche dans un moment d’humeur. Il lui manquait aussi la moitié de son nez qu’on disait avoir été mangée par un autre Potemkine. Cela ne l’empêchait pas d’être belle femme.

Elle régnait sur les naturels de Pékin-la-Guenille par l’admiration et la terreur. On la respectait, on la prenait pour juge ; en ces occasions, elle se montrait baroque, mais équitable, à la façon du roi Salomon, rendant cet arrêt d’un goût douteux qui fonda sa renommée de jurisconsulte.

Elle accouchait d’une main, versait la goutte de l’autre, faisait des avances sur tas d’ordures et pratiquait même, disait-on, la banque à la petite semaine : 20 pour 100 par mois, 240 pour 100 à l’année : ceci officiellement, mais, sous le manteau de la cheminée, on pouvait doubler le taux pour les emprunteurs scabreux, sans perdre la paix de la conscience.

Elle avait encore sa guitare dans un coin. Parfois, quand le respect public lui avait offert trop de « marc », elle décrochait l’instrument redoutable et chantait des airs de Jean-Jacques Rousseau de Genève.

Il fallait alors applaudir à tour de bras ou s’en aller : Barbe Mahaleur n’aimait pas les tièdes.

Il se trouvait à Babylone des crédules pour aller répétant qu’elle possédait dans Paris, plus de cinquante mille livres de rentes en immeubles.

Barbe Mahaleur avait pour esclave une fillette sauvage qui cachait dans un fouillis énorme de cheveux blonds une petite figure pâlotte, illuminée par une paire de grands yeux noirs. On s’étonnait que Barbe n’eût pas encore estropié Lily, son esclave ; Barbe ne la maltraitait même pas beaucoup, mais elle la faisait travailler rondement. Elle l’appelait tantôt ma fille, tantôt ma nièce, tantôt la Vacabonne.

Parmi les sujets de Barbe Mahaleur personne n’était positivement fixé sur la question de savoir quelle sorte de lien existait entre la Vacabonne et sa souveraine.

En ce même temps, c’est-à-dire vers 1847, l’hôtel Corneille possédait le plus magnifique étudiant qui eût ébloui le pays Latin depuis bien des années. L’hôtel Corneille était encore à cette époque sans rival au quartier des écoles pour la richesse de ses appartements, et la prodigalité de sa table d’hôte. Il y avait des chambres à 50 francs par mois et l’on pouvait y dépenser 3 francs 50 à son dîner.

Depuis, ces prix ont été dépassés dans des établissements moins historiques.

Le lion latin dont nous parlons avait nom Justin de Vibray. Il était beau insolemment, à la façon des soldats et des femmes ; il était jeune, robuste, spirituel, généreux, noble de naissance et riche.

Il venait je ne sais d’où en Touraine. Bien rarement ces princes éblouissants de la jeunesse sont enfants de Paris. Ils arrivent exubérants de sang et de sève ; Paris casse leurs angles comme la mer fait pour les galets ; Paris les pâlit, les calme et les forme ; Paris les met à ce point de rondeur et d’uniformité qu’il faut avoir pour entrer dans un des casiers de la vie commune.

Un notaire doit être préalablement taillé comme un diamant, mais non pas à facettes.

Justin, diable à quatre s’il en fut, avait le triple talent du Béarnais et bien d’autres. Il eut l’honneur d’être, pendant des semaines et des mois, la coqueluche de mesdames les étudiantes, ce qui ne l’empêcha point de passer ses premiers examens avec succès ; car il y avait de l’étoffe, en vérité, chez ce beau garçon-là. Il avait fait d’excellentes études ; il pouvait mener de front le travail et le plaisir.

Un jour, il disparut à la fois de l’hôtel Corneille, des cours et même de la Chaumière.

On parla de lui l’espace de trois bals. Au dernier, il fut raconté qu’on l’avait rencontré au bois avec une femme qui était un miracle de beauté.

Le bois est loin de l’Odéon. Ce devait être une duchesse, on chercha un autre roi du billard et des chopes.

Mais Justin de Vibray ne fut pas oublié ni remplacé, car il arriva quelque chose comme après la mort d’Alexandre le Grand : l’empire du Prado se divisa, et les successeurs de Justin luttèrent en vain contre le souvenir de ce hardi jeune homme, si brave, si doux, qui avait l’amitié de tous les hommes et l’amour de toutes les femmes.

Ce n’était pas une duchesse qui l’avait enlevé.

À la veille de passer un examen, Justin était sorti un matin de bonne heure, son Rogron sous le bras. Il voulait du calme et de la solitude ; au lieu donc de franchir la grille du Luxembourg, il avait pris le boulevard d’Arcueil, derrière l’Observatoire et s’était plongé dans la lecture des cinq codes expliqués.

Il allait ainsi droit devant lui, sans regarder. Au bout d’une demi-heure de marche, ayant levé les yeux par hasard, il poussa le même cri que Christophe Colomb à la vue de la terre des Antilles. Justin avait découvert Babylone.

Un instant, il resta ébahi devant cette prodigieuse capitale. Paris, l’implacable bouffon, met du comique jusque dans la misère. Ce bivouac des sauvages de Paris se présentait gaillardement au regard avec ses maisons fantastiques et sa population, dont à cette heure matinale rien ne peut donner une idée. L’harmonie ne manquait point entre les masures, ruines âgées de quelques semaines, qui semblaient avoir été bâties selon un parti pris de moquerie burlesque, et les loques ambulantes qui grouillaient dans les rues. Il y avait là tels négligés de chiffonnières qui eussent brisé le crayon dans la main de Daumier.

Comme Justin était en admiration devant les excentricités architecturales de la Maison-d’Or, palais de Barbe Mahaleur, celle-ci sortit, demi-nue et n’ayant pour cacher les effrayantes séductions de son torse qu’un mouchoir cholet en lambeaux. Un képi coiffait la révolte de ses cheveux grisonnants, et ses jambes d’hercule étaient chastement couvertes par un petit torchon, rattaché autour de ses reins.

Elle appela Lily d’une voix de clairon enrhumé ; Justin attendit, espérant une apparition encore plus grotesque.

L’enfant qui se montra sur le seuil, vêtue d’une misérable robe d’indienne frangée et d’un pauvre mouchoir de cou, à jour comme une dentelle, glaça le rire sur ses lèvres.

Et pourtant l’enfant souriait. Il n’y avait en elle, évidemment, ni regret d’une meilleure existence ni désir d’une autre vie.

Mais elle était si belle, cette enfant, que Justin en eut le cœur serré.

Barbe Mahaleur lui donna une bonne tape sur la joue en manière de caresse, et lui mit quatre sous dans la main en disant :

— Va me chercher du câblé, petite vache !

Ce dernier mot était doux comme une caresse.

Le gros câblé ou carotte double est le tabac à chiquer le plus fort. Cette Mahaleur était portée sur sa bouche.

Lily partit en courant. Je ne sais pourquoi Justin la suivit.

Certes, il ne prétendait point lier connaissance avec cette fille en haillons : « la petite vache ». Oh ! certes !

Pour gagner la route d’Italie, il y avait un long et tortueux couloir, bordé par de grands murs sans fenêtres, formant le derrière de plusieurs usines. Deux personnes de corpulence ordinaire auraient eu peine à passer de front dans ce défilé.

À moitié chemin, Lily se rencontra face à face avec un très beau chiffonnier en grande tenue, le crochet à la main, la hotte sur le dos. C’était Payoux, dit la Tulipe-de-Vénus, qui avait l’honneur d’être le favori actuel et régnant de Barbe Mahaleur. Il revenait de sa tournée avec une pointe de chambertin à trente centimes.

— Tiens, fit-il, en rejetant son crochet dans sa hotte, v’là l’agneau ! Il y a longtemps que je te guette ; on va rire ensemble à la fin !

Il n’eut qu’à ouvrir le bras pour barrer le passage. Lily voulut se rejeter en arrière, il la saisit et lui planta un gros baiser sur les lèvres.

Après quoi il poussa un cri et tomba assommé.

Justin l’avait abattu d’un seul coup de poing.

Pourquoi cette absurde violence ? Voilà ce que Rogron, l’acharné explicateur, n’aurait pas su expliquer.

Justin avait assommé ainsi de parti pris et restait plus étourdi que la bête terrassée.

Il était pâle, mais ses tempes battaient, et il y avait du rouge à ses yeux, qu’il frotta pour voir clair.

Il s’éveilla, son Rogron sous le bras, entre l’homme couché comme un bœuf qui a reçu le coup de massue, et la fillette, évanouie ni plus ni moins qu’une demoiselle en mousseline blanche.

Mais les évanouissements des demoiselles en mousseline blanche durent longtemps ; celui de Lily fut juste d’une demi-minute. Elle rouvrit ses beaux yeux, regarda Payoux couché dans la boue, puis Justin, et sourit en disant :

— J’ai eu grand-peur, merci.

Elle avait une voix douce, dont les basses cordes vibraient et pénétraient.

Justin ressentait en lui-même une angoisse vague. Sa pensée vacillait comme s’il eût subi une sorte d’ivresse. Il avait confusément conscience du ridicule impossible de cette aventure et cependant il dit :

— Voulez-vous venir avec moi ?

— Je veux bien, répliqua Lily sans hésiter.

Cette réponse ne choqua point Justin. Et, en vérité, les yeux de Lily qui étaient fixés sur les siens avaient la limpidité d’un regard d’ange.

Il marcha devant ; elle le suivit d’un pas vif et gracieux.

Un fiacre passait. Justin l’arrêta et l’ouvrit.

— Où allons-nous ? demanda Lily, qui bondit sur le marchepied.

Le cocher riait ostensiblement.

— Je ne sais pas, répondit Justin, rouge de honte.

Lily fit comme le cocher, elle se mit à rire et ajouta :

— La tireuse de cartes m’avait dit que je m’en irais, je m’en vas. D’abord Payoux me faisait trop peur.

Justin monta à son tour, après avoir donné son adresse au cocher.

Quand il fut assis auprès de la fillette, il éprouva un inexprimable embarras. Loin de calmer cet embarras, la surprenante tranquillité de Lily l’augmentait.

— On est bien ici, dit-elle, dès que les chevaux s’ébranlèrent. C’est la première fois que je vais en voiture.

Et comme si elle eût voulu mettre le comble à la détresse de Justin, elle ajouta :

— Les conducteurs d’omnibus ne me laissent pas monter.