Aller au contenu

L’Avaleur de sabres/Partie 1/Chapitre 15

La bibliothèque libre.
Laffont (p. 288-295).
◄  Justin
Première partie


XV

Vente de Lily


Quand Médor avait descendu l’escalier naguère sous le coup de son premier étonnement, son dessein n’était autre que d’attendre Lily en bas, sur le pas de la porte. Lily ne sortait jamais ; elle devait être quelque part aux environs, guettant peut-être son retour à lui, Médor, qui, de son propre aveu, était en retard.

Mais sur le pas de la porte, il trouva la voisine qui s’était montrée discrète et charitable lors de l’arrivée de Justin.

Cette voisine, pour se dédommager, avait rassemblé là une demi-douzaine de commères des deux sexes et racontait, avec force embellissements, l’équipée de la Gloriette.

— On ne peut pas toujours pleurer, disait-elle, et puis le monsieur appartient peut-être à la haute administration. On dit que les chefs font comme ça de jolies connaissances, sans bourse délier et rien qu’en chantant : « J’ai le bras long, ma petite mère » sur l’air de Ma Normandie, je me brûle l’œil au fond de la rivière. Faut bien rire un peu, dites donc ! n’empêche que la Gloriette était en déshabillé, pas gênée du tout, vis-à-vis du monsieur, préfet ou marquis, tiré à quatre demi-cents d’épingles, avec barbe moderne et cheveux coiffés par le perruquier, tout ça noir, mais noir ! noir ! que le cocher avait une perruque blanche, à treize boudins, et le valet de pied pareillement de même, en plus que les chevaux étaient harnachés de cuir verni avec toutes les boucles en or, et des peintures aux portières : sauvages qui tenaient des massues et supportaient une couronne au-dessus du blason, Ça s’appelle comme ça, je l’ai su à l’Ambigu. Et que le grand seigneur a donné la main noblement à la Gloriette qui faisait ses manières. Et fouette cocher, ni vu ni connu, au galop pour l’île d’Amour ou autre, à Asnières, quarante francs par tête… voilà !

Les gros poings de Médor s’étaient fermés deux ou trois fois pendant cette conférence, et s’il n’avait assommé purement et simplement l’éloquente voisine, ce n’était pas faute de bonne envie.

La pensée de Justin — l’homme du château — l’avait fait remonter.

Il était revenu à Justin, comme si celui-ci eût pu lui fournir des renseignements. Peut-être encore, car il y avait un sentiment mauvais dans le cœur du pauvre Médor, avait-il voulu infliger à Justin une part de la peine qu’il éprouvait lui-même si cruellement. Médor s’arrogeait le droit de punir celui qu’il jugeait coupable.

C’était une honnête et brave créature. Était-il à son insu et ne fût-ce qu’un peu le rival de Justin ? Personne moins que lui n’aurait pu le dire. Son dévouement, il est vrai, ressemblait à un culte, mais n’oublions pas que cette religion avait sa source dans sa reconnaissance d’abord, ensuite dans sa pitié.

— Celle-là est trop malheureuse ! avait-il dit.

Quelque chose de souverainement tendre, qui comportait en soi la sollicitude maternelle, l’abnégation de l’esclave et l’ardent respect des amours chevaleresques, était venu se joindre à la gratitude et à la compassion.

Le tout formait une passion profonde, mais désintéressée splendidement, qui emplissait le cœur entier du pauvre diable.

Quand il se vit en face de Justin évanoui, il éprouva une grande surprise.

— Il l’aimait donc bien ! se dit-il.

Après quoi il se demanda :

— Mais, s’il l’aimait, pourquoi l’a-t-il abandonnée ?

Le bon Médor n’avait pas en lui ce qu’il faut pour répondre à ces questions subtiles qui embarrassent parfois les philosophes. Le plus pressé était de secourir Justin ; Médor s’y employa de son mieux.

— Paraît que c’est mon état, pensait-il avec un reste de rancune : soigner ceux que j’aime et aussi ceux que je n’aime pas !

Comme médecin, Médor n’en savait pas très long. Il jeta de l’eau au visage du malade qui demeura immobile.

Nous l’avons dit, Justin était très remarquablement beau. Tout en travaillant à sa guérison, Médor le considéra d’abord d’un œil qui n’était rien moins que bienveillant.

Pour lui, cet « homme du château » était trop blanc, trop semblable à une femme, malgré la soyeuse moustache qui frisait au-dessus de sa lèvre. Il avait la taille trop mince et les cheveux trop doux.

— Ça n’est pas le même monde que nous, se disait-il, ça n’a que du bonheur dans la vie et ça fait le malheur des autres : c’est trop joli !

Mais les yeux de Justin s’ouvrirent, et Médor s’étonna d’être ému.

Il pensait :

— Elle l’aime, elle doit l’aimer ! Il a la même manière de regarder que Petite-Reine.

Justin reprit complètement ses sens au bout de quelques minutes. Il interrogea. Médor fut tout étonné lui-même de la douceur qu’il mettait désormais dans ses réponses.

Cela venait de ce que Justin, en recouvrant le souvenir, lui avait dit :

— Je pense qu’aujourd’hui vous êtes plus fort que moi, l’ami. Vous eussiez bien fait de me casser la tête si j’avais mal parlé d’elle.

Justin lui avait ensuite tendu sa main que Médor avait touchée, non sans un reste de défiance.

Mais, au lieu du plaisir que le bon garçon s’était promis à frapper sur le cœur de l’homme du château, il mit malgré lui tous ses soins à diminuer le coup porté. Parmi les cancans de la voisine, il choisit celui qui laissait le plus d’espoir et l’exprima à sa manière.

— Voilà, dit-il, on ne sait pas. La tête n’a pas toujours été bien solide chez elle depuis l’événement. Il y avait donc une personne que j’ai accusée, moi, d’avoir volé l’enfant, un duc, à ce qu’ils disent. Ce n’est pas mieux bâti qu’un autre homme : cheveux et barbe noirs comme on n’est pas noir, remarquez ça, et peau tannée. Alors le particulier de la voiture où elle a monté répond à ce signalement… Attendez ! Je ne suis pas bien mon idée : c’était pour vous dire qu’elle a monté dans la voiture rapport à la recherche de l’enfant, uniquement, et non pas pour trahir l’amitié jurée avec vous, dont elle est incapable.

Justin lui tendit la main une seconde fois.

Il s’était assis sur le pied du lit.

— Et depuis l’événement, dit-il, jamais vous ne l’avez quittée ?

— Jamais je ne la quitterai, répondit Médor, à moins toutefois que je devienne un embarras pour la maison, en cas de maladie ou vieillesse.

— Parlait-elle quelquefois de moi ? demanda Justin.

— Elle comptait les jours. Moi, je ne lui disais pas mon idée, mais je ne pensais pas bien de vous.

— Vous aviez raison, répondit Justin avec une profonde tristesse.

— Savoir ! fit Médor complètement retourné. Quelqu’un qui dirait du mal de vous maintenant aurait affaire à moi. Quoi donc ! mieux vaut tard que jamais, comme on dit, et à tout péché miséricorde. N’y aurait qu’une seule chose…

Il s’arrêta et son regard devint sombre.

— C’est si vous en aviez épousé une autre là-bas ! acheva-t-il à voix basse après un silence.

Justin ne répondit que par un sourire.

— Alors, s’écria Médor joyeusement, va bien ! vous l’épouserez ! Et nous nous mettrons tous à chercher la petite. Moi, je serai ce qu’on voudra ; j’ai été chien : si on me veut pour domestique, tope ! Si on ne veut pas, quand l’enfant sera retrouvée, bonsoir les voisins, on peut toujours gagner du pain sec dans Paris, quand on a de bons bras et de la conduite. Je reviendrai voir madame Lily le dimanche, et je parie bien qu’elle m’offrira la soupe avec plaisir.

La main de Justin pesa sur son bras.

— Vous croyez donc qu’elle va revenir ? demanda-t-il.

La joie du bon garçon tomba, et il devint tout pâle.

— Comment ! balbutia-t-il, si je crois… Mais si elle ne revenait pas, où irait-elle ?

Il y eut un long silence. L’horloge de la gare de Lyon sonna ; Justin et Médor comptèrent dix coups. Ils se regardèrent.

L’inquiétude de Justin gagna Médor qui dit :

— Jamais rien de semblable n’est arrivé.

Ils attendirent encore une heure. Médor se mit à parcourir la chambre comme un lion va et vient dans sa cage.

Puis, s’arrêtant tout à coup en face de Justin qui semblait atterré.

— Ça l’a peut-être repris ! dit-il. J’entends sa folie !

Et il raconta à Justin, qui pleurait en l’écoutant, la scène qui s’était passée auprès de la grille de la rue Buffon : Lily apercevant le fantôme de Petite-Reine au pied d’un arbre, l’appelant des noms les plus tendres et secouant les barreaux que ses pauvres mains parvenaient à ébranler, puis, lui, Médor, escaladant la grille et trouvant le petit tas de feuilles sèches blanchi par un rayon de lune.

— Ça fit l’effet comme si c’était un coup de massue qu’elle recevait sur la tête, acheva-t-il, quand je lui dis la chose. Et plus d’une fois j’ai vu qu’elle retournait dans ces idées-là, voyant l’enfant partout.

Pendant qu’il parlait, minuit sonna.

Ils se levèrent. C’était le terme qu’ils avaient fixé tous deux, sans se communiquer leur pensée, pour limite extrême, au-delà de laquelle il n’était plus permis d’espérer le retour de Lily.

Médor tourmentait ses cheveux crépus, dont la racine était baignée de sueur.

— Un duc, murmura-t-il, ça peut être un coquin, surtout un duc américain ou autre. Sûr qu’il avait donné de l’argent à la voleuse d’enfants. C’est à moi-même que le factionnaire le dit. Moi, ça ne me gênerait pas de fricasser un duc s’il faisait du mal à la Gloriette !

— Où demeure-t-il, ce duc ? demanda Justin.

— Je ne sais pas, mais je saurai. En attendant, faut faire quelque chose. La plante des pieds me brûle.

Il descendit l’escalier en courant.

Justin resta encore quelques minutes dans la chambre solitaire, puis il sortit à son tour, sans savoir où il allait.

Il suivit le quai à pas lents ; il ne cherchait pas. À quoi bon chercher ? Un désespoir farouche lui oppressait le cœur. C’était comme un grand remords qui enveloppait jusqu’à sa mère.

— Lily m’a attendu quinze jours ! se disait-il pour la centième fois, car toutes les profondes douleurs se répètent et radotent ; elle m’a appelé dans la veille et dans le sommeil ; elle n’avait espoir qu’en moi, je ne suis pas venu, elle s’est lassée… et pouvait-elle savoir à quel point je l’aime, puisque moi, moi-même, je ne le savais pas !

C’était bien vrai. Hier, il ne savait pas. Il avait vécu triste, mais calme, au château de Monceaux, abrité en quelque sorte derrière l’autorité de sa mère.

Cette passion aventureuse, cet amour de jeune fou, attiédi d’abord par la possession tranquille, avait couvé durant l’absence. Il n’y avait pas eu explosion parce que Justin était homme à s’engourdir aisément, d’abord, et ensuite parce que l’idée restait en lui, la certitude de n’avoir qu’un pas à faire pour ressaisir le bonheur abandonné.

Ils sont nombreux, ceux-là qui, comme notre beau Justin, n’écoutent qu’à la dernière extrémité le murmure paresseux de leur conscience.

Mais maintenant la dernière extrémité était atteinte. Ils s’éveillent, ceux dont je parle, avec des douleurs de lion, ou bien ils s’affaissent lâchement sur le matelas morne de l’atonie.

Justin s’arrêta une fois au moment où il allait maudire sa mère.

Il sentait grandir en lui l’amour comme une fièvre.

Il revint le premier au logis de la Gloriette. Au bout d’une heure, l’espoir l’avait saisi au collet et il s’était dit :

— Elle est là peut-être, je vais la retrouver, m’agenouiller, et si ardemment prier qu’elle me pardonnera. Je lui donnerai ma vie, toute ma vie…

Et il s’élança courant sur le quai désert.

Médor, lui, courait depuis longtemps. Il n’avait ni plan ni but, il courait pour courir.

En courant, la colère lui venait souvent contre l’homme du château, mais il revoyait bientôt les grands yeux mouillés de Justin, et il s’apaisait jusqu’à avoir pitié.

Il fit une longue route. Et que de fois, imitant la pauvre folie de la Gloriette, ne crut-il pas voir, aux lueurs lointaines des réverbères une robe flotter dans la nuit — ou une forme couchée qu’il appelait et qui fuyait.

Il resta longtemps à rôder autour de la Morgue, cette funèbre salle d’attente qui effraye et fascine.

Dans cet immense Paris, combien de misères regardent la Morgue en tremblant, comme le grand roi Louis XIV avait froid dans la moelle des os, quand apparaissait à son horizon la blanche tour élevée au-dessus des caveaux de Saint-Denis !

Au jour, Médor rentra et trouva Justin tout seul, agenouillé devant le berceau.

La fatigue l’avait endormi là. Il tenait à la main le portrait, et sa tête reposait sur l’oreiller de Petite-Reine.

Médor s’assit et attendit l’heure où il est possible de voir un commissaire de police. Justin s’éveilla. Ils ne se parlèrent point. Avant de s’en aller Médor dit pourtant :

— Faudrait chercher un logement ; vous ne pouvez pas demeurer ici.

Les histoires qui datent de quinze jours sont vieilles dans les bureaux de police comme partout, mais ici un élément s’était rencontré qui avait rafraîchi sans cesse la mémoire du commissaire et de ses agents. Monsieur le duc de Chaves avait suivi l’affaire bien plus activement que Lily elle-même et son représentant Médor. Il avait donné de l’argent beaucoup, il en avait offert davantage, non seulement ici, mais aussi à l’administration centrale, et certes, si les recherches étaient restées infructueuses, il avait du moins fait tout le possible pour amener un meilleur résultat.

Après l’expédition manquée de la foire au pain d’épice, la Sûreté avait généralisé les battues, dans Paris et hors Paris. On avait excepté seulement de cette mesure les groupes de saltimbanques partis de la place du Trône avant l’enlèvement de la petite Justine. Nous n’avons pas oublié que le Théâtre Français et Hydraulique de madame Canada était précisément dans ce cas.

Monsieur le duc de Chaves était un homme influent et bien posé à tous égards, quoique ses mœurs un peu excentriques le tinssent éloigné des centres mondains. La préfecture avait mis les agents Rioux et Picard, qui connaissaient les débuts de l’affaire à la disposition du très habile inspecteur chargé de poursuivre les recherches. On avait réellement agi pour le mieux, mais la petite Justine était restée introuvable.

Et le renseignement donné par monsieur le duc à la Gloriette : ce départ d’une troupe de saltimbanques emmenant Petite-Reine en Amérique, qu’il fût vrai ou mensonger, ne lui venait ni de la préfecture, ni du commissaire de police. Médor n’allait pas, cette fois, chez le commissaire, pour avoir des nouvelles de Petite-Reine ; il n’y allait même pas pour déclarer la disparition de Lily. L’instinct lui disait qu’une pareille déclaration serait tout à fait inutile. Son but était plus aisé à atteindre ; il voulait savoir simplement l’adresse de monsieur le duc de Chaves.

Car, pour lui, le duc de Chaves et l’inconnu qui avait emmené Lily dans cette belle voiture armoriée étaient une seule et même personne.

Nous savons qu’il ne se trompait point.

Il eut l’adresse et se rendit incontinent à l’hôtel habité par monsieur le duc.

Là, il apprit que monsieur le duc et sa maison avaient quitté Paris, la veille au soir, pour retourner au Brésil.

Il parla timidement d’une jeune femme dont il essaya de tracer le portrait. On lui répondit que monsieur le duc était marié avec une très belle duchesse et on le mit à la porte.

Ce dernier détail emplit de doute et de trouble la cervelle du pauvre Médor. Sans ce dernier détail, il eût proposé à Justin de partir pour l’Amérique.

Il revint la tête basse. L’événement de la veille se présentait désormais à son esprit comme une énigme insoluble.

Quelques jours se passèrent. Médor avait gardé le silence vis-à-vis de Justin qui s’était logé dans le voisinage et venait tous les jours passer de longues heures auprès du berceau. Médor et lui ne se parlaient guère, ils avaient épuisé tout ce qui se pouvait dire.

Une fois, pourtant, Justin raconta sa rencontre avec Lily et l’histoire de leurs jeunes amours, non pas peut-être selon l’exacte vérité, mais telle que la colorait désormais son souvenir dévot, telle que la lui montrait sa passion agrandie.

Quand il arriva au voyage de sa mère en deuil, sa mère tant aimée, qui venait lui dire : « Je n’ai plus que toi, aie pitié de moi », Médor ressentit le plus terrible embarras qu’il eût éprouvé en sa vie.

Il ne savait plus dire c’est bien ou c’est mal, car l’amour d’une mère est compris par ceux-là mêmes que leur mère jeta dans un berceau d’hôpital.

Il prit pour Justin, suivant sa mère malgré l’appel du bonheur, ce respect qu’inspirent aux intelligences élémentaires les victimes de la fatalité.

Et quand il sut que Justin, pour obéir à cet autre cri : « Notre petite est perdue », avait abandonné aussi la solitude désespérée de sa mère, il joignit ses grosses mains et murmura :

— Il y a donc des heureux qui souffrent plus que nous !

Médor cherchait toujours, soutenu par un vague besoin d’espérer. Il alla un matin jusqu’à Épinay avec la pensée que, peut-être, Lily avait voulu revoir le paradis de ses jeunes tendresses.

Là-bas, les amours vont et viennent. On ne s’y souvenait même plus du petit ménage.

Justin, lui, s’engourdissait dans une apathie qui avait quelque chose d’ascétique. Il n’avait qu’une pensée et son silence même l’exhalait d’une façon chaque jour plus touchante. Le portrait photographié, cette douce femme qui berçait un nuage dans ses bras, était pour lui comme le symbole du sort actuel de Lily. Il la voyait cachée je ne sais où, courant les champs et les bois, au gré d’une folie paisible et chantant la chanson des mères au cher petit fantôme que son délire clément lui rendait.

Ou bien, il la voyait morte.

Morte ou folle, il l’entourait d’une idolâtrie si ardente que Médor attendri en recevait le contrecoup. Médor l’aimait maintenant.

En conscience, les propriétaires ne peuvent avoir égard à tous ces fades romans. Il faut les loyers payés. Au bout de trois semaines environ, vingt-quatre heures après les délais échus, un petit papier fut collé à la porte de la maison. Ce petit papier annonçait la vente de madame Lily.

Médor épelait difficilement, Justin ne voyant rien. L’affiche passa inaperçue pour l’un et pour l’autre.

Justin changeait beaucoup et pour ainsi dire à vue d’œil. Il devenait maigre et pâle, le bord de sa paupière s’enflammait, sa taille si élégante et si noble se voûtait comme celle d’un vieillard. Il y avait une chose singulière : chaque matin Médor le voyait arriver l’œil fatigué, mais ardent, la joue hâve, mais teintée par places, entre cuir et chair, de sourdes rougeurs qui ressemblaient à des meurtrissures.

À ce moment Justin portait haut ; il y avait en lui de l’exaltation et comme une lugubre gaieté.

De ses habits, qui allaient s’usant déjà et se souillant sans qu’il y prît garde, et de toute sa personne se dégageait une odeur particulière où l’on eût démêlé le parfum de l’anis, modifié par une pénétrante amertume.

Les gens comme Médor ont l’odorat peu sensible, et cependant le bon garçon s’était dit une fois ou deux :

— Il aura bu l’absinthe, faut bien se récœurer.

À mesure que la journée avançait, l’animation de Justin tombait. Il s’affaissait en quelque sorte d’heure en heure, régulièrement, jusqu’à ce qu’enfin son exaltation se fît complète atonie.

Le propriétaire était homme à ne négliger ni les usages ni même les convenances. Il ne fit procéder à la vente que le lendemain du délai légal.

Ce fut un grand coup pour Justin et pour Médor qui ne s’y attendaient ni l’un ni l’autre ; il sembla que c’était la fin de tout. Ils restèrent consternés devant les cinq ou six commères qui venaient acheter ; les paroles ne leur venaient point pour conjurer ou retarder une si misérable profanation.

Le lit de la Gloriette, le berceau de Petite-Reine, vendus !

Justin fut longtemps à trouver cette chose si simple :

— J’achète le tout.

Il voulut aussi garder la chambre à son compte, mais la chambre était louée.

Médor se chargea d’opérer le déménagement. Son pauvre cœur défaillait ; ses robustes jambes faiblissaient sous le moindre fardeau.

Justin l’aida, portant les meubles en pleine rue sans honte ni respect humain.

Vers la brune, tout ce qui avait appartenu à la Gloriette était dans le logement de Justin, qui dit à Médor :

— Vous êtes encore ici chez elle. Entrez, sortez à toute heure, selon votre volonté, comme si c’était votre maison.

Médor remercia et s’enfuit. Il étouffait. Justin resta seul.

Quand Médor rentra, il était onze heures avant minuit. Il ne vit rien d’abord et pensa que Justin dormait. La lampe qu’on avait oublié de remonter fumait et n’éclairait plus.

Mais quand ses yeux furent habitués à cette obscurité, Médor aperçut Justin couché tout de son long sur le carreau, l’œil ouvert, gonflé, sanglant.

Auprès de lui était le berceau qui avait été de nouveau disposé en autel. Sur les jouets de Petite-Reine le portrait de Lily reposait.

Entre les jambes écartées de Justin, il y avait une bouteille d’absinthe complètement vide.

— Ah ! ah ! fit Médor qui recula d’un pas comme on fait à l’aspect d’un reptile venimeux, il veut en finir !

Un papier froissé était dans les doigts de Justin, un papier encadré de noir, largement, qui portait le timbre de la poste de Tours.

À la lueur de la lampe qui mourait, Médor épela les premières lignes de la lettre funèbre.

— Sa mère ! balbutia-t-il.

Il s’agenouilla et baisa le front de Justin qui était baigné d’une sueur froide et acheva :

— Sa mère est morte ; il l’a tuée ! Ah ! c’est lui maintenant, c’est lui qui est le plus malheureux.