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L’Avenir des petits états/01

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L’avenir des petits Etats
Beyens

Revue des Deux Mondes tome 43, 1918


L’AVENIR DES PETITS ÉTATS

i
LEUR UTILITÉ ET LEUR IMPORTANCE


I

Au début de cette guerre, qui a déconcerté tous les esprits par sa soudaineté brutale comme par sa prolongation inattendue, l’intérêt passionné du public s’est porté sur les responsabilités et sur les causes du conflit. Il exigeait qu’on en démasquât les auteurs et qu’on les marquât du fer rouge de l’infamie. Il voulait qu’on lui fit toucher du doigt les causes profondes qui ont précipité les empires centraux sur des peuples pacifiques et trop confians dans la solidité apparente de la paix.

Aujourd’hui le procès est jugé ; l’accusation s’étaye de preuves irréfutables, chaque jour plus nombreuses. Un régime militaire, perfectionné dans un dessein de conquête, embrassant, nous l’appellation de militarisme prussien, les ambitions de la dynastie qui l’a créé, les intérêts et les passions de la caste qui le dirige, et les convoitises du peuple qui l’accepte avec soumission, été flétri par les voix les plus éloquentes des gouvernemens alliés comme le criminel responsable. L’Allemagne proteste et cherche à rejeter sur ses adversaires le poids d’une préméditation qui l’écrase. En dépit d’une propagande acharnée, elle ne compte chez les neutres de partisans tenaces et d’avocats qu’au sein des partis réactionnaires, parce qu’ils identifient aveuglément leur sort avec le sien, ou dans des populations n’ayant pas suffisamment éliminé de leurs veines un vieux sang germanique.

Mais on en est encore à peser la part de responsabilité incombant à l’Empereur allemand et à rechercher le moment où il a cessé de s’embarrasser de scrupules pacifistes. Rien ne sert d’en discuter d’après des indices incomplets. La paix seule, et avec elle la liberté de proclamer la vérité sans avoir à craindre la colère impériale, feront sortir de leurs cachettes des documens qui confondront peut-être l’obstination des derniers défenseurs de Guillaume II. Ne soyons pas trop surpris si nous découvrons un jour que le Kaiser méditait d’écraser la France, bien avant que le règlement diplomatique de la question marocaine en novembre 1911 eût laissé les Allemands exaspérés et impatiens d’une revanche. Rappelons-nous les révélations de M. Isvolsky sur le traité de Bjœrkœ, arraché par l’ascendant de Guillaume à la faiblesse de Nicolas, sur cette alliance germano-russe, où la Russie devait pousser la France malgré elle. N’était-ce pas le dernier effort de l’autocrate allemand pour vaincre les résistances du patriotisme français ? Qu’y aurait-il d’étonnant à ce que, sous le coup de la mortification qu’il ares-sentie de son échec, la condamnation de la rivale irréductible de l’Allemagne eût été arrêtée dès cette époque dans son esprit ?

On n’est pas d’accord non plus sur les causes mêmes de la guerre. Chacun verse au dossier son opinion personnelle. D’aucuns distinguent tout d’abord le dessein froidement conçu d’obtenir la soumission de l’Europe par l’anéantissement de la puissance militaire de la France, avec la domination du monde comme couronnement futur d’une campagne aux résultats foudroyans. Dira-t-on qu’ils ont tort, à lire les livres allemands révélateurs, qui trahissent fa lièvre d’hégémonie dont étaient embrasés les cerveaux de leurs auteurs ? Soutiendra-t-on que cette opinion ne s’appuie que sur des apparences sans pénétrer au fond des réalités, quand on se souvient des paroles imprudentes échappées aux pangermanistes les plus notoires dans l’orgueil des premiers succès militaires ? D’autres explorateurs de l’Allemagne ont attiré notre attention sur sa situation intérieure, sur l’évolution graduelle qui faisait peu à peu passer le pouvoir aux mains d’une bourgeoisie enrichie et libérale, en dépossédant les hobereaux prussiens, caste dominante jusque-là, de l’autorité qu’ils détenaient. Ils notent chez ces derniers la préoccupation, hautement avouée, de mettre un frein aux progrès de la démocratie. Une guerre victorieuse aurait écrasé la pieuvre socialiste qui menaçait, d’après eux, d’enlacer l’Europe entière. Elle aurait assis pour longtemps sur le cadavre de la République française un régime autocratique et réactionnaire personnifié par Guillaume II.

Nous arrivons ainsi aux causes économiques que des publicistes de grand talent et des hommes d’affaires avertis des besoins de l’industrie allemande signalent comme les causes fondamentales du cataclysme mondial : industrialisation exagérée de l’Allemagne, surproduction de la fonte et de l’acier, ces grands outils d’une maîtrise économique, nécessité de s’ouvrir à tout prix des débouchés nouveaux, résistance qui s’organisait chez les nations étrangères contre la conquête pacifique entreprise par des industriels et des financiers de connivence avec l’Empereur et les hommes d’État qui le servaient. Or la conquête tournait au désastre et la domination à la faillite. La misère, s’abattant sur l’Empire, était au bout de l’avortement de ses calculs gigantesques. Mieux valait, pour la conjurer, déchaîner la guerre, tandis qu’on avait le plus de chances d’être victorieux.

Qu’il y ait une part de vérité dans cette hypothèse, nul ne le contestera. Remarquez seulement que la guerre avait été préparée de longue main par le gouvernement impérial, l’armée renforcée régulièrement depuis nombre d’années, le matériel augmenté et porté au dernier degré de la perfection technique, des intelligences pratiquées chez les neutres et chez les futurs adversaires de l’Allemagne, et jusqu’à des bases navales échelonnées dans des mers lointaines pour le ravitaillement des croiseurs et des sous-marins. Tant de préparatifs et de précautions trahissent un plan concerté de vieille date. Réfléchissez, d’autre part, que l’impasse où ils s’étaient engagés n’est apparue clairement aux chefs d’industrie allemands les plus entreprenans que dans les dernières années qui ont précédé la catastrophe.

Que conclure de ces remarques ? Que la guerre a été le produit d’un ensemble de causes et non de quelques-unes seulement. Ce serait amoindrir volontairement la grandeur du conflit, où se débat la liberté de l’Europe, où la vie même de plusieurs nations est en jeu, que de le réduire aux proportions d’une lutte provoquée uniquement par des intérêts économiques, quelque aveugles et égoïstes qu’ils soient. Toutes les causes ont dû être pesées mûrement par l’Empereur et ses conseillers, avant qu’il se décidât à lancer l’ordre fatal de la mobilisation générale. Mais la participation ardente des chefs de l’armée aux derniers conseils tenus à Potsdam, la voix prépondérante qu’ils y ont eue, impriment à l’attaque livrée par l’Allemagne le caractère d’une surprise militaire, d’un assaut tenté par une nation de proie contre la Triple Entente, mal préparée à soutenir le choc. Les chefs de l’armée travaillaient pour leur compte, en travaillant pour leurs confrères de la grande industrie. Ils s’élançaient à la conquête du monde, à sa conquête intégrale, politique aussi bien qu’économique. ! Il fallait à ces petits-neveux de Blücher tous les profits et tous les butins de la victoire. On ferait croire difficilement à ceux qui ont vu à l’œuvre le militarisme prussien que le Kaiser et ses généraux n’ont été que les instrumens d’une conspiration de banquiers et d’industriels.


II

Au surplus, on disputera longtemps encore sur ces questions, après que les nations belligérantes auront déposé les armes. Maintenant on ne pense qu’à mettre un terme au fléau déchaîné, à arrêter une destruction effroyable aux proportions d’abord insoupçonnées. Le mot de paix se trouve dans tous les discours des hommes d’Etat et, symptôme significatif, dans ceux principalement que débitent les ministres successifs des souverains coupables de la guerre. On trace déjà sur le papier la carte d’une Europe nouvelle. On échafaude en pensée une société idéale, chargée de régler les destinées d’une humanité pacifique et de préserver les générations futures du mal qui a décimé les hommes d’aujourd’hui.

C’est peut-être aller un peu vite en besogne. Puisqu’on parle de paix, ne convient-il pas de rechercher les transformations que l’idée que nos ennemis se sont faite de la paix a subies depuis le commencement de la guerre ? Cette idée n’a pas cessé de se modifier à notre avantage et à leur détriment. Elle continuera, Dieu aidant, à évoluer jusqu’au point où nos légitimes espérances s’attendent qu’elle reste immuablement fixée.

Il y eut d’abord ce qu’on peut appeler la paix allemande. Entendez par là celle que nous destinaient les Allemands, s’ils avaient réussi en quelques semaines à surprendre la victoire. Cette paix-là est définitivement écartée, et l’on constate avec raison que la guerre est perdue pour l’Allemagne, la guerre telle qu’elle la rêvait, jetant la Triple Entente aux pieds du César de Berlin.

En face des maux affreux et des fluctuations inévitables d’une lutte aussi gigantesque, en présence de la lenteur désespérante de sa solution, on est tenté d’oublier le résultat immense obtenu par trois ans et demi de deuils et de sanglans sacrifices. On ne mesure plus la profondeur du péril que les victimes prédestinées de l’Allemagne ont côtoyé, auquel elles ont miraculeusement échappé. Dans la terrible partie engagée par Guillaume II, toutes les chances, au début, semblaient être de son côté. Jamais les dés de fer du destin n’ont été jetés d’une main plus sûre de vaincre. S’est-on suffisamment demandé ce qu’eût été la paix allemande, aujourd’hui que le spectre en est conjuré, car on ne combat plus dans nos armées que pour imposer une paix réparatrice et inébranlable ? Il est bon de se rappeler ce que nous réservaient les vainqueurs.

Les grands États auraient survécu sans doute, mais mutilés, dépouillés des parties les plus riches de leur territoire continental, sans parler des colonies, ruinés par la rançon énorme à payer, réduits à la condition d’humbles cliens et d’États secondaires, arrêtés pour un siècle au moins dans leur développement national et dans l’expansion de leurs forces économiques.

Quant aux petites nations, leur sort aurait différé. Celles qui ont osé se dresser, l’épée à la main, contre l’envahisseur auraient été punies de mort. Un document, écrit pour servir d’instruction aux hommes de Berlin, le testament politique du général baron von Bissing, ne laisse planer aucun doute sur la destinée préparée à la Belgique. Le vieux reitre, placé à la tête de l’administration du pays occupé, avait pour mission de duper les malheureux Belges, sous couleur de les protéger contre les rigueurs des gouverneurs militaires, en réalité de nouer des intelligences parmi eux et de réussir à les diviser. Que conseille-t-il après deux années d’intrigues et de machinations ? L’annexion sur la base du droit de conquête, la dictature prolongée, appuyée sur la force armée, seul régime administratif qu’il trouve à recommander : il ne faisait, d’ailleurs, que répéter en termes plus clairs et plus énergiques le vœu formulé, dès le mois de mai 1915, dans une requête adressée au chancelier par de puissantes corporations, ligues d’agriculteurs, d’industriels, de bourgeois des classes moyennes, y compris même une union de paysans qui est baptisée du nom d’association chrétienne, toute la fleur de la population de l’Empire. Elles réclamaient à l’unisson la soumission de la Belgique à la législation impériale, c’est-à-dire sa réduction en pays tributaire, en colonie européenne.

Et la Serbie ? Inutile de discourir sur son sort. Le silence du cabinet de Vienne nous en dit assez. Il ne lui permettait aucun espoir de survie.

Mais les petites nations demeurées neutres et préservées de toute démonstration militaire, au prix des sacrifices les plus cruels, — tel le torpillage de leurs navires, — ou de complaisances sans limites aux exigences de Berlin, quel rôle une Allemagne victorieuse leur aurait-elle destiné ? Nous la voyons d’ici, tenant d’une main la lourde épée ensanglantée, qu’elle se plait à brandir comme un épouvantail, leur montrant de l’autre le Zollverein, porte d’entrée de l’Empire, ou quelque autre porte plus dissimulée, mais s’ouvrant sur la même prison. Les petites voisines de l’Allemagne, tête basse, auraient été contraintes d’obéir, en laissant au seuil de l’enfer germanique toute espérance, toute possibilité de continuer leur libre existence nationale. Ainsi se serait vérifiée la prédiction, faite dans un moment d’expansion et de belle humeur, par le secrétaire d’État impérial à l’ambassadeur de France, quelques mois avant la guerre : « Les petits Etats, disait avec sérénité M. de Jagow, sont condamnés à disparaître ou a graviter dans l’orbite des grandes Puissances. » Telle est la perspective, grosse de menaces pour les faibles, qu’étalait à son auditeur indigné la franchise du ministre prussien, après un diner qui avait aidé probablement à lui délier la langue.

Les États neutres aperçoivent-ils enfin l’abime, où se serait perdue plus tard leur indépendance, sans la résistance invincible de la France et le sacrifice héroïque de la Belgique, sans l’assistance des autres Alliés accourus à la défense de la civilisation et du droit ? Certains de leurs citoyens ferment les yeux pour ne pas voir la vérité aveuglante ; ils préfèrent prêter l’oreille à la propagande allemande. Ils contestent, sur la foi de ses dénégations impudentes, les excès et les crimes perpétrés en Belgique. Quelques-uns n’ont même pas respecté la stricte neutralité où les enfermaient leurs fonctions publiques. D’autres s’effarent de visées annexionnistes ou de projets d’agrandissement à leurs dépens, attribués aux Alliés, et sortis du cerveau inventif des journalistes de Berlin. Quand leurs gouvernemens comprendront-ils qu’une solidarité, impossible à nier, les lie à leurs amis, victimes des Empires centraux ? C’est la cause commune, c’est le patrimoine général des libertés et des traditions nationales, c’est le droit égal pour tous de vivre et de conserver sa place au soleil, que les petits États martyrs auront défendu, tandis que les autres silencieusement les regardaient se débattre contre la mort.


III

L’Allemagne et l’Autriche-Hongrie, impuissantes à nous imposer la paix par la victoire, chercheront à nous l’imposer à la fois par leurs armes et par leur diplomatie : une paix très différente de la première assurément, mais encore tout à leur avantage. A nous d’être sur nos gardes, de ne pas choir dans les pièges qui nous seront tendus. Rien ne paraît plus utile que de chercher à connaître, avant toute chose, la situation où se trouvent nos ennemis pour traiter et de savoir à qui nous avons affaire, maintenant que le personnel gouvernemental, à Berlin comme à Vienne, a été entièrement renouvelé.

Si vigilante que soit la censure germanique, elle ne peut étouffer tous les cris de lassitude qui s’élèvent des profondeurs des Empires centraux. Elle ne parvient pas à cacher la détresse alimentaire ni la faim qui tenaille la population, non plus que le mauvais été sanitaire, conséquence inéluctable de longues privations. Elle laisse aussi percer les craintes que la prolongation de la guerre et la perte des marchés d’outre-mer inspirent pour l’avenir économique de l’Allemagne. La crise des effectifs apparaît même, comme une menace encore lointaine, à travers les déplacemens et les mélanges continuels de troupes, rideaux insuffisant qui ne trompe pas la clairvoyance des critiques militaires. Le violent effort fait par le grand quartier général pour écraser l’Italie et la détacher de l’Alliance n’est qu’une preuve de la nécessité d’abréger une lutte où s’épuiseraient à la longue les armées impériales.

L’Allemagne et sa complice ont donc besoin de la paix. Un besoin immédiat ? Ce serait beaucoup trop dire. Mais l’énervement général devant une paix insaisissable devient de jour en jour plus frappant. Il se traduit dans l’es sarcasmes du Vorwärts, un des plus pacifistes parmi les journaux allemands, à l’adresse des gouvernemens de l’Entente. Je les cite à titre d’exemple : « L’histoire de l’Allemagne ambitionnant l’hégémonie mondiale, disait l’organe socialiste le 11 novembre dernier, n’est qu’un mythe inventé par ses ennemis pour entretenir l’esprit belliqueux. En réalité, l’orgueil des généraux de l’Entente vexés de leurs insuccès, la peur qu’ont les politiciens des conséquences intérieures d’une paix blanche après tant de sacrifices consentis, enfin, les intérêts des capitalistes dont, les entreprises se trouvent fort bien de la guerre, tels sont les facteurs qui tendent à la prolonger indéfiniment. » Voilà le thème perfide, sur lequel la presse brode ses variations à l’exemple des orateurs officiels, pour faire endosser aux Alliés la responsabilité de la continuation de la guerre. Langage à double fin, car il sert en même temps à blanchir l’innocence du gouvernement impérial dans l’esprit de la nation fatiguée, qui réclame la paix.

Les premiers rôles dans ce gouvernement ne sont plus tenus par les acteurs usés du début. Bethmann-Hollweg s’est effondré sous le poids de l’impopularité. On ne pardonnait pas à ce chancelier bouche d’or d’avoir confessé au Reichstag le tort injustifié fait à la Belgique. Il a cru lâchement réparer sa franchise, en accusant plus tard la pauvre nation des pires méfaits. Son silence calculé sur les conditions de paix n’avait pas satisfait les Allemands qui veulent d’une paix de conquête ni ceux qui se résigneraient à une paix de conciliation.

L’Empereur, après un intermède rempli sans succès par une doublure, Michaëlis, a pris pour principal conseiller un homme d’Etat, un rusé catholique, habile autrefois à concilier les revendications de son parti avec les résistances de l’impérialisme protestant. Ce politique expérimenté, qui a su s’élever du gouvernement d’un royaume secondaire au faîte suprême de l’administration de l’Empire, sera fertile, n’en doutons pas, en expédions et en roueries. Négocier une paix satisfaisant l’opinion publique en Allemagne est le moins que se propose son ambitieuse vieillesse ; c’est son dernier trophée à conquérir. Jagow, accablé de sa responsabilité, avait passé la main à Zimmermann. On a revu fonctionner aussitôt tous les procédés rouilles de la manière bismarckienne, mais il manquait au disciple l’adresse diabolique du maître. Voici venir un diplomate d’une autre école : Kühlmann s’inspire plutôt du modèle de Bülow. Il voudra, comme lui, gagner à la Wilhelmstrasse son brevet de chancelier, Il semble posséder sa facilité oratoire, sa souplesse et sa connaissance de la mentalité du Reichstag. Son collègue autrichien, Czernin, doit être capable de lui donner la réplique, car le Livre rouge sur la Roumanie a mis en lumière sa perspicacité. Ce ne sont certes pas là des adversaires à dédaigner ; ils nous montreront plus d’un tour de leur métier. Ils ont déjà commencé : la connivence des Empires centraux avec les maximalistes de Pétrograd, l’armistice bâclé avec ces soi-disant commissaires du gouvernement russe, autant de coups qui partent de la Wilhelmstrasse et du Ballplatz, quoiqu’ils soient portés en apparence par la main de Lénine et de Trotsky.

Les victoires d’Hindenburg et la révolution qui a démoralisé l’armée russe ont livré à l’Allemagne et à l’Autriche plus de territoires que le germanisme, pour avide qu’il soit, ne -serait capable d’en absorber sans indigestion. Les deux empereurs tiennent là des compensations qui leur feront dire plus tard qu’ils n’ont pas perdu la guerre. Mais s’ensuit-il qu’à Berlin on ait jamais pensé à faire des concessions sur le front occidental et à lâcher prise en Belgique ? Il y aurait, à mon humble avis, quelque danger à le croire. Céder quoi que ce soit des spoliations qui ont permis à Bismarck de réaliser l’unité allemande, cimentée dans le sang de trois guerres heureuses, serait l’aveu suprême de la défaite, l’éclipse totale de la réputation d’Hindenburg et de ses lieutenans, la condamnation sans appel du présomptueux César, incapable de conserver l’héritage intégral de son grand-père.

Sans avoir la même importance, une renonciation absolue à la Belgique, après les paroles officielles réclamant des garanties contre cette irréprochable victime, semblerait un désaveu trop complet pour être sincère, d’une politique suivie avec persévérance depuis le premier jour de l’occupation. Une évacuation militaire, soit ; mais en laissant la porte ouverte aux interventions tracassières : neutralité imposée et par cela même étroitement surveillée, libre accès à l’invasion des produits allemands, protection étendue de loin sur la population flamande pour cultiver des germes de division dans la vie nationale du pays, ce ne serait là sans doute que le minimum des exigences germaniques.

Une paix qui maintiendrait à l’Ouest le statu quo ante bellum avec une mainmise déguisée sur la Belgique, qui étendrait jusqu’au cœur de la Russie les tentacules de l’Empire avec des annexions le long de la Baltique, satisferait-elle la majorité des Allemands ? Justifierait-elle le Kaiser et le parti militaire d’avoir lancé le pays dans une si ruineuse entreprise ? Peut-être, mais à la condition d’ajouter aux acquisitions territoriales un vaste champ d’action politique et économique. Les ministres de l’Empereur ont trouvé, pour désigner ces exigences tenues en réserve, une formule dont l’élasticité fait frémir. Ils les appellent des garanties pour le libre développement de l’Empire. A une conférence de la paix, on les entendrait formuler leurs demandes en termes beaucoup plus clairs, lorsqu’il y serait parlé des traités de commerce, de l’Afrique, de l’Asie et de la liberté des mers.

Pendant que le chancelier et ses aides s’occupent de museler l’ours russe, les regards en Allemagne et en Autriche se tournent avec anxiété vers l’Occident. Qu’une lueur pacifique tarde trop longtemps à paraître dans ce sombre horizon, que les sacrifices s’entassent inutilement sur les sacrifices et les privations sur les privations, le moment psychologique viendra où la population se sentira à bout d’espoir et de constance. Alors, mais alors seulement, la paix, quelle qu’elle soit, la paix à tout prix, deviendrait le mot d’ordre général, le cri désespéré qu’aucune force humaine ne parviendrait à comprimer. Pour éviter cette extrémité, il n’est rien que ne tentent les nouveaux serviteurs de Guillaume II et de Charles Ier. Attendons-nous à un redoublement d’intrigues, à des chuchotemens insidieux, au va-et-vient dans la coulisse de personnages suspects et sans mandat, et aussi à une infiltration plus abondante d’argent allemand pour acheter les consciences à vendre. En même temps, l’état-major multipliera ses attaques les plus obstinées sur notre front ; il combinera de dangereux mouvemens d’enveloppement avec les divisions rappelées du front oriental. Diplomates et militaires auront hâte d’en finir. Il s’agit de désagréger le bloc des Alliés, déjà amputé du membre russe, de semer parmi eux le découragement et la discorde, de provoquer des défaillances irrémédiables, avant que les pirateries sous-marines soient paralysées, le blocus arrivé à son resserrement le plus douloureux, et les armées de l’Entente, renforcées par le débarquement d’un nouveau champion, leur apportant toutes les fraîches énergies de la nation américaine.


IV

Pour se rendre compte du chemin que l’idée de la paix a parcouru dans les cerveaux allemands, il est nécessaire de s’arrêter un instant devant la proposition des socialistes majoritaires. Il faut bien dire aussi quelques mots de la note pontificale du 1er août 1917, puisque le chancelier et son lieutenant ont osé invoquer dans leurs discours l’accueil que l’Allemagne et l’Autriche avaient fait à cet important document.

Le socialiste majoritaire Scheidemann a repris pour son compte, s’il ne l’a pas inventée, la formule de paix que le gouvernement provisoire de Pétrograd, sans consultation préalable avec ses alliés, avait lancée de par le monde dans son manifeste du 27 mai. Fondée sur le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, elle se condense en quatre mots : ni annexions, ni indemnités. N’ayant pu ni voulu empêcher la guerre, la social-démocratie prétend aujourd’hui donner la paix à l’humanité, une paix socialiste, rétablissant grosso modo le statu quo ante bellum. Qui ne voit la large popularité et l’auréole humanitaire que le socialisme tout entier gagnerait à l’acceptation de cette proposition et l’impulsion que sa propagande acquerrait, si une telle paix finissait par s’imposer à la lassitude des belligérans ? Cette considération n’a certainement pas guidé le gouvernement allemand, quand il a procuré à Scheidemann toute facilité de prêcher sa doctrine pacifiste. Il a aperçu seulement le profit immédiat à tirer de l’ébranlement que la formule russo-socialiste risquerait de produire dans la fermeté combative des Alliés, les discussions intestines et peut-être l’ouverture de négociations qui en résulteraient.

Quant à la fameuse résolution pacifique, adoptée par le Reichstag le 19 juillet sur les mêmes bases, elle était pour lui un moyen d’augmenter sa popularité en essayant de mettre fin à la guerre et d’élargir le rôle de la représentation nationale aux dépens de l’autocratie impériale. Mais l’Allemagne n’en est toujours qu’à la parodie du régime représentatif, quoique, sous l’influence de la guerre, la démocratie commence à s’éveiller de sa torpeur et à se mettre lentement en mouvement. S’ils semblent s’être prêtés aux vœux du Reichstag par le sacrifice de quelques hauts fonctionnaires, l’Empereur et les chefs militaires qui le tiennent prisonnier n’ont rien entendu abdiquer de leur pouvoir. Que pèsera, d’ailleurs, la résolution du Reichstag à côté de la défection de la Russie et des nouvelles perspectives qu’elle va ouvrir ? L’empereur seul, d’après la Constitution, déclare la guerre et fait la paix. C’est lui, et non le Reichstag, qui la fera.

Prônée par les socialistes austro-hongrois et par la plupart des neutres, la formule : ni annexions, ni indemnités, est devenue le cri de ralliement du socialisme international, impatient de se reconstituer et de s’affirmer. Elle a gagné du terrain sous le souffle révolutionnaire qui se répandait au-delà des frontières russes. Ses progrès ont pris même un caractère inquiétant au moment où les socialistes de tous les pays furent conviés à venir discuter fraternellement à Stockholm les conditions de paix des majoritaires allemands. Aux esprits clairvoyans la formule paraissait d’autant plus suspecte, qu’elle puisait sa principale force de persuasion dans le mouvement pacifiste violent, éclos à Pétrograd en même temps que la révolution, et qu’il importait de canaliser. Déjà le gouvernement provisoire insistait pour la révision des buts de guerre des Alliés sur la base proposée.

Le coup d’Etat du soviet maximaliste a éclairci la situation. L’écroulement du gouvernement de Kérensky, sans autre force contre l’anarchie que sa faconde inépuisable, a enlevé à la formule dont il était le protagoniste son principal appui. Le soviet, affilié par ses chefs au germanisme, est incapable d’exercer aucune pression sur les Puissances occidentales. Il faudra donc que Scheidemann et le socialisme officiel qu’il représente aient recours à d’autres auxiliaires, moins compromis que leurs frères de Russie, pour offrir au monde leur paix simpliste, qui n’est au fond qu’une paix allemande sous une étiquette socialiste, car la formule qui la résume possède une remarquable élasticité.

Pour ce qui regarde le manifeste du Souverain Pontife, il est pénible de constater l’échec d’une tentative de médiation, faite par la plus haute autorité morale de l’univers. On s’incline avec respect devant les intentions d’un cœur paternel, ouvert à l’amour de l’humanité tout entière, mais le manifeste, tel qu’il a été conçu, n’a pas répondu, — est-il besoin de le dire ? — aux espérances des fils fidèles de l’Eglise romaine, qui se considèrent à bon droit comme les victimes des Austro-Allemands. Sa Sainteté a voulu se tenir sur le terrain d’une impartialité absolue. Elle s’est tue délibérément sur la responsabilité des crimes commis.

Les criminels ont-ils au moins écouté la voix pacificatrice qui s’adressait à eux avec tant de mansuétude ? Relisez attentivement les réponses de Guillaume II et de Charles Ier, deux chefs-d’œuvre d’hypocrisie diplomatique. L’un et l’autre monarques commencent par asperger respectueusement d’eau bénite l’auguste Pontife. Après une apologie, quelque peu audacieuse, de leur pacifisme avant et pendant la guerre, ils se donnent le mot pour ne voir qu’un côté de la question qui leur est posée. Que propose le Saint-Père ? La substitution de la force morale du droit à la force matérielle des armes, la diminution simultanée des arméniens, l’institution d’une procédure d’arbitrage, mais aussi quelques conditions plus concrètes, telles la renonciation réciproque aux dommages et frais de guerre, la restitution des territoires occupés, l’évacuation de la Belgique avec garantie de sa pleine indépendance. Les bons apôtres s’empressent d’approuver bruyamment des moyens de pacification générale qui ne pourraient être, en toute occurence, que le corollaire du traité de paix, et non sa base fondamentale, comme Sa Sainteté voudrait le croire. Ils restent prudemment muets sur les conditions concrètes, hors desquelles Elle ne juge pas de paix possible.

Cette, duplicité est bien faite pour décourager Benoît XV, malgré l’affliction où le plonge le spectacle du sang répandu. Mais elle révèle une fois de plus le dessein arrêté des deux complices d’amorcer des pourparlers, d’attirer leurs adversaires dans la glue d’une négociation, sans avoir à dévoiler leurs arrière-pensées ni à mettre eux-mêmes cartes sur table.


V

Héros obscurs des tranchées, vous devrez donc combattre encore et tenir invinciblement, et vous, pauvres habitans des territoires envahis, vous continuerez à vous raidir avec une abnégation admirable contre les privations et les souffrances. Cette pensée nous déchire le cœur. Mais qui de vous, ayant supporté sans fléchir une si longue épreuve, voudrait d’une paix de défaillance et de surprise, machinée dans l’ombre par les agens de l’Allemagne et de l’Autriche ? Qui de vous accepterait une paix, contenue soi-disant dans une formule étroite et sonore, que claironnent nos ennemis à la tribune de leurs Parlemens ou par l’organe de leurs journaux, tandis que la complicité de quelques neutres leur fait bruyamment écho ? Vous savez bien, — et l’exemple des maximalistes russes suffirait à vous éclairer, — que cette formule-est un leurre grossier. Les plénipotentiaires des Alliés, s’ils se laissaient attirer à une conférence sur la foi d’une promesse de paix sans annexions ni indemnités, apprendraient vite comment la mauvaise foi germanique s’entend à l’éluder et à la dénaturer.

Les conditions de paix, je n’ai pas à en parler ici. Toute discussion à leur sujet me paraîtrait, d’ailleurs, prématurée. Elles se préciseront, elles s’imposeront d’elles-mêmes, d’après la marche des événemens. Elles dépendront de facteurs multiples, dont l’action sera irrésistible pendant la dernière période de la guerre. Elles seront débattues au moment de l’armistice et fixées en termes définitifs autour du tapis vert de la conférence, champ de bataille diplomatique où se livrera la lutte finale.

Mais chacun peut, comme il lui plaît, définir la paix qu’il réclame : paix d’union entre tous les Alliés, arrêtée entre eux de commun accord et soutenue par chacun d’eux avec une énergie irréductible ; paix réparatrice du passé et garante de l’avenir ; paix qui assure aux peuples, grands et petits, une liberté absolue dans tous les domaines et le droit de se gouverner comme ils l’entendent ; paix d’indépendance pour les nationalités opprimées, qui aspirent à leur place légitime sous le ciel libre d’une Europe nouvelle ; paix d’honneur, paix de justice, paix que ne pourront plus détruire l’ambition d’un autocrate et les basses convoitises d’une nation, déguisées sous les noms d’apostolat intellectuel et de Kultur.

Nous n’en sommes pas là malheureusement. Auparavant nous aurons à surmonter une crise redoutable, en vue de quoi il est bon de fortifier nos cœurs. Les mauvais jours de la guerre semblent revenus ; nous allons peut-être revivre les heures d’anxiété que nous avons connues, quand l’état-major allemand se flattait d’en finir rapidement avec le front occidental pour se jeter ensuite sur l’autre front. C’est le contraire qui s’est produit. La Russie républicaine a failli aux engagemens de la Russie impériale. Elle s’est mise elle-même hors de combat, hors de la guerre, presque hors de l’Europe. L’assaut des Austro-Allemands sera livré cette fois par toutes leurs meilleures troupes. Il faut qu’il soit brisé, comme à l’Yser, comme à Verdun. Si la tempête sévit avec plus de rage, elle nous trouvera aussi mieux préparés, et l’effort colossal que vont faire nos ennemis pour s’emparer de la victoire, ils seront incapables, une fois repoussés, de le renouveler.

Aucun de nous et aucun de nos enfans, pour qui nous souffrons aujourd’hui autant que pour nous-mêmes, ne comprendraient la moindre faiblesse en un pareil moment. Les Américains, occupés à équiper leurs, flottes et leurs soldats avec une rapidité merveilleuse, décidés à partager avec nous toutes leurs ressources, les Américains, qu’aucun intérêt personnel n’a conduits à nos côtés, ne nous pardonneraient pas de manquer au dernier tournant de la guerre de cette persévérance qui a toujours été une des plus fortes vertus de leur race.

Ne nous laissons pas impressionner par l’abandon de la Russie. De réel qu’il était, il est devenu officiel. Le suicide du peuple russe, préférant acheter la paix à n’importe quel prix pour se détruire plus librement de ses propres mains, ne changerait pas les destinées de l’humanité. Sans lui elle marchera d’un pas plus sûr vers la liberté et le progrès, dont l’Allemagne essaye en vain de barrer la route. Plus vite que lui, s’il réussit à sortir vivant de ses déchiremens intérieurs, l’Europe connaîtra la paix, que l’incroyable suffisance des révolutionnaires de Pétrograd prétendait lui donner, sans qu’ils eussent aucun droit ni aucun titre au rôle de pacificateurs.

Mais enfin, me direz-vous, comment hâter la venue de la paix, puisqu’elle est le cri général de l’humanité épuisée ? Ce n’est point par les négociations où nous convie maintenant la jactance de nos ennemis, à moins qu’on ne soit prêt à subir leurs conditions, mais par une continuation plus âpre de la guerre qu’ils voudraient éviter, par un jeu plus serré sur un échiquier plus restreint, par un emploi plus méthodique de nos ressources qui sont immenses. Coordination des efforts, unité de l’action politique et militaire, adoption d’un plan d’ensemble rigoureusement suivi, blocus efficace des nations ennemies, restrictions sévères acceptées par les civils, toutes ces conditions du succès final, la presse patriote ne cesse pas de les énumérer pour qu’elles pénètrent nos esprits. Aux gouvernemens alliés il appartient de les mettre enfin en pratique, de faire d’un thème cent fois ressassé une vivante réalité. Ils se rendent compte mieux que nous de la gravité de l’heure et de l’imminence du péril. Faisons donc confiance à. leur clairvoyance, à leur union et à leur fermeté. Ceux de nous qui sont condamnés malgré eux à l’inaction ont aussi des devoirs à remplir, c’est de purifier l’atmosphère des miasmes de pessimisme qui s’y répandent, de soutenir tous les courages, de calmer les impatiences et les nervosités.


VI

La paix même ne serait qu’un vain mot, si elle n’était pas accompagnée d’une nouvelle organisation des Puissances et consolidée par un remaniement du système européen. Une autre Europe doit naître, enfantée dans les douleurs de la guerre mondiale. Les moyens artificiels et les remèdes juridiques qu’on s’efforce d’inventer, sous le titre encore vague de Société des nations, ne seront mis à l’essai qu’au lendemain de la paix. Ils auront pour but de contribuer à sa conservation. Qu’on commence, en attendant, par créer les bases matérielles de la paix. Ce sera la tâche pratique des hommes d’Etat qui en auront l’honneur et la responsabilité.

Les vieux mots d’équilibre européen se présentent d’eux-mêmes à l’esprit pour désigner l’état de stabilité générale, sans lequel les nations ne pourraient recommencer à vivre paisiblement. L’équilibre européen est, — nul n’en ignore, — une répartition de puissance et de force telle qu’aucune nation, — ou plus exactement d’après les enseignemens de la guerre actuelle, — qu’aucun groupe de nations ne menace plus l’indépendance des autres. En même temps que la paix, les hommes d’Etat auront pour devoir impérieux de fonder quelque chose de plus résistant, de plus solide, que les essais de stabilisation tentés dans le passé. Le dernier fut l’œuvre du Congrès de Vienne après l’effondrement du colosse napoléonien. Là encore on n’avait tenu aucun compte, pas plus qu’aux siècles précédens, des nations elles-mêmes, seule base réelle où puisse reposer la coexistence des États. Les plénipotentiaires des Puissances victorieuses découpèrent des territoires suivant le système des compensations et des indemnités, en se partageant les habitans comme des serfs attachés au sol. La Prusse revendiquait 3 400 000 âmes : on les lui donna en quatre lots, taillés dans des régions différentes de l’Allemagne. Et pourtant l’œuvre du Congrès de Vienne et l’équilibre qu’il avait institué, si mauvais fut-il, se sont maintenus durant cinquante ans, ce qui n’est pas pour décourager les ouvriers de la paix future. La seconde décade de chaque siècle, depuis l’inauguration de l’époque moderne, aura vu ainsi une reconstruction de la vieille Europe sur des assises nouvelles. Mais jamais le travail n’a exigé plus de peine que cette fois-ci ; jamais les fondations n’ont été plus ébranlées, le sol plus bouleversé, les matériaux plus éprouvés. L’écroulement de l’Empire russe a modifié toute la partie orientale de l’édifice. Est-il encore possible de la reconstruire, ou bien l’Europe demeurera-t-elle politiquement séparée, comme au moyen âge, de la grande Slavie, retournée au chaos, désarticulée en républiques fragmentaires ? Bien avisé qui le pourrait dire.

Les apôtres de l’évangile impérial, prêché par Treitschke et l’école historique de Berlin, n’ont pas assez de moqueries pour l’équilibre européen, cette vieillerie démodée, ravaudée après chaque période de guerre par une diplomatie formaliste et tatillonne. Mais la réapparition d’une Prusse conquérante sur la scène allemande, les spoliations exécutées par elle et l’état instable de la paix armée qui s’en est suivi pour s’engloutir dans la catastrophe de 1914, ont prouvé de façon péremptoire la nécessité, de reprendre à pied d’œuvre la conception des architectes du passé et de lui forger une armature indestructible. Un équilibre européen, après l’expérience que nous subissons, s’est révélé indispensable à la conservation de la paix, à la marché de la civilisation et au progrès de l’humanité.

Comment s’établira-t-il ? La paix ne supprimera pas, parce qu’elle aura été signée, une situation qui existait avant la guerre du fait de l’alliance austro-allemande, et la conséquence politique qu’elle a eue : un groupement de Puissances ayant conscience de leur isolement et qui s’étaient rapprochées dans un instinct de commune défense contre cette alliance. La guerre, d’autre part, a achevé de mettre en parfaite évidence la solidarité des États démocratiques en face du danger que font courir aux autres peuples les deux Empires germaniques, dernier et insolent refuge du pouvoir autocratique. Deux groupes distincts et opposés, auxquels va manquer sans doute la Russie en proie aux convulsions sociales, survivront fatalement pendant une période incertaine à la dure leçon qu’a été la guerre pour les adversaires trop confians de l’impérialisme austro-allemand. L’Allemagne, — araignée prompte à refaire sa toile, — a déjà commencé à reconstituer son groupement, qu’elle veut plus formidable que l’ancien ; c’est la Mitteleuropa, conception à la fois économique et politique, ce qui la distingue de la Triplice. Les Alliés seront bien obligés de suivre son exemple. Ainsi se dessinent les deux contrepoids essentiels de l’équilibre de l’après-guerre.

Cet équilibre comporterait, à côté des grandes Puissances, la pléiade des petites nations. Elles constituent un des facteurs les plus utiles de son maintien, comme les poids inférieurs qu’on ajoute à l’un des plateaux d’une balance pour l’empêcher de pencher du côté le plus pesant. La tâche des plénipotentiaires de la paix, lorsqu’ils auront ranimé les nations foulées aux pieds par l’Allemagne et par l’Autriche, sera d’abord d’entourer leur convalescence des soins nécessaires à leur guérison et de l’abriter ensuite contre le retour d’une crise qui a failli être mortelle. Ils ne pourront pas se borner à cette œuvre de salut. L’indépendance des autres nations secondaires, spectatrices atterrées ou inconscientes des infortunes de leurs sœurs, demande aussi à être protégée. A toutes il conviendra d’assurer les mêmes garanties contre un retour des violences allemandes, jusqu’à ce que l’ivresse guerrière des Germains se soit dissipée et que ses fumées aient cessé d’obscurcir leur raison. Il y aurait donc un état tout au moins, transitoire, nécessité par les projets de confédération des Puissances centrales, où fonctionnerait l’équilibre européen, jusqu’au jour où la société pacificatrice des nations, ayant pris corps et figure, pourrait sortir tous ses effets.

Avant que les artisans officiels de la paix se mettent à l’ouvrage, il est peut-être opportun d’attirer de nouveau l’attention, distraite par les faits de chaque jour, sur les petits États belligérans. Remettre en lumière quelques-uns des services qu’ils ont rendus à l’humanité, le rôle historique qu’ils ont rempli à des époques glorieuses ou critiques et la part que certains d’entre eux ont eue dans les événemens avant-coureurs de la catastrophe présente, cette triple ambition m’a poussé à entreprendre un travail qui puisse être utile à la cause commune des Alliés. Pour le conduire à bonne fin, je me propose de feuilleter l’histoire du passé et celle de ces dernières années. On néglige trop de consulter l’histoire en présence du spectacle qui se déroule sous nos yeux avec une si déconcertante rapidité. Elle reste pourtant le meilleur guide et la plus sûre conseillère. Que de fautes politiques auraient pu être évitées, si leurs auteurs avaient mieux profité des enseignemens qu’elle offre à nos esprits ignorans ou inexpérimentés !


VII

D’une manière générale, il faut bien reconnaître que les petits États sont un obstacle à l’extension des grandes Puissances. On dirait des bornes placées par le destin devant leurs ambitions territoriales. La formation de l’Europe moderne s’est opérée de telle manière, à la suite de guerres, de partages ou d’héritages recueillis par des maisons régnantes, que de petites nationalités se sont groupées dans des situations géographiques privilégiées. Ainsi l’ont voulu l’enchaînement des événemens et l’imprévu des circonstances. Ces nations occupent, soit le cours inférieur et l’embouchure de grands fleuves internationaux, soit les portes d’un détroit et l’entrée d’une mer intérieure, soit le nœud central de montagnes se ramifiant sur le plateau européen, soit enfin des presqu’îles dentelées où s’abritent des ports naturels. Beaux objets d’envie pour une Puissance travaillée, comme l’Allemagne, par une avidité inextinguible et qui se croira toujours dépourvue d’un accès suffisamment large à la mer…

Le destin toutefois s’est montré providentiel. En plaçant ces territoires si bien situés entre les mains et sous la garde de petites nations, que de compétitions, que de guerres, que de sang il a épargnés aux grandes ! Supposez qu’il n’y ait pas eu de fortes nationalités installées en Hollande et en Belgique : avec quelle âpreté l’Allemagne, la France et l’Angleterre ne se seraient-elles pas disputé les bouches de l’Escaut, de la Meuse et du Rhin ! Quelles batailles épiques s’y seraient livrées, auprès desquelles celles qui ont eu lieu jadis dans ces régions n’auraient peut-être été que des massacres sans conséquence ! La lutte terrible, poursuivie aujourd’hui sur les dunes et dans les marécages de la Flandre, est là pour l’attester. Seules les provinces belges, plus exposées, tant qu’elles n’ont point formé un royaume indépendant, ont servi souvent d’enclos aux querelles de souverains et aux rencontres de races adverses.

Si la Suisse n’existait pas, il aurait fallu l’inventer, afin d’empêcher la maison de France et la maison d’Autriche d’étendre aux Alpes centrales le champ de leur longue rivalité. L’Helvétie entière aurait été une pomme de discorde entre ces monarchies, comme le furent la Valteline et les Grisons au cours de la guerre de Trente Ans. Sans Schwytz, Uri et Unterwalden, sans la Ligue helvétique du XIVe siècle, la maison de Habsbourg eût conservé le territoire des cantons, et la glorieuse histoire du peuple suisse nous resterait aussi obscure, sous des maîtres étrangers, que celle du Tyrol ou de la Carinthie. Le même amour de l’indépendance fleurit toujours chez les descendans des confédérés du Grütli, mais ils n’ont plus là même défiance des empereurs germaniques. C’est apparemment qu’ils n’ont pas eu à subir l’administration du général von Bissing, qui fut le Gessler de la Belgique.

Les petits États doivent confesser, de leur côté, que les Puissances occidentales, la France et l’Angleterre, ont montré à leur égard des sentimens généreux inconnus de l’Autriche et de la Prusse. Quels amis plus fidèles que les Bourbons la Suède a-t-elle gardés pendant le XVIIe et le XVIIIe siècles ? Quelle protection le Portugal a-t-îl constamment cherchée, si ce n’est celle de sa vieille amie britannique ? Souvent ennemies, mais toujours chevaleresques dans leur rivalité, la France et l’Angleterre se sont heureusement accordées pour hâter la résurrection du peuple hellène et prêter au peuple belge, enfin libéré de toute attache étrangère, un appui qui triompha de la malveillance des cours du Nord.

Les grandes Puissances ont constaté elles-mêmes l’utilité de leurs petits voisins. S’ils gênaient leur expansion, s’ils formaient une barrière aux agrandissemens qu’elles convoitaient, ils empêchaient entre elles des contacts irritans et des frictions dangereuses. Aussi leur diplomatie s’est-elle montrée quelquefois prévoyante, en favorisant la création de ces États tampons. Les principaux traités qui ont clôturé de longues guerres contiennent des stipulations à leur sujet. Qu’on se reporte à ceux qui réglèrent la succession d’Espagne au XVIIIe siècle et le partage de l’Europe au siècle suivant : c’est toujours à la Belgique qu’échoit le poste dangereux d’État barrière, qu’elle soit occupée malgré elle par des garnisons hollandaises, ou réunie, sans être consultée, au royaume des Pays-Bas. Lorsqu’enfin elle fut devenue maîtresse de ses destinées, les cinq grandes Puissances faisant alors la loi à l’Europe lui imposèrent une neutralité perpétuelle qu’elle devait défendre contre toute agression. La neutralisation du royaume belge, qu’était-ce donc, sinon l’interdiction à ses voisins de pénétrer dans une zone dont le maintien était nécessaire à la tranquillité européenne ? Fidèle jusqu’à l’immolation au rôle ingrat qu’elle avait accepté de ses marraines, la Belgique indépendante a amorti, en 1914, les premiers coups portés par l’Allemagne a la France.

Au Congrès de Vienne, l’impression d’effroi, laissée au cœur des vieilles dynasties par l’épopée napoléonienne, a favorisé particulièrement l’ambition de la Prusse. Elle réclamait toute la Saxe, dont le Roi, un des derniers alliés de Napoléon, aurait reçu en dédommagement un État sur la rive gauche du Rhin. C’est là que l’occupation française avait mis sa plus forte empreinte et suscité les sympathies les plus vivantes. La création d’un État intermédiaire entre la Prusse et la France, que séparait irrémédiablement la haine farouche des vaincus d’Iéna, était un acte de haute prévoyance. Elle n’eut pas cependant d’adversaire plus décidé que Talleyrand, qui permit ainsi aux Hohenzollern de s’accrocher aux deux rives du Rhin.

Si l’on parcourt les feuillets jaunis du traité de Paris de 1856, on y découvre déjà le souci de garantir l’intégrité de l’Empire ottoman contre une nouvelle agression de la Russie, en érigeant en provinces autonomes les principautés danubiennes, embryon d’un État tampon. Ce souci est plus apparent encore vingt-deux ans plus tard au Congrès de Berlin. Les plénipotentiaires des grandes Puissances s’y sont efforcés de sauver les restes de la puissance turque en Europe par l’interposition entre elle et son ennemie séculaire de royaumes indépendans et de principautés vassales. L’idée était sage autant que l’exécution en fut maladroite. Les découpages arbitraires pratiqués alors dans la péninsule des Balkans ne réussirent qu’à y multiplier les matériaux des conflagrations futures.

Aux nations secondaires un grand rôle militaire est interdit. Leurs armées ne sont faites que pour leur défense. La Prusse fut, dans le passé, le seul exemple d’un petit État parvenu à se hausser et à se maintenir au rang de grande Puissance à l’aide de sa forte armée, instrument de rapine et de conquête. D’autres, comme la Suède et la Hollande, se sont épuisées en victoires brillantes, pour retomber ensuite du haut de leur grandeur passagère. Mais étant baignés par la mer qui leur a creusé des ports excellens, la plupart des petits États ont devant eux un très bel avenir maritime. Les flottes de guerre deviendront de plus en plus l’apanage exclusif des grandes Puissances ; aux petites l’Océan ouvre son immensité libre et déploie le ruban infini de ses routes commerciales. Aussi leurs marines marchandes avaient-elles pris avant la guerre une part considérable du trafic mondial. A côté de leurs imposantes rivales, elles satisfaisaient aux besoins toujours croissans des échanges internationaux. N’est-ce pas à cause de ces succès que les sous-marins allemands pourchassent sans pitié aujourd’hui les navires des neutres en même temps que ceux des belligérans ? Favorable occasion pour l’Allemagne de se débarrasser d’une activité qui portait ombrage à ses compagnies de navigation.


VIII

L’importance des petits États n’apparaît pas moins grande, lorsqu’on étudie le développement des institutions politiques. Ils ont devancé la plupart des grandes nations de l’Europe dans l’inauguration et la pratique d’un régime de liberté. Sans remonter au déluge, c’est-à-dire aux franchises communales des-grandes cités des Pays-Bas, on peut dire qu’en Belgique la liberté politique a été la sœur jumelle de l’indépendance nationale. Elles sont les filles de la même révolution et c’est sous la menace des canons hollandais que les membres de notre Congrès ont discuté gravement une constitution qui est demeurée une des plus libérales du monde. La Belgique ne s’en est pas tenue là. Marchant d’un pas hardi, une des premières, dans la voie des innovations, elle a servi de champ d’expérience aux moyens les plus propres à donner au vote populaire sa véritable expression. Chez elle fut inauguré le vote plural et obligatoire avec la représentation proportionnelle des minorités. Son Parlement n’a pas reculé devant cette épreuve, alors que dans d’autres contrées les corps législatifs et l’opinion publique se livraient à des discussions académiques sur le même sujet. Un autre pays de superficie modeste, la plus ancienne République du vieux continent, la Suisse, offre l’exemple remarquable d’une coopération de tous les citoyens par des référendums populaires à la législation de leurs cantons, comme aux lois et arrêtés de la Confédération elle-même. Les Puissances démocratiques se souviendront que les petites nations ont servi, comme elles, avec passion la cause, de la liberté politique.

Celle-ci a été généralement précédée par la liberté de conscience et par la liberté de pensée dans la progression lente de l’humanité vers la lumière. La lutte cependant a été longue entre l’intransigeance religieuse et la tolérance, fruit tardif de l’époque moderne. La Réforme ne s’est pas montrée plus indulgente que l’Eglise romaine là où elle avait triomphé, et les petits États du Nord et du Centre de l’Europe, qui l’avaient embrassée avec enthousiasme, ont fait preuve d’autant d’esprit sectaire que les grands. Tout de même, si la Reforme luthérienne a réussi à s’implanter définitivement en Allemagne, c’est au roi d’une petite nation que les princes allemands du XVIIe siècle, et en particulier l’électeur de Brandebourg, en ont été redevables, à Gustave-Adolphe, vainqueur de la réaction catholique de Ferdinand II, après que ce prince eut écrasé ses autres adversaires protestans. Voilà un fameux service que ne devraient pas oublier Guillaume II, évangélique fervent, et ses conseillers, hommes religieux, qui veulent niveler les petits peuples sous le rouleau germanique et étouffer leurs aspirations nationales, comme ils ont tenté de faire en Alsace-Lorraine, en Pologne et chez les Danois du Sleswig.

Malgré leur piétisme rigoureux, les Provinces-Unies et la Suède ont accordé autrefois aux penseurs et aux savans une hospitalité où ils respiraient un air plus salubre et plus propice à leurs travaux. N’est-ce pas Descartes qui vint chercher en Hollande le calme et la liberté nécessaires à ses méditations, avant d’aller mourir à Stockholm auprès de Christine de Suède ? La France est le grand foyer qui a répandu sur les trois derniers la clarté du génie français. Mais tout en admirant son action incomparable, il serait injuste de méconnaître la valeur de foyers plus modestes, d’où la pensée et la critique ont rayonné au dehors avec utilité.


IX

La langue d’une grande nation, parlée, polie, colportée par des millions de bouches, prend nécessairement un tout autre essor que celle qui ne résonne qu’entre des frontières Limitées. Véhicule de sa pensée et de sa civilisation, elle les transporte aux derniers confins du monde. La langue du petit peuple grec, s’imposant aux maîtres rudes de l’Hellade, cultivée ensuite avec amour comme la plus belle fleur littéraire de l’antiquité, ne sera jamais qu’une merveilleuse exception. Cependant, à mesure qu’elle est plus connue, la littérature des nations secondaires inspire le désir d’une pénétration plus intime et plus profonde, tant elle renferme, ainsi qu’un vase longtemps clos, de saveur et de parfum qui ne doivent rien à des emprunts étrangers. Quelquefois même cette littérature originale s’est répandue au loin et s’en est allée enrichir celle des peuples voisins. Nous avons ainsi assisté à l’invasion de la scène contemporaine par le théâtre Scandinave. Son succès ne fut nulle part plus incontesté, ni son influence plus sensible qu’en Allemagne, où le public se laissa rapidement séduire par le mysticisme scientifique d’Ibsen et de Björnson. Contraste piquant, l’art dramatique indigène, en attendant qu’il domine le monde avec les autres enfans du génie teuton, n’est pas parvenu à se dégager de l’imitation et de l’empreinte du génie étranger.

Dans le domaine des sciences, les petites nations ont contribué à grossir le patrimoine commun. Dans celui des arts plastiques, plusieurs ont occupé le premier rang, et la postérité leur doit un nombre incroyable de chefs-d’œuvre qui contrastait singulièrement avec celui de leurs habitans.

L’enseignement de la science n’a pas de noms plus honorés que ceux d’Upsal, le centre intellectuel de l’Europe septentrionale à la fin du moyen âge, de Leyde, dont l’université, créée en souvenir d’un siège fameux, a formé depuis trois siècles des générations de savans, et de Louvain, la première victime des Allemands, que sa gloire scientifique n’a pas préservé du sacrilège et de l’incendie.

Mais que dire des artistes flamands et de leurs émules hollandais ? Les salles de la plupart des grands musées paraîtraient vides ou dépeuplées, si l’on en retirait les œuvres des maîtres de ces deux écoles. Elles les éclairent de leur exubérance et de leur gaieté ; elles les animent de la vie intense de leurs portraits ; elles ressuscitent un monde disparu dans tous les détails de son existence ; elles reposent et délectent les regards par leur admirable sincérité. L’art hollandais s’est épanoui dans le temps que grandissait démesurément la puissance des Provinces-Unies ; il a décliné avec elle. L’art flamand du XVIIe siècle a poussé, plante vivace et consolatrice, sur un sol ruiné par une interminable guerre. Il est l’expression éclatante du génie d’un peuple, dont aucune oppression, aucun revers, n’altéreront la vitalité. Robuste démenti infligé à la théorie, d’après laquelle la floraison des arts coïncide avec l’âge le plus brillant de la croissance d’une nation.

Que si du Nord de l’Europe nos regards descendent vers le bassin méditerranéen, centre autrefois de l’activité humaine, nous devons avouer que le rayonnement intellectuel, littéraire et artistique des nations modernes pâlit devant le passé étincelant d’une race, grandie sur une mince presqu’île. Le monde antique et l’Empire romain ont emprunté à ce peuple tout le lustre de leur civilisation et l’humanité suit encore avec reconnaissance la trace lumineuse laissée par le génie grec, Il est toujours le maître le plus admiré, le modèle le plus parfait des générations qui se forment, parce que, dans toutes les branches de la pensée et de l’art, il s’est élevé d’un coup d’aile vers les sommets les plus hauts et les plus purs.

La Grèce moderne, héritière lointaine de la Grèce ancienne, a largement bénéficié du culte dont cette glorieuse aïeule est l’objet. Elle lui a dû les sympathies ardentes qui l’ont sauvée de l’oppression des Turcs et défendue à maintes reprises contre ces anciens ennemis. Aujourd’hui même le passé a fait pardonner le présent. Il s’est interposé, comme un dieu tutélaire de l’Iliade, entre la colère des Alliés et la trahison des ministres grecs et de leur souverain. Mais ce passé n’aurait pas empêché les nouveaux Hellènes d’être les dupes de l’Allemagne, insensible à la religion du souvenir et meurtrière des monumens des siècles évanouis.


X

Une esquisse aussi rapide et aussi générale ne saurait donner une idée exacte1 du rôle rempli ni de la place occupée dans le développement historique de l’Europe par les petits États qui figurent parmi les tenans de la lutte mondiale. A plus forte raison ne peut-elle retracer les titres que plusieurs d’entre eux ont acquis à la reconnaissance comme au respect de toutes les nations. C’est pourquoi il m’a paru nécessaire de compléter cet exposé sommaire par des tableaux séparés, consacrés à chacun d’eux. Je parlerai d’abord des États qui, parvenus les derniers à l’indépendance, sont les cadets de la famille européenne. Par une remarquable coïncidence ils occupent à l’une des extrémités du champ de bataille où se joue le sort du monde une terre vouée aux invasions et aux luttes des peuples, la région où l’Islam s’est le plus âprement défendu contre la civilisation chrétienne. Parmi eux se trouve le seul qui ait déserté la cause du droit, pour embrasser celle, plus profitable à ses calculs ambitieux, de la violence et de l’oppression.


BEYENS.