Aller au contenu

L’Enfer des femmes/Première entrevue

La bibliothèque libre.
H. Laroche et
E. Dentu, éditeur. A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie (p. 103-112).


PREMIÈRE ENTREVUE


Quand Dunel entra dans le salon où les de Cournons l’attendaient, il aperçut d’abord le comte, puis Victoire dont l’aspect le fit tressaillir d’horreur, ensuite Lydie. Il la salua le plus gracieusement possible. Le jour était tempéré par les draperies épaisses qui ornaient les fenêtres ; il ne put pas bien distinguer ses traits ; elle lui parut maigre et pâle ; il aimait les belles santés, cet aspect maladif lui déplut. Cette femme-là ne doit pas bien se porter, pensa-t-il. La conversation roula sur la chaleur, la sécheresse, le besoin de pluie, l’espoir d’une belle récolte et autres sujets à l’usage de ceux qui n’ont rien à dire ou qui ne se connaissent pas assez pour parler de quelque chose. Lydie n’ouvrit pas la bouche. Le nouveau venu ne lui déplaisait pas ; mais rien encore ne l’attirait. On passa dans la salle à manger, Adolphe offrit le bras à Victoire et tous deux marchaient en premier. Dès qu’ils furent entrés, il se retourna pour voir mademoiselle de Cournon, qui venait avec le comte, et changea tout aussitôt d’avis sur sa fiancée. La grande porte à deux battants qui donnait sur le jardin était ouverte ; les lueurs du soleil couchant jetèrent une lumière vive et chaude sur le visage blanc de Lydie ; son front pur, dont la transparence semblait laisser voir son âme, lui donnait l’air d’une sainte. L’aspect tout mystique, la suave innocence dont cette jeune fille était enveloppée, frappèrent Adolphe d’étonnement ; ses yeux restèrent attachés sur mademoiselle de Cournon. Il la regardait, malgré lui, plus qu’il ne l’aurait voulu, et plus même que les convenances ne le permettaient. Il ne tarda pas à s’apercevoir que Lydie n’était pas maigre mais délicieusement faite, et que, si elle paraissait trop mince, c’était à cause de la petitesse de ses os. Sous la soie, les contours les plus ronds et les plus harmonieux se laissaient deviner.

Ses mouvements joignaient à la souplesse du roseau des ondulations moelleuses et une grâce irrésistible : chacun de ses gestes ressemblait à une caresse. Elle parut à Dunel la plus désirable de toutes les femmes. L’attrait de l’opposition s’établit chez lui. Les amours les plus fous, les sentiments les plus profonds, naissent toujours des contrastes. En ce moment, Adolphe fut saisi du seul attachement qui devait traverser sa vie. Il y avait dans cette créature svelte et blanche un principe d’attraction extraordinaire. Il se sentait poussé vers elle par une force surnaturelle. Il lui fallait lutter de tout son pouvoir et se cramponner à sa place pour ne pas se précipiter à ses pieds. Ce gros garçon fort, bien portant, la regardait comme les aigles regardent les petits oiseaux dont ils s’apprêtent à ne faire qu’une bouchée. Si mademoiselle de Cournon avait pu deviner les sentiments qu’elle inspirait à son prétendu, elle se serait immédiatement sauvée tout effrayée jusqu’au fond de son couvent ; mais son extrême ignorance la tenait bien loin de la réalité. Dunel n’avait point choqué ses yeux ; elle cherchait à deviner son âme dans les moindres inflexions de sa voix. Adolphe n’avait pas une seule fois rencontré ses regards. Elle était grave, sérieuse et paraissait trop fière pour ne pas mépriser les projets d’union des de Cournons, si ces projets n’étaient pas selon ses désirs. Dunel comprit aisément la situation. Lydie tenait entre ses mains sa fortune, son espoir : une sorte de crainte s’empara de lui. Les gens qui ne comprennent pas ce qui est grand et beau ne se laissent point imposer et s’éloignent de ce qui tente à leur imprimer le respect. Aussi commençait-il à trouver que Lydie ressemblait trop à une divinité. Le comte était visiblement contrarié du silence obstiné de sa cousine, qu’il ne considérait pas comme une petite niaise. Soit pour se venger, soit pour l’obliger à parler, il s’écria :

— Dunel, mon ami, je suis certain que vous croyez mademoiselle muette. Vous vous trompez. Je vous certifie qu’elle parle de temps en temps et même avec infiniment d’esprit.

Mademoiselle de Cournon rougit. Le comte continua.

— Elle sourit quelquefois, et rien n’est aimable comme son visage quand il prend un air de gaieté.

En entendant M. de Cournon dire tout cela le plus sérieusement possible, Lydie ne put s’empêcher de rire.

— Tenez, s’écria le comte, voyez plutôt.

Dunel, enchanté de la permission qui lui était donnée de regarder un instant mademoiselle de Cournon, leva les yeux et la vit sourire ; sa figure avait quelque chose qui attirait irrésistiblement ; une de ces expressions que le caprice de la nature place souvent sur les lèvres les plus pures, sur les visages les plus candides, ses yeux se fermaient à demi, deux petites lignes se dessinaient de chaque côté de sa bouche et sans le vouloir, elle avait l’air de dire : Je vous aime.

Le sort de Lydie fut irrévocablement décidé. Adolphe sentit vibrer toutes les cordes sensibles de son individu. Il prit ce sourire pour une révélation, prêta des passions folles à cette innocente fille, et pensant qu’elle n’était point froide comme elle le paraissait, il n’hésita pas à la comparer à la célèbre Galathée, se réservant le rôle de Pygmalion. À partir de ce moment son économie fut troublée au point que lui, si friand, si curieux de mets délicats, faillit ne pas manger d’un superbe marcassin qui, la veille, lui eût fait vendre son droit d’aînesse, s’il en avait eu un. C’est assez dire que, hors mademoiselle de Cournon, rien n’existait plus autour de lui. La jeune fille, en sentant les regards de Dunel s’abattre sur elle, fut prise d’un malaise dont elle n’avait jamais supposé l’existence. En lui révélant le mot d’amour, Violette ne lui en avait nullement expliqué le sens physique ; elle lui avait dit l’influence que ce sentiment exerce sur notre vie, mais non les effets qu’il produit sur notre être. Mademoiselle de Cournon, voulant retrouver sa quiétude ordinaire, employa pour cela tous les efforts de sa volonté ; mais ce fut en vain. Elle resta sans force et se rappela ce que sa femme de chambre lui avait dit : l’amour est involontaire. Comme la gêne qu’elle ressentait était presque une souffrance, elle eut peur, car il lui sembla que, si l’amour commençait ainsi, il devait donner plus de chagrins que de bonheur. Lydie se trompait ; elle n’aimait pas encore, mais cédait au pouvoir magnétique qu’un être fort exerce sur un être délicat ; pouvoir par lequel on arrive parfois à s’emparer même du cœur. Elle essaya de regarder cet homme devant lequel elle n’avait plus déjà la fierté, l’indépendance, qui ne l’avaient jamais abandonnée : leurs yeux se rencontrèrent, elle détourna promptement la vue ; mais un nuage rose passa sur ses joues. Dunel prit cet embarras pour la preuve d’une sympathie immédiatement réciproque, il n’avait jamais senti de femme frémir et rougir ainsi sous son regard : il se trouvait plus homme que par le passé. Il jouissait déjà du plaisir qu’on éprouve à aimer un être plus faible que soi, c’est à dire à se prouver en quelque sorte sa force et sa supériorité. Il est inutile de rapporter ici la conversation qui suivit le dîner. Victoire parla du temps où elle fit son entrée dans le monde, son mari, qui souffrait pour elle, l’interrompait le plus souvent possible. Lydie n’écoutait pas, et Dunel ne se permettait que des affirmations. Enfin le jeune homme prit congé et dit au comte qui l’accompagna jusqu’à la porte :

— Vous irez au cercle ce soir ?

— Oui, cher ami.

— Je vais vous y attendre pour connaître le résultat…

— De quoi ?

— Eh bien ! de ma présentation.

— Déjà ?

— C’est que tout dépend de la première impression. Je vous laisse ma voiture, prenez-là, je vous en supplie, mon cheval va d’un train d’enfer, vous viendrez plus tôt.

— Ah ! ah ! fit M. de Cournon, quel empressement ! quelle chaleur ! Vous avez bien peur de manquer votre affaire, mon gaillard, je comprends cela.

— L’argent ne me déplaît certainement point ; mais ce n’est pas ce qui m’occupe en ce moment.

— Quoi donc ? ma cousine ?

— Sur ma parole, vous dites vrai.

— Eh ! eh ! je vous crois. Soyez tranquille, tout ira bien.

Le comte sourit, fit un clignement d’œil et rentra. Déjà Victoire avait interrogé Lydie sur son prétendu

— Votre question m’embarrasse, madame, disait la jeune fille ; en voyant une personne une fois, on ne peut deviner si elle est capable de faire le bonheur de toute votre vie. Permettez-moi de connaître plus ce jeune homme avant de vous répondre.

— Les filles ont donc bien changé depuis mon mariage, répondit sèchement Victoire ! de mon temps, il fallait prendre sans aucune espèce de réflexions, le mari qu’on vous désignait.

— Peut-être, madame, les choses se passent-elles encore de même ; je l’ignore et ne m’en occupe pas. Les femmes qui sacrifient à l’usage suivent sans doute leur penchant ; mais le mien est tout autre. M. le comte a la bonté de me présenter un époux, je l’en remercie ; mais cet époux, je ne l’accepterai que s’il est selon mes désirs.

— Et s’il vous déplaît, que ferez-vous donc ?

— Je retournerai au couvent.

Cette phrase tranquillisa complétement Victoire. Lydie parlait avec un tel calme et paraissait si fermement décidée, que ses parents n’essayèrent pas d’entrer en discussion là dessus. À quoi bon d’ailleurs, puis qu’elle devait leur donner si peu d’embarras ?

— Mademoiselle, dit le comte, M. Dunel désire connaître vos sentiments, et je lui ai promis de m’en informer auprès de vous. Ne mettez cet empressement que sur le compte de la vive sympathie que vous lui inspirez. Pardonnez-lui son indiscrétion et veuillez m’aider à remplir ma promesse. Que dois-je lui dire ?

Lydie entendit ces mots avec une sorte de plaisir et répondit naïvement :

— J’accepte la recherche de ce jeune homme, monsieur, il faut se voir pour se connaître, mais je me réserve le droit de cesser toute relation si quelque chose en lui me déplaisait.

— Mais quand pensez-vous le connaître assez pour exprimer sur lui votre opinion ?

— Je vous demande d’attendre huit jours avant d’entreprendre aucune démarche, monsieur. Quand les choses seront commencées, je vous prierai de m’accorder la permission d’interrompre tout, si je changeais de pensée, fût-ce même la veille de mon mariage.

— Soit, dit le comte. M. Dunel connaîtra vos intentions. Vous faites de moi tout ce que vous voulez, charmante cousine. Je ne dois pas vous cacher cependant que vous avez une façon d’agir qui vous est tout à fait particulière. Mon devoir de tuteur serait de combattre votre originalité ; mais je vous crois trop de raison pour ne pas juger vous-même ce qui doit être bien.

Lydie commençait à s’habituer à la vue de ses parents. Elle prenait leur indifférence pour une sorte de bonté. Cette journée, grosse d’émotions, lui avait rempli le cœur de sensations, de craintes et d’espérances nouvelles ; aussi désirait-elle ardemment revoir sa chère Violette pour lui faire part des impressions de cette soirée. Mademoiselle de Cournon rappela son ignorance du jeu pour obtenir la permission de se retirer et monta bien vite à son appartement. Dès qu’elle eut fermé la porte, Victoire dit au comte qui se disposait à sortir :

— Cette fille est orgueilleuse et entière dans ses opinions. Je plains votre ami s’il l’épouse, il ne sera pas bien heureux.

— Qu’importe ! ce ne sont pas mes affaires.

— Il est vrai, répondit la comtesse en arrangeant ses cartes.

— Elle veut retourner au couvent si l’époux que je lui offre ne lui convient pas. Je n’aurai pas moins fait mon devoir. Pourquoi me préoccuperais-je d’autre chose ? Exercerai-je une sévérité qui n’est pas nécessaire et me donnerai-je un tourment inutile ? Non ; je suis enchanté que tout se passe ainsi.

Victoire approuvait intérieurement tout ce que disait le comte. Non tout haut, car elle se refusait toujours à paraître de l’avis de son mari.