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L’Avaleur de sabres/Partie 1/Chapitre 18

La bibliothèque libre.
Laffont (p. 310-319).


XVIII

Fin des mémoires d’Échalot — Le premier roman de Saphir


« Je fus longtemps à prendre mon parti de cette séparation. Pendant des années, Similor avait été toute ma famille ; je ne pouvais penser sans attendrissement à notre jeunesse romanesque et aux jours difficiles que nous avions traversés ensemble.

« La sensibilité est mon plus grand défaut, et je mourrai sans avoir pu m’en défaire. Les avantages extorqués par Saladin ne me laissèrent point de rancune, et madame Canada eut bien raison de me faire une querelle domestique quand, répondant à ses plaintes, je m’écriai malgré moi :

« — Quel talent et comme il s’exprime avec facilité !

« Ma compagne me pardonna par la joie qu’elle avait de leur départ. Cette joie me sembla d’abord dénaturée ; mais au bout de quelques semaines, je fus bien forcé de me rendre à l’évidence.

« Si l’absence d’Amédée et de Saladin laissait un vide dans mon cœur, l’effet contraire était produit dans notre caisse ; je ne sais pas comment ils me volaient, quand ils étaient avec nous, mais dès que nous eûmes perdu l’honneur de leur compagnie, le niveau de nos bénéfices s’accrut dans une proportion vraiment surprenante.

« Il y eut un autre résultat bien plus précieux pour nous. Le caractère de notre chère enfant devint plus communicatif et plus tendre ; il semblait dans les premiers jours que nous l’eussions délivrée d’une grande terreur.

« Et pourtant, à différentes reprises, elle manifesta un certain regret du départ de Saladin, son maître. Elle avait en lui, au point de vue de ses études, une excessive confiance, et quand nous lui proposâmes, car notre position nous permettait désormais cette dépense, de lui donner une maîtresse ou une institutrice, elle repoussa cette offre péremptoirement.

« C’est à peu près tout ce que j’ai à enregistrer pour le quart d’heure. Mademoiselle Saphir a maintenant quatorze ans et son succès dépasse tout ce qui a été vu sur les plus grands théâtres des principales capitales de l’Europe. Son talent n’est égalé que par sa modestie.

« Elle continue ses études toute seule, lisant non plus les petits romans que ce coquin de Saladin se procurait en location, mais des livres d’histoire et de poésies, composés par les premiers auteurs.

« Moi et madame Canada nous avions conçu la crainte de la voir nous mépriser à mesure qu’elle cultivait la distinction de son intelligence, mais c’est bien du contraire : plus elle va, plus elle est douce et tendre avec nous, et nous ne passons jamais une soirée sans remercier le bon Dieu qui nous l’a donnée.

« Cette première idée de prier le bon Dieu nous est encore venue d’elle. Je ne suis pas un cagot, madame Canada non plus, mais on dort plus tranquille quand, après avoir fait son ouvrage, on s’est mis à genoux l’un auprès de l’autre pour rendre grâce à l’Être suprême.

« L’enfant demanda une fois à mon Amandine de la conduire à l’église ; madame Canada me dit en revenant :

« — Elle a prié comme un chérubin, quoi ! Ça m’a donné envie et j’ai fait comme elle. Les chiens regardent bien les évêques.

« Mademoiselle Saphir, après nous avoir embrassés, le soir de ce jour-là, s’assit sur les genoux de ma compagne et nous parla de choses et d’autres pendant quelques minutes ; puis, se levant tout à coup, elle nous regarda bien en face et nous demanda :

« — Vous n’avez jamais connu ma mère ?

« Nous restâmes tout confus ; elle nous prit les mains et les rassembla dans les siennes.

« — Dites, dites ! insista-t-elle, ne me cachez rien, ma mère est-elle morte ?

« Ce fut Amandine qui répondit ; moi je n’en aurais pas eu la force.

« Je ne pouvais détacher mes regards de cette belle et noble enfant, toute pâle de désir et de crainte, dont les grands yeux mouillés nous suppliaient.

« Mais d’où lui venait la pensée de sa mère ? et pourquoi ce jour-là plutôt que la veille ?

« Madame Canada lui dit l’exacte vérité ; elle lui raconta en peu de mots l’histoire de son arrivée à la baraque, toute petite qu’elle était, dans les bras de Saladin adolescent.

« Pendant qu’Amandine parlait, Saphir faisait un effort violent pour se souvenir ; on eût dit qu’elle était sur la trace d’une impression qui la fuyait sans cesse.

« Puis elle trembla, et pour la dernière fois nous l’entendîmes murmurer ces mots presque inintelligibles : « Maman, maman, maman… »

« Elle nous quitta, après avoir embrassé non seulement nos fronts, mais encore nos mains.

« Quand elle fut partie, Amandine, qui est le bon cœur des bons cœurs, me dit en essuyant ses yeux où les larmes revenaient malgré elle :

« — Si pourtant la mère vivait !

« Et depuis ce soir-là, nous avons parlé de la mère, nous deux, jusqu’à en radoter, la faisant ceci et cela, pauvre ou riche, jeune ou vieille et nous demandant si elle serait contente ou fâchée au jour où on lui dirait : « Voilà votre enfant ».

« Avant de finir mes mémoires, je vais marquer une circonstance qui prouvera d’une part les sentiments inspirés par mademoiselle Saphir à un public idolâtre et, de l’autre, jusqu’à quel point d’honnêteté morale et incorruptible moi et madame Canada nous étions parvenus dans la fréquentation de notre bon ange.

« Au Mans, capitale du département de la Sarthe, nous donnâmes un nombre de représentations très suivies, remplaçant l’avalage et autres exercices démodés par une gymnastique plus en faveur, telle que trapèze et marche au plafond, le tout compliqué par deux vaudevilles dont nous avions la troupe assortie, capable de les jouer très convenablement.

« Le lundi de la Pentecôte, il vint un homme en bourgeois qui nous proposa de louer notre salle tout entière pour une institution, ou collège, tenue par des abbés et où étaient des jeunes gens nobles de la localité. On nous invita à ne montrer que des tableaux dignes de cette jeunesse vertueuse, et sur ce que ma compagne demanda si les abbés désiraient voir mademoiselle Saphir, le monsieur répondit :

« — C’est pour elle que se fait la partie.

« Voilà donc qui est bien, nous épluchons les vaudevilles et nous donnons une représentation à laquelle les petites demoiselles de la première communion auraient pu assister.

« Si bien que le directeur du collège vint nous en faire des compliments distingués à la fin du spectacle. Mais vous allez voir.

« Vers onze heures avant minuit, comme tout notre monde était en train de se coucher, voilà qu’on frappe à la porte de la baraque.

« — Qui va là ? demanda madame Canada.

« — Le comte Hector de Sabran, répondit une jolie petite voix qui essayait de se faire bien mâle, mais qu’on eût dit appartenir à une demoiselle.

« — Et qu’est-ce que vous voulez ? demanda encore ma compagne.

« — Je veux parler au directeur pour une affaire importante.

« Amandine ouvrit à tout hasard ; nous n’avions ni à craindre les voleurs, ni à redouter une visite ; nous étions installés comme des princes.

« On fit entrer monsieur le comte Hector de Sabran dans notre chambre à coucher, et quoiqu’il fût en habit de ville, je reconnus en lui du premier coup d’œil un des élèves du collège ecclésiastique.

« C’était un beau petit homme de dix-sept à dix-huit ans, campé comme un jeune premier des meilleurs théâtres, joli à croquer, et pas trop déconcerté pour la circonstance.

« — Monsieur le directeur, me dit-il en tenant la tête haute mais avec un pied de rouge sur la joue, je suis le plus fort élève en gymnastique de toute l’institution ; je fais mieux le trapèze que votre bonhomme, et si vous me voyiez exécuter au tremplin le saut périlleux double, ça vous ferait plaisir. Je ne suis pas content de mes professeurs ; je me destinais à l’École polytechnique, mais j’ai changé d’avis. Je suis orphelin ; dans quatre ans, je serai maître de ma fortune ; je vous propose de m’engager chez vous, et comme j’ai l’honneur d’être gentilhomme, au lieu de recevoir des appointements, c’est moi qui vous en donnerai.

« Cette dernière phrase fut débitée d’un véritable ton de grandeur.

« Le lecteur peut rire s’il veut, mais il arrive des choses pareilles en foire, et tout le monde ne s’y conduit pas avec la même délicatesse que moi et madame Canada.

« J’interrogeai le jeune homme avec adresse et je n’eus pas de peine à découvrir qu’il était passionnément amoureux de notre chère fille, dont il nous demanda même la main honnêtement.

« Madame Canada me pinça le bras et me dit à l’oreille :

« — Voilà le bal qui s’entame ! Désormais ils vont tous venir à la file et ça n’en finira plus !

« Moi je songeais avec une douce mélancolie aux premiers battements de mon jeune cœur dans les temps jadis. L’adolescence m’intéresse et si j’avais pu espérer que le comte Hector de Sabran serait devenu par la suite l’époux légitime de mademoiselle Saphir, j’aurais éprouvé de la satisfaction à favoriser son amour en tout bien tout honneur.

« Mais pas de danger ! J’ai vu aux théâtres du boulevard trop de pièces historiques, tirées des archives et autres, où les nobles abusent de la vertu des chastes jeunes filles du peuple.

« Je répondis à monsieur le comte avec politesse mais fermeté que mes principes ne me permettaient pas d’accueillir son offre.

« Comme il essayait de me séduire avec douze louis qu’il avait, sa montre en or et une pipe d’écume, montée semblablement du même métal, je le pris par le bras et, me servant de ma force supérieure, je le reconduisis jusqu’à son institution.

« Amandine m’approuva quoiqu’elle convînt avec moi que ce jeune comte était joli homme et qu’il eût fait un fier mari pour notre trésor, par la suite.

« La jeunesse du temps présent est astucieuse et apprend de bonne heure ce que parler veut dire. Je ne sais comment monsieur le comte Hector de Sabran s’y prit, mais mademoiselle Saphir reçut plusieurs lettres de lui et je la surpris une fois contemplant un portrait qui était, ma foi, fort ressemblant, où je reconnus la moustache naissante de monsieur le comte.

« Nous quittâmes Le Mans, et comme bien vous pensez ce fut une affaire finie.

« Il y a déjà du temps de cela, et présentement nous sommes en route pour Paris.

« Ce sera notre dernière campagne. Quand Paris aura vu mademoiselle Saphir, nous l’établirons de manière ou d’autre. Moi et madame Canada, nous sommes bien déterminés à donner notre démission générale d’artistes, afin de remuer ciel et terre pour retrouver les parents de l’enfant s’ils sont en vie, ou qu’elle connaisse au moins leurs tombes s’ils sont morts.

« Nous avons des moyens pour ça outre la marque dont j’ai parlé déjà qui est une précaution de la destinée.

« Mais si la chose manquait, ça n’empêcherait pas la jeune personne d’avoir un nom et une aisance. Moi et Amandine, nous avons nourri un projet enfanté dans nos insomnies et qui s’exécutera, s’il est corroboré par la consultation d’un homme de loi. C’est d’aller à l’autel cimenter une liaison à quoi ne manque que le légitime. On a droit de mentionner sur les registres qu’on reconnaît son enfant préalable. Notre enfant est mademoiselle Saphir.

« En cas de décès ou introuvabilité des vrais parents, ça serait encore un pis-aller qui contenterait bien du monde, car nous avons plus de trente mille écus de côté, et on quitterait le nom de Canada, galvaudé en foire, pour prendre celui d’Échalot, plus propre au commerce et à l’industrie.

« Voilà, on se fait vieux, on joue de son reste, mais moi et Amandine on est unanime pour vouloir que notre dernière apparition dans Paris éblouisse la capitale. Nous en avons les moyens et rien ne sera négligé dans le but de laisser un souvenir célèbre parmi les artistes en foire. J’ai l’affiche toute prête à coller en ces termes :

« Mademoiselle Saphir, première danseuse du prestige d’élévation, supérieure à madame Saqui dans un genre nouveau, renonçant à ses succès de province après fortune faite, a bien voulu, d’après la demande générale des amateurs, donner, à Paris, douze représentations seulement, après quoi, prenant définitivement sa retraite à l’âge inusité de quinze ans passés, elle disparaîtra comme un météore. »

FIN DES MÉMOIRES D’ÉCHALOT


Échalot, que nous vîmes dans un autre récit réduit à cette extrémité de faire vacciner son nourrisson Saladin pour avoir trois francs à la mairie, ne se vantait point aujourd’hui : il avait bien réellement mis de côté plus de cent mille francs et son établissement, roulant vers Paris, excitait partout l’admiration sur son passage.

C’était un monument. Le pauvre bidet Sapajou, décédé à la peine, au temps de l’ancienne et misérable baraque, était remplacé par trois magnifiques chevaux de roulage qui traînaient une gigantesque voiture haute et large comme quatre omnibus. Sur le devant il y avait un vaste cabriolet où madame Canada, pomponnée de la façon la plus cossue, jouissait des agréments de la route en compagnie de son Échalot et des principaux patriciens de sa troupe.

Le fretin suivait à pied pour ne pas fatiguer les beaux percherons qui semblaient tout fiers de traîner un si considérable équipage. Au centre de longueur de l’immense carriole, non loin de la cabine qui servait de retraite au couple Canada, il y avait un réduit charmant qui était le domaine particulier de mademoiselle Saphir.

Je dis charmant, parce que c’était Saphir elle-même qui en avait disposé le simple et frais arrangement.

Il y a des êtres privilégiés que la contagion du burlesque ne gagne jamais, comme il y a des choses assez poétiques, assez belles pour ne pas craindre le contact du ridicule.

Vous avez tous vu des roses dans les cheveux d’une femme lourde ou laide ; la femme restait laide et lourde, et la rose n’en était pas moins belle. Vous avez tous admiré au fond, au plus profond d’un intérieur bourgeoisement comique, quelque jeune fleur animée, portant haut, sans le savoir, sa distinction native, svelte comme un rêve de Goethe, suave comme un soupir de Weber. Il faut un cadre la plupart du temps aux choses jolies ; les choses belles valent indépendamment de ce qui les entoure et parfois même le caprice du contraste ajoute un charme imprévu à leur perfection.

La retraite de Saphir s’ouvrait sur le côté de la voiture par une petite fenêtre drapée de rideaux de soie. À l’intérieur, il y avait un lit, un petit divan, un métier à broder et une table avec quelques livres. À la cloison pendaient une paire de fleurets et une mandoline espagnole abondamment incrustée de nacre. Dans la ruelle du lit, on voyait une image de la Vierge.

Saphir avait bientôt seize ans, elle était grande, élancée, et, malgré son prodigieux talent de danseuse de corde que nous n’avons pas à nier, sa taille gardait cette grâce indolente qui semble exclure la violence des mouvements. Elle était belle à la fois ingénument et noblement ; ses traits, d’une pureté admirable, avaient encore quelque chose des gaietés enfantines, et pourtant l’aspect général de sa physionomie laissait dans l’esprit une saveur rêveuse et même mélancolique.

Cela venait surtout de ses grands yeux bleus, profonds mais distraits, et qui semblaient regarder au-delà des choses de la vie.

Saphir dansait devant le public grossier de la foire depuis qu’elle se connaissait ; elle n’éprouvait à cela ni plaisir ni honte. Madame Canada avait perdu beaucoup de peine à vouloir lui inculquer l’orgueil du succès. Pour les oreilles de notre belle Saphir, les applaudissements étaient un vain bruit, parce qu’elle ne s’était jamais montrée sans être applaudie.

Ainsi en avait-il été de ses charmes, malgré certains enseignements suggérés par le trop zélé Saladin, jusqu’à ce jour où le collège ecclésiastique du Mans avait loué la salle tout entière. Depuis ce jour-là Saphir n’ignorait plus sa beauté splendide, et quoiqu’il n’y eût rien en elle qui pût motiver l’accusation de coquetterie, elle tenait chèrement à sa beauté.

Nous expliquerons d’un mot le côté de sa nature qui se posait vis-à-vis du ménage Canada comme une impénétrable énigme. Saphir avait un secret depuis sa plus petite enfance ; elle pensait à sa mère, non point à cause des souvenirs confus qui lui étaient restés après sa maladie, mais d’après des souvenirs nouveaux et en quelque sorte factices qui étaient l’œuvre du prévoyant Saladin.

Il ne faut pas oublier que, dès les premiers jours, Saladin avait été chargé de l’éducation intellectuelle de Saphir. Dès les premiers jours, Saladin avait conçu un plan qui ne manquait pas d’une certaine adresse, mais que les circonstances et l’aversion instinctive de la jeune fille devaient faire avorter.

Saladin était un homme d’affaires et non point du tout un séducteur. Il méprisait les vices de son père qui ne rapportaient rien et professait hautement cette théorie que tout péché doit profiter à la bourse ou à la position du pécheur.

— Le monde, disait-il, quand il était en humeur de philosopher, est plus grand que la baraque, mais tout pareil. La question est toujours d’avaler des sabres ; seulement à la baraque ça rapporte trente sous par jour, et dans le monde on peut trouver par hasard une ferraille à manger qui vous fait tout d’un coup millionnaire.

Saladin s’était dit : mon histoire avec la petite m’a valu cent francs qui ont été mangés par papa Similor. Papa Similor me le payera, mais ce n’est pas la question. Le beau, ce serait de gagner une fortune avec le regain de l’affaire, en ramenant la petite à sa famille ou en l’exploitant de tout autre manière. On pourra voir.

La mère de Petite-Reine n’était pas riche, Saladin s’en doutait bien ; mais il y avait un personnage qui l’avait frappé vivement et dont la mémoire restait en lui comme une promesse des contes de fées : c’était l’homme au teint basané, à la barbe noire, qui lui avait donné 20 francs, au guichet de la rue Cuvier.

Saladin regrettait amèrement de n’avoir pas fait affaire avec celui-là tout de suite.

Patient de caractère, trafiquant dans l’âme et sacrifiant résolument le présent au profit de l’avenir, Saladin regardait Petite-Reine comme un des mille et un semis qu’il mettait en terre au hasard pour les récoltes futures.

Il lui avait parlé de sa mère tout d’abord, c’est-à-dire aussitôt que l’enfant avait pu le comprendre ; il l’avait fait mystérieusement, à mots couverts et calculés pour entretenir dans un état perpétuel d’éveil et de désir l’imagination de la fillette.

Il lui avait fait entendre que c’était là un grand secret, et il ne faut pas chercher ailleurs l’origine de la bizarre influence que Saladin avait gardée sur mademoiselle Saphir, malgré l’antipathie naturelle de la jeune fille.

Cette antipathie avait fait explosion un jour que Saladin, non point par galanterie, mais par intérêt, avait essayé d’aller trop loin et trop vite.

Ce fut la cause de son départ. Cette fois-là, comme il le dit lui-même à son père, il avait avalé le sabre de travers.

Chose singulière, le départ de Saladin avait laissé un grand vide dans l’existence de Saphir, mais ce vide pouvait s’exprimer par un mot qu’elle ne disait jamais qu’à elle-même : ma mère.

La grande voiture Canada roulait donc sur le chemin de Paris.

Le soleil s’en allait baissant sur la droite de la route, derrière les larges massifs de la forêt de Maintenon. C’était une chaude journée d’été ; une pluie d’orage, qui avait abattu la poussière, laissait de brillantes gouttelettes aux feuillées de ronces qui bordaient les champs.

Mademoiselle Saphir était sur son petit divan, la tête appuyée sur sa main que baignaient les grandes masses de ses magnifiques cheveux blonds. À ses pieds gisait une broderie commencée qui avait glissé de ses genoux.

Elle rêvait, mais non point au hasard et toute seule ; elle rêvait après avoir lu et relu trois lettres fatiguées et froissées qui sans doute avaient pour elle un incomparable intérêt.

Elle les tenait toutes les trois dans sa main mignonne ouverte en éventail et recouvrant à demi un quatrième carré de papier, qui était une carte photographiée.

Ces trois lettres et ce portrait étaient toute son histoire. Il ne lui était pas arrivé autre chose dans sa vie, à part le grand malheur qui la sépara de sa mère.

Aussi je ne sais par quelle association d’idées ce premier chapitre d’un roman enfantin qui, jamais sans doute ne devait avoir un dénouement, la reportait à la pensée de sa mère.

Elle ne savait rien ; elle n’avait rien vu et d’ailleurs les jeunes filles ne rient pas volontiers des naïvetés qui se trouvent dans les déclarations des lycéens. La première missive de M. le comte Hector de Sabran avait été apportée, en grand mystère, à Saphir, le lendemain de la fameuse représentation, par un malheureux enfant qui nettoyait les quinquets du théâtre ; elle ressemblait un peu à la seconde qui ressemblait beaucoup à la troisième, et toutes les trois disaient à la jeune fille qu’elle était belle, charmante, adorable, qu’on l’aimerait à deux genoux, qu’on n’aurait jamais d’autre femme qu’elle.

La troisième contenait le portrait de monsieur Hector, et nous savons que ce jeune gentilhomme n’était pas du tout un menteur, puisqu’il avait fait dans les formes au ménage Canada la demande de la main de mademoiselle Saphir.

Celle-ci n’avait éprouvé aucune espèce de scrupule à recevoir et à lire les lettres ; l’envoi de la photographie l’avait surtout enchantée. Elle n’avait pas remarqué monsieur Hector à la représentation, mais sur le papier il lui plaisait au possible.

Ce fut tout pour le moment, mais il y avait trois ans de cela, et mademoiselle Saphir, qui avait revu Hector une fois, relisait encore les lettres en contemplant le portrait. Le portrait avait embelli.

Et pourtant ce joli monsieur Hector avait donné en quelque sorte le signal d’une ère nouvelle. Comme si beaucoup de gens eussent pris à tâche de l’imiter, à dater de ce moment et tout le long de ces trois années, mademoiselle Saphir avait reçu des quantités incalculables de billets doux et même de madrigaux rimés à la provinciale.

Le ménage Canada n’était pas sans être flatté par cette averse de déclarations. Échalot et sa compagne se disaient : avec les principes qu’on lui avait donnés, elle ne fera pas la cabriole, et l’empressement de la jeunesse autour d’elle est d’un bon augure pour la facilité subséquente de son mariage sérieux.

Mademoiselle Saphir, elle, lisait quelquefois la première ligne des billets doux, mais rarement la seconde et n’allait jamais jusqu’à la signature.

— Hector m’a déjà dit tout cela, pensait-elle.

Et chaque amoureux nouveau lui faisait penser à Hector.

Il y avait dans l’une des missives d’Hector une de ces phrases banales que les jeunes filles prennent à la lettre :

« Quand même un sort cruel, disait le collégien, nous séparerait pendant des années, votre souvenir vivrait toujours dans mon cœur et jamais je ne cesserais de vous adorer. »

Le sort cruel ne les avait réunis qu’une fois depuis trois ans. Ce à quoi s’était occupé le cœur de monsieur Hector pendant ces trois ans, je ne saurais vous le dire, mais il est certain qu’aujourd’hui, par cette tiède et lumineuse soirée d’été, mademoiselle Saphir avait des larmes dans les yeux en contemplant la photographie de monsieur Hector.

Ses lèvres roses, qui s’entrouvraient comme le calice d’une fleur, laissaient tomber des paroles dont elle n’avait point conscience.

Elle disait :

— Paris ! si je retrouvais ma mère à Paris, et s’il connaissait ma mère ! car c’est un comte et ma mère est peut-être une grande dame.

La route de Versailles à Chartres, dans un paysage remarquablement beau, passe sous l’aqueduc de Maintenon, et tout de suite après rencontre une large allée qui conduit en forêt.

Saphir ne regardait pas le paysage. Il est diverses sortes de natures poétiques, ou plutôt l’élément poétique se modifie avec le temps chez les mêmes natures. Saphir n’en était pas encore aux émotions que fait naître la vue d’une belle campagne. Saphir restait prise par les lettres et par le portrait.

Tout à coup un grand bruit de roues se fit dans l’avenue qui descendait en forêt, et juste au moment où l’arche Canada passait au trot solennel de ses percherons, une élégante calèche découverte tourna au galop l’angle de la route.

Dans la calèche, qui portait un écusson timbré de la couronne ducale, il y avait une femme jeune encore et d’une beauté si attrayante que Saphir, pour l’avoir seulement entrevue, bondit à la fenêtre de son réduit.

Auprès de la jeune femme emportée par le galop de ses chevaux et qu’on n’apercevait plus déjà que par-derrière, donnant ses cheveux blonds au vent sous l’abri de son ombrelle blanche, s’asseyait un homme d’un certain âge à la figure fortement basanée, qui se tenait immobile et droit. Ses cheveux très noirs et sa barbe de même couleur étaient chinés de plaques grisonnantes.

Saphir vit tout cela et le remarqua je ne sais pas pourquoi. Elle ne l’aurait pas si bien remarqué si son regard fût tombé tout de suite sur un beau et fier jeune homme à cheval qui caracolait de l’autre côté de la calèche, causant et riant avec la grande dame.

Dès que mademoiselle Saphir eut aperçu ce jeune homme, elle ne vit plus rien ; sa joue devint pâle comme le marbre, ses mains blêmies se joignirent et elle tomba faible sur ses genoux en balbutiant :

— Hector ! c’est Hector !

C’était Hector, en effet, le comte Hector de Sabran.

Il accompagnait, sur la route de Paris, M. le duc et Mme la duchesse de Chaves.