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L’Avaleur de sabres/Partie 1/Chapitre 04

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Laffont (p. 208-214).
Première partie


IV

Café noir


— Tu veux toujours faire à ta tête, blanc-bec, dit madame Canada à Saladin qui rentrait dans la coulisse les sourcils froncés et la tête basse.

— L’avalage du sabre, ajouta Similor sentencieusement, est une mécanique qui plaisait à nos ancêtres, ça passe au troubadour démodé comme la guitare et la comédie.

— Toi, Amédée ! s’écria le miséricordieux Échalot, tu ne saurais jamais dire un mot agréable à l’enfant. Il est fautif d’avoir ostiné madame Canada, qu’est ici l’image de l’autorité, mais pour du talent, n’y a pas beaucoup d’artistes en foire qu’en soient comblés davantage par la Providence, ajoutée à l’éducation !

Saladin regarda du même œil rond, effronté et hautement dédaigneux ceux qui l’attaquaient et celui qui le défendait.

Il remit sa jaquette, alluma sa pipe et sortit sans répondre un seul mot.

Une fois dehors, il fit le tour de la baraque, jusqu’à ce qu’il eût trouvé une large fente entre les planches. Il mit l’œil à cette fente, et regarda Petite-Reine. La pluie qui commençait à tomber ne le chassa point.

— Ah ! fit-il au bout de plusieurs minutes, je suis laid !… La drôle de petite marionnette ! Je lui fais peur ! La voilà qui rit, maintenant qu’elle ne me voit plus. C’est bon.

La représentation, cependant, s’achevait. En conscience, il y en avait largement pour deux sous. Cologne, la clarinette, parut en géant, Atlas, le bossu, dansa la polichinelle, et madame Canada fit la mère gigogne. La séance se termina par les prestiges hydrauliques qui étaient des ombres chinoises.

Quand Lily emmena Petite-Reine enchantée, la pluie tombait à torrents. Le pair de France étranger allait peut-être enfin proposer ses services, mais il fut prévenu.

— Vous faut-il une citadine, ma belle dame ? demanda, sur la plate-forme même, un jeune gars en jaquette, qui toucha son bonnet grec élégamment.

Lily jeta un regard désolé sur la toilette de Petite-Reine qui dit :

— Par exemple celui-là est bien gentil !

Sur un geste de Lily, le jeune garçon sauta en bas des marches, c’était l’intrigant Saladin.

Deux minutes après, il revenait avec une voiture.

Lily le remercia et monta dans la voiture. Petite-Reine lui sourit par la portière.

— Vous allez ? demanda Saladin.

— Rue Lacuée, 5, place Mazas.

Saladin répéta au cocher :

— Rue Lacuée, 5, place Mazas.

Il rentra tout pensif dans la baraque, où madame Canada disposait déjà, au beau milieu de la scène, une vieille porte sur deux tréteaux.

C’était la table où fut servie la soupe aux choux.

Chacun s’assit autour de la table, savoir, la directrice et son état-major sur des chaises, les autres comme ils purent, qui par terre, qui sur le tambour, qui sur quatre bouteilles, supportant une ardoise.

Chacun eut une bonne assiette de soupe.

La soupe formait le repas réglementaire fourni par le gouvernement.

Après la soupe, l’administration ne devait rien, mais tout pensionnaire gardait le droit imprescriptible de se procurer à lui-même n’importe quelle douceur à l’aide de ses économies.

Ainsi le bossu grignota deux sous d’arlequins qu’il était allé acheter de grand matin, à pied, rue de Sèvres, où les arlequins sont bons et pas chers ; Cologne dévora un demi-pain de munition, beurré de graisse à friture, et mademoiselle Freluche mangea une vaste brioche en mordant un oignon cru.

Il y a toujours de l’élégance dans l’appétit des dames.

L’état-major, composé de madame Canada, d’Échalot, de Similor et de Saladin, qui passait pour l’héritier présomptif de l’établissement, avait à partager le fond de la marmite : savoir un petit morceau de lard, quatre queues de mouton, une saucisse et des choux.

Similor, nature brillante, mais égoïste, avait du vin dans un cruchon de Vichy. Il n’en offrit à personne. Échalot, au contraire, muni d’une bouteille de cidre à quatre sous en versa à madame Canada, puis à Saladin, qui ne le remercia pas.

Le Théâtre Français et Hydraulique était un établissement considérable. Outre la baraque en planches vermoulues qui laissaient passer fidèlement le vent et la pluie, il y avait les bancs qui ne tenaient plus, le tambour, la caisse, la clarinette, le trombone, les ombres chinoises et autres meubles industriels, plus les sabres de Saladin et la corde de mademoiselle Freluche. Il y avait, en outre, une énorme voiture, sorte de maison roulante chargée de faire voyager tout cela et un cheval mourant qui traînait la voiture. Il se nommait Sapajou.

Encore ne parlons-nous point du tableau, troué comme une écumoire, qui portait l’illustre signature de Cœur-d’Acier.

Madame Canada faisait volontiers ce raisonnement :

— Je ne retirerais pas cent écus du tout, mais s’il me fallait l’acheter je n’en serais pas quitte pour trois mille francs.

Les ruines ont ainsi leur valeur mélancolique.

La pluie mettait un terme aux représentations pour ce soir. Quand le repas fut achevé, madame Canada dit :

Campo ! chacun a ses habitudes, pas vrai ? Rentrez seulement de bonne heure, rapport à ce que demain matin on commence le déménagement au petit jour.

— Où va-t-on aller ? demanda Cologne.

— Si quelqu’un veut te tirer les vers du nez à ce sujet, répliqua fièrement la directrice, tu répondras que tu l’ignores, imbécile !

Les pensionnaires de madame Canada se dispersèrent aussitôt, et allèrent chacun à ses habitudes.

Le vice est hors de prix, à Paris ; ils sont plus pauvres que Job, et pourtant ils ont des vices. Comprenez-vous cela ? Ils boivent, ils jouent, ils mènent des intrigues d’amour. Comment ! Cologne ? oui certes et Atlas aussi, Poquet, dit Atlas, le bossu ! Le trombone ! qui vous donnerait une palette de son sang pour vingt sous !

Poquet entretient une dame !

Quelque part, tout au fond de l’inconnu, il est des trous enfumés pleins de moite chaleur et bourrés d’asphyxies, ou vous tomberiez morte au bout de dix secondes, madame, mais où l’on s’amuse autant et mieux que chez vous.

Il y a là des élégances relatives, des raffinements qui font peur, des galanteries, des comédies.

On vit, on pêche, on aime, on trahit comme chez votre voisine ; c’est un monde, un vrai monde. Et tenez ! l’amante du trombone bossu lance sous la table des coups de pied à écorcher les grandes jambes de Cologne qui est idiot, mais géant.

Vous voyez bien que c’est le monde !

Similor eût rougi de descendre jusque-là. Il gagnait régulièrement la poule à un petit estaminet de la barrière et y faisait des dettes.

Personne ne savait où allait Saladin.

Mademoiselle Freluche se promenait comme Diogène, mais sans lanterne.

Aujourd’hui, mademoiselle Freluche et Saladin restèrent à la baraque.

Saladin était toujours songeur, mademoiselle Freluche avait sommeil.

Madame Canada et son Échalot, personnes rangées, se retirèrent dans leurs appartements. Ils couchaient dans la grande voiture, ainsi que Similor et Saladin. Leur chambre, large et longue comme deux cercueils, à peu près, pouvait se clore. Ils s’enfermèrent.

Ils vous avaient là-dedans des airs heureux. C’étaient de bonnes gens, et ils s’aimaient.

— Amandine, dit Échalot, nous avons à compter et à causer ; si nous nous lâchions le café noir, en qualité d’extra, et sans en prendre l’habitude ?

— Gros gourmand ! répondit madame Canada, qui avait déjà l’eau à la bouche. Va pour le café noir.

C’est ici un art éminemment parisien que de préparer le café. On a pour cela des ustensiles ingénieux et charmants, des bijoux qui laissent voir l’eau en ébullition au moment où elle saisit les parfums de la poudre favorite. J’ai vu des mains savantes et des mains charmantes toucher à la cafetière.

Je vais vous dire comment madame Canada faisait son café.

Pendant qu’Échalot comptait des sous et des pièces blanches dans un boursicot de cuir et traçait des chiffres sur un papier gras, Amandine ouvrit sa malle et y prit une feuille de chou contenant un bon tas de ce mortier compact qu’on appelle du marc, et que les garçons de café revendent aux viveurs peu favorisés par la fortune.

Ce marc, soit dit en passant, a déjà servi deux fois. Aussi madame Canada en prit-elle à pleines mains comme si elle eût voulu gâcher du plâtre.

Elle le mit dans un poêlon avec un oignon brûlé, une pincée de poivre, et une gousse d’ail. Sous le poêlon, elle alluma du feu dans un réchaud qui boitait. Puis, ayant versé deux verres d’eau sur ce ragoût, elle se mit à remuer le tout avec une cuiller de bois, qui avait écumé la soupe.

Les Spartiates n’auraient certes pas voulu de ce brouet, mais, aussitôt que la chaleur du feu en dégagea les premiers effluves, les narines d’Échalot se dilatèrent énergiquement.

Il cessa de manier ses gros sous et dit avec émotion :

— Ça n’a pas cette odeur-là dans les établissements publics. Tout est meilleur et moins cher dans le sein de la famille. Dieu m’avait créé pour les plaisirs purs et l’agrément du chez soi, adouci par une honnête aisance. Ah ! que de belles années perdues, mon Amandine ! si on s’avait rencontré plus tôt avec la sympathie qu’on nourrit mutuellement l’un pour l’autre, on aurait semé dès sa jeunesse une situation assurée pour plus tard, à se récolter dans la maturité de l’âge.

Madame Canada laissa tomber dans le poêlon un bout de cervelas et un bon petit morceau de gruyère qu’elle avait retrouvés sous sa main. Un vaste soupir souleva sa poitrine.

— J’en ai prodigué des ressources avec feu Canada ! murmura-t-elle. Toutes les voluptés n’étaient pas assez pour nous. Égaux par le physique, on y mélangeait l’inconstance réciproque, à droite, à gauche, lui avec les bourgeoises les plus huppées de l’aristocratie et du commerce, moi avec des militaires gradés et des chefs d’établissement, mais sans jamais manquer à l’honneur ! C’est l’existence de l’artiste, emporté par ce tourbillon déréglé de ne jamais penser qu’à sa bouche, bals, fêtes et cafés-concerts ! Rien qu’en tabac on aurait nourri un enfant. Et des raisons, quand on revenait à la baraque, un peu lancés tous deux ! Et des coups aussi, que feu Canada n’avait pas honte de frapper une pauvre femme comme moi dans sa faiblesse !

Échalot la regardait avec admiration.

— J’ai fréquenté les salons de la noblesse, dit-il, avec Similor, du temps des Habits Noirs où nous avons trempé, quoique toujours délicats, mais pour avoir trouvé une comtesse qui s’exprime avec ta facilité, Amandine, jamais ! Si ce Canada t’avait affrontée devant moi…

— Oh ! fit la directrice, qui eut un pacifique sourire, pas besoin, merci. À ces époques-là, je faisais le travail des poids. Canada était bel homme, mais il n’a pas duré contre moi… Que trouves-tu à la balance ?

— Soixante-trois francs quatre-vingts centimes pour les vingt et un jours, répondit Échalot, c’est maigre.

La bouillie de marc était chaude. Madame Canada la versa dans un mouchoir à carreaux qui lui servait de coiffure quand elle n’avait pas sa perruque d’étoupe.

— Le temps n’est plus à faire de l’or dans la capitale, dit-elle. Faut s’y montrer pour ne pas perdre son rang, mais c’est la province qui sustente les artistes… Tords-moi ça, Bibi !… En plus que des particuliers comme ton Similor et ton Saladin, c’est la ruine d’une entreprise honnête.

Échalot prit un des côtés du mouchoir sans répondre.

On tordit. Quelque chose de visqueux et de noir tomba dans une grande tasse ébréchée.

Cela vous eût fait fuir à l’autre bout du monde, mais Échalot et sa compagne se penchaient tous deux en avant pour ne rien perdre de la fumée odorante qui montait. Leurs visages souriants et avides se rencontrèrent. Ils échangèrent un baiser qui n’avait rien de sensuel, sinon à l’endroit du café.

— Parole ! il embaume, dit Échalot. Le poêlon gardait un petit goût de chou…

— C’est là le truc ! interrompit madame Canada avec triomphe. Faut toujours quelque chose pour donner du bouquet… Mets le couvert, Bibi.

Échalot se hâta d’obéir. Le boursicot et le livre de comptes furent serrés et remplacés par deux petites écuelles de terre brune, un carafon d’eau-de-vie et un cornet de papier gris contenant de la cassonade.

Le carafon, hélas ! était presque vide.

Le contenu de la tasse ébréchée remplit les petites écuelles jusqu’aux bords.

— C’est le sec qui est court ! fit Échalot en regardant le carafon.

Madame Canada eut un sourire.

— On va curer le puits ! dit-elle. C’est le dernier jour. Voyons voir ce qu’il y a au fond des bouteilles.

Cinq bouteilles étaient couchées sous le lit, reliques de bombances passées : une de cassis, une de parfait-amour, une d’élixir-des-braves, une de crème de Vénus, une de bière. On passa de l’eau dans toutes, on rinça, on décanta dans le carafon, et le niveau de « la goutte » monta sensiblement.

Philémon Échalot et Baucis Canada s’assirent alors en face l’un de l’autre, le cœur content, la conscience légère, et firent deux parts de la cassonade terreuse qui descendit en bouillonnant dans les écuelles.

Le café, savouré à petites gorgées, fut proclamé délicieux. Quand les tasses furent à moitié, on y versa les rinçures, qui, à leur tour, méritèrent un éloge sincère et attendri.

La pluie faisait rage au-dehors. Le poète Lucrèce l’a dit en beaux vers bien dogmatiquement égoïstes : « Qu’il est doux, quand la grande mer est agitée par la tempête, qu’il est doux d’être au port, et de suivre le danger des malheureux ballottés par la tourmente ! »

Ah ! le philosophe !

Philémon et Baucis écoutaient les tapages de l’averse et traduisaient à leur manière le distique du poète bourgeois.

— Nous sommes bien clos, disait la Canada.

— Bien couverts, ajoutait Échalot.

— Tant pis pour les gens qui se mouillent !

Ensemble ils imprimèrent à leurs tasses ce mouvement de rotation qui permet de boire la dernière goutte.

— Amandine, soupira Échalot, j’ai une idée qui me trotte dans la tête.

— Moi de même, répliqua vivement madame Canada. Depuis quand, la tienne ?

— Depuis ce soir.

— La mienne aussi.

La boîte qui servait de chambre au jeune Saladin était contiguë à l’armoire habitée par Philémon et Baucis.

Saladin était brûlé à son estaminet dont le maître lui avait présenté sa note. Il passait forcément dans son trou cette dernière soirée et n’avait pas sommeil. L’odeur du gloria pénétrant à travers les fentes de la cloison lui inspira quelques jalouses pensées qu’on trouverait aussi dans Lucrèce, puis il se mit à écouter pour tuer le temps.

Voici ce qu’il entendit :

— Mon idée, reprenait Échalot, c’est que Saladin était un amour quand il avait cinq ans. Il faisait recette.

— Et Freluche au même âge ! s’écria madame Canada. Quel chérubin ! Elle valait cent sous par jour à la moyenne !

— Nous partons pour une tournée de province.

— En province, les enfants font toujours de l’argent.

— Quand ils sont jolis…

— Comme la minette de ce soir, hé ?

Ce fut madame Canada qui dit cela. Échalot lui prit les deux mains et les serra en murmurant :

— Tu es supérieure à ton sexe par la capacité, Amandine !

— Je donnerais cinquante francs, s’écria la directrice, à qui m’apporterait un ange pareil !

Saladin se redressa de l’autre côté de la cloison.

— Bah ! fit Échalot, c’est des rêves… personne ne nous apportera cela.

— Il y a quelquefois des mères dénaturées…, fit Amandine. Allons nous coucher, la Chandelle s’use.

Saladin passait ses mains maigres dans les grandes masses de ses cheveux. Lui aussi avait son idée.

Il s’assit sur le pied de son lit.

— Bonne nuit, Bibi, dit la Canada.

— On pourrait aller jusqu’à cent francs, repartit Échalot. Dors bien, mon Amandine.

— Cent francs, répéta Saladin, c’est une affaire… Ah ! je suis laid !… Perruche !

Il réfléchit et un sourire méchant vint à sa lèvre pendant qu’il ajoutait :

— Gagner cent francs… et se venger ? ça serait drôle !