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L’Avaleur de sabres/Partie 2/Chapitre 03

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Laffont (p. 361-367).


III

Saladin monte à l’assaut


Il y a dans la vie des choses absurdes qui doivent réussir, de même qu’il y a dans l’art des œuvres très méprisables dont le succès est forcé. Pour juger ceci et cela il faut se placer à de certains points de vue.

Le roman est entré dans nos mœurs bien plus profondément qu’on ne le pense : ceci pour le commun des hommes et des femmes. Pour ceux ou pour celles qui souffrent d’une grande blessure, la vie même devient un roman.

Et si cette blessure, au point de vue des douleurs qu’elle occasionne comme au point de vue des espoirs de guérison qu’elle laisse, touche par quelque côté au domaine exploité habituellement par les conteurs, l’invasion du roman dans la vie passe à l’état de tyrannie absolue.

Les contes, en effet, partent presque toujours d’un fait véritable et, pour ne point abandonner le sujet même de notre récit, il est certain, malheureusement, que l’enlèvement d’un enfant n’est pas une circonstance très exceptionnelle.

Parti du fait fondamental et vrai, le romancier en tire des conséquences à sa guise, et c’est là que commence le roman.

C’était-à-dire, pour beaucoup de gens, le mensonge ; pour d’autres, la déduction logique des événements.

Nous ne craignons pas de dire que l’imagination blessée de toute mère à qui on a ravi son enfant invente en une semaine plus de romans que l’habileté du plus fécond romancier n’en saurait trouver en dix années.

Madame de Chaves reçut le soir même par la poste la lettre de la somnambule. Il y avait en elle, en ce moment, une inquiétude qui se rapportait à un danger tout personnel ; madame de Chaves, nous le savons, n’ignorait rien de la sauvage et bizarre nature de son mari.

Elle connaissait vaguement, mais suffisamment, l’histoire de celle qui, avant elle, avait porté ce titre et ce nom : duchesse de Chaves.

Elle lut la lettre au milieu d’une certaine préoccupation, non point qu’elle eût peur, car elle était brave comme toutes celles qui ont terriblement souffert, mais parce qu’elle tenait, comme d’autres s’accrochent au dernier amour, à la faible espérance qui était désormais toute sa vie.

Car telle nous l’avons vue autrefois dans la chambrette de la rue Lacuée, à genoux devant le berceau vide de Petite-Reine, telle Lily était restée après tant de temps écoulé.

Sa fille ! il n’y avait en elle que sa fille. En dehors de ses regrets et de ses espoirs qui avaient sa fille pour objet, vous eussiez trouvé dans sa poitrine le cœur d’une morte.

Elle jeta la lettre qu’on lui avait apportée dans sa chambre à coucher, et se reprit à songer à cette rencontre bizarre : monsieur le duc de Chaves, cet homme sombre et froid, montant les degrés qui conduisaient à un théâtre forain.

C’était fort surprenant, mais, en somme, la conduite de monsieur le duc intéressait Lily médiocrement, et ce qui lui restait de cette aventure c’était le singulier regard que monsieur de Chaves avait jeté sur elle.

Monsieur de Chaves était à Paris quoiqu’il eût annoncé hautement son départ, et monsieur de Chaves, avant son absence, lui avait fait comprendre, avec douceur et courtoisie, que les assiduités du jeune Hector de Sabran pouvaient présenter un danger.

S’il était une femme au monde dans l’existence de laquelle le roman débordât, c’était assurément madame de Chaves. Depuis l’heure de sa naissance, en quelque sorte, le roman ne l’avait jamais quittée, quoiqu’il n’y eût pas un atome de tendance romanesque dans son esprit, ni dans son cœur.

Elle avait passé au milieu de tout cela, portée par les événements, et n’avait jamais eu qu’une passion profonde, son amour pour sa fille.

Justin lui-même ne lui laissait qu’un souvenir doux et tranquille.

Mais le roman la pressait de toute part. Et en ce qui regardait sa position vis-à-vis de son mari demi-sauvage, c’était un roman bien connu, une légende, un conte d’enfant : l’histoire de Barbe-Bleue.

Monsieur le duc n’était pas homme à chercher des intrigues subtiles. Il aimait avec une brutalité folle. Lily avait la conviction qu’il s’était débarrassé de sa première femme pour l’épouser, elle, Lily.

Elle pensait, tout en se disant : c’est impossible ! qu’il pourrait prendre le même moyen pour épouser une autre femme.

Elle ne l’avait jamais aimé. Elle avait pour lui la répugnance terrifiée des enfants prisonniers de l’ogre. Elle s’était résignée à cette torture de vivre près d’un pareil homme, parce qu’elle avait vu dans ce sacrifice le moyen de retrouver Justine.

Elle eût fait plus encore, si une épreuve plus dure se fût présentée à elle.

Du reste, monsieur le duc de Chaves l’avait aimée passionnément pendant plusieurs années, et jusqu’à ces derniers temps, elle avait gardé sur lui un remarquable empire.

Il était fier de sa beauté. Il éprouvait à chaque instant de ces mouvements de jalousie qui enchaînent, et pour le garder esclave, Lily, soutenue par la pensée qu’elle travaillait pour sa fille, avait parfois surmonté un sentiment qui était plus que de la froideur.

Le duc alors redevenait l’amant agenouillé des premiers jours.

Au bois et dans les fêtes de la haute vie, en voyant passer cette femme si noblement fière, souriante et, en apparence, heureuse d’être partout la reine de beauté, vous n’eussiez jamais deviné la plaie incurable de son âme.

Monsieur le duc de Chaves, de son côté, avait accompli loyalement au moins une partie du pacte conclu. Sa fortune avait toujours été à la disposition de Lily, dès qu’il s’était agi de chercher Petite-Reine.

Il n’avait menti qu’une fois, quand il avait donné à penser à la jeune mère que sa fille était partie pour l’Amérique.

Et s’il avait menti, c’était pour emporter l’objet de sa passion comme une proie.

Lily, seule dans sa chambre, repassait en elle-même ces événements lointains, mais la lettre mystérieuse, à son insu, prenait déjà sa pensée.

Souvenons-nous que, même avant d’avoir reçu cette lettre, elle avait dit à Hector, superstitieuse comme toujours les martyres : « Si cette somnambule retrouvait le bracelet, elle pourrait aussi retrouver l’enfant… »

La lettre était sur la table de nuit. Madame la duchesse de Chaves se prit à la regarder. Matériellement, cette lettre sentait l’endroit d’où elle venait : c’était un papier grossièrement parfumé, dans une enveloppe timbrée avec prétention.

Madame de Chaves la prit et la relut. Elle fut frappée, ou plutôt blessée par la niaise emphase de son contenu. Ces phrases, coupées avec une majesté sibylline, lui sautèrent aux yeux comme une ridicule mystification.

Et pourtant elle la relut non pas une fois, mais dix fois.

Le roman ! le roman, stupide ou non, la menace qu’on ne comprend pas, la promesse mystérieuse !

Je ne sais pas d’homme au monde qui puisse recevoir, sans émotion, la prière de passer chez un notaire inconnu.

C’est là le roman, c’est là son prestige, c’est là ce qui mène les trois quarts de la vie des trois quarts d’entre nous !

Et si je voulais aller au fond des choses, je dirais que, quand le roman entre une fois dans la vie, plus il est absurde plus il devient entraînant.

D’ailleurs, il y avait quelque chose dans cette lettre. On avait découvert le nom de madame de Chaves et son adresse qu’elle avait cru tenir cachés ; on avait retrouvé le bracelet ; on avait fait bien plus : on avait deviné, et c’était magie, la secrète préoccupation de son cœur.

Car cet objet, plus cher et plus cruellement regretté, auquel on faisait allusion, que pouvait-il être, sinon sa fille elle-même ?

Elle se mit au lit en songeant à la lettre.

Elle voulut s’endormir ; la lettre la poursuivit comme une tyrannie.

Et, chose singulière, parmi les énigmes que la lettre proposait, les plus obsédantes pour sa pensée n’étaient pas celles dont l’exposé du moins se comprenait.

Son adresse devinée, le bracelet retrouvé, l’allusion faite au sort de sa fille, tout cela s’évanouit peu à peu pour céder la place à ce problème, idiot dans ses termes : monsieur le marquis de Rosenthal se présentant à l’hôtel, sous le nom de Renaud, ancien employé de la police.

De bonne heure, Lily se leva. Elle n’avait pas fermé l’œil de la nuit. Avant huit heures, elle était assise dans son boudoir, impatiente déjà et trouvant que monsieur le marquis de Rosenthal tardait. Elle avait donné l’ordre exprès d’introduire auprès d’elle monsieur Renaud sitôt qu’il se présenterait.

Demi-cachée derrière ses rideaux, elle interrogeait la cour et guettait la porte cochère.

Enfin, quelques minutes avant neuf heures, la porte s’ouvrit et un jeune homme, vêtu de noir, se dirigea vers la conciergerie. Le concierge, après l’avoir écouté, le conduisit lui-même jusqu’au perron.

Lily put l’examiner à son aise tandis qu’il traversait la cour d’un pas lent et solennel.

C’était un étudiant allemand, non pas précisément tel qu’on les voit à Leipzig ou à Tübingen, mais tel que les théâtres nous les montrent quand ils font de la couleur locale : bottes molles, pantalon noir collant, veste et jaquette noires surmontées par un vaste col blanc rabattu. Seule, la casquette traditionnelle était remplacée par un chapeau tyrolien à larges bords, d’où s’échappaient les mèches abondantes et lustrées d’une chevelure noire.

Lily avait vaguement l’espoir de trouver en ce nouvel arrivant une figure connue, mais elle dut s’avouer qu’elle ne l’avait jamais vu.

L’instant d’après, un domestique annonça monsieur Renaud, et Saladin fit son entrée dans le boudoir de madame la duchesse.

Celle-ci se leva pour le recevoir. Il salua, mais non point très bas, et dit en fixant sur elle ses yeux ronds qui la troublèrent :

— Voilà bien des années que je m’occupe de vous.

Il avait en parlant un léger accent tudesque.

Madame de Chaves ne trouva pas de réponse, elle le regardait avec une sorte de frayeur :

Saladin eut un sourire de froide bonté.

— Je ne vous veux que du bien, prononça-t-il du bout des lèvres.

La duchesse lui montra de la main un siège et dit tout bas :

— Je vous en prie, monsieur, apprenez-moi ce que je puis espérer de vous.

Saladin croisa ses bras sur sa poitrine. Il était superbe d’aplomb et de gravité. Il avait passé la nuit à composer son rôle, à l’apprendre et à le répéter.

Languedoc, déniché à la foire par Similor, était venu lui faire une tête : une tête de marbre immobile et glacée.

Si Saladin avait su le monde, peut-être aurait-il reculé devant l’audacieuse comédie qu’il allait jouer ; peut-être du moins aurait-il choisi d’autres moyens et pris d’autres apparences.

Sans prétendre qu’un autre stratagème n’eût point réussi auprès de cette pauvre femme, subjuguée d’avance et préparée à toutes les crédulités, nous affirmons que Saladin avait bien choisi son personnage.

Nous ajoutons que les comédies de ce genre arrivent au succès, surtout par leurs côtés les plus invraisemblables.

Les charlatans sauvent parfois ceux que la médecine sérieuse a condamnés. Il en est ainsi dans la vie, et certains découragements se réfugient d’eux-mêmes dans l’impossible.

Chaque siècle, du reste, subit pour un peu l’influence de la poésie ambiante : ceci du haut en bas de l’échelle sociale. On est bien forcé de prendre le merveilleux où les poètes l’ont mis.

Les sorciers du Moyen Âge, succédant aux oracles antiques, se chargeaient de répondre aux questions de l’ambition effrénée ou de l’aveugle désespoir. Le XVIIIe siècle incrédule inventa les magnétiseurs et but en riant l’élixir de vie, distillé par le comte de Cagliostro. Nous avons eu de nos jours les médiums et les tables tournantes.

C’est là le merveilleux pur, le surnaturel franchement inexplicable.

Mais le merveilleux poétique est autrement fait. C’est la baguette des fées, ce sont les miracles obtenus par la lance des chevaliers, ou bien ce sont les prouesses encore plus étonnantes accomplies par l’épée de d’Artagnan, par l’or de Monte-Cristo.

On ne croit pas à tout cela, je le veux bien, mais il en reste quelque chose.

D’Artagnan mourut il y a longtemps.

Depuis Monte-Cristo, Jupiter en habit noir qui lançait les billets de banque comme la foudre, on a été chercher le merveilleux plus bas encore, beaucoup plus bas.

Quelques-uns ont choisi des assassins et des voleurs pour les revêtir de je ne sais quels oripeaux magiques ; d’autres, moins fous et plus hardis, ont osé prendre cette personnalité détestée et méprisée : l’agent de police, pour l’entourer de rayons sur l’effronté piédestal de leurs fictions.

On pêche ses héros où l’on peut, dans les temps de disette avérée. Il y a quelque chose d’original et à la fois de généreux à préférer les gendarmes aux voleurs en un pays comme la France, assez spirituel pour siffler toujours les gendarmes en applaudissant fidèlement les voleurs. Je ne puis que louer de tout mon cœur les hommes de grand talent qui se sont donné la mission de réhabiliter l’agent de police. Il était temps de flétrir l’innocence incurable du suffrage universel se faisant le complice des meurtriers et des filous pour accabler ces modestes soldats qui gardent vaillamment le repos de nos nuits et n’ont pas même, pour compenser la dérisoire modicité de leur paye, l’appoint de la considération publique.

Mais, entre les réhabilitations équitables et les fusées d’une complète apothéose, il y a de la marge, et peut-être n’était-il pas nécessaire de remplacer le chapeau que messieurs les inspecteurs de la sûreté portent dans la vie réelle par une trop fulgurante auréole.

Pour plaire, nous sera-t-il répondu, il faut exagérer dans un sens comme dans l’autre.

Ceux qui disent cela mentent, insultant à la fois les écrivains et le public.

Ma religion est qu’on peut plaire en disant l’exacte vérité ; ma croyance est que nous heurtons tous les jours sur le trottoir des réalités bien autrement curieuses et bizarres que n’en peut inventer l’exagération même de ceux qui se battent les flancs pour étonner les naïfs.

Saladin, comédien de petite venue, mais très soigneux et très habile, profitait tout uniment d’un courant. Il exploitait la mode du détective.

Après avoir examiné madame la duchesse le temps voulu pour produire son effet, il prit le siège qu’on lui indiquait et tira de sa poche un assez vaste portefeuille en même temps qu’un objet enveloppé dans du papier qu’il remit entre les mains de madame de Chaves.

— Voici d’abord le bracelet de Petite-Reine, dit-il.

La duchesse à ce nom devint pâle comme une morte. Le tonnerre, éclatant dans la chambre, n’eût pas produit sur elle un pareil effet.

Elle chancela sur son siège et murmura :

— Quoi, monsieur ! vous savez ?…

— Je suis Renaud, répondit Saladin d’une voix basse et brève.

Il se mit en même temps à feuilleter rapidement son carnet.

— Rue Lacuée, no 5, dit-il en prenant un premier carré de papier : Madame Lily, dite la Gloriette, dix-huit à vingt ans, très jolie, conduite bonne, enfant dont on ne connaît pas le père ; nom de l’enfant : Justine, mais plus souvent appelée Petite-Reine dans le quartier… Contestez-vous ?

La duchesse le regardait bouche béante.

— Vous ne contestez pas, reprit Saladin, c’est exact.

Il choisit un autre carré de papier.

— Fin avril 1852, reprit-il, mère et fille entrées dans une baraque de la foire, place du Trône. Voiture prise à cause de la pluie…

Madame de Chaves l’interrompit par un cri de stupéfaction.

— Quoi ! même ces détails ! balbutia-t-elle.

Saladin lui imposa silence d’un signe de tête.

— Je suis Renaud, répéta-t-il pour la seconde fois.

Et il ajouta de sa voix glacée qui n’avait point d’inflexions :

— Voiture procurée par un jeune garçon, avaleur de sabres de son état. Quatorze ans. Nom : Saladin.

Il changea de carré de papier.

— Journée du lendemain très chargée. Faits principaux : départ de la jeune mère pour Versailles ; Petite-Reine confiée à une femme nommée la Noblet et portant aussi le sobriquet de la Bergère, dont le métier était de promener les enfants pauvres au Jardin des Plantes. Le nommé Médor, aide de la femme Noblet, laisse approcher des enfants une sorte de mendiante qui cache sa figure sous un vieux bonnet à voile bleu. Homme déguisé : ce même jeune garçon qui avait procuré la voiture la veille au soir…

— Êtes-vous sûr de cela ? s’écria Lily qui haletait.

— Je suis sûr de tout ce que je dis, répondit sèchement Saladin. J’ai interrogé moi-même le jeune garçon qui est maintenant un homme.

— Mais ma fille ! fit la duchesse avec explosion. Ma fille est-elle vivante !

Saladin jeta son carré de papier et sembla faire un choix parmi ceux qui restaient dans son carnet.

— Vous n’avez pas encore regardé si le petit bracelet est bien le vôtre, dit-il tranquillement.

C’était vrai, les mains tremblantes de madame de Chaves déplièrent l’enveloppe.

— C’est lui ! s’écria-t-elle en portant le bracelet à ses lèvres, c’est bien lui, et ma fille…

— Permettez, madame, interrompit Saladin, ne nous égarons pas. Petite-Reine avait deux bracelets semblables, un que vous possédiez, un autre qu’elle avait emporté…

— Et celui-là ?…

— C’est celui qu’avait emporté Petite-Reine.

Lily tendit ses mains jointes qui tremblaient.

— Alors, elle vit, balbutia-t-elle. Elle vit !… car vous n’auriez pas voulu vous jouer ainsi du cœur d’une mère !

Les yeux ronds et fixes de Saladin se relevèrent sur elle.

— Procédons par ordre, s’il vous plaît, fit-il d’un ton d’autorité. Quand il en sera temps nous arriverons à ce qui regarde madame votre fille.