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L’Enfer des femmes/L’enfer des femmes

La bibliothèque libre.
H. Laroche et
E. Dentu, éditeur. A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie (p. 245-264).


L’ENFER DES FEMMES


Mme de Flabert entra chez Lydie avec plus de gaieté, de folie que jamais.

— Ma chère amie, lui dit-elle, voyez ma délicieuse robe émeraude, j’en perdrai la tête.

— Elle est charmante votre robe ; mais je veux que nous parlions raison, entendez-vous ? Cette nuit, une pensée mauvaise est venue m’assaillir : je me suis imaginée que le repos de votre ménage était troublé, et je veux que vous me désabusiez.

— Je suis très heureuse.

— Vous me dites toujours cela. Pourquoi n’avez-vous jamais voulu me parler du duc et de vous ? Je sais que vous m’aimez assez pour me cacher vos malheurs, dans la crainte de m’affliger.

— Calmez-vous donc, mon ange chéri, d’où vous viennent ces craintes ? Regardez-moi, je suis bien portante et joyeuse. Vos mains sont brûlantes, mais calmez-vous donc.

— Violette, je suis folle, sans doute ; mais je ne crois pas à votre bonheur, j’en ai toujours douté, il me semble voir une larme dans vos éclats de rire. Si vous gardez le silence, c’est évidemment pour ne pas être engagée dans des dissimulations qui ne finiraient point. Au nom de notre amitié, parlez ; vous voyez que vous me faites souffrir.

— Comme vous m’aimez !

— Oui, je t’aime, parle, je le veux.

La figure de la duchesse changea tout à coup d’expression ; elle leva les yeux, et dit d’une voix lente et pénétrée :

— Votre affection est la seule bénédiction que Dieu ait répandue sur ma vie ; mais il me l’a donnée bien grande et bien consolante.

— La seule ?

— Lydie, vous aimez votre mari de toute votre âme, et vous avez en lui une foi sans bornes.

— Oui, pourquoi ?

— Vous verriez autour de vous de mauvais ménages et des maris ignobles, que jamais vous ne soupçonneriez M. Dunel.

— Non.

— Vous avez raison ; mais les ménages comme le vôtre sont rares, et souvent on doute des exceptions. Or, le doute serait une injure pour votre époux.

— Je ne douterai jamais de lui.

— Je le crois, et c’est pourquoi je vais vous initier à des secrets qui eussent été dangereux pour vous, si vous n’eussiez pas eu l’expérience de votre bonheur.

— Tu n’es pas heureuse ! Je le savais bien, moi, le cœur ne nous trompe jamais.

— Pardon, la société, ma chère, est une immense machine qui fait mouvoir le monde ; quand notre destinée nous jette dans cette machine, nous nous croyons forts, nous luttons avec nos illusions, notre jeunesse, nos amours et notre foi. Nous nous fatiguons en vain ; la machine finit toujours par nous broyer et nous jeter de côté, comme une masse inerte. Alors, nous n’avons plus de pieds ni de mains pour agir, plus d’esprit pour penser. Nous regardons avec envie les oiseaux qui volent et les bohémiens qui passent ; ceux-là seuls sont vraiment heureux, ils sont libres ! Quand on est en prison, on joue avec les araignées et l’on admire un coin de ciel bleu qu’on voit entre ses barreaux. Moi, je joue avec mes bijoux, mes robes, mes millions, et je vous aime, vous, mon coin de ciel bleu. Vous voyez bien que je ne suis pas malheureuse.

Violette, la tête inclinée sur sa poitrine, regardait fixement une des fleurs du tapis. Étrange immobilité qui laisse l’âme tout entière à ses visions.

— Voici ma vie, dit-elle, comme si elle l’eût vue se dérouler dans son souvenir. D’abord, quand je vous ai quittée, j’étais, vous le savez, décidée à tout faire pour mon père ; et, en reconnaissance de l’affection dont il me donnait des preuves, je l’ai fait aveuglément. Je lui ai abandonné ma vie entière, ma volonté enfin.

Elle secoua la tête, comme pour chasser des pensées trop tristes, et, reprenant sa gaieté ordinaire, elle continua :

— Eh bien ! ma chère, mon père ne m’aimait pas.

— Est-ce possible ?

— Il ne m’aimait pas du tout.

— Mais, pourtant, il t’avait donné son nom.

— Parce que l’empereur, ayant découvert mon existence, menaça le prince Varloff d’une disgrâce, s’il ne réparait pas sa faute et ne lui montrait pas sa fille. Ce fut un caprice de Sa Majesté de toutes les Russies. Quand je fus arrivée, elle dit à mon père : « Remmenez votre fille ou mariez-la bien vite et qu’elle parte ; je ne veux pas la garder à ma cour, elle tournerait la tête à tout mon empire. »

Mon père m’a répété cela. Il me jeta donc au premier venu pour se débarrasser de moi. Il ne fallait aux convenances qu’un titre ; le duc de Flabert se présenta le premier ; on l’accepta. Je me mariai sans faire même une objection. Ensuite, après toutes les cérémonies, mon mari, sans seulement me connaître, partit pour Paris. Je suppliai mon père de me permettre de rester en Russie. Alors, ce fut lui-même qui me raconta la vérité, et me dit que, sans m’en douter, je lui avais causé des embarras et des ennuis ; qu’étant avant tout un homme politique, il ne pouvait garder auprès de lui une femme qui le gênerait.

— C’est affreux !

— J’ai plus souffert en me voyant forcée de renoncer à cette affection que j’avais cru posséder, que je n’avais souffert pendant vingt ans en me croyant orpheline. Je l’aimais tant, que rien n’a pu l’arracher de mon cœur ; j’ai toujours pour lui la même tendresse. Je le vois avec sa figure sévère. Je l’embrasse, et il me semble qu’il ne me repousse pas. Il m’a si peu embrassée, mon père ! trois fois seulement : le jour où je l’ai connu, le jour de mon mariage et quand je l’ai quitté.

Ici, Violette essuya ses yeux.

— Seule désormais pour toujours, avec cet inconnu, je lui laissai de liberté tout ce qu’il pût désirer. Je voulais être au moins son amie.

Je croyais ne pas trouver de malheur dans un ménage qui ne pouvait me donner aucun plaisir, mais je me trompais. Le juste milieu n’existe pas dans les unions matrimoniales. Mon mari n’est pas beau, n’est-ce pas ?

— Mais… il est flétri.

— Ridé, fané, comme un vieillard.

— Comment ? le duc est jeune encore ! Il a trente deux ou trente-trois ans.

— Il en a cent, au moins. Il est atroce, tout le monde le sait, et lui-même ne se fait pas la moindre illusion là-dessus. Eh bien ! ma chère, je commençai par regarder en pitié ce malheureux condamné à la même prison que moi ; je le plaignis de le voir forcé de vivre avec une personne qu’il n’aimait point. Il avait obéi à l’aberration du siècle, comme moi à l’erreur de mon cœur ; à force de le plaindre, ma bonne, sais-tu ce qu’il arriva ?

— Quoi donc ?

— Que je l’aimai ! C’est à en mourir de rire. Que veux-tu ? il est des femmes qui ne peuvent changer leur destinée. Ce mot de mari qu’elles se répètent sans cesse dans le temps qui sépare l’enfance de la jeunesse signifie si bien pour elles amour, qu’il leur est impossible de ne pas aimer leur époux, fussent-elles unies à des singes. C’est mon histoire. Je ne pus m’en défendre. Je sentais que je courais à de grands malheurs, — impossible de résister ; souvent ensemble, marchant deux à deux dans la vie, ayant même sort, même toit, même nom. Je sais bien que tout cela n’est qu’une association d’affaire. Mais j’avais beau faire, cet homme était dans mon cœur comme son alliance était à mon doigt. J’en devins folle, ridicule. Je me relevais la nuit pour l’entendre respirer, je lui écrivais tous les jours des lettres que je brûlais ; je crois même que j’avais envie de m’écrire des réponses ; le bruit de ses pas me faisait frémir, sa voix m’allait à l’âme, sa figure pâle m’intéressait, ses yeux ternes me semblaient voilés de poésie. Je lui trouvais de l’esprit.

— Il en a.

— Oui, un esprit sceptique qui ne croit à rien. Je pensais ramener la foi dans son âme en lui prouvant qu’il y avait dans ce monde des femmes vertueuses et aimantes. C’est toujours sur cette même note que chantent les jeunes filles. On ne doute de rien ; on veut soutenir de la main une maison qui s’écroule, on est ensevelie dessous.

— Ton mari ne croit à rien ?

— Il croit à l’amour comme on croit aux bossus. Il dit que c’est une folie. Il croit à la vertu ; mais elle est, dit-il, la plus ennuyeuse des sottises.

— Mais s’il avait su ton amour, peut-être t’aurait-il aimée.

— Jamais. J’acquis bientôt cette certitude. Il n’avait pas quitté sa vie de jeune homme, ses maîtresses, ses amis, le jeu, et malgré mon indulgence, il se plaisait à me composer à toute heure un mensonge.

— Mais c’est horrible !

— Du tout, presque toujours cela se passe ainsi. Je devins alors jalouse, furieuse, je conçus les idées les plus extravagantes. Je me promenais dans ma chambre en parlant seule. Je voulais le tuer… Puis je me rencontrais devant mon armoire à glace…

… Je me voyais les yeux hagards, les mains crispées, je me rappelais Mlle Rachel. Un domestique venait me dire : « Madame est servie. » Il fallait aller dîner, je revenais à la vie réelle et je me trouvais ridicule. Puis je voyais beaucoup de femmes dans la même position que moi qui ne jouaient pas la tragédie pour cela. Il ne s’agissait pas d’aller en cour d’assises ou dans une maison de fous.

— Tu te résignas !

— Mon Dieu, oui ! Seulement je ne voulus pas laisser croire à mon mari que j’étais une idiote et, sachant facilement tout ce qu’il faisait, je m’amusai à le lui dire. Il s’irrita d’une manière si comique et redoubla si bien ses mensonges, que je pris plaisir à redoubler mes taquineries ; un moyen pour cela m’arriva de je ne sais où.

Violette prononça faiblement ces derniers mots.

— Je reçus chaque jour une lettre contenant tout ce que le duc avait fait et devait faire dans la journée ; d’abord je me repentis d’avoir lu, puis la curiosité me poussa… Je sus tout jusqu’aux moindres détails.

— Mais qui pouvait t’instruire ainsi ?

— Quelqu’un sans doute qui avait intérêt à me guérir de mon amour pour mon mari. J’usai donc de mon savoir pour décontenancer le duc, je luttai contre ses mensonges. L’âpre plaisir que je prenais à le tourmenter, c’était toujours de l’amour ; je l’aimais encore sans le savoir. Je remarquais un trouble en lui et je me plaisais à le prendre pour un commencement d’affection. Je me fais rire maintenant.

Ici la duchesse raconta l’histoire que nous avons vu plus haut ; elle termina par ceci :

— Depuis ce temps je ne l’aime plus. Quand par hasard une fleur, un ruban dans mes cheveux attirent ses regards, je vois briller dans ses yeux cette pensée qui me fait froid au cœur. Alors je ne lui parle plus, je ne le regarde plus de peur qu’il ne m’apporte le code. Ce code qui devrait nous faire la vie si douce, et dont les hommes ne se souviennent, eux, que quand il ne le faudrait pas.

— Pauvre enfant ! Comment fais-tu pour être gaie ?

— D’abord, j’ai ri pour cacher mon amour. S’il l’avait su, il s’en serait moqué et rien ne m’eût plus affligée. Ensuite, j’ai ri de rage pour ne pas être ridicule. Et maintenant je ris pour que le bruit de ma gaieté m’empêche de réfléchir. Mon mari m’est indifférent ; mais je le tourmente de temps en temps pour qu’il s’abrutisse le plus lentement possible. Tu as voulu mon histoire, la voilà, toi seule la connais, oublie-la bien vite, le souvenir nous en attristerait.

— Et tu vivras toujours ainsi, dit Lydie en regardant fixement son amie.

— Toujours, répondit Mme de Flabert en ôtant son chapeau.

— Ah ! moi, je ne le pourrais pas, s’écria Mme Dunel avec exaltation.

— On s’y habitue.

Violette se regardait dans la glace.

— On s’habitue à tout. Je vois maintenant avec indifférence arriver les billets verts cachetés de roses, les roses cachetés de vert, ou les papiers anglais cachetés de rouge avec un A et un C, surmontés d’une couronne de myrte. Ceux-là sont toujours parfumés à l’iris ; tous ont leur nom, leur adresse, je les sais par cœur, je les tiens, je les sens en admirant mon indifférence. Le duc les lit en me disant : « Madame, il faut que je passe la soirée chez un de mes amis, » ou bien, « mon oncle est souffrant… » Je sais ce que cela veut dire.

— Violette, vous allez inévitablement vous perdre. L’homme qui passerait sa vie avec des voleurs pourrait-il rester honnête ? Non. Quand bien même il ne prendrait point de part aux crimes des autres, il ne serait plus au niveau de sa dignité, ne serait-ce qu’en acceptant le contact d’hommes perdus. On ne vit pas avec les serpents, on les écrase. Mon cœur se soulève de dégoût au souvenir de vos paroles. Si le monde était ainsi, mais ce serait une masse de boue et non pas un monde.

— En effet ; mais qu’y faire ? Eh ! tout ne revient-il pas au même chemin ? Les amours passent quand il y en a. Tout le monde ment plus ou moins.

— Tais-toi, tu te trompes. Tu vois bien que tu te perds, puisque tu n’as déjà plus la foi.

Violette s’achemina vers la fenêtre et écarta le rideau pour regarder sur le boulevard. Lydie continuait :

— Tiens, enfant, je te plains. Tout ce que tu m’as dit est impossible. Plus je cherche à envisager ces horreurs et plus elles me paraissent invraisemblables.

— Vous avez l’inexpérience que l’on a quand on est heureux ; votre âme est grande et vous êtes sévère comme Dieu. Je vous aime, je vous admire ; mais j’ai peur en vous voyant dans notre monde. Venez, ajouta-t-elle froidement.

Son amie s’approcha.

— Près du café, à l’entrée du passage, au milieu de ces gens qui se coudoient pour entrer ou sortir, voyez-vous une femme arrêtée ?

— Oui.

— Elle cause avec quelqu’un ?

— Avec votre mari.

— C’est le duc, dit-elle avec la plus grande tranquillité, et la femme c’est l’auteur des billets blancs parfumés à l’iris. Elle se nomme Adèle Tourcos et demeure dans la maison de la baronne chez qui nous irons au bal demain, rue des Mathurins. Ils causent vivement et se tournent de temps en temps vers notre maison ; on dirait qu’ils en parlent.

— Assurément.

— Le duc lui dit que je suis ici. Calmez-vous, vous voilà toute bouleversée. Je voulais seulement vous donner une preuve de ce dont vous doutiez.

— Causer avec une telle femme en public ! Ils marchent, il va lui donner le bras.

— Non, on ne leur donne pas le bras. Ces messieurs vont chez elles, jouent chez elles, dansent chez elles ; mais ils ne leur donnent pas le bras dans la rue.

— Pourquoi ?

— C’est une nuance, ce qu’ils nomment : les apparences ; quelques puérilités qu’ils choisissent parmi les moins gênantes et qu’ils respectent pour avoir l’air de respecter quelque chose.

Lydie était aussi outrée de ce qu’elle voyait qu’étonnée de la conduite de son amie.

La duchesse cessa de parler ; elle regardait avec attention au dehors.

— Que regardez-vous donc encore ? lui dit madame Dunel.

— Oh ! rien de semblable à ce que je vous ai montré tout à l’heure.

— Mais quoi ?

— Cette petite fille, qu’une bonne fait marcher près d’elle ; voyez-vous comme elle est jolie dans sa petite robe blanche ? Comment une mère peut-elle laisser un enfant à sa bonne ? Mais moi si j’avais un enfant je ne voudrais pas m’en séparer un instant. La vue de ces êtres chéris est un bonheur dont on doit être avare.

Violette suivait des yeux l’enfant avec une avidité extraordinaire, et dès qu’elle l’eut perdue de vue elle vint se jeter dans un fauteuil et parut accablée de découragement.

— Mais qu’as-tu donc encore ? demanda Lydie en la regardant bien en face.

— Rien. Je désire un enfant, je n’en ai point ; la vue de celui-ci vient de m’attrister.

— Mais vous en aurez.

Ici la duchesse ne put retenir ses larmes ; elle se détourna, cacha sa tête dans ses mains et ses sanglots éclatèrent.

— Des larmes ! ma Violette aimée ! des larmes ! Tu me fends le cœur.

— Oh ! ma chère. Depuis deux heures tu m’interroges, tu tournes autour de ma douleur ; il faut qu’elle éclate enfin. Toi, tu ne diras rien, tu m’aimes, tu considéreras que j’ai eu un moment de délire, une attaque de nerfs, tout ce que tu voudras ; seulement tu oublieras ce que je vais te dire. Eh bien ! je n’aurai jamais d’enfant.

— Pourquoi donc ?

— Ah ! oui, pourquoi ?

Mme de Flabert baissa la voix :

— Parce que le duc ne peut pas être père. Sa santé est trop délicate. Je ne sais enfin. Les médecins, tout en usant de beaucoup de ménagements, nous ont déclaré cela. Voilà la malédiction qui pèse sur notre maison, voilà notre véritable malheur. Une femme peut se passer de l’amour de son père, de l’amour de son mari, mais elle ne peut pas se passer d’enfant.

Violette pleurait ; de grosses larmes glissaient sur ses joues.

— À cette nouvelle je suis tombée anéantie, et, restée seule avec mon mari, sais-tu ce qu’il m’a dit ? « Ne vous affligez donc pas, une femme qui devient mère perd toujours de sa beauté, et vous serez plus longtemps jolie. Quant à moi, je n’aime pas les enfants. » Ah ! si le duc n’avait pas été mon mari, je crois que dès ce moment je l’aurais détesté. Tu sais tout, maintenant. Le temps me guérira peut-être ; mais pour le moment je souffre bien. Si tu savais, j’avais passé mon enfance à voir de loin une tête d’enfant me sourire et me parler. Je lui prêtais une âme, un visage, un nom. Après mon mariage je l’appelais Edmond, comme lui, ou bien Lydie, comme toi. Par avance je lui brodais des vêtements ; pour cela je me cachais, de peur qu’on ne se moquât de moi. Chaque fois que je voyais une jolie robe d’enfant, elle me paraissait faite pour le mien, je l’achetais et je la mettais dans une cachette que j’appelais en moi-même : la maison du marquis. Comme j’étais enfant ! C’est bien pardonnable, je n’ai que vingt ans. Si l’on me voyait quand je suis seule, on me croirait folle. Je m’enferme pour regarder toutes ces brassières, ces jupes, tous ces petits bonnets, et je pleure mon enfant comme s’il était mort ; car il vivait, vois-tu, il a vécu dans mon esprit. J’embrasse ces petits objets comme s’ils lui avaient appartenu ; la nuit je m’éveille, je me dérange avec frayeur, je m’imagine qu’il est couché près de moi et j’ai peur de l’étouffer. Oh ! tiens ! c’est un supplice horrible qui m’envahira si Dieu ne m’envoie du courage. Nous ne parlerons jamais de cela ; il me faut de la force, et plusieurs journées comme celle-ci me l’ôteraient. Quand une fois la douleur s’est fait jour par les lèvres, elle tente toujours de s’échapper par là.

— Pleure, dit Lydie dans la plus grande agitation, pleure, je n’ai rien à te dire que cela ; pleure. Où sommes-nous ici bas !…

— Sur la terre, au milieu du bien et du mal, et non dans un paradis, voilà tout.

— Nous sommes, non sur la terre, mais dans un enfer.

— Oui, un enfer qui rit, qui danse, et dont nous seules ressentons les douleurs. Ce sont les autres qui péchent, et nous qui souffrons.

— Mais pourquoi faut-il que ceux qui se traînent dans cette fange viennent nous salir de leur contact ? Tout à l’heure, si j’obéissais aux lois de la société, il me faudrait donner la main à ton mari. Oh ! jamais !

— Il le faut pourtant, sans cela tu me perdrais.

— Que deviens-tu ? Je te croyais droite et fière comme moi ; tu acceptes toutes ces horreurs, tu te reproches même ta douleur !

— Que veux-tu que je fasse ? Qu’aurais-tu fait à ma place ?

— Je ne me résignerais pas comme toi. Il est juste d’accepter les maladies, les infirmités, la mort, enfin les maux que Dieu nous envoie ; mais ceux qui nous sont infligés par les vices des hommes, il me semble injuste de s’y soumettre. Dieu seul a sur nous droit de vie, de mort et de souffrance.

— Mais enfin, que ferais-tu donc ?

— Je m’adresserais à mon créateur, et je lui crierais : Seigneur, vous m’avez faite pour aimer le bien, vous m’avez donné de l’honneur, ce n’était pas pour que j’étouffasse tous ces sentiments au milieu des gens qui m’enveloppent. Je ne puis vivre ainsi, sauvez-moi ! Et Dieu m’entendrait, car ce serait justice. Vois ce jour, ce soleil, tout cela est grand, superbe, et tu veux que nous soyons ici bas forcés de vivre comme des monstres hideux ! Allons donc ! c’est impossible.

— Pauvre ange ! tu es une femme d’un autre monde, d’un monde meilleur que le nôtre ; mais nos créatures d’ici-bas ne te comprendraient pas. Tais-toi, Dieu sans doute arrangera ton avenir selon tes pensées sublimes, ne regarde pas au dessus de toi pour ne pas t’attrister de notre abaissement.

— Une voiture ! s’écria Lydie, mon mari revient ! J’avais besoin de le voir. Tiens il s’arrête à la porte et cause avec quelqu’un, c’est ce jeune vicomte que j’ai vu chez vous, je le vois partout où tu es.

— Et moi je le vois toujours, murmura Violette, même quand il n’est pas là.

Adolphe en rentrant ne s’aperçut pas du désordre et de la pâleur de Lydie qui lui dit tout bas :

— Je suis bien heureuse de te revoir.

Quant au duc, quoique son amour propre froissé ne lui permît pas de se l’avouer à lui-même, depuis son tête-à-tête avec la duchesse, il la considérait comme la plus séduisante femme qu’il connût.

— Qu’avez-vous donc sur votre robe, madame, dit-il en regardant sur la poitrine de Violette, la trace des larmes encore toutes fraîches.

— Rien… Je ne sais… Je me serai penchée sur cette jardinière pour respirer l’odeur de ces fleurs qui sont mouillées.

Mme Dunel, tout étonnée d’entendre son amie mentir, se tourna vers elle et la vit avec son visage joyeux de tous les jours ; elle s’expliqua comment elle avait pu si bien cacher son secret jusqu’à ce jour et tout en la plaignant, elle la sentit moins haut dans son cœur que par le passé.

La conversation ne s’engageait pas ; une certaine gêne régnait entre les quatre personnages. Quand des indifférents arrivent après une scène très vive, on a beau faire, il y a toujours quelque chose d’indéfinissable, il semble que l’agitation reste dans l’air. On échangea quelques mots sur la promenade au bois. Les hommes parlèrent chevaux. Lydie était restée visiblement émue. Le duc finit par lui dire.

— Êtes-vous souffrante, madame ?

— Je suis agitée, répondit-elle.

Mme de Flabert la suppliait du regard de se contenir. Les grands cœurs, pensait-elle, ne peuvent tolérer le malheur des autres. Ce n’est pas assez pour eux d’être bons et heureux, il faut que tout le monde le soit aussi.

Mme Dunel cherchait à se consoler en regardant son mari, jamais elle ne l’avait tant aimé.

Le duc se disait que le vert rendait sa femme bien jolie !…

Dunel pensait à Adèle Tourcos.