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L’Avaleur de sabres/Partie 1/Chapitre 20

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Laffont (p. 326-333).
Première partie


XX

Saladin reconnaît l’ennemi


Nous n’avons pas d’autre prétention que d’offrir Saladin au lecteur comme un animal très curieux, pris sur le fait avec ses côtés défaillants et ses côtés puissants. Il venait de la foire, ce pays joyeux et gouailleur ; il n’était ni gouailleur ni joyeux.

Ces bonnes gens à l’aspect grotesque à qui nous avons coutume de jeter en passant un regard distrait et dédaigneux vivent dans un milieu pauvre, mais qui participe à la féerie. Neuf sur dix parmi eux croient pour un peu à leurs paillettes.

Saladin ne croyait à rien, et cependant il subissait avec une certaine énergie l’effet rétrospectif de l’oripeau. Il avait gardé, il devait garder toujours cette puérile vanité qui est un peu la maladie de tous les comédiens. Vous l’eussiez passé à la lessive sans lui enlever l’emphase qui est l’éloquence même des tréteaux.

Il se croyait pétri d’esprit et ne se trompait pas tout à fait ; il avait du moins l’esprit d’intrigue au plus haut degré, la patience et la volonté.

C’était un petit homme, mais il y avait en lui quelque chose de tranchant comme l’éperon qui taille le chemin des navires dans les glaces.

Soit pendant qu’il était encore dans l’établissement Canada, soit depuis qu’il l’avait quitté, le travail solitaire opéré par lui peut sembler énorme, malgré son résultat incomplet. Il s’était fait à lui-même une éducation, mal dirigée sans doute et mal conduite, mais qui comprenait, en somme, tout ce qu’un civilisé doit savoir. Il était allé plus loin, ne doutant de rien comme tous ceux qui n’ont pas la plus légère idée des choses, il s’était imaginé qu’on pouvait connaître le monde en regardant autour de soi. Cette vérité que le monde n’est visible que d’un certain point, sous un certain angle et à travers un certain milieu, échappe à beaucoup de gens plus expérimentés que Saladin.

J’ai lu parfois dans les livres des descriptions de salons qui semblaient avoir été écrites en foire.

La prétention principale de Saladin, après tant d’efforts, était d’être un homme accompli au point de vue du monde. Il se comparait en lui-même à Alcibiade, pouvant parler toutes les langues et jouer tous les rôles ; et, comme il s’observait lui-même sans cesse, il mesurait avec orgueil les différences de son langage quand il causait avec Similor, par exemple, ou quand il posait en sorcier dans le boudoir de Mme la duchesse de Chaves — car Saladin avait franchi le seuil d’une grande dame, et il était sorti vainqueur de cette épreuve.

L’aplomb consiste à ne pas voir les ridicules qu’on a. La timidité n’est qu’une clairvoyance plus ou moins exagérée qui donne à la vanité malade les apparences de la modestie. Saladin déguisé purement et simplement en homme du monde n’eût été qu’un comique d’assez bas étage, mais Saladin trouvant l’occasion de jouer au rose-croix bénéficiait de son ridicule même.

Les grandes douleurs sont crédules, les grandes passions sont superstitieuses. En face d’elles, il n’est souvent rien de tel que d’avaler des sabres. Tous les charlatans savent cela.

Il y a d’ailleurs dans le monde des choses plus faciles à exécuter par un sauvage que par un homme du monde, par cette raison toute simple que les aveugles ne sont jamais sujets au vertige.

Saladin devait réussir ; il n’avait aucune des fantaisies qui allongent la route, aucun des besoins qui barrent le chemin. Il était très sobre, et ce frémissement qui fait vibrer la jeunesse à l’aspect d’une femme lui était complètement inconnu. Il n’allait pas par sauts et par bonds, son allure était l’amble qui dure, et il avait pour se tenir en haleine cette fièvre froide des vrais avares qui n’ont d’autre but que la possession même.

Saladin désirait l’argent pour l’argent ; c’était un calculateur étroit, un ambitieux sage qui voulait amasser d’abord, pour arrondir ensuite son pécule, le doubler, le tripler, et ainsi de suite.

Ces avares naïfs deviennent rares ; ils sont dangereux en ce qu’ils grattent leur trou avec une lenteur acharnée, comme le ver qui a raison du bois le plus dur ou la vrille qui perce jusqu’au fer.

Sa force était dans ce fait énoncé par lui-même et qui résumait l’exacte vérité : il n’avait jamais eu qu’une idée depuis l’âge de raison. Il suivait une affaire, romanesque au début, mais à laquelle sa persistance donnait une base réelle. Il avait travaillé en vue de cette affaire et non pas pour autre chose. Sa conduite vis-à-vis de mademoiselle Saphir, calculée avec une audacieuse prudence, se rapportait à son affaire. Dans les premières années qui suivirent l’enlèvement de Petite-Reine et alors que personne ne faisait attention à lui, il avait trouvé moyen de quitter plusieurs fois la baraque et de pousser des pointes jusqu’à Paris, accomplissant pour cela de véritables voyages.

C’était ici son élément : la petite ruse, le travail de furet. Il avait battu le quartier Mazas pouce à pouce, et, bien sûr de n’être pas reconnu, il était parvenu à savoir, par les voisins, par madame Noblet, par les bas employés du bureau de police, tout ce qui se pouvait apprendre au sujet de la Gloriette : son nom, le genre de vie qu’elle avait mené, son départ mystérieux, et jusqu’au nom, que personne ne savait, de l’homme qui l’avait enlevée.

Ceci était le principal, et c’était un chef-d’œuvre d’induction. Saladin avait un souvenir très vif de l’étranger qui l’avait arrêté au guichet de la rue Cuvier le jour du vol de l’enfant. D’après les récits des voisins, il ne doutait pas que cet homme fût l’auteur de l’enlèvement. Pour savoir son nom, il dépensa une semaine et tout l’argent qu’il avait à désaltérer le garçon de bureau du commissaire. Celui-ci ne pouvait lui apprendre ce qu’il ignorait lui-même, mais, à force de l’interroger, Saladin finit par tomber sur le mot de l’énigme.

Il y avait un homme qui avait proposé des primes pour activer la recherche de l’enfant, et cet homme s’appelait le duc de Chaves.

Saladin ne demanda plus rien et cessa de rôder dans le quartier Mazas.

Depuis lors il s’assit en face de cet unique problème : retrouver le duc de Chaves. Ses premières investigations le convainquirent d’un fait qu’il avait deviné : le duc de Chaves était puissamment riche.

Mais il avait quitté la France avec toute sa maison au mois de mai 1852, et Saladin, malgré toute sa diplomatie, n’avait aucun moyen d’explorer le Nouveau Monde où monsieur le duc s’était rendu.

Il patienta sans abandonner un seul instant son rêve. Le temps remplace l’outil. Un prisonnier peut desceller une pierre de taille avec un clou et couper un barreau d’acier avec un cheveu, s’il y met le temps.

La confrérie des artistes en foire, sans être organisée comme celle des francs-maçons, a des tenants et des aboutissants qui allongent parfois son pauvre bras jusqu’aux confins de l’univers. Tel hardi virtuose du trapèze traverse parfois l’océan, et l’homme à la poupée alla, dit-on, une fois jusqu’à la Nouvelle-Galles du Sud porter aux Australiens le bienfait de la ventriloquie.

Après des années de vains efforts, Saladin eut tout d’un coup les renseignements les plus complets sur cet inconnu, ce grand du Portugal de première classe, ce duc, parent de la maison royale de Bragance, dont il avait tout bonnement résolu de se constituer l’héritier.

Monsieur le duc de Chaves était marié en secondes noces à une Française qui avait le mal du pays. Il prenait ses mesures pour opérer la vente des immenses domaines qu’il possédait au Brésil, dans la province de Para, et songeait à revenir en Europe.

Ce fut un jour solennel dans la vie de Saladin ; l’horizon fantastique de son plan se rapprochait à vue d’œil. Dans le paroxysme de sa joie il commit sa première et sa dernière imprudence.

Jusqu’alors il avait agi sur le cœur et l’imagination de Saphir au moyen de leviers, parfaitement appropriés à l’état intellectuel de la jeune fille. Ce n’était pas un amoureux que cet utilitaire Saladin, mais ç’aurait pu être un suborneur, s’il y avait vu son intérêt. Son affaire se présentait à lui, en ce temps-là sous la forme d’un mariage entre lui et l’héritière unique de monsieur le duc de Chaves. Pour en arriver là, il fallait se faire aimer ; Saladin n’en était pas à entamer cette besogne, et s’il n’avait pas choisi pour entraîner sa future amante des lectures plus enflammées que les pages enfantines écrites par le citoyen Ducray-Duminil, c’est qu’il était prudent d’abord, et qu’ensuite il n’était pas très fort en littérature.

N’oublions pas d’ailleurs qu’il s’attaquait à une enfant, et qu’entre tous les produits du génie humain, Alexis ou la Maisonnette dans les bois, Victor ou l’Enfant de la forêt et autres sont les plus propres à exalter les imaginations naïves dans la question des mères perdues et retrouvées.

Saladin était, comme tous les mauvais sujets honoraires, timide et gauche, par conséquent brutal, quand il se contraignait lui-même à montrer de la hardiesse.

Souvenons-nous en outre qu’à l’âge de trente ans il ne devait point avoir de barbe.

Tant qu’il parla de la sainte que Saphir voyait en rêve, de la mère vaguement adorée, il fut éloquent et Saphir l’écouta avec des larmes dans les yeux ; quand il voulut plaider pour lui-même, il devint imprudent, et une terreur instinctive s’empara de la fillette.

Nous savons le reste ; Saphir s’enfuit hors de sa cabine et vint se mettre sous la protection du couple Canada.

Mais c’est ici que la véritable valeur de notre héros se révèle.

La situation se présentait dure, honteuse, insoutenable ; tout autre eût courbé la tête, Saladin la redressa.

— Il s’agit d’avaler un sabre, dit-il à Similor ému par la solennité de la convocation ; papa Échalot et la Canada veulent nous faire des misères, c’est l’occasion d’entreprendre un voyage dans la capitale avec argent de poche et pension viagère que je me charge d’obtenir. Fais le mort, c’est moi qui ai la parole.

Similor était subjugué ; il fit le mort et nous avons vu comment Saladin conquit une somme de mille francs avec une rente de cent francs par mois.

À Paris, Saladin attendit bien plus longtemps qu’il ne l’avait craint. Le duc et la duchesse de Chaves étaient revenus en Europe, mais, par un caprice singulier dont le lecteur devinera les motifs, la duchesse entraîna son mari dans un voyage sans fin à travers nos provinces. Ils faisaient leur tour de France, allant de ville en ville comme des compagnons du devoir.

Saladin, qui ne se doutait pas de cela, fouilla Paris pendant trois ans, stupéfait de ne trouver aucune trace. Il fit comme ces généraux habiles et prudents qui emploient les heures de l’attente à fortifier leurs positions ; c’était un Wellington que ce Saladin, et le précautionneux héros de l’Angleterre eût admiré les lignes et les défenses qu’il traça autour de son affaire.

Son affaire changea du reste dix fois d’aspect et de tournure, bien que ce fût toujours la même affaire. Il la fit virer sur son axe, il la considéra sous vingt jours différents, il la posséda si absolument qu’en bonne conscience les millions de monsieur de Chaves ne pouvaient lui échapper sans injustice.

Il ne s’agissait plus que de rencontrer l’ennemi. Voici comment Saladin trouva enfin l’occasion d’en venir aux mains.

Il faisait à la Bourse, en qualité de coulissier pour une somnambule supra-lucide qui demeurait rue Tiquetonne et qui se nommait madame Lubin. L’affluence des somnambules aux environs de la rue Tiquetonne est un des plus curieux mystères de Paris.

Un matin, madame Lubin l’accosta, radieuse, sous les grands arbres de la place de la Bourse, et le chargea d’une série d’opérations en lui disant :

— J’ai déniché une dame qui a égaré un petit bracelet de trente sous, et ça me vaudra ma richesse.

Saladin, toujours en présence de son idée fixe, resta frappé de ce mot. Le soir, entre chien et loup, il alla chez la somnambule sous prétexte de lui rendre compte de ses achats et ventes.

La bonne femme était encore tout occupée de son aubaine.

— L’affaire est belle, dit-elle, quoique la dame soit venue en fiacre avec une manière d’échappé de collège, un mignon garçon, ma foi ! nous avons des personnes qui ne détestent pas la jeunesse. Mais celle-ci est si jolie, si jolie !… Vous savez, pas d’âge, entre vingt-huit et trente-huit ; on ne sait pas. Le jouvenceau s’appelle le comte Hector de Sabran.

— Et la dame ? demanda Saladin à qui l’échappé de collège importait peu.

— Nisquette ! répondit madame Lubin ; ça ne donne pas volontiers son nom et son adresse. On doit revenir dans trois jours, et si j’avais quelque chose de nouveau auparavant, je dois le faire savoir au petit comte Hector, Grand-Hôtel, appartement no 38. On a laissé trois louis.

Quand Saladin se trouva seul dans la rue après avoir quitté madame Lubin, il était ému comme à l’approche d’un grand événement. Il rentra chez lui et passa une nuit blanche à creuser son affaire, semblable à l’avocat qui repasse ses dossiers la veille de l’audience.

Le lendemain matin il sortit avec Similor, qui le questionna en vain sur sa préoccupation. Il ne lui dit pas une parole jusqu’à l’angle du boulevard et de la rue de la Chaussée-d’Antin. Arrivé là, il lui mit la main sur l’épaule.

— C’est pour monter une petite mécanique, commença-t-il d’un air dégagé. Ce n’est pas grand-chose, mais il faut que ce soit mené joliment. Tu vas entrer au Grand-Hôtel, ici près, et tu vas demander monsieur le comte Hector de Sabran.

— Monsieur le comte Hector de Sabran, répéta Similor pour se mettre le nom dans la tête.

Saladin lui tendit un carré de papier où il avait écrit lui-même : Comte Hector de Sabran, Grand-Hôtel.

— Ce jeune homme, continua-t-il, est au no 38, tu frapperas à sa porte. Si c’est lui qui t’ouvre, tu lui diras : « Est-ce à monsieur Ginguenot que j’ai l’honneur de parler ? »

— Comme dans les vols au bonjour ? interrompit Similor.

— Juste ! Mais c’est une opération de commerce en tout bien tout honneur. Si c’est au contraire un domestique qui se présente ; tu demanderas monsieur le comte.

— Tiens, tiens, dit Similor, pourquoi ça ?

— Parce qu’il faut que tu voies monsieur le comte en personne ; ta mission n’a pas d’autre but que de le bien voir pour le reconnaître plus tard.

— Tiens, tiens, répéta Similor, tu m’intéresses… après ?

Saladin poursuivit :

— On te fera entrer, tu regarderas le jeune homme, tu prendras l’air bien étonné et tu diras : Pardon, ce n’est pas vous, c’est monsieur le comte Hector que je demande.

— Il me répondra : « Mais c’est moi qui suis le comte Hector ! »

— Et tu riposteras : « Alors, je suis volé ! » Tu tireras ta révérence et tu disparaîtras, à moins qu’on ne te demande des explications.

— Auquel cas, s’empressa de dire Similor, j’expliquerai comme quoi un particulier est venu à la boutique acheter ceci ou cela en se faisant passer pour monsieur le comte. Ça n’est pas malin, après ?

— C’est tout. Marche.

Similor entra sous la voûte du Grand-Hôtel. Saladin avait eu soin de lui faire faire toilette, et d’ailleurs le Grand-Hôtel n’est pas à l’abri de recevoir de temps en temps quelques figures hétéroclites.

Saladin croisa sur le boulevard en l’attendant.

Au bout de dix minutes, Similor revint avec cet air triomphant qu’il avait même les jours où il était battu.

— Fait ! fit-il. Monsieur le comte Hector est un jouvenceau très joli, qui a été bien fâché quand il a su qu’on avait levé chez nous trois paires de bottes vernies à son nom.

— Tu es bien sûr de le reconnaître ?

— Quant à ça, oui.

Saladin le fit asseoir sur un banc en face de l’entrée du Grand-Hôtel, et s’y plaça près de lui.

— Veille aux voitures qui vont sortir, dit-il.

Après une demi-heure d’attente, un jeune homme très élégant sortit de l’hôtel, non pas en voiture, mais à pied.

— Voilà ! dit aussitôt Similor ; pas vrai qu’il est mignon, monsieur le comte ?

Il voulut se lever, Saladin l’arrêta. Ce fut seulement lorsque Hector de Sabran eut fait une cinquantaine de pas en remontant vers la rue de la Chaussée-d’Antin que Saladin commença à le suivre, en disant :

— Quand même il faudrait le filer toute la journée, on saura ce qu’on veut savoir.

La première étape ne fut pas longue ; monsieur le comte se rendit tout simplement au café Désiré pour lire les journaux et prendre son chocolat.

Saladin était tout guilleret. Comme Similor, dont la curiosité s’exaltait, demandait des explications avec insistance, Saladin lui toucha la joue paternellement et lui dit :

— Ma vieille, c’est une invention délicate et de longueur ; on versera plus tard dans ton sein les confidences indispensables. En attendant, tu as un rôle, sois à la hauteur de la mission que je vais te confier.

La mission consistait à faire le tour du pâté de maisons pour se poser en sentinelle à l’autre entrée de la maison Désiré, dans la rue Le Peletier, tandis que Saladin resterait à la porte donnant sur la rue Laffite.

— Comme ça, dit-il, on ne pourra pas le manquer. Voilà la consigne : s’il sort de ton côté, tu le files, quand même il irait aux antipodes ; tu marques toutes les maisons où il s’arrêtera, et tu viens me faire ton rapport.

— Mais à quoi peut-il nous être bon, ce jeune premier-là ? demanda Similor.

— Tu le sauras un jour, et ce sera ta récompense : au galop !

Monsieur le marquis de Saladin, resté seul, se promena de long en large sur le trottoir opposé. Les coulissiers, ses honorables confrères, qui abondent dans ce quartier, le reconnurent sans doute, mais respectèrent sa méditation, pensant :

— Il avale un sabre pour son déjeuner, le marquis ! Ce ne sera pas encore demain qu’il fera concurrence à la maison Rothschild.

Saladin ne rêvait peut-être pas de faire jamais concurrence à la maison Rothschild, mais son imagination agréablement surexcitée lui montrait un coffre-fort large, profond et solide, tout plein de rouleaux d’or et de billets de banque, protégé par la plus compliquée de toutes les serrures de sûreté.

Après une heure d’attente, pendant laquelle son estomac à jeun lui parla plusieurs fois, il vit sortir un garçon de la maison Désiré qui courut chercher un coupé sur le boulevard. Le coupé était pour monsieur le comte qui laissa le restaurant, frais et dispos, après avoir pris son chocolat.

Le coupé tourna l’angle du boulevard et trotta vers la Madeleine.

— Papa va dinguer, se dit Saladin, mais c’est un détail. Ce qui m’afflige c’est de ne pas pouvoir user ses jambes au lieu des miennes.

Il ne fallait pas penser à avertir Similor. Le cheval du coupé était par hasard un trotteur passable, et tout ce que put faire Saladin ce fut de ne le point perdre de vue.

Il était maigre, ce Saladin, il avait de longues jambes effilées comme celles d’un cerf, et une haleine à rester trois minutes sous l’eau. Quand le coupé s’arrêta, à une demi-lieue de là, devant la porte d’un magnifique hôtel du faubourg Saint-Honoré, c’est à peine si Saladin avait au front quelques gouttes de sueur.

Monsieur le comte paya le coupé et disparut derrière les ventaux de l’élégante porte cochère qui se referma.

Le cœur de Saladin n’avait pas battu pendant sa course, mais, à ce moment, il s’agita doucement.

— C’est de la chance ! se dit-il, je parierais trois francs que je suis tombé du premier coup sur le nid de l’oiseau !

Il regarda l’hôtel attentivement. C’était une de ces splendides demeures, bâties entre cour et jardin, dont la façade regarde le faubourg et qui déploient sur l’avenue Gabrielle leur arrière-face plus riche encore.

Je ne sais pourquoi Saladin songea :

— C’est tout près de l’hôtel de Praslin, où il y eut un duc qui tua une duchesse.

Comme il pensait cela, un homme le heurta en passant.

Saladin ôta son chapeau et s’écarta, car il était prudent et poli. L’homme qui l’avait heurté ne le vit même pas. C’était un personnage de haute taille, très brun de poil et de peau, mais ayant déjà dans sa barbe et dans ses cheveux des touffes grisonnantes.

Beaucoup de gens vous diront que la richesse se devine indépendamment du costume ou de tout autre signe extérieur, y compris la distinction du visage et de la tournure. Il y a plus, ce signe subtil qui est comme la couleur ou l’odeur de la richesse est souvent le contraire absolu de la distinction.

Saladin aurait parié que ce personnage au teint de bistre était pour le moins millionnaire.

Celui-ci entra dans une allée qui faisait face au magnifique hôtel et s’y cacha maladroitement, comme ces barbons de comédie qui jouent le rôle d’espion en laissant voir à tous, les fils blancs dont sont cousues leurs finesses.

Saladin n’était pas un esprit romanesque, tant s’en faut ; il repoussa l’idée trop commode que cet homme pouvait bien être le fameux duc qui lui avait donné une pièce de vingt francs au guichet de la rue Cuvier. C’eût été à son sens un bonheur excessif que de tomber ainsi du premier coup en plein milieu d’un drame qui aurait troublé si favorablement l’eau où il se proposait de pêcher.

Et pourtant ses vagues souvenirs s’éveillaient : il est certain que l’homme du guichet de la rue Cuvier, l’homme qui avait offert des primes aux agents de la police pour retrouver Petite-Reine, le duc de Chaves enfin, le mari actuel de la Gloriette, avait cette peau de bistre et cette barbe noire comme de l’encre.

Involontairement Saladin répéta en lui-même et cette fois avec un sourire cruel :

— C’est tout près de l’hôtel de Praslin où il y eut un duc qui tua une duchesse !