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L’Enfer des femmes/La maison de l’avenue de Neuilly

La bibliothèque libre.
H. Laroche et
E. Dentu, éditeur. A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie (p. 65-74).


LA MAISON DE L’AVENUE DE NEUILLY


La maison dont avait parlé le comte était l’habitation d’une actrice. Son esprit moins contesté que sa vertu en faisait une des célébrités du jour, réputations qui s’allument et s’éteignent sans laisser de souvenirs, mais qui ne brillent pas moins d’un vif éclat. Elle riait au nez de ceux qui la croyaient sage, et lançait des épigrammes à ceux qui se permettaient de douter de ses mœurs. Chaque semaine l’artiste recevait ; tout le monde pouvait se faire présenter à ses matinées. Le charme de son esprit et de la société qu’on rencontrait chez elle y retint ceux que la curiosité avaient attirés. D’ailleurs on allait la voir en se promenant ; elle se trouvait à la portée de tout le Paris flâneur ; son cercle était composé de jeunes comédiennes, les plus sages qu’elle pouvait trouver, de chanteuses et de pianistes, quelques bourgeoises même avides de respirer cet air qui leur est défendu s’aventuraient dans son salon.

Les grands noms de l’aristocratie et de la littérature s’y rencontraient aussi. On y trouvait des peintres célèbres, des sculpteurs, des journalistes, des auteurs, des musiciens, des diplomates, des financiers, des piliers de la Bourse, puis une meute de nullités ; enfin il y avait un peu de tout. Quelqu’un prétendait y avoir aperçu même un ecclésiastique.

On y parlait politique, on y faisait des opérations de coulisse, et même des mariages, comme on va le voir.

Le comte de Cournon était un des fidèles habitués de la dame qui le considérait, disait-elle, comme un meuble très utile. Il la mettait au courant de tout ce qui se passait où elle ne pouvait pas aller, il lui donnait des nouvelles de tel ou tel cheval de course, sur lequel celui-ci pariait deux contre vingt ou celui-là dix contre un, et même lui révélait les cancans du grand monde. Causeur comme tous les gens qui n’ont rien dans la tête, le comte parlait sans y prendre garde ; avec un peu d’adresse, elle savait tout de lui sans avoir l’air de l’interroger ; il lui fournissait des pièces dont elle faisait la menue monnaie de son esprit.

Depuis longtemps déjà la spirituelle artiste aiguisait ses dents blanches en mordillant les absents, lorsqu’elle s’écria :

— Mais, M. de Courmon, pourquoi regardez-vous toujours la porte ? Est-ce l’envie de partir qui vous tient, ou bien attendez-vous quelqu’un ?

— Rien ne vous échappe, Madame, j’espère, en effet, que M. Dunel viendra vous voir, et j’ai quelque chose à lui dire.

— Me voir ! Pardon si je suis indiscrète ; mais vous a-t-il donné rendez-vous ?

— Presque.

— C’est peu. S’agit-il d’une affaire ?

— Oui.

— En ce cas, il peut venir ; mais si vous espériez que le désir seul de me rendre visite l’amènerait ici, vous pourriez avoir une cruelle déception. M. Adolphe Dunel ne vient que très rarement. Vous le savez bien. Notre ordinaire ne lui convient point.

— Cela ne fait pas son éloge, dit quelqu’un.

— Il est bien difficile, fit un autre.

— N’attaquez pas ce pauvre Adolphe, interrompit le duc de Flabert, une manière de jeune vieillard qui avait enseveli sa maigreur dans un large fauteuil, je suis son ami.

— Moi aussi, reprit l’actrice. C’est un très bon garçon.

— Un très bon garçon, dites-vous ? Voilà comment vous traitez vos amis !

— Mais oui, sans doute, que trouvez-vous d’étonnant dans ce que je dis.

— Ce que j’y trouve ? Vous ignorez donc la signification de ces deux mots : bon garçon ? Il faut que je vous l’apprenne, car vous pourriez vous attirer quelque mauvaise affaire. Quand on ne peut pas dire qu’un homme a du cœur, de l’esprit, du talent, qu’il est enfin au dessous de tout éloge ou de toute critique, ne sachant que dire, on lui jette poliment l’épithète de bon garçon. C’est comme si l’on disait : Cet homme est moins qu’ordinaire, il est nul, c’est un bon garçon enfin.

— Oh ! Monsieur de Flabert, vous êtes sévère ! c’est affreux ce que vous avez dit là. Je n’aurais jamais cru que vous fussiez capable d’une action aussi noire, et vous m’empêchiez de parler ! Il fallait laisser dire, j’aurais été juste au moins. Maintenant je suis forcée de m’expliquer. Vous me mettez dans la nécessité de dire la vérité. Il faut bien défendre les gens qui sont attaqués.

— Eh bien ! soit, parlez. Vous ne pouvez nier qu’Adolphe soit très bien physiquement.

— Comment très bien ! Décidément vous le traitez mal, il mérite mieux que cela, j’en appelle à ces dames. Il a la large carrure des antiques dont il possède aussi les petites mains et les pieds.

— En effet, moi je le trouve charmant, dit une des assistantes.

— Il a les joues roses, les lèvres rouges et les dents blanches, les yeux limpides, continua l’artiste. Ce n’est pas seulement un joli garçon, mais un homme superbe.

— Je vous devine, reprit vivement de Flabert. Vous ne faites autant d’éloges de mon ami que pour le mieux renverser. Pour arriver à trouver qu’il n’a pas de cœur, vous allez dire qu’il n’aime ni les fleurs, ni le murmure de l’eau, ni…

— Pardon, je ne dirai pas cela, mon cher antagoniste, si je voulais accuser votre ami de sécheresse. On peut ne pas avoir de cœur et se passionner pour la nature et pour la musique, puisque toutes ces beautés tombent sous nos sens, le cœur nous en fait seulement comprendre la poésie. Ai-je dit la vérité ?

— Sans doute ; mais en somme que pensez-vous ?

— Je me tais.

— Adolphe est sensuel dans toute l’acception matérielle de ce mot, il boit à longs traits à toutes les sources de plaisirs et de voluptés, d’accord ; mais qu’en concluez-vous ?

— Qu’il possède un excellent estomac.

M. de Flabert allait répondre, Adolphe entra.

Quelques mots sont nécessaires pour expliquer comment il se faisait que Dunel se rendait chez la jeune actrice.

En quittant le comte, voici les réflexions qu’il avait faites :

— « Ce vieux de Cournon, » s’était-il dit, « n’aura pas grand’peine à marier sa cousine, sa dot est jolie ! puis des espérances !… Héritière des de Cournon, cela vaut bien deux millions. Je n’en ai pas autant, moi. Mes affaires vont assez mal, je n’y songe pas assez. »

Dunel fut alors pris d’un accès de raison. Il rentra, se fit donner des comptes, récapitula ses dépenses et mordit sa moustache en voyant qu’il lui restait à peine deux cent mille francs.

— « Mais je suis un homme fini, » se dit-il. « Il est temps de se raviser. Que faire ? Jouer ? J’y ai renoncé, il y a plus de grecs que de dupes. Risquer un dernier coup à la Bourse ? Non, je perdrais tout. »

Alors l’idée du mariage, qui ne lui avait jamais souri, lui vint subitement. Il fallait s’exécuter. Son patrimoine était bien maigre ; mais en se plaçant devant une glace, et se regardant bien, il trouva qu’il valait à lui seul une bonne dot et que beaucoup de riches héritières étaient en quête de maris.

— « Pardieu ! » se dit-il. « La cousine du comte est faite pour moi, voilà ce qu’il me faudrait, une affaire superbe, qui ne se retrouvera peut-être jamais dans des circonstances aussi favorables.

« Mais, me proposer avec si peu. Bah ! qui n’ose rien, n’a rien ! C’est une partie à jouer, et je suis assez adroit pour la gagner sur le comte qui n’est pas bien fort. Mais me marier !… Après tout le mariage n’est que le moyen d’avoir une position certaine et de se mettre à même de jouir de la vie. Quel danger y aurait-il ? Une femme sur laquelle on a tout droit, qui vous doit obéissance, qu’est-ce que cela ? Rien du tout. Moi, je serai bon diable. Je ne donnerai qu’un ordre à la personne que j’épouserai, ce sera de me laisser tranquille et libre. On se fait un monstre du mariage, ce n’est rien. »

Il s’habilla, fit atteler, et partit pour l’avenue de Neuilly.

— Arrivez donc, lui dit en l’apercevant la maîtresse de la maison, nous parlions de vous, Monsieur.

Elle ajouta quelques mots.

Une dame vint, il n’y avait plus de place, le comte céda sa chaise et partit tout d’une pièce. Adolphe lui prit le bras et lui adressa sa demande en faisant plusieurs fois le tour du jardin.

M. de Cournon savait Dunel moins riche que bien des gens ne se plaisaient à le supposer ; car il suivait de l’œil toutes les fortunes ; mais il ne le croyait pas encore si modestement partagé ; il fut un peu surpris et hésita. Pourtant il réfléchit que celui-ci allait épouser Lydie de suite ; et puis le monde croyait qu’il avait de l’argent, c’était le principal ; enfin il était beau, on ne l’accuserait pas de sacrifier mademoiselle de Cournon.

— Eh bien ! dit-il après un temps de silence assez long, cela pourra peut-être s’arranger malgré tout. Venez demain à l’hôtel après mon déjeuner, nous discuterons les intérêts positivement.

Dunel était enchanté, M. de Cournon n’invitait jamais personne à venir chez lui. Il voulait, par cette démarche d’Adolphe, donner lieu sans doute à la visite officielle et tout était pour ainsi dire terminé. Il serrait la main du comte en le remerciant, lorsque quelqu’un marcha derrière eux. C’était l’artiste à qui, sans le vouloir, M. de Cournon avait déjà parlé de sa préoccupation.

— Vous voilà en grande conversation, dit-elle, je vous croyais partis. Oh ! Dunel, mon ami, on voit bien que ce cher comte est chargé de marier une jolie dot. Je dis cela parce que je ne connais pas la demoiselle, ajouta-t-elle en s’excusant près de M. de Cournon, peut-être la jeune personne est-elle aussi jolie que sa dot ; mais comme vous n’en savez pas plus que moi là dessus, Adolphe, je laisse mon mot pour vous.

L’allée devint plus étroite et le comte marcha devant. L’artiste continua tout bas :

— Que dira mademoiselle Adèle ?

— Que voulez-vous qu’elle dise ?

— Rien. Quand les enfants pleurent on leur donne du sucre pour les consoler. Il y aura quelques diamants de moins chez Jannisset, et quelques-uns de plus chez Adèle Tourcos.

— Vous êtes un démon, répondit Adolphe, en souriant.

Le comte entendait très bien ce qui se disait derrière lui ; mais il n’était pas homme à s’effaroucher pour si peu.

— Car, continua l’artiste, vous n’êtes pas d’âge à donner des inscriptions. Il paraît, en vérité, que cela devient effrayant. La merveille de notre siècle est ce nouvel état de choses. Jadis le vice et le désordre marchaient de compagnie, maintenant l’économie accompagne la dépravation. Certes, quand on met toujours et qu’on n’ôte jamais, on doit finir par amasser quelque chose. Un homme fort distingué et très bien informé, me disait, l’autre soir, qu’il y avait déjà plus de financiers en robe de soie qu’en habits noirs, et que les maisons de banque seraient bientôt toutes dans le quartier Bréda. « Si cela est, » ajouta-t-il, « Je veux demander que la nation française élève une monument à la sottise humaine. » Vous comprenez, Messieurs, que j’ai combattu son idée.

Puis elle leur donna la main en disant :

— Je défends toujours mes amis.

Les deux hommes riaient. Elle pensa qu’ils n’avaient pas compris, et se proposa de replacer son mot dans une meilleure occasion. Ils prirent congé d’elle, Dunel reconduisit le comte, et lorsqu’Éléonore entra pour prévenir Lydie de l’arrivée de son cousin, il venait de quitter Adolphe en lui disant :

— À demain matin.