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L’Encyclopédie/1re édition/BIEN

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Texte établi par D’Alembert, Diderot (Tome 2p. 243-244).
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BIEN, s. m. (en Morale.) est équivoque : il signifie ou le plaisir qui nous rend heureux, ou la cause du plaisir. Le premier sens est expliqué à l’article Plaisir ; ainsi dans l’article présent nous ne prendrons le mot bien que dans le second sens.

Dieu seul, à proprement parler, mérite le nom de bien ; parce qu’il n’y a que lui seul qui produise dans notre ame des sensations agréables. On peut néanmoins donner ce nom à toutes les choses, qui, dans l’ordre établi par l’auteur de la nature, sont les canaux par lesquels il fait pour ainsi dire couler le plaisir jusqu’à l’ame. Plus les plaisirs qu’elles nous procurent sont vifs, solides, & durables, plus elles participent à la qualité de bien.

Nous avons dans Sextus Empiricus l’extrait d’un ouvrage de Crantor sur la prééminence des différens biens. Ce philosophe célebre feignoit qu’à l’exemple des déesses qui avoient soûmis leur beauté au jugement de Paris, la richesse, la volupté, la santé, les vertus, s’étoient présentées à tous les Grecs rassemblés aux jeux olympiques, afin qu’ils marquassent leur rang, suivant le degré de leur influence sur le bonheur des hommes ; la richesse étala sa magnificence, & commençoit à ébloüir les yeux de ses juges, quand la volupté représenta que l’unique mérite des richesses étoit de conduire au plaisir. Elle alloit obtenir le premier rang, la santé le lui contesta ; sans elle la douleur prend bientôt la place de la joie : enfin la vertu termina la dispute, & fit convenir tous les Grecs, que dans le sein de la richesse, du plaisir, & de la santé, l’on seroit bientôt, sans le secours de la prudence & de la valeur, le joüet de tous ses ennemis. Le premier rang lui fut donc adjugé, le second à la santé, le troisieme au plaisir, le quatrieme à la richesse. En effet, tous ces biens n’en méritent le nom, que lorsqu’ils sont sous la garde de la vertu ; ils deviennent des maux pour qui n’en sait pas user. Le plaisir de la passion n’est point durable ; il est sujet à des retours de dégoût & d’amertume : ce qui avoit amusé, ennuie : ce qui avoit plû, commence à déplaire : ce qui avoit été un objet de délices, devient souvent un sujet de repentir & même d’horreur. Je ne prétens pas nier aux adversaires de la vertu & de la morale, que la passion & le libertinage n’ayent pour quelques-uns des momens de plaisir : mais de leur côté ils ne peuvent disconvenir qu’ils éprouvent souvent les situations les plus fâcheuses par le dégoût d’eux-mêmes & de leur propre conduite, par les autres suites naturelles de leurs passions, par les éclats qui en arrivent, par les reproches qu’ils s’attirent, par le dérangement de leurs affaires, par leur vie qui s’abrege ou leur santé qui dépérit, par leur réputation qui en souffre, & qui les expose souvent à tomber dans la misere. « L’empereur Vinceslas, nous dit l’auteur de l’Essai sur le mérite & la vertu, trouvoit du goût aux voluptés indignes qui faisoient son occupation, & à l’avarice qui le dominoit. Mais quel goût put-il trouver dans l’opprobre avec lequel il fut déposé, & dans la paralysie où il languit à Prague, & que ses débauches avoient attirée ! Ouvrons les annales de Tacite, ces fastes de la méchanceté des hommes : parcourons les regnes de Tibere, de Claude, de Caligula, de Néron, de Galba, & le destin rapide de tous leurs courtisans ; & renonçons à nos principes, si dans la foule de ces scélérats insignes qui déchirerent les entrailles de leur patrie, & dont les fureurs ont ensanglanté tous les passages, toutes les lignes de cette histoire, nous rencontrons un heureux. Choisissons entr’eux tous. Les délices de Caprée nous font-elles envier la condition de Tibere ? Remontons à l’origine de sa grandeur, suivons sa fortune, considérons-le dans sa retraite, appuyons sur sa fin ; & tout bien examiné, demandons-nous, si nous voudrions être à présent ce qu’il fut autrefois, le tyran de son pays, le meurtrier des siens, l’esclave d’une troupe de prostituées, & le protecteur d’une troupe d’esclaves. Ce n’est pas tout : Néron fait périr Britannicus son frere, Agrippine sa mere, sa femme Octavie, sa femme Poppée, Antonia sa belle-sœur, ses instituteurs Séneque & Burrhus. Ajoûtez à ces assassinats une multitude d’autres crimes de toute espece ; voilà sa vie. Aussi n’y rencontre-t-on pas un moment de bonheur ; on le voit dans d’éternelles horreurs ; ses transes vont quelquefois jusqu’à l’aliénation de l’esprit ; alors il apperçoit le Ténare entr’ouvert ; il se croit poursuivi des furies ; il ne sait où ni comment échapper à leurs flambeaux vengeurs ; & toutes ces fêtes monstrueusement somptueuses qu’il ordonne, sont moins des amusemens qu’il se procure, que des distractions qu’il cherche ». Rien, ce semble, ne prouve mieux, que les exemples qu’on vient d’alléguer, qu’il n’y a de véritables biens que ceux dont la vertu regle l’usage : le libertinage & la passion sement notre vie de quelques instans de plaisirs : mais pour en connoître la valeur, il faut en faire une compensation avec ceux que promettent la vertu & une conduite reglée ; il n’est que ces deux partis. Quand le premier auroit encore plus d’agrément qu’on ne lui en suppose, il ne pourroit sensément être préféré au second ; il faut peser dans une juste balance lequel des deux nous porte davantage au but commun auquel nous aspirons tous, qui est de vivre heureux, non pour un seul moment, mais pour la partie la plus considérable de notre vie. Ainsi quand un homme sensuel offusque son esprit des vapeurs grossieres que le vin lui envoye, & qu’il s’enivre de volupté, la morale n’entreprendra pas de l’en détourner, en lui disant simplement que c’est un faux plaisir, qu’il est passager & contraire aux lois de l’ordre : il répondroit bien-tôt, ou du moins il se diroit à lui-même, que le plaisir n’est point faux, puisqu’il en éprouve actuellement la douceur ; qu’il est sans doute passager, mais dure assez pour le réjoüir ; que pour les lois de la tempérance & de l’honnêteté, il ne les envie à personne, dès qu’elles ne conviennent point à son contentement, qui est le seul terme où il aspire. Cependant lorsque je tomberois d’accord de ce qu’il pourroit ainsi répliquer, si je pouvois l’amener à quelques momens de réflexions, il ne seroit pas long-tems à tomber d’accord d’un autre point avec moi. Il conviendroit donc que les plaisirs auxquels il se livre sans mesure, & d’une maniere effrénée, sont suivis d’inconvéniens beaucoup plus grands que les plaisirs qu’il goûte : alors pour peu qu’il fasse usage de sa raison, ne conclurra-t-il pas que même par rapport à la satisfaction & au contentement qu’il recherche, il doit se priver de certaines satisfactions & de certains plaisirs ? Le plaisir payé par la douleur, disoit un des plus délicats Epicuriens du monde, ne vaut rien & ne peut rien valoir : à plus forte raison, un plaisir payé par une grande douleur, ou un seul plaisir payé par la privation de mille autres plaisirs ; la balance n’est pas égale. Si vous aimez votre bonheur, aimez-le constamment ; gardez-vous de le détruire par le moyen même que vous employez afin de vous le procurer. La raison vous est donnée pour faire le discernement des objets, où vous le devez rencontrer plus complet & plus constant. Si vous me dites que le sentiment du présent agit uniquement dans vous & non pas la pensée de l’avenir, je vous dirai qu’en cela même vous n’êtes pas homme ; vous ne l’êtes que par la raison & par l’usage que vous en faites : or cet usage consiste dans le souvenir du passé & dans la prévoyance de l’avenir, aussi-bien que dans l’attention au présent.

Ces trois rapports du tems sont essentiels à notre conduite : elle doit nous inspirer de choisir dans le tems présent pour le tems à venir, les moyens que dans le tems passé nous avons reconnus les plus propres à parvenir au bonheur ; ainsi pour y arriver, il ne s’agit pas de regarder précisément en chaque action que l’on fait, ou en chaque parti que l’on embrasse, ce qui s’y trouve de plaisir ou de peine. Dans les partis opposés de la vertu ou du vice, il se trouve de côté & d’autre de l’agrément & du desagrément : il faut en voir le résultat dans la suite générale de la vie, pour en faire une juste compensation. Il faut examiner, par exemple, ce qui arriveroit à deux hommes de même tempérament & de même condition, qui se trouveroient d’abord dans les mêmes occasions d’embrasser le parti de la vertu ou de la volupté : au bout de soixante ans, de quel côté y aura-t-il eu moins de peine ou moins de repentir, plus de vraie satisfaction & de tranquillité ? S’il se trouve que c’est du côté de la sagesse ou de la vertu, ce sera conduire les hommes à leur véritable bonheur, que d’attirer leur attention sur un traité de morale qui contribue à cette fin. Si la plûpart des hommes, malgré le desir empreint dans leur ame de devenir heureux, manquent néanmoins à le devenir, c’est que volontairement séduits par l’appas trompeur du plaisir présent, ils renoncent, faute de prévoir l’avenir & de profiter du passé, à ce qui contribueroit davantage à leur bonheur dans toute la suite de leur vie. Il s’ensuit de tout ce que nous venons de dire, que la vertu est plus féconde en sentimens délicieux que le vice, & par conséquent qu’elle est un bien plus grand que lui, puisque le bien se mesure au plaisir, qui seul nous rend heureux.

Mais ce qui donne à la vertu une si grande supériorité sur tous les autres biens, c’est qu’elle est de nature à ne devenir jamais mal par un mauvais usage. Le regret du passé, le chagrin du présent, l’inquiétude sur l’avenir, n’ont point d’accès dans un cœur que la vertu domine ; parce qu’elle renferme ses desirs dans l’étendue de ce qui est à sa portée, qu’elle les conforme à la raison, & qu’elle les soûmet pleinement à l’ordre immuable qu’a établi une souveraine intelligence. Elle écarte de nous ces douleurs, qui ne sont que les fruits de l’intempérance ; les plaisirs de l’esprit marchent à sa suite, & l’accompagnent jusque dans la solitude & dans l’adversité : elle nous affranchit, autant qu’il est possible, du caprice d’autrui & de l’empire de la fortune ; parce qu’elle place notre perfection, non dans une possession d’objets toûjours prêts à nous échapper, mais dans la possession de Dieu même, qui veut bien être notre récompense. La mort, ce moment fatal qui desespere les autres hommes, parce qu’il est le terme de leurs plaisirs & le commencement de leurs douleurs, n’est pour l’homme vertueux qu’un passage à une vie plus heureuse. L’homme voluptueux & passionné ne voit la mort que comme un fantôme affreux, qui à chaque instant fait un nouveau pas vers lui, empoisonne ses plaisirs, aigrit ses maux, & se prépare à le livrer à un Dieu vengeur de l’innocence. Ce qu’il envisage en elle de plus heureux, seroit qu’elle le plongeât pour toûjours dans l’abysme du néant. Mais cette honteuse espérance est bien combattue dans le fond de son ame par l’autorité de la révélation, par le sentiment intérieur de son indivisibilité personnelle, par l’idée d’un Dieu juste & tout-puissant. Le sort de l’homme parfaitement vertueux est bien différent : la mort lui ouvre le sein d’une intelligence bienfaisante, dont il a toûjours respecté les lois & ressenti les bontés. Voyez Sagesse & Vertu. (X)