Aller au contenu

L’Ennemi de la mort/06

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 56-64).


VI


Le lendemain, à la première heure, il partit pour Légé. Bricou le guettait : il le mena directement à la métairie où l’on attendait son secours. Après un rapide examen du coude luxé, Daniel regarda autour de lui.

— Il me faut des hommes solides, mais, en vous y mettant quatre, ça fera : Bricou, appelle Gary !

Lorsque l’autre fut là, le docteur attacha un essuie-main au poignet de l’homme étendu sur un châlit.

— Toi, Bricou, et puis Gary, vous allez prendre l’essuie-main et vous tirerez quand je vous le dirai.

Ensuite il passa une touaille sous l’aisselle du blessé.

— Toi, garçon, avec ta mère, vous allez prendre chacun ce bout, vous mettre à la tête du lit, et vous tiendrez bon, de votre côté, de manière que les autres ne le fassent suivre… C’est entendu, n’est-ce pas ?… Maintenant, tirez doucement, vous autres, dit-il aux premiers ; encore !… un peu sur la gauche !… plus haut !…

Et, pendant que l’homme était ainsi tiraillé, le docteur maniait le coude, reconnaissait la position des os et des tendons. Les tâtonnements durèrent une ou deux minutes, puis l’opérateur commanda :

— Bricou ! tirez encore un peu, vous autres… Là, ça y est ! ajouta-t-il, après avoir rétabli le jeu de l’articulation. À présent, il faut un bandage… Vous n’avez pas de linge ? dit-il en s’adressant à la femme.

— Eh non ! fit-elle piteusement.

— Allez donc prier la demoiselle de vous en donner…

Un quart d’heure après, mademoiselle Minna vint elle-même, portant un vieux drap où le docteur découpa des bandes dont il entoura le bras du métayer.

— Vous avez eu tôt fait, mon cousin ! dit la jeune fille, pendant que Daniel se lavait les mains.

— C’est vrai : pour ma première réduction de cette nature, je n’ai pas trop fait souffrir mon homme…

— Il est dix heures, dit Minna pendant qu’ils revenaient au château ; mon père rentrera vers onze heures et nous dînerons… D’ici là, je vous montrerai les alentours, et puis mon petit bois.

— C’est que je voudrais repartir…

— Êtes-vous donc si pressé de quitter Légé ?

— Ne le croyez pas…

— Allons, mon cousin, vous ne pouvez me refuser. Pour commencer, je vais vous montrer l’endroit où était cette vipère.

Ils allèrent au jardin.

— Tenez, c’est là !… au moment où je cueillais une touffe de mouron dans ce coin, l’horrible bête s’est dressée et puis jetée sur mon bras nu, car j’avais une robe à manches courtes à cause de la chaleur.

— Il n’y paraît plus ? demanda Daniel.

— Est-ce le docteur qui pose cette question ? interrogea-t-elle en riant, ou le cousin ?

— C’est le docteur, fit-il en riant de même ; le cousin n’oserait.

— Alors, voici la blessure.

Et, déboutonnant sa manche, Minna tendit son bras.

Daniel le prit et considéra la trace à peine visible de la morsure. Un désir soudain le saisit de baiser ce joli bras blanc ou l’artère se dessinait bleuâtre sous la peau fine, et ce désir lui faisait trembler un peu la main ; mais il se contint sagement.

— Ce n’est plus rien, dit-il.

Du jardin ils allèrent dans le Bois-Joli, petit pourpris planté de tilleuls en enclos de murs.

— C’est là que je me promène, dit Minna en pénétrant sous une charmille ombreuse qui bordait une terrasse.

Pendant qu’ils se promenaient là en devisant, mademoiselle de Légé aperçut au bas de l’allée d’ormeaux qui montait au château, un groupe de trois cavaliers marchant de front.

— Jésus ! voici que mon père ramène deux convives inattendus !… notre curé, d’abord, puis… monsieur… oui… c’est bien monsieur Servenière de Fontblanche !

Et, comme Daniel manifestait l’intention de s’en aller, elle le railla gentiment :

— Bon ! avez-vous peur de mon curé ? Pour un parpaillot de vieille souche, ce ne serait pas digne !

— Ce n’est pas cela…

— Voudriez-vous m’abandonner aux fadeurs surannées de cet ennuyeux monsieur Servenière ? Vraiment ce ne serait pas généreux !… Revenons, il me faut voir à la cuisine…

Devant le feu, un beau chapon tournait lentement, agréablement rissolé déjà.

— Qu’avez-vous de plus, Cathi ! demanda mademoiselle de Légé.

— Demoiselle, il y a une soupe à la citrouille, un civet de lièvre, et, si vous voulez, j’ajouterai un pâté de foie en terrine.

— C’est cela.

Dans la cour, un bruit de chevaux se faisait entendre. Minna et son cousin sortirent comme les arrivants mettaient pied à terre.

Le curé s’avança le premier. C’était un homme d’une cinquantaine d’années, grassouillet, à la figure rougeaude, avec de beaux cheveux gris qui tombaient sur ses épaules.

— Bonjour, mon enfant ! dit-il en saluant ainsi que M. Servenière, vous voilà tout à fait remise, je pense ?

— Oui, monsieur le curé, grâce à monsieur le docteur Charbonnière que voici… Notre cousin, messieurs !

— Monsieur est bien heureux de s’être trouvé là fort à propos pour sauver une aussi charmante personne ! dit M. Servenière, grand diable sec et chauve qui relevait en manière de cornes les quelques cheveux qu’il avait encore sur les côtés de la tête.

— Vous avez vu le métayer de la Pradelle ? demanda M. de Légé au docteur.

— Oui, mon cousin ; la petite opération est faite.

— Messieurs, dit mademoiselle Minna, il est onze heures passées, vous devez avoir faim : si vous le voulez bien, nous allons nous mettre à table.

M. Servenière, oyant cela, se précipita et offrit son bras que la jeune fille accepta de mauvaise grâce.

Chacun à sa place, debout, dans la salle à manger, le curé dit le Benedicite, puis les convives s’assirent avec un air de satisfaction.

Après le potage, M. Servenière, témoignant une curiosité galante, réclama quelques détails sur l’aventure de la vipère, et Minna dut raconter comment la chose était arrivée, puis comment « monsieur le docteur Charbonnière » s’était trouvé là juste à point, et tout ce qui s’en était suivi.

— Mais c’est héroïque de votre part ! s’écria le vieux monsieur, entendant comme Daniel avait pratiqué la succion de la plaie.

— Au risque de baisser dans votre estime, monsieur, répondit le jeune homme, je dois à la vérité de dire que le venin de la vipère introduit dans la bouche, ou même dans l’estomac, n’est nullement dangereux, à moins d’excoriation à la bouche ou aux lèvres…

— Et si vous en aviez eu quelqu’une ?…

— Je pense que je ne m’en serais pas souvenu.

Mademoiselle de Légé rougit un peu, tandis que le curé prononçait, en manière de conclusion :

— Le serpent a toujours été fatal à la femme.

Après cette sentence, la conversation continua sur les fléaux qui outre les vipères infestaient la malheureuse Double et dont le plus terrible était la fièvre.

— On prétend que la « poudre aux jésuites » la coupe, disait le curé ; cependant ceux qui ont pris ce remède la voient revenir ensuite.

— Le quinquina est bien un spécifique contre la fièvre, déclara Daniel, mais il coûte cher, et peu de personnes dans nos pays ont le moyen d’en prendre toutes les fois qu’il le faudrait… Et puis, pour évincer la fièvre, ce n’est pas à l’effet qu’il faudrait s’attaquer, mais aux causes.

— Et quelles sont ces causes ? demanda M. Servenière de Fontblanche.

— Le paludisme et la misère…

Il y eut à cette table, où présentement la chambrière versait aux convives un vénérable vin de Saint-Émilion, quelques instants de silence : brusquement s’évoquait le spectre de la misère, bien connu de tous ceux qui étaient là. Dans une rapide vision, chacun d’eux eut devant ses yeux le paysan doubleau mâle et femelle, en haillons, décharné, chétif, hâve, aux regards fiévreux, logé dans une cabane, nourri de millet pilé, abreuvé d’eau insalubre ; — l’homme incapable de soulever l’outil aratoire, la femme n’ayant plus dans ses mamelles flétries une goutte de lait pour un enfançon voué à la mort…

— Selon vous, Daniel, comment pourrait-on abolir ces causes ? demanda froidement M. de Légé.

— Il y a deux moyens principaux. Premièrement, dessécher les étangs, les marais et les nauves ; secondement, redresser les ruisseaux et créer sur toute la Double un réseau de bonnes routes qui, sans compter leurs autres avantages, feraient circuler l’air, et dont les fossés aideraient au drainage des eaux.

Sur le second moyen, point de contestation, pourvu, naturellement, que l’État fit les frais des travaux ; mais détruire les étangs, c’était autre chose.

— Les étangs donnent un bon revenu qui vient tout seul ! objectait M. de Légé.

— Oui, mon cousin, mais ils donnent aussi la fièvre. D’ailleurs, ces étangs convertis en prairies seraient d’un bien meilleur rapport : qui a de l’herbe a de la viande et du blé.

— Il serait difficile de décider les gens de la Double à détruire leurs étangs, dit le curé.

— C’est aussi mon avis, tant la routine est puissante ! Mais, à défaut du consentement des propriétaires, la loi du 11 septembre 1792 autorise l’État à supprimer les étangs insalubres.

— C’est une loi spoliatrice ! protesta M. Servenière.

— Selon moi, c’est une loi d’intérêt public, répondit Daniel. En remettant dans leur état primitif les terrains occupés par les étangs qu’avaient créés artificiellement les chartreux de Vauclaire, on ne spolie personne. Si chacun a le droit d’user de sa propriété comme il lui convient, ce n’est qu’à la condition expresse que cet usage ne soit pas nuisible aux autres. Du reste, on pourrait tout concilier en adoptant le principe d’une indemnité qui serait payée aux propriétaires des étangs.

— Je crois, monsieur le docteur, dit le curé, que, même avec une indemnité, vos idées trouveront peu de partisans… quant à présent, du moins !

— Je le crois tout comme vous, monsieur le curé. Il y a trop de gens prêts à les combattre. Par exemple, la plupart des grandes terres de la Double appartient à des propriétaires qui n’y habitent jamais : ces absentéistes, qui ne craignent pas de gagner les fièvres et n’ont pas sous les yeux le spectacle douloureux des infortunés qu’elles tuent lentement, ceux-là, dis-je, dans leur égoïsme naturel, s’opposeront à la destruction des étangs. De même feront les tout petits propriétaires paysans, victimes de cet état de choses. Ces misérables, qui meurent de la maladie née dans leur étang, seront peut-être les plus difficiles à persuader, tant l’ignorance aveugle les gens sur leur véritable intérêt !… Pour moi, si j’étais riche et influent, je prêcherais la régénération de la Double, je m’en ferais l’apôtre, et j’estime que je finirais par convertir à mes idées les pouvoirs publics, l’opinion et les intéressés… Mais, comme je ne suis ni l’un ni l’autre, je me contenterai provisoirement de répandre ces idées autour de moi, modestement, et de faire la guerre à la fièvre. Quand je ne persuaderais qu’un seul homme, quand je ne sauverais chaque année qu’un petit nombre de vies humaines, ce n’est pas un résultat à mépriser !

Daniel s’était un peu animé en parlant, et les convives masculins observaient avec une sorte de curiosité inquiète la grosse tête aux traits énergiques, sous la chevelure noire retombant comme une crinière, de ce jeune homme qui troublait leur optimisme de gens heureux et bien repus.

— Mon cousin, ces sentiments vous font grand honneur ! dit hardiment la jeune fille.

— Certes ! appuya M. de Légé, avec son hochement de tête qui trahissait une restriction mentale.

Sur cette parole, tout le monde se leva de table. M. Servenière, qui sollicitait un prêt de son hôte, s’en fut avec lui dans la cour.

— Excusez-moi, dit le curé aux deux jeunes gens, je vais dire mon bréviaire dans le jardin.

— Nous allons nous promener dans le Bois-Joli en vous attendant, monsieur le curé, lui répondit Minna.

Lorsqu’ils furent sous la charmille invincible aux rayons du soleil, la jeune fille, en marchant près de son cousin, lui dit tout à coup :

— Vous n’êtes pas riche, Daniel ?

— Cela dépend, dit-il après un sursaut. On est toujours riche lorsqu’on se règle sur la nature, on est toujours pauvre lorsqu’on se règle sur l’opinion : pour un homme de mon état, je suis pauvre, il est vrai, selon l’opinion commune.

— Cela étant, pour que vous puissiez secourir plus de malades, laissez-moi donc m’associer à votre bonne œuvre : de Ribérac, je vous enverrai du quinquina, voulez-vous ?

— Je vous remercie, et, dans ces conditions, j’accepte volontiers, ma cousine… Mais vous partez donc ?

— Nous partons après-demain, dans la matinée.

— Après-demain, dans la matinée ?… Me permettez-vous de vous accompagner, ce jour-là, jusqu’au gué de la Risone ?

— Assurément, avec grand plaisir !

Ils se promenèrent, quelques minutes, en silence. Puis, voyant revenir le curé, Daniel dit :

— Adieu, ma cousine !… À bientôt.

— À bientôt, Daniel !