Aller au contenu

L’Enfant d’Austerlitz/15

La bibliothèque libre.
Paul Ollendorff (p. 459-484).

XVI

« Adonis ne dédaigna point l’amour de la grande Diane. Ne permettrez-vous pas à une mortelle, demain, au lever de la lune, de venir baiser votre front qu’elle adore depuis la fête du faubourg Saint-Honoré ? ― Aloyse. »

Omer examina la cire de ce billet et crut qu’une lame chaude l’avait déjà fendue. La trace plate, vernie, demeurait visible. Toutefois, il n’en acquit point la certitude. Alors, il alla fermer au verrou la porte de sa chambre. Il brisa le sceau rouge, relief épais d’une marguerite, en le frappant avec le manche du canif. Une boulette se dégagea d’une fêlure. Il la put extraire puis dérouler, infime et minuscule. Cela formait une bande ténue de papier végétal à peine plus large qu’un fil de laine. Omer dut prendre une loupe pour déchiffrer ces mots écrits à la pointe d’une aiguille : « M… reçoit en route des courriers d’Alexandre qui blâment les timidités de M. de Villèle. M… est l’agent du tsar. »

Après avoir scrupuleusement épelé, relu le message, il appuya la tête sur un coussin de l’ottomane, songea. Il lui parut nécessaire de mener à bien cette intrigue dont le diplomate lui remettait les fils. Réussir en cela devenait plus urgent depuis l’amour de la sœur pour le général. Amour moins réel, sans doute, au cœur de la jeune fille, que son envie de quitter une maison où l’on refrénait sa brutale indépendance ; mais cela, justement, rendait plus certain le péril. Si Denise abandonnait Édouard, il se réfugierait aussi dans l’état ecclésiastique. La protection du comte guiderait-elle également le fils et le neveu dans la même carrière ? Certes non. Omer serait probablement sacrifié.

Or, la malignité découverte en Denise, la cupidité de l’oncle Augustin, si dévoué en apparence, si fin en son indulgence lasse ; l’esprit sévère d’Émile, la haine de Delphine contre les gens de pensée libre, l’humanité toute hideuse révélée brusquement, accroissaient le dégoût de l’étudiant pour le monde. Plus que jamais l’Église et ses ambitions le séduisirent. À tous ces méchants, à ces pécheurs, il imposerait la Loi Divine qui pardonne et qui châtie, qui retranche et qui dispense. Que son âme était meilleure ! Comme elle saurait prescrire aux fidèles l’exercice de la vertu ! Ah ! comme ils l’avaient trompé sur lui-même au tribunal de la pénitence, les Pères qui l’avaient flétri d’épithètes outrageantes !

Auprès des autres, il était un saint, lui, un saint comme le bisaïeul, comme sa mère, comme les Lyrisse. Les peccadilles de sa luxure ? Saint Augustin ne les avait-il point pratiquées, avant de devenir un exemple de sagesse et de pieuse intelligence ? Le Père Anselme parlait en rigoriste absurde.

Au contraire, l’outrecuidance du cardinal Castiglioni envers les invités du comte et les fidèles du Père Ronsin parut logique. Voilà de quelle hauteur il seyait de tenir les rênes, sous quoi l’attelage obéit et trotte. Aussi bien fallait-il laisser les brutes dans la boue de Canossa, comme l’empereur allemand, devant la porte close de la vertu spirituelle. Parce que le monde était satanique ou bête, il importait de le vaincre et régir. Donc, il convenait d’atteindre à la domination. « Il y a trop de hontes en chacun. Arrière la pitié et le scrupule ! Que la robe du prêtre interpose entre le vulgaire et moi le signe sacré. Je ne serai pas du troupeau ! » proclama-t-il devant la glace.

Il déboucha le flacon déposé là par les soins d’Aurélie ; il aspira le parfum qui chasserait de son esprit la puanteur des âmes. Édouard même lui déplaisait. Savant et fort, se pouvait-il avilir dans l’adoration d’une fille pareille, s’aveugler devant ces vices, cette gourmandise de sauvage, cette bassesse d’âme trop consciente de soi pour ne point prétendre se rehausser par l’outrance d’un faux orgueil ? Ah ! Il n’était pas digne de la tiare, ce « pourceau de Circé » ! Permettre que fussent rompues les fiançailles d’Édouard, c’était lui céder la place dans la Congrégation ; c’était lui rendre l’avenir épiscopal promis par le comte, par le fil de papier végétal qu’Omer à cet instant réduisit en miettes. Il brûla ces fragments à la chandelle.

Avant tout, l’utile était de plaire à l’oncle Praxi-Blassans, et d’acquérir de l’influence dans le milieu du Père Ronsin. Sans quoi l’avenir avorterait.

« Pour moi, pour les intérêts de la famille, que le général absorberait à lui seul, il importe que les projets de ma sœur échouent. D’ailleurs, j’accepte en legs les intentions de mon père. Le devoir est de les faire réussir par delà le tombeau. J’écrirai tout à ma mère demain. J’ouvrirai les yeux de ma tante Aurélie. Auparavant, je me renseignerai sur l’oncle Augustin en faisant visite au général Pithouët, l’ami de mon père et du général Foy ! »

Ces résolutions prises, le jeune homme s’estima grand politique. Il les notait en ordre, au crayon, sur des tablettes. Une fois couché, il se commanda de n’y songer plus, et bâtit là des conjectures sur la carnation de la personne qui, d’après la teneur du billet, s’offrirait au rendez-vous du lendemain. Il s’endormit en un rêve aimable, interrompu par une secousse : son domestique tirait la manche de sa chemise et l’avertissait du matin.

Après la leçon du manège, Omer traversa le pont, suivit les quais où les tondeurs de chiens disposaient leurs ustensiles, gagna la rue du Bac pleine de cris de Paris, qui proposèrent aux fenêtres la marée fraîche, les cartons à chapeaux, les billets de la loterie royale. Son cheval faillit bousculer un auvergnat que les ailes en cuir d’un large chapeau empêchaient de voir. Les deux seaux pleins brillaient aux bouts du joug affermi sur l’épaule : l’un s’épancha quelque peu ; l’homme jura. Les concierges expédiaient la poussière dans le ruisseau. Omer mena prudemment sa bête parmi les épluchures de carottes et d’oranges, les groupes de ménagères apportant leur pot devant la charrette du laitier, les disputes des balayeurs et les roues énormes des haquets charriant du charbon de bois, à la file. Fier de dominer le commun, il fut néanmoins satisfait de mettre pied à terre dans la cour de l’hôtel, sans avoir bousculé un seul piéton. À son habitude l’oncle Augustin le reçut dans son cabinet, le sourire sur ses lèvres moqueuses, et une main offerte, l’autre dans son habit de petite tenue.

― Je dînais hier avec Broussais chez le maréchal Soult. Le docteur prétend guérir les tumeurs dans le ventre. J’écris, ce matin, à Virginie de venir s’installer ici pour le temps de la médication… Trêve de remerciements ! On ne saurait moins faire. Je suis charmé de vous avoir ici l’un et l’autre ; et, si Broussais allège ce mal, j’en serai fort heureux. Au reste, ma maison a besoin de surveillance ; et j’aimerais que Virginie eût l’œil à mes comptes. Vous me passez cet égoïsme ?… Je ne fais rien pour rien, moi !

Il rit aimablement, demanda quelques détails sur le logis de son neveu, et plaisanta les coquines qui le fréquenteraient. Il fit goûter un excellent madère, des biscuits, une poire fondante, parla de chevaux et de chasse, de femmes aussi, compara les qualités voluptueuses des Polonaises et des Hongroises, en camarade jovial ; puis s’esquiva soudain, laissant Omer aux mains du Père Desromes.

La journée se passa comme les précédentes. Le jésuite ajouta des hachures aux piliers de Canossa, pendant les heures d’étude silencieuse. Cette invitation de l’oncle à Mme Héricourt tourmenta le jeune homme. Était-ce bienveillance fortuite, ou quelque chapitre ajouté à un plan complet de séduction tramé contre la fille et contre la mère ? Il repoussa toute certitude, et s’en fut, un peu hagard, vers cinq heures, chez le général Pithouët.

Rue de Bourgogne, dans un sombre entresol, le député de la gauche libérale ne fut pas affable. Sur la chaise de roide acajou, le visiteur se crut accusé par des allusions et des ironies. L’homme maigre aux courts favoris ras multipliait les éloges exclusifs des Lyrisse. Dès les premières phrases, il assura qu’ils « étaient de la même trempe » que le colonel Héricourt.

― Je dépends de mon tuteur, ― insinuait Omer ; ― et on m’interdit de correspondre avec le capitaine, qui est l’homme du monde que j’aime et que j’estime le plus. Me voici précisément, mon général, afin d’obtenir que vous lui fassiez savoir la constance de mon dévouement.

Ces mots calmèrent la malveillance du général. Il remercia et se chargea de la commission. Alors, et par politesse, Omer vanta le don somptueux de la vierge espagnole rapportée en 1812, au château de Lorraine, par son oncle Edme, qui la tenait du général Pithouët.

― Si ma poupée de Séville vous avait inspiré des sentiments contraires à ceux du colonel Héricourt, je m’en consolerais difficilement… Je suis en correspondance avec votre bisaïeul. Il me mande souvent combien le chagrinent les nouvelles habitudes qu’on vous impose à Paris…

― Monsieur… j’étudierai le droit en même temps que la théologie. Plus tard, je donnerai la préférence à l’une ou l’autre des carrières qu’ouvrent ces deux sciences. Pour l’heure, des intérêts de famille m’obligent à la docilité envers mon tuteur. Enfin, par respect envers une malheureuse mère que mon impiété certaine désespérerait, je tiens à paraître m’éclairer sur les choses de la religion.

― Cela vous honore, monsieur… nonobstant, défiez-vous de vos maîtres, les jésuites… Lisez-vous un journal indépendant, parfois ? Savez-vous que les amis de la Congrégation, le procureur Marchangy et son substitut, préparent le plus atroce des crimes, la condamnation à la peine capitale de pauvres jeunes gens, des sous-officiers, coupables uniquement de chérir l’idéal pour lequel moururent leurs pères et grands-pères… C’est une infamie !

― Le jury se prêtera-t-il à un pareil attentat ?

― Hé ! pourquoi non ? Les hommes sont faibles. Ils briguent des faveurs. Ils sollicitent des places. Comment désobéir à ceux qui tiennent sous leur pouvoir occulte les ministres et le roi, qui les effrayent par la crainte des fanatiques, de l’impopularité, et par les souvenirs des excès de la Terreur ?… Ah ! monsieur, laissez-moi regretter que le fils de mon ancien colonel se soumette à de si rusés charlatans !

― Ce n’est pas l’effet de ma volonté seule. Et puis… à mon âge… peut-être a-t-on besoin de voir, de connaître, de comparer, avant de soutenir une opinion.

― À votre âge, monsieur, nous n’avions besoin que d’écouter battre notre cœur, pour suivre le drapeau de la République.

— Vous étiez alors, mon général, les fils ou les frères de ces jacobins qui ébranlaient le monde. Vous étiez forts. J’ai grandi parmi le deuil, les morts et les désastres. Cela me fit une âme tremblante. Je n’ose rien.

Le vieux soldat hochait la tête. De long en large, il marchait par l’obscurité de la pièce, que décoraient deux merveilleux tableaux représentant des scènes monastiques, et un superbe buste antique de Trajan sur une gaine de bois marbré.

― Vous venez, jeune homme, dit-il, de prononcer une parole remarquable, trop remarquable pour votre âge, malheureusement. Vous êtes, à ce que je vois, un petit vieillard très réfléchi, un digne élève pleurnicheur de la poésie nouvelle et de M. de Lamartine, garde du corps. N’importe !… Vous rencontrerez bientôt dans les environs de la Sorbonne des étudiants que la défaite de la Révolution n’a point dissuadés de la servir. Ces étudiants-là sont moins prudents que vous, Monsieur Héricourt. Ils se font tuer comme Lallemand pour défendre, contre les injures des chouans, le marquis de Chauvelin qui sauvegarde les principes de la Charte ! C’est dans leurs rangs que j’espère vous voir un jour. Alors nous reparlerons ensemble de votre père, de la République, et même de l’Empereur…

La voix du général s’enflait et résonnait dans la pièce au plafond bas. Il parut un acteur, hors de son cadre, et qui cherchait à faire impression. La vanité d’Omer se rebiffa.

― Je n’eus pas le bonheur de recevoir l’éducation d’un seul principe. Leurs opinions divisent mes parents. Il y a celle des Lyrisse que j’admire, puis celle de ma mère, du comte de Praxi-Blassans, mon tuteur, et du général Héricourt…

― Oh ! du moment que le général Héricourt prêche une doctrine, ne doutez pas que c’est la meilleure pour ses intérêts, mais la pire pour la dignité humaine !… oh ! Le général Héricourt !… le protégé de Soult et de Marmont… ah ! Ah ! Vraiment… il se mêle d’éduquer la jeunesse ? Il lui manquait cela, morbleu ! Il lui manquait cela !… Augustin Héricourt éduquant la jeunesse sous le portique et dans les jardins d’Académus ! Que M. Baour-Lormian composerait là-dessus un beau poème !… ah ! Vous écoutez les leçons du général Héricourt, mon petit ami ?… oh ! Oh ! Vous irez loin… jusqu’aux marches du trône… à moins que ce ne soit jusqu’au fond du bagne… le député marchait, ricanait, sautait, se frottait les mains, se croisait et se décroisait les bras, levait les paumes au ciel, comme énée dans les phases critiques de l’épopée latine. Il était chauve et osseux, avec un grand nez en l’air, des mains loyales qui se posaient alternativement sur le cœur de son habit tête-de-nègre, ou s’enfouissaient dans les fentes de son pantalon américain. La pédagogie de l’oncle Augustin intéressait énormément l’acerbe et bruyante ironie du général. ― Augustin Héricourt… il rendrait des points à M. Fouché, duc d’Otrante, pour les délicatesses de la fourberie ! ― je crois cependant qu’il a toujours agi en brave officier. ― oh ! Brave ! Je ne le conteste pas. Nous fûmes sacrebleu ! Quelques millions de braves comme ça. Mais à la bravoure votre oncle ajoute d’autres qualités… moins communes. Il est doué pour l’administration, s’il vous plaît… c’est un remarquable administrateur… à la Bérésina, tous les fourgons pleins qu’il avait acquis de ses malheureux frères d’armes étaient passés avant ceux mêmes de Napoléon ; et ses commis achetaient pour un morceau de pain les chariots des morts et leur contenu. Il n’a pas laissé beaucoup à faire aux juifs de Wilna, monsieur votre oncle !… on dit que la Congrégation le désigne déjà pour commander, sur la frontière d’Espagne, les trois brigades unies aux moines de l’Armée de la Foi contre les Constitutionnels. Je ne suis pas en peine de supputer ce qu’il en rapportera d’avantageux, outre ses grades.

« Peut-être un buste de Trajan ! » eut envie de répondre Omer, qui fixement admirait l’antique, et les deux scènes peintes de la vie monacale. Il réprima son impertinence : « Voilà mon père, s’il vivait ! ― lui répéta son émotion subite. ― Il parlerait comme cet homme maigre et violent… L’oncle Augustin estimerait que celui-ci se croit honnête parce qu’il a moins réussi. »

― Monsieur, j’aimerai recevoir vos conseils, si vous tenez pour agréable de m’en donner quelquefois.

― Volontiers, jeune homme. Revenez ici quand vous serez inscrit sur les registres de la Faculté. Je vous indiquerai les adresses des étudiants sains d’esprit, et qui pourront être utiles à votre état moral. À vous revoir, monsieur…

― Serviteur !

Omer descendit lentement les marches étroites et bien cirées. À son imagination l’oncle Augustin se présentait avec ses longues jambes croisées en bas de soie blanche, sa poitrine d’or, son sourire amical et moqueur, dans le rayon de lumière qui dénonçait le bras nu de Denise mollement étendu contre le genou du général, le soir de la réception diplomatique. Les accusations du soldat libéral confirmaient les médisances d’Émile, évidemment.

Évidemment !… Omer sourit de pitié. Et, dans un soupir, il exhala son mépris des hommes.

La chaleur était lourde. Le jeune homme gagna les quais dans l’espoir de la fraîcheur que donne à la campagne le voisinage des rivières. Mais il n’y respira point un air moins accablant, malgré les approches du crépuscule. Il ôta son chapeau et il essuya ses paupières moites. À l’ombre des maisons, il chemina. Il sautait les flaques de boues ménagères afin de ne point salir le coutil vierge de son pantalon. Les sonnettes suspendues au bât de l’âne que poussait un marchand d’encre le poursuivirent quelque temps. Leurs voix légères lui parurent une raillerie.

« Je dédaigne les richesses et les honneurs ? ― s’interrogea-t-il. ― Non. Je ruse avec moi-même. Ce que je dédaigne, je le convoite. La situation de l’oncle Augustin me tente plus que tout. Et je comprends Denise. En somme, je pense comme elle. Je voudrais la même gloire, la même richesse ; mais je voudrais y parvenir par des moyens qu’approuveraient un Émile, un Pithouët, un Lyrisse même. Cela est-il possible ?… Non, sans doute : car l’oncle Augustin est un maître ; il sait les hommes ; il prévoit tous les événements, et, s’il avait pu joindre à tant d’avantages celui fort important d’être applaudi par ces incorruptibles même, il l’eût joint… Suis-je capable de renoncer plutôt que d’obéir aux conseils pernicieux de mes ambitions ? Suis-je capable de borner mes efforts à l’honnête et au juste stricts des anciens, et de ne point balancer à perdre tout plutôt qu’un scrupule ?… Je ne le crois pas, véritablement… d’une part, les épaulettes du général Héricourt, son hôtel, sa fortune. D’autre part, la vie errante du capitaine Lyrisse qui sauve à grand’peine sa tête. S’il m’était permis de choisir, je n’aurais pas la sottise de passer les Pyrénées, je prendrais le chemin de la rue de Babylone… Ce serait mal. Mais je me juge faible. J’ai des instincts d’esclave. Il m’appartient de le reconnaître maintenant… Saurai-je vivre chaste ? Non. Je préfère mentir et m’assouvir en secret. L’idéal du Père Anselme ne me concerne pas. Je ne serai jamais un ascète ni un saint ; je dépendrai toujours de ma nature : homme parmi les hommes… l’honnête, le juste et la vertu sont des moyens de gagner, en excitant la louange publique. Si la louange publique ne m’attribue pas ce que j’attends de sa complaisance, je serai dupe, parce que je ne place pas dans le juste, l’honnête, et la vertu le bonheur entier, mais dans la récompense promise à de tels mérites… " quoi ! Ma mère ne prie-t-elle pas afin de s’assurer les extases du ciel ? Edme risque sa vie pour devenir très vite le Bonaparte de la république future. Le général Pithouët accuse le général Héricourt, Praxi-Blassans et la congrégation, afin de les remplacer au pouvoir. J’ai entendu le comte reprocher à mon bisaïeul de lui avoir nui d’une manière indirecte, parce qu’en invoquant les privilèges maçonniques, au mois de janvier 1814, il contraignit l’état-major russe à payer trop cher les grains emmagasinés après Leipzig au château, par la tante Caroline… on en fit des gorges chaudes, à Schoenbrünn, durant le congrès de Vienne… maman Virginie ne blâme-t-elle pas les Lyrisse de refuser la restitution du château contre le capital dérisoire déboursé pour acquérir ce bien national, au temps où la convention payait ainsi le dévouement jacobin ? " qui veut faire l’ange fait la bête ! " disait mon directeur, le père Corbinon. Et c’est une belle leçon d’humilité chrétienne que donnent à chaque instant les pères jésuites. Ils jaugent les gens à leur valeur ; et ils les guident dans le plat chemin qu’ils peuvent suivre, sans les conduire aux sommets inaccessibles où l’on risque de se casser le cou. Le père Ronsin et le cardinal Castiglioni parlent dans le même sens. C’est le bon. Il faut s’y tenir… mépriser, se mépriser, admettre, et agir. C’est le système d’Augustin Héricourt. Il manie les hommes à l’usage de son destin. Après tout, c’est peut-être un fier courage d’oser se connaître sincèrement. Il me semble que je me connais aujourd’hui, comme il doit se connaître…

« Que décider de ma conduite à son égard ? Nous voici face à face. Je peux, en m’opposant à ses desseins encourir sa colère ; je peux, en les secondant, obtenir son appui… Mais ce mariage ruinera mon avenir ecclésiastique. Et puis, me mettre en sa main ! Quelle imprudence, s’il gouverne, par là, toute la Compagnie Héricourt !… Mais, si je le contredis, il me brisera. Et il compte ma sœur pour alliée… Faut-il me donner aux Praxi-Blassans ?… Qui triomphera ? ― Dieu ! ― Oui, Dieu : ce qu’on ignore des causes… M’en remettre à Dieu, comme un prêtre résigné ? Oh ! Non. Il faut m’élever au-dessus du général, au-dessus. La magnificence de Dieu ne peut être servie que par un maître souverain à son exemple. Il faut être son reflet ou rien…

« Pourquoi pas rien ? Pourquoi pas un personnage obscur, sensuel, ironique en lui-même ? Pourquoi pas le vaincu ? Pourquoi pas un sourire de malice dans la pénombre ?… Satan ! alors ? Le déchu ? Oh ! non. Ça me fait peur… Ça me fait peur. Sait-on ? Il y a peut-être l’enfer. Il y a peut-être le ciel… Je viens d’être tenté par le Malin, Seigneur !… Sainte Vierge, protégez-moi ! Un sourire de malice dans la pénombre… Quelle singulière image ! Je frissonne. Ce sourire, il me semble que je le vois…

« Les arbres du quai… La potence recourbée du réverbère ; les livres du bouquiniste qui plaisante en piétinant le pavé de ses vieilles bottes à revers… Ce misérable savant aux jambes étiques dans des bas rayés… Voici la marchande de couvre-chefs qui s’avance une casquette d’homme sur la tête, et aux bras deux paniers pleins de casquettes différentes… Voici la marchande d’oublies qui agite sa crécelle… ce lancier est vraiment bel homme sur son cheval alezan…

« Un sourire de malice dans la pénombre… Non… non… non… d’ailleurs, le pourrais-je ? Ma mère souffre tant que j’accepterai la tonsure… ah ! Je compatis trop à sa peur de cet enfer devant qui je viens moi-même de frissonner. Je connais moins ma mère que je ne connais mes cousins. Je l’aime bien moins que je n’aime le capitaine Lyrisse. Elle me demeure étrangère et fâcheuse. Quel motif ai-je pour abdiquer toutes les convoitises de la vie ? Je n’en ai pas d’autre que le sens du devoir : il ne faut plus que ma mère tremble d’effroi !… j’ignore tout de mon père ; et cependant je m’opposerai au mariage du général avec Denise, dût-il m’en coûter. Je le sais… une force inconnue, qui se rit de ma logique, me plie, me contraint à sacrifier mon égoïsme à la seule vanité de paraître un fils pieux. Celle-ci l’emporte sur tous les orgueils. Le sang des ancêtres commande à ma volonté. Que je sois uniquement désireux des plaisirs sensuels et de jolis vêtements, cela n’est plus rien devant l’indignation qui m’étourdit à l’idée de voir ma sœur trahir le dernier vœu de mon père. La sincérité de mes goûts n’est rien devant la compassion qui me gonfle les paupières de larmes quand je pense à la faiblesse et à la douleur de ma mère… les beaux sentiments, contraires à ma nature, sont plus puissants que ma nature véritable. je te sens là, main de Dieu.., je te sens là. Tu m’étrangles ! Tu me vaincs, moi, ma logique et mes instincts apparents ! " à discourir ainsi, en silence, la tête basse et l’oreille distraite, il oubliait sa vague intention d’apercevoir, au palais de justice, les soldats de La Rochelle que l’on y jugeait. Les tours noirâtres, sévères, du vieux palais, une porte massive, l’aspect rigide et morne des sentinelles veillant l’arme au bras, devant les guichets de la conciergerie, lui marquèrent soudain le but de sa promenade. Il allait voir des jeunes gens fort dissemblables de lui. Sans doute, la cause de leur énergie résidait en ceci qu’une humble position interdit les rêves de grandeur légitime. Riches, instruits, apparentés, ils se fussent soumis à l’ordre des choses. Ils n’eussent pas « mâché du fer ». Omer désirait lire sur leurs visages la joie de leur noblesse qui défiait le tyran, et qui bravait le supplice. N’éprouvaient-ils pas la jouissance sublime du jeu, à cette heure où il leur était licite de douter encore si la gloire ne remplacerait point l’infamie promise de l’échafaud, et s’ils ne posaient pas le pied sur le premier degré d’une longue vie d’honneurs d’acclamations saluant leur tâche exemplaire ? Ils risquaient leurs têtes en soldats, pour un drapeau, pour les trois couleurs de la République. Ils étaient géants. Ils étaient heureux de se concevoir ainsi.

Comme il traversait la cour, il avisa maintes polonaises à brandebourg et maintes paires de bottes à cœur habillant les demi-soldes qui faisaient retentir contre le pavage les épées contenues dans leurs cannes. Des jeunes gens négligés, avec des gourdins sous le bras, se parlaient dans les mèches recouvrant leurs oreilles. Par ostentation, des messieurs dépliaient au large leurs journaux. Au seuil des portes, il tenta de se frayer passage dans une masse de personnes murmurantes. À la vue d’un gendarme, il comprit qu’on barrait le chemin. Quelques-uns protestaient, disant :

― La loi exige la publicité des débats judiciaires… On doit nous laisser entrer dans la salle des assises.

― Ils ont fait remplir les places du public par des gardes du corps en bourgeois et par des mouchards, avant l’ouverture de l’audience.

― Monsieur, c’est toujours la même chose !

― Et après on nous déclare qu’il ne reste pas de quoi caser une nèfle !

― Le crime n’aime pas les témoins.

― Messieurs, veuillez descendre, et parler plus bas ! ― pria le militaire, honteux entre ses favoris.

Omer vit bien qu’on ne lui permettrait pas de pénétrer dans le lieu du jugement. L’heure tardive justifiait toutes les raisons qu’on donna pour refuser de l’introduire. Alors il s’intéressa plutôt à un chapeau de femme en gaze verte ombragé de marabouts exubérants, à une simple robe de percale ouverte sur des épaules hâlées ; il aperçut une gorge qu’il souhaita caresser à travers le fichu de barège. Mais la visière de la capote masquait le visage. ― on ne pourra pas les revoir aujourd’hui ! Ah ! Mon dieu ! ― fit cette femme. Un soupir de lamentation s’exhala de ses grosses boucles. L’allure navrée, elle descendit les marches… la vérité de ce chagrin étonna d’abord Omer. D’autres gens qui discutaient, qui s’indignaient éloquemment, dans l’intention de convaincre l’entourage, ne remarquèrent pas la désolée. Quel enthousiasme libéral l’animait donc ? Son amant, son frère, son mari l’avaient-ils instruite de l’héroïsme tourmenté derrière ces murailles lugubres ? Ou naïvement plaignait-elle les captifs, pareils à ceux des romances qu’elle chantait sans doute pendant les heures de couture ? captif aux rivages du more, un guerrier courbé sous les fers…, fredonna la mémoire du moqueur. Après avoir passé, derrière l’inconnue, les grilles du bâtiment, il la vit s’engager sur le pont au change. C’était justement le chemin du palais-royal : il comptait y faire emplette de livres, à la librairie Ladvocat, excuse pour le désir intime de frôler, aux galeries de bois, les courtisanes parisiennes. Sans autres illusions que de fort vagues sur le résultat de la poursuite, il ne se dissuada point d’étudier les formes encloses dans la robe de percale et sous le fichu de barège. Pour éviter l’obsession des mendiants qui s’élancèrent du ruisseau, la promeneuse se détourna vers le parapet, Omer nota qu’elle avait de beaux traits à la Minerve, un regard attendrissant, nuageux, chargé de peine. Elle esquiva mal les pleurnicheries d’un truand, qui portait, à la hauteur du nez, sa jambe gauche maintenue par une courte lisière en sautoir. Contre la robe de la passante, à l’aide de béquilles, un autre sautillait sur le trépied de bois, soutien de son tronc gras et loqueteux, de sa tête hideuse et hirsute. La dame se hâta de fuir les prières d’un boiteux arborant la pieuse image du calvaire à son vieux chapeau d’officier. Vers elle un cul-de-jatte roula qui avait des tibias secs liés en X contre son ventre ; il se poussait activement, le nez camard au centre d’une figure sarcastique et rasée. Omer leur distribua des liards, pour délivrer la jolie personne et obtenir la récompense d’une œillade. Il la reçut si furtive et triste qu’il jugea toute galanterie de paroles inopportune.

À travers le dédale des petites rues, fraîches et sales, que coloraient aux fenêtres les jacinthes en pots et les capucines agrafées le long des ficelles, ils gagnèrent le Palais-Royal. Un moment, le chapeau de gaze verte disparut derrière un groupe entourant la voiture aux singes. Habillés en marquis, les animaux multipliaient des cabrioles au bout de leurs chaînes, grimaçaient en croquant des noisettes, pour la liesse des badauds, des soldats, des commères et des mitrons. Plus loin, la promeneuse fut arrêtée par ceux qu’amusait un petit Pierrot debout sur le ventre d’une acrobate dont le corps à la renverse formait un arc. On regardait grossir les veines au front de la saltimbanque court-vêtue et haleter sa poitrine dans la guimpe sale. Sur les paillettes et le velours de ce maigre ventre tendu, Pierrot, leste, souriait et se trémoussait. En haut d’une chaise, Jocrisse battait le tambour. La jeune femme essaya de se glisser entre les spectateurs, mais un garçon que chargeait une manne de bouteilles pleines ne parut pas remarquer l’insistance de sa voisine. Omer écarta le butor et creusa dans la foule un passage. Elle remercia d’un regard nouveau. Ce fut l’offre d’une politesse morne et sans joie. Il s’y mêlait tant de tristesse que le jeune homme ne se permit pas de saluer. D’ailleurs, il n’osait en public aborder une élégante de cette condition. Elle portait une toilette trop propre pour une servante, pour une grisette, trop claire pour une bourgeoise, trop simple pour une courtisane digne d’un fashionable. Omer craignit autant de se compromettre que d’être rabroué. Ce n’était plus la solitude des campagnes propice à l’audace. Ici cent yeux railleurs le guettaient sous le chapeau de cuir du manœuvre, sous la casquette de l’ouvrier, l’ombrelle de la flâneuse, le bonnet de la servante cauchoise, la coiffe de la marchande, le bicorne du soldat.

La honte de pécher sous cet examen le détourna de tenter incontinent l’aventure. Mais les soubresauts de son cœur se précipitèrent, au moindre ralentissement de cette marche féminine qui révélait les formes harmonieuses d’une Oréade chantée dans un poème à la grecque. Il eut voulu respirer l’odeur de cette poitrine. Et ce lui devint une obsession physique plus puissante que sa raison. Peu à peu le besoin de cette volupté grandit jusqu’à l’étourdir. Omer appréhendait que la fille ne s’arrêtât pour lui faciliter l’approche. Pourrait-il alors décider son orgueil à risquer l’affront improbable d’être raillé ? Il en douta. Une seule chance de rebuffade, contre cent de bon accueil, suffisait à rendre farouche et timide sa passion envers cette belle personne élégante dans une simple percale brodée d’épis en soie. Surtout il avait peur de la fâcher en lui parlant aussitôt, avant qu’elle fût convaincue par l’assiduité de la poursuite. Et il s’oublia dans cette hésitation. En dépit de son goût, il s’ingénia donc à ne pas la rejoindre. Au bout de la rue, les édifices du Palais-Royal apparurent, ses grilles, et le porche qu’il franchit à la suite de la nymphe. Il souhaita ce miracle : que l’effondrement soudain de la chaussée dans les caves les isolât tous deux, sains et saufs, loin des curiosités, parmi les décombres, les ruines, le silence ; et là, d’elle-même ne le supplierait-elle pas d’accorder aide et protection en échange d’un amour obligeant ? Puis il condamna le ridicule de sa divagation et prit garde aux toiles goudronnées qui remplaçaient, de-ci, de-là, les verres poussiéreux de la toiture. Il entendit les discours du charlatan ventriloque. Était-ce là ce fameux endroit du plaisir parisien ? Planches et plâtre mal ajustés dans les portiques en hautes solives, les façades parallèles des boutiques, avec l’abondance de leurs marchandises diverses, endiguaient la procession de mille femmes découvertes jusqu’au milieu du dos et jusqu’aux cimes de la gorge. En habits sombres, les hommes, gouailleurs et bavards, déclamaient. Une longue arête médiane de loges consacrées à la librairie, au commerce de modes, à la tabletterie, à d’autres menus négoces, divisait en deux courants cette cohue sentant la pommade et la fumée. Le chapeau de gaze verte disparut derrière un groupe de bolivars surannés et de faces à favoris gris : on discutait autour d’une brochure que lisait un jeune homme. Omer ne put rejoindre. Il enragea. Ses nerfs tremblaient dans son corps.

Les jambes en bas blancs que dévoilaient les courtisanes, ornées d’énormes accroche-cœur sur les joues, le vinrent distraire à peine. Il flotta quelques instants parmi les remous de cette foule. Elle l’ahurissait un peu. Son vice épia cependant chacune de celles qui, de la mine, lui proposaient leurs figures peintes, leurs épaules fardées, les parfums lubriques et les nonchalances de leurs corps grêles ou pesants. De nouvelles figures s’imposaient bientôt, dont il attendait plus de charmes. Il les compara toutes à la jeune femme. Il cherchait encore le chapeau vert parmi la foule galante. S’il trouvait des mérites aux racoleuses, elles ne le contentaient pas entièrement. " celle-ci, vêtue à la mode cauchoise, vaut bien le sermon du confesseur et les sept psaumes, pour pénitence… celle-là, malgré l’éclat de son costume breton, ne vaut que les litanies… et, pour cette rousse en bonnet bourguignon je réciterais sans me plaindre vingt dizaines de chapelet… huit jours de maigre ne payeraient pas trop la volupté que promettent les hanches de cette manière d’Andalouse en mantille… " ainsi plaisantait-il avec lui-même, sûr que la providence tarifait de la sorte ces peccadilles, et pardonnait avec son indulgence certaine, une fois la pénitence correctement accomplie : " pareilles fautes ne méritent pas les foudres. Aucun docteur n’a pu les brandir à propos des joies naturelles dispensées dans la couche par une accorte créature… la sévérité de l’église châtie seulement ceux qui, lâches, asservissent leur âme à l’amour, et en font le principal de l’existence, au lieu de le prendre pour une légère fantaisie. C’est de cela qu’il faut se garder… tout à l’heure, je songeais combien il eût été excellent d’attendre la vieillesse dans un pays de soleil, en compagnie de la fille souple que j’ai perdue par ici… comme il serait absurde de ne pas la retrouver !… cherchons. Après tout, je ne m’embarquerai pas ce soir même pour les grandes Indes avec elle, sans doute !… " Omer avait sans cesse besoin de s’excuser par des raisonnements. Cela ne l’arrêtait pas dans l’exercice de sa sensualité. Néanmoins il finit par craindre d’être vu au moment de rire avec l’une des filles : la jeune femme qu’il prétendait atteindre s’en fût vexée, et l’eût ensuite éconduit ; le rapport d’un surveillant jésuite l’eût trop desservi ; les pères ne toléraient les plaisirs que discrètement pris, hors des lieux mal famés. Donc il se contenta d’attendre l’instant qui ramènerait en ce point des galeries la femme inconnue, non sans regarder, apprécier, bayer aux pancartes et aux enseignes, admirer les cachemires pendus aux vitrines et les chapeaux féminins monstrueusement chargés de soies, de fleurs, de plumes, que des supports élevaient à hauteur du visage. Il rit de la grisette bigle, assise sur un haut tabouret, et qui lui présenta une ombrelle à ramages ; la demoiselle fit brusquement jouer les ressorts vers son nez.

― Monsieur n’a donc aucune belle à mettre dessous ?

Omer jugea que le ton de ces ramages ne s’accorderait point avec celui du chapeau vert.

Mille cris se croisaient de baraque à baraque. Des étoffes d’Asie ondoyaient autour des pilastres soutenant les linteaux des boutiques. Des rangées de jeunes gens lisaient les brochures entre les pages non coupées, aux devantures des éditeurs. Des chapeaux gris s’agitaient au bout de mains qui défendaient une opinion littéraire. Les pas traînaient. Les voix murmuraient. Les rires de filles retentissaient. Une querelle glapit au milieu d’un cercle de têtes, de coiffures enrubannées et d’épaules palpitantes. Quand Omer baissa les yeux, il avisa le chapeau de gaze verte, l’écharpe de barège et la robe de percale : la jeune femme réclamait au commis un exemplaire du célèbre pamphlet de Paul-Louis Vigneron.

Omer connut alors la puissance d’une physionomie très mobile, qui lui donna l’étrange idée d’un ciel à travers quoi le vent pousserait des nuages divers de formes et différemment éclairés : courroux, mépris, indifférence, curiosité, indulgence et malice se succédèrent en ces yeux de cristal, et sur ces lèvres comme rougies par le reflet d’un soleil couchant. Omer ne sut quelle contenance prendre, à voir tant d’impressions contraires provoquées par sa personne. Ses joues brûlèrent puis froidirent ; ses doigts s’agitaient inutilement. Il crut possible d’embrasser ce buste large, cette taille étroite, ces souples mouvements, et le parfum de cette chair brune, un peu rustique. Il perdit le sang-froid. Ébloui, étourdi, gauche, stupide, esclave d’une ivresse nerveuse, il se réfugia dans le rôle d’un lecteur venu là pour l’acquisition de volumes. Il énuméra des titres au vendeur ; il ajouta celui demandé par l’inconnue, en sorte qu’elle sût pressentir, à son gré, une intention ou une coïncidence. Quelques secondes, le marchand se fit attendre. Elle feuilletait indifféremment le Solitaire du vicomte d’Arlincourt. Omer pensa qu’elle le devait prendre pour un godiche, et il se hasarda jusqu’à dire, en tremblant d’être rabroué, et en s’adressant au réflecteur du quinquet pendu là :

― On attendrait moins longtemps une histoire romanesque qu’un livre de pensées. La première est toujours sous la main d’un bon libraire, à ce que je vois.

La jeune dame sourit un peu, comme par approbation, et elle entr’ouvrit l’ouvrage de Nodier : Trilby ou le Lutin d’Argail. À ce moment, elle sembla satisfaite de se voir courtisée. Omer reprit tout l’aplomb enseigné par le capitaine Lyrisse dans les champs de l’Artois.

― Quand on a vu le palais de justice, aujourd’hui, cela vous donne l’envie de lire les pamphlétaires… Si beaucoup de personnes nous imitent, Sa Majesté perdra quelques sujets loyaux… Eh bien, voilà ces volumes, enfin ! Craignez-vous donc des perquisitions de la censure, la confiscation et l’interdit, pour les cacher au fond de votre boutique ?

― Monsieur, ― répondit l’employé, ― on dit que M. de Chabrol a donné des ordres en ce sens.

― Alors, madame, fuyons vite avec notre trésor ! conseilla-t-il en saluant.

Là-dessus, il put mieux s’approcher d’elle, qui ne recula guère. Telle une jeune Cybèle de mythologie, habillée à la mode de Tivoli par une métamorphose inopinée, elle lui répondait avec un sourire simple et grave. Omer sut alors combien il l’avait désirée jadis, et longtemps, lorsqu’il s’attardait à l’amour des gravures dans les vieux tomes, dès les premières pages de ces « philosophies de la nature », œuvres d’anonymes encyclopédistes. Tous les frontispices avaient représenté cette fille même sous les traits de déesses aux fronts pensifs, aux draperies légères, aux mains pleines des fruits symboliques de la science. À leur ressemblance, la passante lui parut un emblème et une idée. En elle il continua soudain d’adorer les images en taille-douce, l’âme et l’esprit de ces livres plaisants qui garnissaient les armoires des Moulins-Héricourt, depuis la fin du xviie siècle. Et il ne cessait pas d’applaudir son imagination, qui retrouvait tout à coup la maîtresse ancienne de ses rêves puérils et de ses insomnies fiévreuses.

Elle eut quelque peine à remettre sa bourse dans son réticule, et il profita de cette halte nécessaire pour user de l’éloquence qui, depuis son succès d’auberge, lui avait acquis les faveurs de jolies boutiquières libérales, à Nancy comme dans Arras. Bien qu’elle ne répondît pas, la dame l’écoutait moqueuse, étonnée, sérieuse, tout à coup maussade, ainsi que signifièrent les moues de sa figure changeante. Il la loua de s’occuper des sergents et du complot ; il dit ce qu’il savait, vanta leur courage, l’abnégation de leur sacrifice. Comme il prononçait, au milieu de sa rhétorique, le mot d’échafaud, il vit toute la figure de sa compagne se rétrécir par l’effet d’une pâleur sinistre, ses yeux de cristal vaciller, et une larme venir aux cils, qu’elle essuya vite.

― Ah ! Monsieur, ― soupira-t-elle, pensez-vous qu’un tel malheur puisse advenir ?…

― Peut-être me trompé-je, mais, à entendre vos accents, je croirais vraiment que vous en savez long sur cette épouvantable affaire.

— L’un de ces malheureux fréquentait chez moi ; je crains qu’on ne m’abuse…

Elle n’acheva point, regarda de tous côtés avec inquiétude, puis elle fit signe qu’il la suivît à distance. Elle était donc véritablement une héroïne des idées philosophiques, la parente ou l’amie du conspirateur qui risquait de mourir en leur nom ! Omer espéra que les événements prépareraient son triomphe d’amant sur cette déesse des livres. Il se crut maître de ce beau corps.

Afin d’y réussir, il n’épargna rien : l’ayant rejointe, il lui conta, le long des galeries de pierre, sa vie et quels parents d’importance le renseignaient sur tout. Il fit une allusion très obscure à la dépêche secrète qui lui était parvenue, relative aux affaires d’Espagne. Il jouait ostensiblement avec la breloque donnée par le général Héricourt. Malgré qu’il obéît à certaines raisons de famille, assura-t-il, son dévouement était acquis aux idées de la Révolution et aux efforts des carbonari. Il parla de Brutus, maudit Tarquin, déclara quelle ardente sympathie l’avait ému quand il l’avait aperçue triste, entre les libéraux, à la porte du Palais de Justice.

― Vous sembliez la déesse de cette morne haine qui nous animait tous ; et je vous ai suivie comme… on suit son destin…

Doutant s’il avait dit une chose absurde ou remarquable, il baissa la tête, et renforça l’apparence habituelle de sa mélancolie. La dame n’eut pas comme lui le souvenir d’avoir lu cette métaphore dans un roman de Sophie Gay, car elle parut, à travers ses sourires peureux, tout à fait surprise, troublée, navrée, puis calme. Ses yeux de cristal changèrent de nuance à quatre reprises pour se fixer au vert pâle et briller ainsi doucement.

― Il m’importe peu que vous soyez sincère, ― dit sa voix sourde et modulée. ― j’incline à le croire. Cela suffit pour que vos paroles me plaisent…, et que vous ne me déplaisiez pas. Je n’ai guère le cœur aux amusements. Vous désirez que je reste en votre compagnie quelques minutes : j’y resterai donc. Votre jeunesse et votre air me laissent croire que je n’ai rien à craindre de vous… hélas ! Oui, mon désespoir est sans bornes. L’un de ces malheureux me doit sa perte ; je le fis rencontrer avec plusieurs de mes amis, anciens officiers de l’empire, dont il écouta les conseils. ― connaîtriez-vous, par hasard, le capitaine Lyrisse ? Interrogea-t-il, ravi. ― celui qui est en Espagne ?… certainement ! Je l’ai mis en relation moi-même avec Lefèvre, Pommier, Bories, au restaurant du roi Clovis, dans la salle d’escrime. ― le capitaine Lyrisse est mon oncle… ― ah ! Omer jugea la conquête facile ; son être en désir palpita. Il remerciait son éloquence révolutionnaire. Immobile devant lui, la femme posait deux ou trois questions pour vérifier leur commune sympathie à l’égard de l’exilé. Puis elle se tut. Ils inspectaient leurs yeux, et sondaient leur franchise, effrayés un peu de se comprendre réunis par les influences d’une idée géante et mortelle. Elle les menait. Inconnus l’un de l’autre, ils s’y dévouaient également, au moyen de la parole, au moyen de l’amour. Mais tout à coup Omer supposa que la passante se livrait aux conspirateurs pour les trahir. Ne s’attribuait-elle pas un faux rôle ? Peut-être ne connaissait-elle aucun des soldats incriminés. Peut-être se préparait-elle surtout à le séduire, en se vantant de relations avec des gens dont elle ne savait rien que par ouï-dire. Peut-être prétendait-elle ainsi se rendre plus intéressante et fatale. Sans doute usait-elle d’un pur moyen de galanterie… alors

Alors un drame atroce fut au cœur d’Omer, en son cœur de seize ans que l’amour, tout à coup, foudroyait. Il sentit une passion démente pour cette fille le pénétrer et le soumettre ; passion ancienne, longuement choyée dans les livres, aux heures ardentes de la puberté que les murs du collège emprisonnent ; passion d’une chair nerveuse qu’enivraient les chaudes odeurs de ce corsage vivant et soupirant presque contre lui ; passion d’une intelligence qui, durant des mois, avait voulu la possession de cette même déesse, grande, sévère et rude, sur les gravures. C’était l’imminence d’un bonheur indubitable, d’une félicité à la fois sensuelle, active et mentale, sans pareille. Il lui fallut se contraindre pour ne pas saisir cette femme comme un fruit magnifique, qu’on cueille et qu’on savoure. Un instant, il se vit dans un paysage de printemps : elle, consolée par leur amour en pleurs, se résignait noblement à subir le triomphe de la tyrannie ; ils souffraient ensemble, avant que de confondre leurs sanglots avec leurs baisers… Tous les vers de Lamartine accourus en sa mémoire l’engageaient à connaître cette vie sublime de larmes et de luxure. Puis le soupçon criait son avertissement sinistre. Omer s’estimait incapable de cacher les secrets de l’oncle Edme et du bisaïeul aux curiosités de cette fille superbe, mais équivoque et rencontrée dans un endroit qu’infestaient les gens de police. Comment se garderait-il contre les caresses d’une telle femme, et dans les langueurs d’un tel amour ? Et c’était une lutte déchirante, en son être qui chancelait.

Au milieu de la galerie à peu près déserte, leur silence se prolongea. Derrière la vitrine d’un magasin de débauche, trois jeunes filles à demi nues, sous des toilettes de cour en dentelles brodées d’argent, somnolaient, pareilles à des statues peintes, sur des sofas de velours impérial et de bois doré. Comme il se promettait de découvrir d’aussi belles chairs sous les vêtements de l’inconnue, elle lui sourit, puis tressaillit, et, de nouveau, regarda autour d’elle avec inquiétude. Pourquoi pensa-t-il subitement qu’elle cherchait ainsi la présence attendue d’un mouchard ? Il en fut certain. Il la crut employée par la police afin d’attirer à ses trousses, sur les marches du Palais de Justice, en feignant des opinions libérales, les gens simples et avides de volupté. On contait partout que ces sortes de sirènes obtenaient les confidences d’amants trop naïfs. Fouché, duc d’Otrante, en avait salarié un grand nombre qui le renseignèrent et lui permirent de traiter à point avec les alliés en 1815, d’entraver les complots des Brigands de la Loire. Par l’une d’elles, le jeune général Labédoyère n’avait-il pas été dénoncé, perdu ? Vivement, Omer se rappela ce qu’il avait dit à cette belle personne, dont le visage changeait, si mobile, ainsi que pour de nombreux déguisements. Son imprudence poussée aux dernières limites le fit blémir. Il ne voulut que s’écarter de la dangereuse tentatrice.

― Je dois me retirer ! ― balbutia-t-il.

Aussitôt il ajouta :

― Ne vous reverrai-je pas ? Quel est votre nom ?

― Mes amis m’appellent Aquilina… Demain encore, j’essaierai de parvenir à la salle d’audience où l’on juge ces infortunés. Si vous venez là-bas, nous tâcherons de forcer ensemble la consigne…

D’un signe, il promit de se rendre au Palais de Justice, avant l’heure dite, et s’en fut tout vibrant de douleur.