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L’Avaleur de sabres/Partie 2/Chapitre 10

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Laffont (p. 404-410).
L’envie  ►
Deuxième partie


X

Le Père-à-tous


On sonna le garçon pour renouveler les rafraîchissements. À l’exception de Gioja, tout le monde était, sinon joyeux, du moins émoustillé par une curiosité très vive. Le bon Jaffret voulait offrir à monsieur le marquis un petit ambigu fin, genre Pompadour, mais cet austère Saladin préféra un bock de bière. Chacun se fit donc servir à sa guise. Le Prince demanda un carafon de douceurs.

Il fait jour, dit Saladin d’un ton cassant quand les portes furent refermées, attention ! Je ne vous ai pas vanté ma marchandise, au contraire, cette maison-là m’appartient depuis le rez-de-chaussée jusqu’aux mansardes, et pour ne pas vous faire languir, je vous expliquerai ma situation d’un seul mot : je suis l’amant heureux de mademoiselle de Chaves.

— Par exemple ! s’écria Gioja, elle est forte ! Le duc et la duchesse n’ont pas d’enfants.

— Le fait est, murmura le bon Jaffret, que je n’ai jamais entendu parler de mademoiselle de Chaves.

Comayrol dit :

— Le Maître ne peut pas se blouser comme cela du premier coup ; il a son idée.

— Il a bien plus d’une idée, repartit Saladin, et commençons par établir une chose, c’est que je n’ai plus aucune espèce d’intérêt à vous tromper, puisque je n’attends rien de vous.

— C’est juste, fit-on à la ronde.

Et le Prince ajouta :

— Quel gaillard ! écoutez !

— En conséquence, reprit Saladin, quand je vous dis une chose, c’est qu’elle est vraie, à moins que je ne fasse erreur moi-même. Tout homme est sujet à s’égarer. Mais ici, comme il s’agit d’une charmante personne qui m’a confié le soin de son bonheur, comme je suis d’accord avec madame la duchesse et comme madame la duchesse est d’accord avec monsieur le duc, je crois pouvoir vous affirmer, messieurs et chers subordonnés, que je ne suis pas le jouet d’un rêve. Mademoiselle de Chaves vous sera présentée demain.

— Elle n’est donc pas à l’hôtel ? demanda Gioja.

— Mon brave, répondit Saladin, ouvrez vos deux oreilles, nous allons nous occuper de vous. Il n’y a pas de sot métier, je suis de cet avis-là ; mais votre industrie particulière auprès de cet honnête sauvage qu’on nomme M. de Chaves est une gêne pour nous dans le présent, et peut devenir un danger dans l’avenir.

— Écoutez ! fit le Prince qui avait dû habiter l’Angleterre et assister aux séances du Parlement.

— Le Maître, dit Gioja, ignore sans doute que cette industrie dont on parle a été le trait d’union entre le conseil et monsieur le duc.

— Je n’ignore rien, mon brave, et il y a du temps que je vous suis tous, à portée de voir et d’entendre. Les services d’un genre spécial que vous rendez à M. de Chaves ont pu entrouvrir une porte à nos respectables amis Jaffret et Comayrol ; c’est parfait, je vous en remercie au nom de l’association ; mais la porte est grande ouverte et je vous répète que vous nous gênez désormais. Vous marchez en aveugle le long d’une route où notre poule aux œufs d’or a coutume de pondre.

— Voyons, voyons, dit Comayrol, comprends pas !

— Le jeune maître est ami des métaphores, ajouta le bon Jaffret.

Mais le Dr Samuel murmura :

— Moi, je crois comprendre.

Le fil de Louis XVII ouvrait des yeux énormes.

— Il ne me plaît pas tout à fait, reprit Saladin, de mettre les points sur les « i ». Je pense que je n’excède pas les bornes de mon autorité en donnant au vicomte Annibal Gioja un avis paternel. Toute cette histoire de mademoiselle Saphir est mauvaise pour nous.

— Mademoiselle Saphir ! répétèrent quelques voix étonnées.

— Qu’est-ce que c’est que cela ? demanda Comayrol.

Le bon Jaffret caressait Saladin du regard.

— Il monte ses petits coups en perfection ! soupira-t-il. Quel joli jeune homme !

Gioja avait tressailli vivement.

— J’ignore qui a pu vous apprendre… commença-t-il.

— C’est peut-être le roi Louis XIX, répondit Saladin qui tendit la main en riant au Prince, enchanté de cet honneur. En tout cas, au nom du conseil qui m’écoute et qui m’approuve, je vous ordonne d’enrayer.

— Chacun de nous, objecta l’Italien, garde sa liberté d’action pour ses affaires particulières.

— Non pas ! dit Comayrol.

— Cette doctrine, ajouta Jaffret, est complètement subversive du grand principe d’association !

— C’est mon avis, appuya le Dr Samuel.

— Et le Gioja, ajouta le Prince avec zèle, est expressément chargé de faire le mort !

— Il ferait le mort au naturel, reprit Saladin dont la voix baissa, si, par hasard, fantaisie lui venait de désobéir à son chef… Veuillez me regarder, Annibal Gioja, s’interrompit-il. De ce qui s’est dit ici, ce soir, un mot répété par vous aux oreilles de M. de Chaves pourrait non seulement faire manquer l’affaire, mais encore mettre en péril toute la confrérie. En conséquence, on pourrait présentement vous ficeler comme un paquet et vous placer par précaution en lieu sûr. Ce serait peut-être de la prudence.

— Je jure…, voulut interrompre Gioja.

— Taisez-vous ! Je n’attache pas plus de prix que vous à vos serments. Ce qui m’arrête, c’est que, d’un autre côté, le duc, habitué à vous voir tous les jours, pourrait concevoir des soupçons ou des craintes, si vous disparaissiez ainsi subitement. Il y a une chose en laquelle je crois, c’est l’amour déréglé que vous avez pour votre peau. Cela vous sauve.

Il y eut un sourire sur toutes les lèvres. Gioja était livide.

— Vous êtes poltron, continua froidement Saladin, c’est là une garantie certaine et dont je me contente, en prenant soin de vous dire : il vous est enjoint par le conseil de laisser mademoiselle Saphir en repos, et je vous tuerai comme un chien si votre commerce nous barre la route !

Il y eut un silence. Le conseil approuvait évidemment, et le bon Jaffret exprima l’opinion générale en disant à ses deux voisins :

— Il a la sagesse précoce de Salomon, ce cher enfant.

Comayrol hocha la tête et murmura :

— Vayadioux ! il met de l’animation dans nos séances.

— C’est Dieu qui l’a envoyé, s’écria le Prince, pour régénérer une grande institution !

— Un point final ! dit Saladin. Gioja est réglé, n’en parlons plus. Docteur Samuel, je vais vous adresser une question scientifique : connaissez-vous les envies ?

— Il y en a de différentes sortes, en médecine, commença le praticien.

— Fort bien, interrompit Saladin, vous connaissez les envies. Je suppose, en effet, qu’il y en a de plus d’une sorte, car j’en ai vu, moi, de toutes les couleurs. La question scientifique est celle-ci : pensez-vous qu’il soit possible d’imiter une envie sur le corps d’une personne saine ? Je m’explique : vous voudriez, par exemple, reproduire, sur le sein d’une jeune femme, un de ces signes qui sont les plus habituels, à cause de la gourmandise des filles d’Ève, une moitié de pêche, une prune de reine-claude, une grappe de groseilles, le pourriez-vous ?

— Très certainement, répondit Samuel, nous avons des caustiques et des réactifs.

— Parfait ! et la légère différence de plan qui existe à la surface de ces envies ?

— Eh ! eh ! dit le docteur en souriant, vous êtes décidément un observateur. Ceci est peut-être plus difficile, mais néanmoins je puis affirmer que le moyen de produire cette légère extumescence, sans nuire à la santé, n’est pas introuvable.

— Et savez-vous un peu dessiner, docteur ? demanda encore Saladin.

— Je crois deviner…, voulut dire le docteur.

— Devinez tant que vous voudrez, interrompit Saladin, je n’ai pas l’intention de vous parler en paraboles, mais répondez.

— Eh bien ! oui, fit le docteur, s’il s’agit d’un fruit je le dessinerais, je le peindrais même, ayant cherché autrefois dans les arts une distraction et un délassement.

Saladin se leva.

— Messieurs, dit-il, je suis tout particulièrement satisfait d’avoir noué avec vous des relations qui ne peuvent manquer d’être fructueuses pour vous et pour moi. La séance est levée, à moins que vous n’ayez quelques communications à me faire.

— Mais, dit Comayrol, nous n’avons arrêté aucune mesure.

— En effet, soupira Jaffret, notre jeune Maître nous laisse dans un crépuscule un peu inquiétant.

Saladin leur tendit la main à tous les deux.

— Nous ne nous séparons pas pour longtemps, mes très chers, répondit-il ; dormez bien seulement cette nuit, car je ne répondrais pas de votre sommeil pour la nuit qui viendra.

— Il fera jour ? demanda le Prince.

— Vous ne sauriez croire, répondit Saladin, comme ces vieilles formules, reste d’un temps qui était l’enfance de l’art, me semblent puériles… mais enfin ne changeons rien : il est des traditions qui sont respectables. Je vous laisse. Chacun de vous entendra parler de moi demain avant midi. Si dans vos sagesses vous trouviez qu’il est bon d’attacher le Gioja ici présent par la patte, je vous laisse carte blanche. Docteur, préparez vos caustiques, vos réactifs et toute votre boîte à couleurs ; demain, à la première heure, je serai chez vous. Et à propos de cela, s’interrompit-il, voulez-vous bien me donner votre adresse ?

Le Dr Samuel lui tendit sa carte.

— Je me rendrai chez vous, poursuivit Saladin, avec une charmante jeune personne très douillette, je vous en préviens, et qu’il ne faudra pas faire crier, à laquelle vous aurez la bonté, remplaçant en ceci la Providence, d’appliquer sur le sein droit une cerise de l’espèce dite bigarreau, qui lui vient d’une envie de sa mère.

Il salua à la ronde et prit la porte.

Un grand silence régna, après sa sortie, dans le petit salon qui servait de sanctuaire aux membres du Club des Bonnets de soie noire. Le docteur tournait ses pouces, Jaffret buvait son punch à petites gorgées, et Comayrol allumait une forte pipe qu’il avait gardée jusqu’alors dans sa poche, peut-être par respect.

Ce fut le fils de Louis XVII qui rompit le silence.

— Il paraît, dit-il, que nous allons être menés grand train !

— Peuh ! fit Comayrol.

— Il a de l’acquit pour son âge, dit le bon Jaffret, mais si l’ami Gioja n’était pas une poule mouillée de qualité supérieure, l’affaire du flambeau n’était pas forte.

— J’attendais un regard pour frapper, dit l’Italien d’un air sombre.

— La force du petit, fit observer Samuel, est évidemment dans le mépris qu’il a pour nous. Je ne déteste pas cette façon de raisonner et, en définitive, nous avions besoin d’un homme.

— Est-ce un homme ? demanda Gioja.

— Ma foi, répondit le docteur, je n’en sais rien, mais je sais que ce n’est pas tout à fait un ignoble poltron comme toi, ami Gioja.

— Qui vivra verra, gronda celui-ci.

Comayrol et Jaffret le regardèrent en même temps.

— Moi, dit Comayrol, je suis content que Gioja n’ait pas frappé.

— Moi de même, fit le bon Jaffret.

Samuel ajouta :

— Sans être décrépits, nous ne sommes plus de la première jeunesse, et il n’est pas mauvais d’avoir un gaillard qui se mette en avant.

Aucun d’eux évidemment ne disait ce qu’il avait sur le cœur.

— Voici vingt-cinq ans, reprit Jaffret en frappant doucement sur l’épaule de Comayrol, quand tu prononças ton discours à propos du portefeuille de l’homme assassiné, là-bas, au cabaret de la Tour de Nesle, derrière la Chaumière, tu avais un bagou dans ce genre-là, sais-tu ?

— Un peu plus élégant, je suppose ! répliqua l’ancien clerc de notaire, et je remuais des idées qui auraient de la peine à entrer dans la cervelle étroite de cet arlequin-là !

— Il faut dire pourtant, continua Jaffret, qu’il y eut là deux personnes pour te river ton clou : Toulonnais-l’Amitié et Marguerite de Bourgogne.

— On avait six pieds de plus en ce temps-là ! s’écria Comayrol l’œil brillant et le sang aux joues.

— Ce qui n’empêche pas, poursuivit paisiblement Jaffret, qu’il s’agissait alors de vingt misérables billets de mille francs, et qu’aujourd’hui nous parlons de millions. Messieurs et chers amis, nous étions jeunes, ardents, nous avions toutes les illusions, tous les espoirs, tous les désirs. Avec vingt mille francs, on peut commencer une fortune à cet âge ; à l’âge que nous avons, il faut la fortune faite, beaucoup d’argent et peu d’ouvrage. Ce jeune coquin est venu vers nous juste à son temps.

— Il coûte cher, fit observer Comayrol.

— C’est en ceci, répondit Jaffret, que nous pourrons avoir recours contre lui dans la question du partage. Il a eu raison de nous dire qu’il était le maître de la situation au point de vue du travail à faire ; mais l’opération faite, les rôles changent. Le bas peuple de notre confrérie ne connaît que nous.

— J’y songeais, fit l’ancien clerc de notaire.

— Moi de même, appuya le Dr Samuel ; nous sommes vieux, mais…

Il se prit à rire et les autres l’imitèrent.

— Pas si décrépits ! acheva le bon Jaffret qui humait la dernière goutte de son punch.

Ainsi était attaqué le véritable état de la question.

— Ma parole ! ma parole ! dit le Prince, vous êtes encore plus futés que lui !

— Et puis, reprit Jaffret, je suppose qu’après le coup nous ayons ce qu’il faut de foin dans nos bottes, eh bien ! il nous importe assez peu vraiment que le Père-à-tous de cette vieillerie, l’association des Habits Noirs, à laquelle nous n’appartiendrons plus…

— À laquelle nous n’avons jamais appartenu ! intercala le Dr Samuel.

— C’est juste… Que le Père-à-tous, disais-je, s’appelle Annibal Gioja ou monsieur le marquis de Rosenthal. Voici dix heures qui sonnent à Saint-Jacques-du-Haut-Pas, mes petits, je vais aller me mettre au lit.

Il planta son chapeau à large bord sur son bonnet de soie noire et se dirigea vers la porte, en s’appuyant sur sa canne.

Avant de passer le seuil il se tourna vers l’Italien et lui dit sans rien perdre de sa douceur ordinaire :

— Toi, mon fils, si tu m’en crois, marche droit !

La lourde main de Comayrol touchait en ce moment l’épaule de Gioja.

— Vayadioux ! dit-il en le regardant fixement. Marche droit, mon bonhomme ! S’il arrivait quelque chose au petit d’ici demain soir, tu serais haché menu comme chair à pâté.

Il sortit. Samuel l’imita et ne dit rien, mais son regard parla pour lui.

Vint enfin le fils de Louis XVII qui donna une poignée de main à l’Italien en lui disant :

— Il paraît que ta peau ne vaudrait pas deux sous si tu bougeais, ma vieille ! Nous avons enfin un homme.

Annibal Gioja resté seul se laissa choir sur le divan et mit sa tête entre ses mains.

— Il y a une affaire pourtant ! murmura-t-il, et ils n’iront pas me chercher jusqu’en Italie !


À cette même heure, on eût rencontré Similor et son fils Saladin marchant bras dessus, bras dessous dans les rues désertes qui sont au-delà du Luxembourg.

Saladin avait rejoint son honoré père en quittant le café Massenet, et avait bien voulu le féliciter sur la façon précise et adroite dont Similor venait de jouer son bout de rôle.

Ils causaient. Monsieur le marquis de Rosenthal, était, ce soir, d’une humeur expansive.

— Vois-tu, papa, dit-il en arrivant au bout de la rue de l’Ouest, je ne ferai qu’une seule affaire avec ces momies. Le vol n’est pas ma vocation. Ça peut servir de point de départ à un honnête homme, mais, en somme, il n’y a que le commerce. J’ai tout arrangé dans ma tête : trois mille livres de rentes suffisent à ton bonheur, pas vrai ?

— Mais…, voulut dire Similor.

— Faisons ton compte, interrompit Saladin : avec six cents francs de loyer, tu as un petit paradis, douze cents francs pour ta nourriture, quatre cents francs pour ta toilette, il te reste six cents francs pour l’argent de poche et la blanchisseuse. Si tu veux, tu feras des économies.

— Quand, toi, tu auras un million et demi ! s’écria Similor indigné.

— Moi, papa, c’est différent, répondit monsieur le marquis sans s’animer le moins du monde. Je pourrais avoir les deux autres millions et le reste, si je voulais, rien qu’en jouant le rôle de gendre. Je serais là comme un coq en pâte ; j’y ai songé ; ce qui m’arrête, c’est ma femme. Je suis né célibataire, vois-tu, on ne se fait pas… et d’ailleurs la situation ne peut pas se prolonger bien longtemps : cette Saphir nous jouera quelque méchant tour un de ces matins. Je ne parle pas du Gioja, mon pied est sur sa tête, mais il y a Échalot et la Canada qui se remuent. Il faut battre le fer pendant qu’il est chaud et enlever l’histoire d’un coup. Dans trois jours tout doit être fini, et alors mademoiselle Saphir pourra montrer sa cerise, la seule vraie et authentique, je m’en bats l’œil… Hé ! cocher !

Un fiacre passait qui s’arrêta.

— Papa, dit Saladin en enjambant le marchepied, rentre en te promenant ou monte sur le siège ; j’ai à causer avec moi-même.

Il s’installa au fond de la voiture et referma la portière sur le nez de l’auteur de ses jours.