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L’Avaleur de sabres/Partie 2/Chapitre 19

La bibliothèque libre.
Laffont (p. 466-473).


XIX

Aventures de nuit


Nous avons laissé mademoiselle Guite-à-tout-faire dormant paisiblement auprès de la duchesse évanouie. Mademoiselle Guite ronfla longtemps de tout son cœur. Quand elle eut cuvé sa nuit d’Asnières et son déjeuner de Bois-Colombes, elle s’éveilla dans un très joli boudoir qui était la dernière pièce du pavillon, en retour sur le jardin.

— Tiens ! se dit-elle, voici une attention délicate de cette chère maman. Je crois que nous nous entendrons supérieurement ensemble !

Elle sonna. Deux femmes de chambre attendaient pour sa toilette. La veille, mademoiselle Guite avait savonné elle-même son col et ses manches, mais aujourd’hui elle se laissa faire avec une royale désinvolture.

Madame la duchesse de Chaves vint la chercher à l’heure du dîner, et Guite l’embrassa sur les deux joues. Ce n’était pas une méchante créature, elle ne demandait pas mieux qu’à faire le bonheur de sa nouvelle famille.

Elle ne s’aperçut même pas de la froideur qui avait remplacé chez madame de Chaves les premiers élans de l’amour maternel.

Elle s’assit à table entre le duc et la duchesse, aussi à son aise que si elle eût été à la Maison-d’or, en cabinet particulier. Madame de Chaves l’avait présentée en grande cérémonie.

Le duc lui sembla un homme froid, taciturne mais poli. Elle fit à peu de chose près tous les frais de la conversation, et mangea d’excellent appétit.

Le duc et la duchesse n’échangèrent entre eux que de rares paroles. La duchesse était souffrante.

Quand mademoiselle Guite fut seule après le dîner, car elle n’avait pas eu l’idée de suivre madame de Chaves dans ses appartements, elle tint conseil avec elle-même, et se dit :

— Ici, on doit mourir d’ennui, le plus sage est de se mettre du premier coup sur un bon pied. Ma chère maman est triste comme un bonnet de nuit, mon noble père ressemble à un jaloux Espagnol, et monsieur le marquis de Rosenthal est un des personnages les plus fatigants que je connaisse. On s’amusera comme on pourra.

Pour commencer, elle fit atteler et s’en alla au bois toute seule.

Le lendemain, madame de Chaves garda le lit. Mademoiselle Guite lui fit une jolie petite visite, le matin, et la prévint qu’elle était prise pour la journée.

Monsieur le marquis de Rosenthal vint la voir. Elle lui fit les honneurs de l’hôtel et lui en montra du haut en bas la belle distribution, depuis les salons d’apparat jusqu’à la portion réservée aux bureaux et caisse de la Compagnie brésilienne. Elle dîna dans son appartement avec monsieur le marquis et se fit conduire à l’Opéra.

Mademoiselle Guite était plutôt d’Asnières et de la rue Vivienne, 6e étage, que du quartier Le Peletier. Néanmoins, dans sa loge, elle avait assez bien l’air d’une vraie marquise — beaucoup plus assurément que Saladin n’avait l’air d’un vrai marquis.

C’est tout simple, cela vient de ce que les vraies marquises font ce qu’elles peuvent pour ressembler à mademoiselle Guite.

De profonds moralistes leur ont conseillé de lutter avec mademoiselle Guite, pour ramener leurs maris et leurs cousins aux plaisirs permis du bon monde. Elles ont obéi et gagnent à cela d’avoir, auprès de leurs cousins, un succès du même genre, mais un peu moins brillant que celui de mademoiselle Guite.

Auprès de leur mari, je ne sais pas.

À la sortie de l’Opéra, Saladin eut bonne envie d’entamer avec mademoiselle Guite le chapitre des petits services qu’on attendait d’elle, mais le cœur lui manqua. C’était grave et dangereux ; il remit la chose au lendemain.

Il eut tort, car le lendemain, aux premières paroles qu’il prononça, mademoiselle Guite l’interrompit pour le mettre parfaitement à son aise.

— Il y en a qui n’entendraient pas de cette oreille-là, dit-elle, mais moi je suis à tout faire ; ce n’est pas la peine de prendre des gants pour me parler raison. Vous n’avez pas la tête de quelqu’un qui fait gratis le bonheur des jeunes filles, et je n’ai jamais cru que j’étais venue ici pour enfiler des perles.

Saladin fut rassuré, mais il gardait encore quelques scrupules.

— Vous irez loin, dit-il, et je vous avais joliment toisée. Mais c’est qu’il s’agit de quelque chose de très raide.

— Allez toujours, fit mademoiselle Guite sans s’émouvoir.

— Il faudrait ouvrir, la nuit qui vient, la porte de la grille donnant sur l’avenue Gabrielle.

— J’ai la clef, dit mademoiselle Guite.

— Comment ! déjà ! s’écria Saladin émerveillé.

— Je l’ai demandée pour le cas où il me plairait de rentrer par là de nuit ou de jour. Je ne me gêne pas ; j’ai tout demandé, j’ai tout obtenu, et malgré cela je m’ennuie. Égrenez votre chapelet.

Elle crut que Saladin allait l’embrasser, tant il était joyeux, mais il se borna à lui offrir une décente poignée de main.

Et il continua son explication qui ne laissa pas d’être longue.

Mademoiselle Guite l’écouta fort attentivement et sans manifester aucun émoi.

Quand l’explication fut achevée, elle dit seulement :

— En effet, c’est rudement raide, mais bah !

Puis elle ajouta en fixant sur lui ses grands yeux bleus liquides :

— Combien que j’aurai pour ma peine ?

— Cinquante mille francs, répondit Saladin.

Elle fit la grimace.

— Voyons ne marchandons pas, reprit-il, cent mille francs, c’est le dernier mot.

— Et la clef des champs ? demanda mademoiselle Guite.

— Liberté entière !

Elle jeta une cigarette à moitié brûlée qu’elle tenait entre ses dents de lait, frappa dans la main de Saladin et dit résolument :

— Le jeu est fait, rien ne va plus !

Saladin resta encore quelque temps à l’hôtel pour en relever le plan exact et compléter ses instructions. Quand il se retira, mademoiselle Guite et lui échangèrent une loyale poignée de main.

— N’oubliez pas les mots de passe, lui dit Saladin.

— Je n’ai jamais rien oublié de ma vie… à tantôt !

Saladin s’en allait. Mademoiselle Guite le rappela, et, dussé-je surprendre le lecteur, elle lui dit :

— Vous savez, cette femme-là souffre ; elle a été bonne pour moi. Je ne veux pas qu’on lui fasse du mal.

Saladin n’avait aucune envie de faire du mal à madame la duchesse. Il protesta de ses bonnes intentions et s’éloigna.

La soirée n’était pas encore très avancée. Mademoiselle Guite, restée seule, n’eut pas de remords, mais elle fut prise d’ennui. Elle alla faire une petite visite de politesse à madame de Chaves qui était couchée sur une chaise longue et semblait domptée par la fièvre. Cela lui dépensa une demi-heure.

En sortant, elle bâillait à se démettre la mâchoire.

Vers dix heures, elle se fit servir un joli souper et renvoya ses femmes.

Elle était de celles qui peuvent manger et boire solitairement avec un sincère plaisir. Quand la demie après onze heures sonna, elle était encore à table, humant à petites gorgées son sixième verre de chartreuse.

Le souper l’avait mise en joie.

— C’est l’affaire d’un coup de collier, dit-elle ; j’aurais mieux aimé qu’il fît beau temps, mais j’ai gagné des rhumes pour un louis et il s’agit ici de cinq mille livres de rentes au dernier vingt !

C’était le moment convenu. Elle fit sa toilette d’aventures, prit la clef de la grille et sortit dans le jardin.

Le jardin était inondé ; la pluie tombait à torrents. Mademoiselle Guite suivit bravement les allées et chercha un abri où elle pût faire sentinelle.

Elle se retourna à moitié chemin de la grille et jeta un regard sur l’hôtel.

On y voyait briller çà et là quelques lumières, mais c’étaient de celles qui veillent au chevet des gens endormis. Seule, la chambre à coucher de Mme de Chaves était vivement éclairée.

Les appartements du duc restaient noirs, ainsi que les bureaux de la Compagnie brésilienne.

— Mon respectable père est à boire et à jouer, se dit mademoiselle Guite. Voilà un vrai vivant, qui jette des paquets de billets de banque à la tête des femmes et qui perd dix mille louis dans une soirée sans sourciller ! Ça me fait de la peine de le voir dévaliser par un cancre comme M. le marquis de Rosenthal.

Elle s’arrêta sous l’auvent de chaume d’un pavillon rustique, à quelques pas de la porte qui s’ouvrait vers l’extrémité de la grille la plus rapprochée de la place de la Concorde.

— Je serai bien là, pensa-t-elle. Pourvu qu’ils ne me fassent pas attendre trop longtemps !

Un quart d’heure se passa, puis une demi-heure, et mademoiselle Guite, n’ayant rien d’autre à faire, se mit à jurer comme un charretier embourbé. Ses pieds mouillés lui faisaient froid, et, malgré son abri, les rafales lui fouettaient la pluie au visage.

Vers minuit et quelques minutes, le temps s’éclaircit. Les nuages, déchirés par la tourmente, couraient tumultueusement sur l’azur du ciel.

Dieu sait que mademoiselle Guite ne regardait point l’azur du ciel.

Vers minuit et demi, les roues d’une voiture grincèrent sur le sable de l’avenue Gabrielle.

— Enfin ! s’écria mademoiselle Guite.

Mais avant de dire combien adroitement et fidèlement elle accomplit son rôle, il nous faut revenir à deux de nos personnages que nous avons abandonnés depuis longtemps.

Ce même soir, vers neuf heures, un coupé de place s’arrêta devant la porte cochère de l’hôtel de Chaves, rue du Faubourg-Saint-Honoré. Deux hommes en descendirent dont l’un semblait être un paysan proprement couvert ; l’autre était vêtu de noir des pieds à la tête.

C’était un homme de grande taille, qui portait haut, et dont les mouvements avaient une sorte de raideur. Ses longs cheveux étaient blancs, sa barbe était grise.

C’était sans doute le maître du paysan endimanché.

Ils demandèrent chez le concierge madame la duchesse de Chaves, et on leur répondit que madame la duchesse, très sérieusement indisposée, ne pouvait point recevoir.

Le maître insista de ce ton imposant, quoique poli, qui d’ordinaire brise la résistance des valets, mais tout fut inutile.

— À défaut de madame la duchesse, dit-il, je désire voir monsieur le duc.

— Monsieur le duc est absent, répondit le concierge.

— À l’heure qu’il est, il ne peut manquer de rentrer bientôt.

— Monsieur le duc rentre plus souvent le matin que le soir.

L’homme vêtu de noir et son paysan se consultèrent.

Le maître dit, mais cette fois avec une autorité qui n’admettait pas de réplique :

— L’affaire pour laquelle je viens est de la plus haute importance. Elle est importante pour madame la duchesse et pour monsieur le duc, bien plus encore que pour moi. Veuillez me faire entrer quelque part où je puisse écrire ou attendre.

Le concierge n’osa pas refuser. Dans l’accent et surtout dans l’aspect de cet homme, il y avait quelque chose qui faisait froid et qui en même temps subjuguait.

Quand le concierge revint vers sa femme il lui dit :

— Je viens de voir quelqu’un qui a l’air d’un revenant.

Pour obéir au désir de l’étranger, on traversa la cour et la salle d’attente de la Compagnie brésilienne fut ouverte. Sur la table, il y avait là tout ce qu’il faut pour écrire.

Le maître s’assit devant la table ; le paysan se tenait debout à l’écart ; ils ne se parlaient point.

Le maître écrivit une lettre qu’il déchira et dont il brûla ensuite les fragments à la bougie. Il commença une seconde lettre qui eut le même sort. Quand il eut fini la troisième, dans le courant de laquelle sa plume avait hésité bien des fois, onze heures sonnèrent à la pendule du salon voisin.

— J’ai signé ton nom, dit le maître au paysan ; elle s’en souviendra plus volontiers que du mien.

Le paysan ne répondit que par un signe de tête qui approuvait.

Le maître plia la lettre et mit l’adresse : à madame la duchesse de Chaves, pour lui être portée sur l’heure.

Puis il appuya sa tête contre sa main et sembla se perdre dans de profondes réflexions.

Cela fut long, car le paysan dit, après un silence qui lui avait semblé sans fin :

— Voilà minuit qui sonne.

Le maître se leva en sursaut.

— Par ce déluge, murmura-t-il, et à cette heure, les Champs-Élysées doivent être déserts…

Ils regagnèrent le pavillon du concierge et le maître dit en lui remettant la lettre :

— Madame la duchesse de Chaves doit recevoir ce pli à l’instant même. Si elle dort, il faut l’éveiller.

— Je vous ai dit…, commença le concierge.

— Vous m’avez dit, interrompit l’étranger, que madame la duchesse est malade. Moi, je vous réponds : il faut qu’elle ait ce pli sur l’heure, fût-elle malade à mourir, et je vous rends responsable du malheur que pourrait occasionner le plus léger retard.

Il sortit sur ces mots, laissant le concierge impressionné vivement.

En remontant dans le coupé de place, le paysan avait donné un ordre. Le coupé se mit en mouvement, tourna l’angle de l’Élysée, descendit l’avenue Marigny et entra dans l’avenue Gabrielle.

C’était le moment de l’éclaircie. Les nuages disjoints, poussés par le vent d’ouest, allaient en masses tumultueuses, mais la pluie avait cessé de tomber.

Le maître et le paysan descendirent de voiture après avoir dépassé la grille du jardin de Chaves. Le cocher fut payé et s’éloigna.

— Qu’est-ce que vous allez faire ? demanda le paysan qui semblait inquiet.

La main tremblante du maître pressa son front.

— Il y a si longtemps que je ne suis plus du monde ! murmura-t-il. C’est peut-être folie, mais il faut que je la voie. Quelque chose en moi me crie qu’un malheur menace… un grand malheur ! Ce n’est pas ma fièvre de toutes les nuits qui me tient, c’est un pressentiment, une obsession, un vertige. Je ne peux pas m’éloigner de cette maison. Derrière les murs de cette maison je vois comme une bataille qui se livre entre le salut et le désespoir.

Il s’approcha de la grille et en saisit les deux premiers barreaux.

— Dame, fit le paysan, c’est peut-être une idée. Ça ne me gênerait pas beaucoup de grimper par ici pour descendre de l’autre côté.

Il parlait bas et pourtant le maître lui imposa silence en serrant son bras fortement.

— Écoute ! fit-il.

Un bruit de pas venait du côté de la place de la Concorde.

Ils traversèrent tous deux l’avenue et se glissèrent sous les arbres du bosquet.

Deux hommes approchèrent. Le premier s’arrêta au pied du réverbère qui était en deçà de la petite porte du jardin de Chaves, à vingt pas tout au plus de l’abri où mademoiselle Guite tenait sa faction, tandis que l’autre allait au second réverbère, planté au-delà du jardin.

— Monte, Martin ! dit le second en embrassant la colonne qui soutenait la lanterne.

Ils grimpèrent aussitôt comme deux chats, avec une semblable agilité.

Il y eut un double bruit de verre cassé et les deux becs de gaz s’éteignirent.

Mademoiselle Guite, sous son toit de chaume, ne s’ennuyait plus ; elle pensait :

— Monsieur le marquis me l’avait bien dit ! ce sont des gaillards qui entendent leur affaire. Maintenant les autres vont venir.

Les deux grimpeurs, cependant, redescendaient tranquillement l’avenue Gabrielle comme deux travailleurs qui ont accompli leur besogne.

Sous les arbres, le maître et son paysan avaient suivi cette scène avec un étonnement plein de curiosité.

— Il va se passer quelque chose ici ! dit le maître.

— Ça, c’est sûr, répondit le paysan. J’ai idée qu’il vaut mieux pour nous attendre de ce côté que de l’autre.

— Peut-être… attendons.

— Si on attend, reprit le paysan, comme il y a une éternité que je n’ai fumé et qu’il n’y a pas un chat aux environs, je demande la permission d’en allumer une.

Le maître ne répondit point. Le paysan bourra sa pipe et frotta sur son genou une allumette chimique qui prit feu aussitôt.

Ils étaient sur la lisière du bosquet.

Ils entendirent un éclat de rire argentin de l’autre côté de la grille et le bruit d’une clef dans la serrure.

— À la bonne heure ! dit mademoiselle Guite, voilà un signal qui se voit mieux quand on a pris la précaution d’éteindre les lanternes !

La porte ouverte tourna sur ses gonds.

— Eh bien ! ajouta mademoiselle Guite, impatiente.

Le maître mit un doigt sur sa bouche et traversa le premier l’avenue Gabrielle. Le paysan suivait.

— Tiens ! fit mademoiselle Guite, vous n’êtes que deux. Donnez-vous la peine d’entrer.

« Ah ! saperlotte ! s’interrompit-elle, étourdie que je suis ! je ne sais pas encore bien mon métier de factionnaire. J’allais oublier les mots de passe. Voyons, tempête ! que répondez-vous ?

Elle faisait mine de défendre l’entrée en riant, car elle n’avait aucune espèce d’inquiétude.

L’étranger habillé de noir, au lieu de répondre, lui planta la main sur la bouche si hermétiquement que son premier cri même fut étouffé.

— Ton mouchoir, Médor ! dit-il tout bas, et vite ! bâillonne-moi ça en deux temps !

Mademoiselle Guite voulut se débattre, mais les deux hommes étaient robustes. Le mouchoir, solidement lié sur sa bouche, la rendit muette. Le maître l’enleva dans ses bras.

— Cherche une porte ouverte, ordonna-t-il à Médor.

Celui-ci se mit en quête aussitôt et n’eut pas de peine à trouver l’entrée du pavillon en retour que mademoiselle Guite, en sortant, avait laissée entrebâillée.

Le maître passa le seuil, après avoir dit au paysan :

— Reste-là, guette la maison et surtout le dehors.

Il déposa sur un divan la jeune fille qu’il tenait entre ses bras. La lampe était restée allumée ; il la regarda et eut un mouvement de surprise.

Cela ne l’empêcha pas d’arracher les cordons de tirage des fenêtres, dans l’intention évidente de garrotter sa prisonnière.

Mais, avant de commencer ce travail, il regarda encore la jeune fille qui se débattait faiblement et une expression émue vint à son visage.

— Elle ressemble à l’idée que je me suis faite, murmura-t-il, je la voyais ainsi en rêve… si c’était…

Il n’acheva pas et d’un geste brusque il enleva le bâillon.

— Qui êtes-vous, mon enfant ? demanda-t-il d’une voix troublée.

— Je suis, répondit mademoiselle Guite, qui se redressa dans son orgueilleuse colère, je suis madame la marquise de Rosenthal, et prenez garde à vous !

L’étranger respira comme si on lui eût enlevé un poids de dessus le cœur.

En un tour de main, madame la marquise de Rosenthal fut bâillonnée de nouveau et liée comme un paquet.

L’étranger, après l’avoir déposée sur le divan, éteignit la lampe, sortit et referma la porte à clef.

La pluie recommençait à tomber, et le vent qui criait dans les arbres annonçait un redoublement de bourrasque.

L’étranger siffla doucement ; Médor accourut.

— Il y a une porte ouverte là, dit-il en montrant le corps de logis du côté des appartements de madame de Chaves, où l’on voyait maintenant briller de la lumière.

— Qu’as-tu vu ? demanda le maître.

— Rien du dehors, mais, de l’intérieur, j’ai vu ouvrir cette porte. Quatre hommes sont sortis avec une lanterne qui m’a montré une figure de connaissance : le vieux jeune premier empaillé que j’avais vu avec monsieur le duc sur l’estrade du théâtre de mademoiselle Saphir. Les hommes ont longé la maison à pas de loup et sont entrés là-bas.

Il désignait du doigt la partie du rez-de-chaussée affectée aux bureaux de la Compagnie brésilienne.

— Je me suis coulé derrière eux, ajouta-t-il, et j’ai entendu un bruit comme si on crochetait une porte !

— C’est tout ?

— Non. L’empaillé disait : « Dépêchez-vous et n’ayez pas peur, monsieur le duc est trop occupé pour nous entendre. »

Ils avaient marché en parlant jusqu’à la porte ouverte située sous les fenêtres de l’appartement de monsieur de Chaves.

Le maître hésita un instant, puis il entra en disant :

— Fais bonne garde. Je ne sais pas où je vais, mais il y a quelque chose de plus fort que moi qui me pousse.

Il monta à tâtons un escalier de service.

Sur le carré qui terminait cet escalier, il s’arrêta pour écouter et entendit un bruit prochain qui ressemblait à une lutte.

Son regard qui cherchait de tous côtés rencontra une ligne étroite, à peine perceptible, qui brillait à vingt pas de lui, entre un seuil et une porte.

Au moment même où il s’ébranlait pour aller de ce côté, un cri déchirant se fit entendre précisément derrière cette porte — un cri de femme.